L’Irlande - Ses griefs et sa nationalité

L’Irlande - Ses griefs et sa nationalité
Revue des Deux Mondes2e période, tome 30 (p. 785-806).
L’IRLANDE
SES GRIEFS ET SA NATIONALITÉ.

L’Angleterre a, durant tant de siècles, opprimé et maltraité l’Irlande, qu’on ne saurait la plaindre d’être aujourd’hui quelque peu calomniée. La calomnie n’est ici que de la justice rétrospective, et l’on a mieux à faire que de défendre un pays prospère, libre et tranquille, qui ne s’inquiète pas toujours du repos, de la liberté et du bonheur des autres. Quand résonne le mot de nationalité, il semble que l’union de deux peuples devienne une violence. Le préjugé veut que l’Irlande soit un pays courbé sous l’oppression, dégradé par la misère, appelant un libérateur. La politique anglaise, depuis quelques années, a blessé tout le monde en Europe, ceux-ci d’un côté, ceux-là d’un autre, beaucoup des deux côtés à la fois; qu’elle agisse ou qu’elle n’agisse pas, on aime à lui opposer le nom de l’Irlande. Je suis partisan des droits des nations comme de ceux des individus, partisan de l’indépendance comme de la liberté; mais l’idée de nationalité cache des sentimens divers et peut servir des desseins opposés. Elle s’allie au despotisme, à l’aristocratie, à l’esclavage, aussi bien qu’à la liberté et à l’égalité. Elle est l’ennemie de la civilisation moderne, de la civilisation française en particulier, lorsqu’elle divise, comme au moyen âge, les races qui habitent le même territoire. Elle tombe dans l’insignifiance quand elle couvre des passions locales ou provinciales. C’est par la liberté qu’il faut juger la nationalité. Le monde change, les vieilles vérités deviennent des mensonges : l’oppression de l’Irlande, peut-être même la nationalité irlandaise, sont des vérités de cette sorte. Je vais essayer de le démontrer, car sur ce point les idées fausses peuvent conduire à de folles actions. L’Irlande est libre, libre de droit et libre de fait. Elle possède toutes les libertés anglaises, libertés individuelles, libertés locales, libertés générales. Ceux qui parlent de l’oppression actuelle de l’Irlande seraient bien étonnés, peut-être effrayés, si on leur donnait la liberté dont jouit l’Irlande. Non-seulement l’Irlande est libre, mais, en ce qui concerne le gouvernement, l’égalité est complète entre l’Anglais et l’Irlandais, entre le catholique et le protestant. En matière d’impôts, l’Irlande est ménagée et même privilégiée; elle ne paie de taxes foncières que pour les dépenses locales, et elle n’est pas soumise à toutes les taxes indirectes qui pèsent sur l’Angleterre. L’instruction primaire est gratuite, répandue dans toutes les paroisses, donnée sans distinction de croyances. Chaque baron- nie[1] possède une maison de pauvres dans laquelle sont reçus et nourris tous les habitans de la baronnie qui le demandent. Aux maisons de pauvres sont adjoints des hôpitaux et des hospices. Un médecin, nommé par le conseil paroissial, donne à domicile des secours et des remèdes gratuits. Dans aucun pays, la société ne s’impose des charges plus fortes en faveur des classes pauvres et souffrantes.

On n’a pu exagérer les souffrances de la misère irlandaise : cette misère du midi sous le ciel du nord, ce dénûment battu du vent et de la pluie, occupent une place distincte parmi les douleurs de l’humanité; mais les famines du moyen âge qui frappent l’Irlande du XIXe siècle ne sévissent point partout et toujours. Les progrès matériels ont été grands en Irlande ces dernières années, plus grands, relativement au point de départ, qu’en Angleterre ou en France. Depuis la famine, les terres se vendaient à 6, 7 ou 8 pour 100; aujourd’hui elles se vendent à 5 et à 4 pour 100. Le revenu se relève après avoir presque disparu. Malgré l’établissement de deux impôts nouveaux (la taxe des pauvres et la taxe du revenu), le produit net des terres est devenu plus certain et d’ordinaire plus considérable. Pendant que les propriétaires rétablissent leurs affaires, les fermiers s’enrichissent et le capital apparaît dans la campagne. L’année 1859 a été très productive pour les grands fermiers; l’année 1860 ne l’a pas été moins. Dans un pays où la plus grande partie des terres peut être mise en pâturages, le prix croissant de la viande et du beurre doit, à moins de circonstances bien défavorables, amener la prospérité agricole. Sauf une exception dont j’indiquerai plus tard la cause, la situation des paysans irlandais s’est également améliorée. Le prix de la main-d’œuvre a doublé et triplé; il est le même que dans la plupart des comtés de l’ouest de l’Angleterre. On s’en aperçoit à première vue. Si la hutte du paysan est toujours misérable, sans meubles et quelquefois sans lit, les vêtemens ne sont plus ces haillons de toute forme et de toute couleur, défroque du monde entier, dont l’Irlande achetait pour 15 millions à la France seule. Aujourd’hui le paysan irlandais se fait faire des habits, et son vêtement est d’une étoffe appropriée au climat.

C’est presque un axiome que la construction de bâtimens nouveaux, commodes, élégans, est un signe incontestable du progrès de la richesse. Il y a quelques années à peine, vous n’aperceviez dans la campagne d’Irlande que des masures en ruines ou abandonnées; à cette heure vous voyez s’élever, à côté des huttes de boue, des fermes bâties en pierre et des habitations que ne dédaigneraient pas les pays heureux. Parcourez les environs de Dublin ; vous trouverez que la banlieue de la capitale de l’Irlande ne le cède pas en élégance et en luxe d’habitations à la banlieue de Londres. Au sud de la baie, dans le triangle que forment la pointe de Dalkey, celle de Bray et Dublin même, s’étend un pays de plaisance parcouru par deux chemins de fer, dont l’un est le plus productif de l’Europe. D’un côté est la mer, que retient une ceinture de rochers noirs sur laquelle pendent des gazons toujours verts; de l’autre, les montagnes de Wicklow, couvertes de bruyères roses. Là s’élèvent des milliers de châteaux, de villas et de maisons de plaisance; pas une seule habitation n’est inoccupée, pas un seul appartement n’est à louer. Partout des routes et des constructions nouvelles. Chaque commerçant, chaque boutiquier de Dublin vient, après les travaux de la journée, se reposer près de sa famille à la campagne, si l’on peut appeler campagne une succession de parcs, de jardins et de terrasses. Assurément on se tromperait fort sur l’Irlande, si on la jugeait par cette partie privilégiée. La détresse a été commune; la misère des pauvres a fait la ruine des riches, et la ruine des riches la misère des pauvres : tous les signes de renaissance ont un intérêt général.

À ces vérités qui frappent les yeux, on oppose la statistique et l’on démontre l’accroissement de la misère parle chiffre des émigrations. Il est vrai, à l’apparition de la maladie des pommes de terre, l’Irlandais perdit l’espoir de vivre sur la terre qui l’avait vu naître; il n’eut plus qu’un désir, celui de la quitter, plus qu’une pensée, celle de chercher une terre qui pût le nourrir. L’épouvante produisit une révolution complète dans les sentimens. On se mit à fuir avec la passion du naufragé qui quitte le vaisseau sur le point de s’abîmer : tous voulaient partir. J’ai vu l’Irlande à l’époque de cette désolation; sur les chemins de fer et sur les quais des ports de mer, j’ai rencontré les bandes d’émigrans; j’ai entendu les cris de ceux qui partaient et les cris de ceux qui restaient. Quiconque a entendu retentir ces yells sauvages sait ce qu’est la douleur, et ne peut être insensible aux malheurs de l’Irlande; mais la cause première de l’émigration a disparu: le prix des subsistances n’est pas à cette heure en Irlande plus grand qu’ailleurs, et le prix de la main-d’œuvre n’y est pas moindre. L’Irlandais peut vivre sur le sol natal. Loin de favoriser l’émigration, les propriétaires et les fermiers s’effraient de la réduction du nombre des bras. Si l’émigration continue, c’est à des causes nouvelles qu’il faut l’attribuer. L’Irlandais a maintenant deux patries : au-delà des mers, il trouve des compatriotes, des parens, des amis; il porte en Amérique et en Australie ses espérances d’un meilleur sort; son imagination l’y appelle. On doit cette justice à la nation irlandaise : de toutes les nations de l’Europe, elle est la plus sensible aux affections de famille; l’Irlandais qui fait fortune au dehors n’est heureux que si ses parens partagent son sort; il envoie des secours, paie le passage, attire à lui. Dublin est, relativement à l’émigration, dans la même condition que New-York ou Boston; on va d’Irlande en Amérique comme on va de la Nouvelle-Angleterre dans le Far-West. Ce ne sont pas maintenant les plus pauvres qui s’embarquent; ce sont les ouvriers d’état et les domestiques, ceux qui ont une industrie ou un pécule, ceux dont le sort est assuré et qui cherchent un sort meilleur. Je l’ai déjà dit dans la Revue[2] : ce n’est plus la misère de l’Irlande, c’est la richesse du Canada, des États-Unis et de l’Australie qui provoque l’émigration irlandaise.

Ainsi l’Irlande est libre, et elle secoue quelque peu l’étreinte de la misère. Est-elle apaisée, satisfaite, loyale dans le sens anglais du mot, c’est-à-dire attachée à son gouvernement? Apaisée, oui; satisfaite, non; loyale, en actes peut-être, pas en paroles. Les dernières élections se sont passées tranquillement; à peine s’il y a eu une émeute, ou, comme on dit dans ce pays, un outrage. On voit (chose remarquable en Irlande) se former dans un grand nombre de lieux des sociétés agricoles où s’assoient, à côté les uns des autres, des propriétaires, des régisseurs et des fermiers, des protestans et des catholiques; mais le ton des Anglais à l’égard de l’Irlande est toujours détestable, et les Irlandais répondent au dédain par la menace. A peine a-t-on débarqué, on entend bourdonner le mécontentement. J’étais en Irlande cet été. Je pris un bateau sur la Lifey le lendemain de mon arrivée. Aussitôt que le batelier eut reconnu que j’étais étranger, il me dit : « Vous venez, monsieur, dans un pays tourmenté par le despotisme. La police exige que chaque barque ait un numéro, pour saisir en cas de contravention. » Le cocher de place qui m’avait conduit m’avait dit : « L’Irlande a un gouvernement infâme ; il veut que les pauvres meurent de faim : il empêche de mendier dans les rues ! » Si les argumens sont faux, le sentiment est vrai. Dans quelque partie du Munster ou du Connaught que vous alliez, votre cocher de louage vous racontera une foule d’anecdotes relatives, ici à un homme de vieille famille Irlandaise dépossédé par un négociant anglais, là à de pauvres cultivateurs chassés de la terre qu’ils exploitaient par un fermier écossais. En questionnant davantage, vous apprendrez que l’ancien propriétaire irlandais s’était ruiné par de folles dépenses, et que les cultivateurs expulsés avaient pris l’habitude de ne pas payer leurs fermages. Là encore les argumens sont faux, et le sentiment vrai. Un des hommes les plus populaires de l’Irlande, et du plus vieux sang irlandais, disait dernièrement dans une réunion agricole en parlant de l’élève des bestiaux: « Voici l’opinion de deux hommes compétens, l’un Anglais, l’autre Irlandais. » L’assemblée s’écria tout d’une voix : « Nous n’avons pas besoin de savoir l’opinion d’un Anglais ; dites-nous celle de l’Irlandais. » Causez avec les enfans, vous les trouverez aussi animés que les hommes ; demandez-leur ce qu’ils veulent être, ils vous répondront : « Des rebelles ! » Durant la révolte des Indes, on a souvent placardé sur les murs des affiches en faveur de Nana-Saïb et des cipayes. Évidemment trente années de justice n’ont pas effacé le souvenir de sept siècles d’injustice. On sent bien qu’on s’éloigne des temps de la famine ; on sent que les plus ardens ont émigré ; on sent que les souvenirs, plus que la réalité, excitent les imaginations. C’est le même langage avec un autre accent ; l’amertume est moins profonde. Sur un point, le changement est frappant : l’Irlandais pauvre plaisante moins, et surtout se laisse moins plaisanter. S’il est toujours joyeux et de belle humeur, c’est pour son propre compte ; il ne cherche plus à amuser le monsieur, il ne passe plus de la colère à la plaisanterie, comme un esclave prêt à frapper son maître ou à lui sourire. La liberté lui a enseigné la dignité.

Si le crime particulier à l’Irlande, l’assassinat terrien, a diminué, il n’a pas disparu, et le cœur des populations est toujours pour le criminel. L’assassinat serait-il commis en plein jour, dans une ville, au milieu d’un marché, comme à Nenagh, célèbre en ce genre, aucune main ne se lèvera pour arrêter l’exécution du crime, aucune bouche ne déposera en justice contre le criminel. Que des paysans irlandais, égarés par l’ignorance et par la misère, s’attribuent le droit de tuer celui qu’ils accusent de les avoir privés de leurs moyens d’existence, c’est un grand désordre moral ; mais que des écrivains français assis tranquillement dans leur cabinet se plaisent à faire l’apologie du crime, c’est un désordre moral plus grand encore. Ne sait-on pas que les assassinats terriens sont la malédiction de l’Irlande? Ne sait-on pas qu’ils ont achevé l’œuvre commencée par l’oppression, obligé les propriétaires à quitter leurs terres, justifié les duretés, chassé les capitaux et décuplé la misère? Ne sait-on pas que le plus souvent la victime n’est ni le propriétaire, ni l’intendant, ni l’Anglais, ni le protestant? Elle est le malheureux qui prend la ferme ou la place d’où un autre a été chassé; elle est le camarade, l’ami, le compatriote. J’ai été presque témoin, il y a quelques années, d’un crime de ce genre. Un vacher avait été renvoyé, un autre l’avait remplacé; le premier tua le second. Les assistans refusèrent de porter témoignage, et la femme de la victime dit que c’était assez d’un malheur, qu’il ne fallait pas en faire deux. Non loin du même lieu, sur une autre terre, un crime analogue a été commis l’année dernière. Un fermier à qui son bail interdisait la sous-location avait sous-loué quelques acres. On lui intima l’ordre d’observer les conditions de son contrat; il obéit, donna congé au sous-locataire, et fut assassiné. Le propriétaire menaça aussitôt d’expulser de sa terre tous ceux qu’il soupçonnait d’avoir été complices du crime, et n’exécuta pas sa menace. Dans un article publié ce printemps par un ecclésiastique français[3], on justifie cet assassinat; on accuse le propriétaire d’avoir été, par sa dureté, l’instigateur du crime, et on recommande son nom à l’indignation de l’Europe civilisée. De tels articles sont traduits et colportés dans les chaumières d’Irlande. Des malheureux qui ne savent pas qu’il y a des passions de plus d’un genre y voient le témoignage d’étrangers impartiaux! Je ne dirai qu’une chose : c’est que le clergé catholique d’Irlande n’a pas de ces complaisances pour le crime.

Deux faits sont caractéristiques. On signe à cette heure en Irlande une pétition pour demander le rappel de l’union avec l’Angleterre, et une épée a été offerte, au nom de l’Irlande opprimée, au maréchal Mac-Mahon, descendant des rois d’Irlande, par un comité dont le président est, si je ne me trompe, quelque peu roi d’Irlande lui-même. L’Angleterre ayant proclamé que les peuples avaient le droit de s’unir ou de se séparer suivant que le décide le suffrage universel, il était d’assez bonne guerre de la mettre en demeure d’appliquer chez elle ses principes. Si l’affaire avait été sérieusement conduite, elle aurait placé l’Angleterre dans une situation embarrassante; mais en Irlande on ne poursuit pas un but, on ne veut qu’exhaler ses sentimens. Les passions s’amoncellent comme les nuages du ciel; il semble qu’elles vont tout emporter: elles tombent en pluie innocente. L’Irlande excite le dévouement de ses patriotes par l’ardeur de ses manifestations, elle les pleure avec un attachement inaltérable ; au moment suprême, elle trahit ceux qui donnent leur vie pour elle.

L’épée offerte par l’Irlande opprimée au maréchal Mac-Mahon, descendant des rois d’Irlande, est une démonstration du même genre; c’est une menace jetée au vent. On aime beaucoup la France en Irlande, et l’on y a suivi avec un vif intérêt la carrière glorieuse d’un militaire français de race irlandaise, aussi modeste qu’il est vaillant, aimé de ses supérieurs avant de l’être de ses inférieurs. En ce sens, l’épée offerte au maréchal Mac-Mahon a été un véritable don national, et il a pu accepter avec fierté l’hommage rendu à sa valeur; mais l’inscription et le discours tenu au maréchal Mac-Mahon n’ont d’irlandais que l’exagération. L’expression de l’Irlande opprimée est une fausse monnaie politique qui n’a plus cours parmi les gens sérieux en Irlande. Des opprimés qui parlent, écrivent et agissent selon leur humeur sont les citoyens d’un pays libre. Lorsqu’on n’est pas protestant en Irlande, on est catholique, et c’est trop que de prétendre faire accorder les souvenirs jacobites avec les passions jacobines, la haine de la bataille de la Boyne avec l’enthousiasme pour Magenta et Solferino, Jacques II et la destruction du pouvoir temporel du pape.

Quant à l’expression de descendant des rois d’Irlande, qui a causé quelque étonnement en France et excité la raillerie en Angleterre, elle est naturelle et, qui plus est, vraie dans le langage celtique. Si les Mac-Mahon, comme je le crois, et comme donne lieu de le penser l’appel fait au souvenir des batailles de Clontarf et de Fontenoy, sont une des branches des O’Brien, ils appartiennent à l’une des familles irlandaises les plus distinguées, à une famille dont la branche aînée a donné des rois à l’Irlande, des lords à l’Angleterre et des maréchaux à la France. Cela ne veut pas dire, comme l’a cru M. l’évêque d’Orléans, trop amoureux de la belle latinité pour se connaître en confusion celtique, que l’Irlande réclame son roi Mac-Mahon, ni qu’un Mac-Mahon ait jamais été roi d’Irlande, ou roi de Munster, ou roi de Thomond, ou than des Dalgais. Cela veut dire qu’en leur qualité de descendans de Brien Boroimhe, les Mac-Mahon sont des cinq-sangs (fire bloods), comme les O’Neil, les O’Connor du Connaught, les Mac-Morrogh et les O’Melaghlin. Etre des cinq-sangs, c’est être descendant des rois d’Irlande, même dans le sens restreint du mot, car on appelle aussi descendans des rois d’Irlande tous les descendans d’un chef de clan, les Mac-Carthy, les O’Donnell, les O’Toole, les O’Callaghan, etc. En Angleterre, où l’esprit aristocratique a tué le sentiment nobiliaire, on ne comprend pas ce que signifient ces ombres du passé qui peuplent l’Irlande, ce que signifient des souvenirs de race qui ne reposent ni sur un titre ancien ni sur une puissance ancienne, mais sur l’aptitude qu’ont eue jadis les membres de certaines familles à conquérir un titre ou une puissance. En Irlande même, les idées sont à cet égard assez confuses : le préjugé n’existe que d’une façon générale; individuellement, un lord est un personnage plus populaire qu’un descendant des rois d’Irlande. Cela vient de ce que, — tous les hommes d’un clan portant le même nom, — si la famille n’a pas reçu un titre anglais, il est assez difficile de savoir qui est fils de chef, qui de simple guerrier. Les Mac-Mahon ne sont pas dans ce cas. On sait la date de la concession primitive faite par la couronne d’Angleterre à leur ancêtre, et une anecdote douloureuse apprend dans quelles circonstances le dernier chef du Corcovasin de l’ouest quitta l’Irlande. Le maréchal Mac-Mahon est donc le petit-fils d’un homme qui abandonna ses terres et son pays pour rester fidèle à sa religion et à son roi. Qu’il s’agisse de réfugiés de l’édit de Nantes ou de jacobites d’Irlande, toutes les fois qu’on voit prospérer ceux dont les pères ont sacrifié leur fortune à leurs principes, on se réjouit, et l’on remercie la Providence de ne pas toujours donner le spectacle du succès de la bassesse.

Il est difficile d’expliquer l’état de l’Irlande. On est libre, on se relève de la détresse, on est presque calme, et l’on ne parle que d’oppression, de misère et de rébellion. Ce qu’on entend est-il l’écho de la douleur passée ou le cri de la douleur présente? La déclamation joue un grand rôle, elle est la forme du langage; cependant tout n’est pas déclamation. Si l’oppression a disparu, il reste les conséquences de l’oppression, il reste les sentimens créés par l’oppression. L’Irlande n’est libre que depuis hier; il lui faut faire en quelques années les progrès que l’Europe a mis des siècles à réaliser. Cette révolution soudaine trouble les habitudes du malheur et de la souffrance, elle heurte les sentimens. Il y a des choses que le temps seul peut achever. La justice n’a pas réparé tous les maux causés par l’injustice, et une société ancienne par le cœur souffre à devenir une société moderne.

La race irlandaise a tous les charmes : la grâce, l’éloquence, la beauté, le malheur; elle succombe sans se résigner, et garde les souvenirs à défaut des espérances. C’était trop pour elle d’avoir à vaincre la nature sous un climat énervant, dans une atmosphère chargée de tempêtes, tels que sont le climat et l’atmosphère de l’Irlande. Le destin a voulu qu’elle fut associée à une race rude et forte, inférieure par l’imagination, supérieure par les qualités positives, moins prompte à courir au combat, mieux faite pour la victoire. Si l’oppression a cessé, si l’Angleterre, après des siècles, a donné à l’Irlande la liberté et l’égalité nationales, l’Anglais conquiert toujours l’Irlandais ; il le conquiert comme ailleurs la classe moyenne conquiert l’aristocratie. Le gentilhomme se ruine, l’homme d’affaires s’enrichit. Le progrès en Irlande n’est pas un fruit naturel du sol; il s’appelle Anglais, se dit protestant, insulte à ses victimes. C’est chose touchante l’attachement invincible au passé de la part d’hommes qui n’ont connu que le malheur; en face des peuples oublieux de leur gloire et de leur liberté, on se sent ému au spectacle d’une nation qui se repaît de souvenirs amers. La vérité historique et la vérité pratique ont cependant des droits. Jamais il n’y eut de nation irlandaise. A l’époque où les Anglais débarquèrent, l’Irlande était divisée en septs ou clans, ennemis héréditaires les uns des autres, entremêlés d’occupans danois. Les rois irlandais étaient des chefs de clan parvenus à faire reconnaître leur supériorité, et n’ayant aucune juridiction en dehors de leur clan. A peine était-on descendu de la colline de Tara, après s’y être fait couronner, un autre la gravissait et se faisait couronner à son tour. Le titre royal passait rapidement de l’un à l’autre, ou disparaissait complètement. Le clan seul avait de la vie; il se maintenait dans sa faiblesse et dans son isolement. Sous l’autorité nominale de la couronne d’Angleterre, les guerriers normands firent avec plus de bonheur et de suite ce qu’avaient fait avant eux les Danois. Ils s’établirent au milieu des dans irlandais, fondèrent chacun une domination et devinrent en quelque sorte chefs de septs. La confusion était si grande et les haines particulières si fortes, que continuellement les chefs de race irlandaise défendaient les droits de la couronne d’Angleterre contre les chefs de race anglo-normande. Également, dans les insurrections qui ont marqué la fin du dernier siècle et le commencement de celui-ci, les principaux insurgés étaient de naissance anglo-normande et de religion protestante. Si l’on a vu, au XIXe siècle, les membres de la chambre des communes et de la chambre des lords d’Irlande se faire acheter un à un, et à prix débattu, pour voter l’acte d’union, le spectacle n’était pas nouveau. A l’approche de Henri II, tous les chefs du sud étaient venus volontairement faire hommage au roi d’Angleterre, et avaient échangé le titre de than contre celui de vassal, le titre de roi contre celui de lord. Bien que le sentiment national ait sans cesse protesté, les guerres qui ont créé l’état actuel de l’Irlande ont été surtout des guerres civiles ou religieuses, et l’oppression dont les conséquences se font si cruellement sentir a été la tyrannie d’un parti indigène plutôt qu’une tyrannie étrangère. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire le code odieux appelé les lois pénales. Depuis l’union, depuis que le gouvernement anglais n’est plus obligé de s’appuyer sur un parti anglais en Irlande, — s’il rencontre une opposition haineuse, elle vient surtout de la fraction protestante qui s’intitule orangiste en mémore de Guillaume d’Orange, et qui cette année même, au Canada, a voulu associer malgré lui le prince de Galles au souvenir des guerres civiles irlandaises.

Il y a une étrange force et une étrange faiblesse dans cette nationalité, née du sentiment et de l’imagination, fortifiée par la souffrance, exaltée par le souvenir de l’oppression. L’Irlande est trop faible pour être indépendante, trop forte pour être assimilée, trop divisée pour former un tout. Avec un gouvernement séparé, l’Irlande est condamnée à l’oppression, avec un gouvernement uni à l’opposition. Ce qui rend la haine irlandaise invincible et impuissante, c’est que l’Irlande a été occupée plutôt que conquise ; l’antagonisme l’a toujours jetée dans un parti opposé à celui qui triomphait en Angleterre. Aux inimitiés politiques se sont jointes les inimitiés religieuses ; les unes et les autres ont produit une guerre sociale qui procède par assassinats individuels et frappe sans distinction l’Anglais, l’Irlandais, le catholique, le protestant, le maître et l’ouvrier.

Entre un caractère original, un génie particulier et une nationalité qui rend les habitans d’un même territoire aptes à se gouverner et incapables de supporter un gouvernement étranger, la différence est grande. Si l’Irlande n’était pas une île, la nationalité irlandaise serait ce qu’est la nationalité galloise ou la nationalité bretonne. Encore parle-t-on gallois dans le pays de Galles et breton en Bretagne, tandis qu’on ne parle pas irlandais en Irlande, si ce n’est dans les districts les plus reculés. Les membres du comité qui ont offert une épée au maréchal Mac-Mahon lui ont lu un discours dont l’original était écrit, dit-on, en vieil irlandais. J’ignore s’ils ont pu le traduire ; je suis sûr que peu de leurs compatriotes pouvaient le comprendre. Tout ce qu’on sait de la langue nationale, c’est : Erin go bragh ! (vive l’Irlande !) — Plaignez l’Irlande, respectez ses sentimens, demandez qu’on lui rende justice ; ne fondez pas une politique, ni même une entreprise, sur une nationalité dont la seule force est de ne pas mourir.

C’est une tâche difficile pour un gouvernement de réparer les maux causés par une oppression de plusieurs siècles, succédant à des désordres dont les commencemens sont plus anciens que l’histoire. Le matériel de la civilisation, les mœurs mêmes font défaut. Ce n’est pas en un jour que se forment des propriétaires, des fermiers, des ouvriers, que s’accumule le capital, que s’apprend la prévoyance, que s’établit l’accord entre le capital et le travail. La difficulté s’aggrave quand la révolution économique et sociale doit s’accomplir au milieu des troubles causés par des divisions de race et de religion, lorsque chacun a par devers soi le ressentiment d’injures et de crimes passés. Encore existe-t-il dans le caractère irlandais une disposition qui fait obstacle au progrès : l’Irlande est le pays des souvenirs, comme la France est le pays des espérances; on y tourne les regards vers le passé, comme chez nous vers l’avenir. Quel est ce passé dont l’ombre efface toute autre image? Est-ce un passé constitutionnel, — l’ordre dans la liberté? — En passé démocratique, — le gouvernement direct du peuple? — Un passé d’ancien régime, — la civilisation s’élevant à l’ombre de la tradition? — Les souvenirs de l’Irlande sont des souvenirs de vengeance : la misère, la famine, les assassinats, l’oppression des lois pénales, les confiscations, les guerres intestines des chefs de race irlandaise et des chefs de race anglo-normande, les combats incessans des divers clans et une occupation danoise de deux siècles. Aussi les Irlandais, dans leur patriotisme, portent-ils leurs regards au-delà du IXe siècle, aux temps où, la barbarie ayant envahi l’Occident, l’Irlande conserva seule le dépôt des traditions romaines et même des traditions grecques. Il est certain qu’elle donna à la Gaule des maîtres, à la Germanie des apôtres. Les Scotts, comme on appelait alors les Irlandais, furent la lumière du moyen âge jusqu’à l’avènement de la scolastique[4]; mais ces Irlandais de naissance étaient, par l’éducation, des Latins et même des Alexandrins, comme l’a démontré M. Hauréau. A côté des refuges de la science et de la religion, dont il ne reste que le nom et quelques pierres, tout était barbarie, grossièreté, violence. Nous connaissons les difficultés que fait naître l’amour des nouveautés, nous ignorons celles que produit le culte du passé. Si les premières troublent la société, elles l’animent, l’excitent, la font marcher en avant et devancer le temps; les secondes frappent d’inertie : elles sont en politique ce qu’est le mysticisme en religion, un idéal qui tue le sentiment de la réalité et distrait des devoirs. L’Irlande n’est pas seulement rebelle à l’Angleterre, elle est rebelle à la vie moderne; ses sentimens résistent aux nécessités du siècle : c’est malgré elle qu’elle est entraînée vers le progrès. Gouverner l’Irlande avec les sentimens irlandais ne serait pas seulement une impossibilité; ce serait perpétuer la misère, favoriser le crime et s’abandonner à l’agitation.

Je suis de ceux qui pensent que les institutions d’un peuple doivent s’accorder avec son génie et son histoire. Français et libéral, mes sympathies sont pour des Celtes, fils d’opprimés, qui n’ont pas changé de religion sur l’ordre d’un roi d’Angleterre. Il faut pourtant le reconnaître : par une étrange interversion des rôles, — pas plus étrange cependant que celle qui a transformé des jacobites en jacobins et des défenseurs de la liberté religieuse en fauteurs d’intolérance, — en Irlande, l’esprit anglais représente le progrès, et l’esprit irlandais la routine. Ce n’est pas que les Irlandais ne soient vifs, spirituels, prompts à la réplique, amoureux d’aventures. Ils excellent dans les sciences, les arts et la littérature. L’université de Dublin égale Oxford et Cambridge. Le barreau de Dublin surpasse celui de Londres. Les médecins de Dublin ne le cèdent en science à ceux d’aucun pays. Il y a de bons agriculteurs et d’habiles industriels. D’un autre côté, les Anglais qui viennent chercher fortune en Irlande n’apportent pas tous des connaissances ou des capitaux; ces gens croient qu’on est né cultivateur et industriel quand on est né Anglais, comme il suffit d’être né Français pour se faire, en pays étranger; maître de danse, cuisinier ou professeur d’art militaire. Néanmoins, en dépit des exceptions, l’esprit anglais représente en Irlande le progrès, et l’esprit irlandais la routine. Tout libéral, tout homme qui aime l’Irlande par amour de la justice et non par haine contre l’Angleterre, qui souhaite voir la terre poétique du malheur sortir de son linceul de misère, doit être pour les Irlandais et pour l’esprit anglais en Irlande. En face d’une confusion et de divisions égales à celles qui, sur les pentes du Liban, mettent les armes aux mains des Druses et des Maronites, il faut jeter un voile sur le passé, saisir le présent et songer à l’avenir. C’est une chose triste à penser et presque dure à dire : l’oubli est le salut de l’Irlande; qu’elle consente à oublier, et elle est sauvée. Considérons donc les choses en elles-mêmes, et demandons à la liberté l’usage qu’elle a fait de l’héritage légué par l’oppression.

Je sens tout ce qu’il y a de douloureux dans les souvenirs de la partie catholique de l’Irlande, qui est pour nous l’Irlande tout entière; je comprends la révolte des cœurs. Il est insupportable d’entendre des Anglais accuser une race et une religion des maux que l’oppression anglaise a causés, et l’on ne saurait nier qu’il existe dans une portion du protestantisme anglais et irlandais la pensée impie de déraciner le catholicisme en Irlande à la faveur de la misère et au moyen de la corruption; mais quels reproches l’Irlande peut-elle adresser au gouvernement anglais? Où sont les griefs actuels? Je n’en connais qu’un seul : les terres et les dîmes du clergé catholique entre les mains du clergé anglican. Ce grief est grave; il rappelle le souvenir de tous les griefs disparus. Lorsque l’on confisqua les biens du clergé en France, on les vendit au profit de l’état, au profit de tous; ensuite l’état s’est chargé de subvenir aux frais du culte. Lorsque les biens du clergé catholique furent en Angleterre distribués, partie au clergé anglican, partie à des laïques, la nation presque entière changea de religion. Fn Irlande, la majorité est restée ou est redevenue catholique, et les biens du clergé ont été donnés au culte anglican. Ce n’est pas là une de ces injustices que le temps efface et qui disparaissent au milieu de cette vaste catégorie de crimes qu’on appelle les faits accomplis. Le catholique irlandais, qui paie au ministre anglican sa contribution forcée et au prêtre catholique sa contribution volontaire, est sans cesse rappelé au souvenir de l’injustice dont il est victime; il se sent fils de vaincu et se croit opprimé. Le clergé catholique, vivant de l’aumône des misérables, ne peut rester étranger aux passions populaires; il lui faut exciter les haines catholiques pour résister aux haines protestantes. Je crois fort exagérées, souvent calomnieuses, les accusations portées contre la conduite politique du clergé catholique d’Irlande : je n’ai, pour mon compte, été témoin que de sa résistance aux actes coupables, et je l’ai vu faire un noble usage de son autorité morale; mais la situation du clergé catholique provoque d’elle-même l’agitation, et l’agitation en Irlande conduit à la misère, quelquefois au crime. Rendue à la liberté civile par le retrait des lois pénales, à l’égalité politique par le bill d’émancipation, l’Irlande ne sera sincèrement unie à l’Angleterre que le jour où une transaction aura fait disparaître l’inégalité des clergés. Le second Pitt et sir Robert Peel le pensaient; tous les hommes d’état anglais dignes de ce nom en sont convaincus. Sans doute la difficulté est grande; elle n’est pas de celles qui s’accomplissent dans les temps ordinaires, et qu’affrontent des hommes ordinaires. D’un côté, le clergé catholique d’Irlande craint de tomber dans la dépendance, et s’oppose à toute transaction; d’un autre côté, le protestantisme anglais fait cause commune avec le protestantisme irlandais, et n’admet pas que l’Irlande ait, comme l’Ecosse, une religion nationale. On est entre une difficulté, presque une impossibilité, et une nécessité. Justice ne sera donc rendue sur ce point à l’Irlande que le jour où l’Angleterre sera menacée d’un danger extérieur, pour tout dire, quand elle aura à craindre une guerre de la France. Les Irlandais le savent, toutes leurs libertés ont été conquises par des menaces d’insurrection ou d’agitation. Les Anglais le savent aussi; ils sont un peuple qui obéit à la nécessité. Mieux vaudrait assurément donner à la justice ce que l’on accordera plus tard à la crainte ; mais les gouvernemens et les peuples sont ainsi faits : ils ne deviennent justes que quand l’injustice les met en péril.

La question des biens du clergé écartée, tous les griefs de l’Irlande sont des griefs sociaux, des maux que l’injustice et le temps ont faits, et que la justice ne peut réparer qu’avec le temps : l’état de la propriété, l’état du fermage, la misère.

Il est à peine besoin de le dire, le socialisme en arrière est le plus absurde de tous les socialismes. C’est d’hier qu’ont été, en France, confisqués et vendus les biens d’émigrés. Personne n’oserait demander que les fils des nouveaux possesseurs soient dépouillés au profit des fils des anciens propriétaires. On sent que la prétendue justice serait une souveraine injustice. Comme les confiscations irlandaises remontent à Guillaume d’Orange, à Cromwell, à Élisabeth et aux temps antérieurs, les prétentions qui seraient insensées en France le sont encore plus en Irlande. Aussi personne n’y soutient qu’il faille pousser le culte de la nationalité jusqu’à exécuter une spoliation nouvelle par fantaisie d’imagination. La propriété est en Irlande aussi légitime, aussi assurée qu’ailleurs ; elle y excite un respect particulier. L’héritier d’un grand domaine est considéré avec une complaisance et un amour qui rappellent le culte des anciens clans pour le sang de leurs chefs. Toutefois l’absence de beaucoup de propriétaires, l’origine anglaise récente de plusieurs autres et le protestantisme de la plupart créent un malaise moral qui excite des haines nationales et religieuses plutôt que des haines contre la propriété elle-même. À d’autres égards, l’état de la propriété n’est pas satisfaisant. Les lois civiles anglaises, ou, pour mieux dire, les mœurs civiles, car les lois sont les mêmes en Angleterre et aux États-Unis, ont produit, sous le rapport de la richesse, des effets très différens en Irlande et en Angleterre, là où la propriété est uniquement immobilière, et là où, à côté de la propriété immobilière, s’élève une propriété mobilière égale ou supérieure. La conséquence pour l’Irlande, conséquence accrue par l’influence des lois pénales, a été l’hypothèque de la propriété substituée, la ruine des aînés, la misère des cadets et le retard qu’éprouve la formation de la classe moyenne. Au milieu de la famine, en présence de la ruine des riches et de la misère des pauvres, un ministre anglais dont on rencontre toujours le nom quand il s’agit de mesures qui décident de l’avenir, sir Robert Peel, prit un parti hardi : il accomplit une grande révolution économique et politique dont l’influence en Irlande n’est pas moindre que celle du free trade en Angleterre.

L’hypothèque, dans la loi anglaise, est réelle et non personnelle ; elle ne frappe que la terre. Tous les biens substitués grevés d’hypothèques, pour lesquels les arrérages de la dette n’auraient pas été payés dans l’année (le nombre en était grand dans un temps où la famine avait anéanti le revenu), durent être vendus au profit des créanciers par l’entremise d’une cour spéciale de justice appelée des incumbered estates. Cette cour n’eut pas pour unique mission d’amener la liquidation forcée des propriétés grevées. Elle divise les terres qui tombent sous sa juridiction, les vend par parties plus ou moins grandes, suivant qu’elle le juge convenable, et délivre des titres nouveaux de propriété qui effacent les titres anciens. Le quart de la propriété irlandaise a déjà passé par la cour des incundered estates et a été partagé entre des acquéreurs la plupart irlandais. On comprend l’importance économique de l’acte de sir Robert Peel : c’est la propriété mise à la disposition du capital, fruit du travail; c’est la propriété liquide et divisée; c’est la carrière ouverte à tous les progrès agricoles. L’importance sociale est plus grande encore : c’est la propriété moyenne qui se constitue, la classe moyenne qui se fonde, les souvenirs de la conquête qui s’effacent. Sir Robert Peel est un économiste comme le second Pitt est un financier; il se saisit des choses pour atteindre les hommes. En anéantissant l’impôt féodal qu’un petit nombre de propriétaires anglais prélevaient sur la nourriture de la masse de la nation, il a restauré en Angleterre l’harmonie entre les classes et arrêté une révolution prête à éclater; en rendant accessible la propriété aux classes commerçantes et laborieuses, il a fondé en Irlande la paix de l’avenir. Un Français pourrait souhaiter qu’on allât plus loin, et que la réforme atteignît les lois civiles; mais les préjugés irlandais sont à cet égard aussi violens que les préjugés anglais. On aime les anciennes familles, on déteste les nouvelles; on aime les joyeux compagnons qui se ruinent, on se défie des propriétaires qui veulent des comptes en règle. L’Irlande se croirait ruinée et déshonorée si on lui imposait notre code civil, et un parlement irlandais n’aurait pas été aussi loin que sir Robert Peel et le parlement des trois royaumes. Là ne sont pas les passions populaires, elles se portent tout entières vers le fermage. La douloureuse histoire de ces trente dernières années se résume dans l’histoire du fermage. Le socialisme irlandais, ce socialisme qui domine les sentimens nationaux, les sentimens religieux, et ne s’arrête pas devant le crime, a pour cri de ralliement : « Le droit au fermage ! » Toutes les difficultés nationales et politiques sont des jeux d’enfant en face de cette question terrible, que soulèvent à chaque instant la misère et le crime, et qui est celle de savoir si l’Irlande peut nourrir ses habitans.

Quiconque voit l’Irlande et considère sans préoccupation politique la nature du sol et celle du climat reconnaît que cette terre est faite pour être un pays de pâturages. Les étés sont humides, les hivers doux. Le sol est naturellement drainé. Presque partout l’herbe pousse avec abondance, et dans beaucoup de lieux elle a la propriété d’engraisser les bestiaux. Si les pluies rendent difficile la récolte des foins, les racines croissent avec une extrême vigueur et peuvent suppléer les fourrages. L’élève des bestiaux est donc l’industrie naturelle de l’Irlande; elle y est l’industrie profitable. Avec une végétation de printemps sous un ciel d’automne et leur inépuisable fécondité, les terres d’Irlande devraient être (elles sont presque) parmi les plus productives de l’Europe. Puis, comme partout ailleurs, excepté dans les lieux où l’on cultive le fin et les plantes de ce genre, le travail à la main est en Irlande moins productif que le travail à la charrue; pour les cultures grossières, il ne peut donner à celui qui s’y livre ni le moyen de payer un fermage, ni même de se nourrir. Par suite de l’extraordinaire rendement des pommes de terre et de l’accroissement extrême de la population, la culture s’est divisée et subdivisée au point de créer quatre cent mille fermes au-dessous d’un hectare. La plus grande partie des bras étaient employés à cultiver à la main des denrées alimentaires. A mesure que la population s’accroissait, la division de la culture s’augmentait, et la compétition pour le loyer des terres devenait effrayante. Avec larmes et avec supplications, on venait demander la location par parcelles; il n’y avait plus de prix : le pauvre se croyait sauvé, pour une année au moins, s’il pouvait obtenir un fragment de terre à cultiver; il se croyait condamné à la mort, lui et les siens, si sa demande était refusée. Les propriétaires ne résistèrent pas à ces sollicitations, et il s’introduisit trois pratiques détestables : l’établissement des middle-men ou fermiers généraux, qui sous-louaient ensuite aux pauvres pour leur propre compte; l’habitude prise par les pauvres d’offrir des prix exorbitans et de ne pas tenir leurs engagemens; par suite, l’usage de louer sans bail, comme on dit en Irlande : at will, à volonté. La subdivision des cultures suivant l’accroissement des familles, il devint impossible au cultivateur de payer le fermage. Les expulsions se répétèrent. Des sociétés secrètes couvrirent l’Irlande, elle eurent des tribunaux et des bourreaux; à l’arbitraire des propriétaires elles opposèrent l’assassinat.

J’ai peut-être l’esprit timide, mais je trouve bien hardis ceux qui n’hésitent pas en face d’une situation impossible et disent qu’il fallait s’engourdir à côté du crime, ou fouler sans pitié la souffrance. D’un côté, c’était pour le propriétaire la ruine et l’impossibilité de faire face aux engagemens vis-à-vis des créanciers, pour le pauvre une misère sans fond, non-seulement la misère, mais la faim; d’un autre côté, c’était la violence inhumaine, des gens qui vivaient à peine auxquels on infligeait la mort. L’avenir eût été meilleur, le présent plus horrible. Que ceux qui ont le bonheur de n’avoir pas à choisir entre de telles alternatives remercient la Providence et n’accusent ni l’homme énergique qui veut sauver son bien et celui de ses enfans, ni l’homme doux qui ne veut pas accabler la misère. La famine produite par la maladie des pommes de terre a décidé : un million d’Irlandais est mort, deux millions ont émigré.

Sans doute il y a eu en Irlande des propriétaires plus agriculteurs que philanthropes, meilleurs économistes que citoyens, de même qu’il y a eu des paysans assassins : si l’on aime la haine et la vengeance, le champ est fécond; mais la question n’est pas le passé, elle est le présent et l’avenir. Doit-on, dans la situation faite par la famine, par l’émigration et par la mort, profiter des vides pour remplacer le travail à la main par le travail à la charrue, la pomme de terre par les herbages, et mettre l’Irlande dans une condition telle que la terre puisse donner un revenu au propriétaire, un profit au fermier, un salaire à l’ouvrier? On marche de ce côté. Beaucoup de petites fermes ont été réunies pour en former de grandes, beaucoup d’habitations de fermiers ont été construites; la classe des middle-men disparaît et fait place à des agens ou régisseurs pris parmi les cadets des meilleures familles irlandaises et anglaises, qui administrent directement la terre pour le compte du propriétaire. Ce changement partiel explique le phénomène que j’ai déjà signalé : un pays qui s’enrichit en même temps qu’il se dépeuple, l’accroissement de la production et de la consommation suivant la décroissance de la population. Les motifs qui devaient autrefois retenir n’existent plus, ou du moins sont affaiblis; ce qui était impossible est devenu possible, ce qui était inhumain est devenu raisonnable. Le pauvre peut trouver un salaire; l’émigration entraîne le surplus de la population. Il serait insensé de persévérer dans un système qui a causé la ruine universelle et fait ennemis les enfans d’une même terre. Toutefois les passions populaires résistent. L’Irlandais, qui se transforme en débarquant en Amérique ou en Australie, garde chez lui ses vieux préjugés. Il lui répugne étrangement d’échanger la culture de ses pommes de terre contre un salaire dont le maintien ne lui paraît pas assuré. Ses instincts sont pour le régime de la famine tempéré par l’assassinat; on doit s’attendre à des luttes et à des crimes. N’importe; il n’y a que les sauvages qui tuent leurs pères parce qu’ils le demandent.

Le parlement a fait pendant la famine et les années qui l’ont suivie tout ce qu’un gouvernement pouvait faire. Il a prêté, avancé et donné de l’argent pour l’entretien d’ateliers nationaux qui ont compté jusqu’à trois millions d’individus; il a institué la loi des pauvres; il a organisé les dispensaires paroissiaux; il a, sous des formes diverses, donné des fonds à l’agriculture et stimulé les améliorations agricoles. Devait-il violer le droit de propriété? Devait-il s’opposer à ce que les propriétaires tirassent un bon parti des terres. dans leur propre intérêt et dans l’intérêt public? Il ne le devait pas, il ne le pouvait pas. Les accusations adressées sur ce point à l’Angleterre sont souverainement injustes. Cependant c’est chose dure, l’inertie en face du malheur. Le droit des fermiers était devenu le cri de ralliement, comme autrefois le rappel de l’union. Il fallait calmer les passions, et l’on pouvait tourner deux obstacles : ceux qu’opposaient les substitutions, qui font d’un grand nombre d’entre les propriétaires de simples usufruitiers et leur inspirent des sentimens d’usufruitiers, et l’absence de bail ou de conditions dans les baux. M. Cardwell, secrétaire d’état pour l’Irlande, a proposé au parlement et fait adopter cette année un bill dont le principe est un droit d’hypothèque attribué soit au propriétaire usufruitier, soit au fermier, pour la plus-value qu’ils donneraient à la terre. En stricte économie politique, le bill de M. Cardwell est attaquable. Peut-être aurait-il mieux valu pour toutes les parties que la loi ne se superposât point aux contrats privés, et qu’on eût laissé les mœurs les modifier. L’appel du fermier au magistrat, en cas de refus du propriétaire, et la décision souveraine donnée au magistrat en matière d’amélioration agricole, sont peut-être aussi ce qu’on appellerait en France du socialisme. Les constatations exigées à différentes périodes rendront la mesure plus féconde pour les tribunaux que pour l’agriculture. Les avantages politiques effacent ces inconvéniens, et M. Cardwell s’est montré digne élève de sir Robert Peel en considérant les hommes à travers les choses. Il s’agissait de donner à l’Irlande un témoignage de sollicitude, et c’est ce qu’il a fait; mais un argument enlevé à une passion ne saurait la détruire, et la question renaîtra sous une forme ou sous une autre. Au fond, le mal qui travaille l’Irlande, c’est la situation économique du moyen âge en lutte contre les nécessités modernes.

Cette terre n’est pas de celles qui se courbent tranquillement sous le malheur. Quand l’Irlande souffre, elle se retourne contre l’Angleterre, elle l’attaque ou l’accuse. Toutes les questions sociales, économiques ou religieuses deviennent des passions nationales. Comme l’Irlande est unie à l’Angleterre, et comme elle souffre tandis que l’Angleterre prospère, il est impossible de ne pas se demander si la liberté anglaise convient à l’Irlande, et s’il est bon pour l’Irlande d’être unie à l’Angleterre. On n’y voit d’ordinaire qu’une question de force: qu’on me permette d’y trouver l’intérêt, le repos et le bonheur futur de l’Irlande.

La liberté anglaise, c’est l’indépendance de l’individu vis-à-vis de l’état et sa soumission à la loi seule. L’indépendance de l’individu crée l’indépendance des paroisses, l’indépendance des comtés et les libertés politiques. Il n’existe pas d’administration générale. Chaque homme et chaque portion de territoire se gouvernent à leur gré sous la domination de la loi. Aucune autre nature de liberté ne laisse une égale indépendance, aucune n’est par conséquent mieux appropriée à la situation de l’Irlande. Si l’on doute, c’est que l’on juge les effets de la liberté anglaise par ceux de l’oppression anglaise. Tandis que l’oppression d’une société qui se gouverne elle-même est la plus dure de toutes les oppressions, sa liberté est la plus grande de toutes les libertés. Pas plus que l’Anglais, l’Irlandais ne supporterait d’être gouverné et administré. On ne se figure pas les wild Irish attelés serré au char de l’état, contraints à mesurer leurs paroles et leurs actions, ne pouvant épancher leur bonne humeur ou leur rage. Je parlais tout à l’heure de l’éloignement de l’Irlande pour les lois civiles françaises; notre ordre y serait plus insupportable que notre égalité. Le clergé irlandais lui-même, ce clergé dont l’existence est ignorée par la loi, ne changerait pas son sort contre celui du clergé français; il n’abdiquerait pas l’indépendance pour la protection. Sur un seul point, l’état de l’Irlande créait des inconvéniens particuliers. Dans l’ordre que nous appelons la liberté anglaise, la propriété et toutes les distinctions de l’esprit ou du caractère confèrent la magistrature sociale, et le malheur veut qu’en Irlande la majorité des propriétaires soit de religion protestante, et la majorité du peuple de religion catholique. On a remédié à ce danger en instituant des magistrats payés qui veillent à l’application impartiale de la loi. Ce système marche merveilleusement. Si la sécurité particulière est faible en Irlande, la sécurité générale est absolue. Il y eut, durant la famine, trois millions d’individus, sur huit millions, employés aux ateliers nationaux, et l’ordre ne fut pas un instant menacé. Nous nous demandons comment on peut vivre en Irlande au milieu des assassinats; on s’y demande comment on peut vivre en France avec les révolutions et les gouvernemens. On étonnerait beaucoup l’Irlande, on la blesserait profondément, si on lui disait qu’elle n’est pas capable de supporter la liberté anglaise. Elle n’en veut pas d’autre, elle n’en connaît pas d’autre; à cet égard elle est unanime.

Deux peuples peuvent aimer chacun la liberté et ne pas vouloir mener une vie commune, le plus faible surtout, celui auquel sa misère rappelle sans cesse l’ancienne oppression. C’est l’instinct de toutes les jeunes libertés de se retourner contre le passé avant de marcher en avant. Je crois que si l’on posait à l’Irlande cette question : « Voulez-vous, oui ou non, rester unie à l’Angleterre? » et qu’on appelât le suffrage universel à décider, la majorité répondrait : NON. L’Angleterre n’a pas d’illusions à se faire; la passion populaire est contre elle, et cette passion dominerait toutes les autres considérations; mais le peuple irlandais aurait-il raison, raison dans l’intérêt de l’Irlande, raison dans l’intérêt de son honneur et de sa liberté? Presque tous les hommes éclairés d’Irlande les plus libéraux, les catholiques comme les protestans, verraient avec une grande crainte le rappel de l’union, et les sentimens de la veille pourraient bien n’être pas ceux du lendemain. Ce malheureux pays est divisé sur toutes les questions, même sur les questions de nationalité. — Je me trompe; je réponds aux déclamations, j’oublie la réalité. Personne ne souhaite en Irlande former un peuple à part, dégagé de tout lien avec l’Angleterre; si l’on est trop Irlandais pour aimer à vivre avec elle, on est trop Anglais pour vivre sans elle. L’union est odieuse et le divorce impossible. Le public européen se laisse prendre à une équivoque : pour la France et pour l’Europe, le rappel de l’union signifie l’Irlande rendue à elle-même et à sa nationalité; pour l’Irlande, le rappel de l’union signifie un parlement séparé sous l’autorité de la couronne d’Angleterre. Les Irlandais ne veulent pas quitter l’armée et les fonctions civiles anglaises, ils ne veulent pas que l’armée anglaise et le gouvernement anglais quittent l’Irlande : ils veulent rester sujets anglais avec un pouvoir législatif irlandais; ils veulent en un mot un parlement à Dublin, Dublin une capitale. Cette question n’est donc pas une de ces questions de nationalité qui touchent aux droits de l’humanité même, soulèvent toutes les questions de liberté et les emportent toutes. C’est une question de localité, intéressante par l’émotion qu’elle excite. La nationalité, la liberté surtout ne sont pas engagées d’un seul côté; on peut discuter, et dès qu’elle est précisée, la question est résolue.

Il s’agit de savoir s’il est bon d’avoir deux parlemens au lieu d’un seul, l’un siégeant à Dublin, l’autre à Londres. On ne prétend pas que les deux parlemens puissent être complètement égaux ; l’un serait purement irlandais, et l’autre, pour toutes les questions générales, serait impérial, comme on dit en Angleterre. L’Irlande, qui vient de conquérir la liberté civile et la liberté religieuse, qui fait aujourd’hui partie d’un grand pays libre, deviendrait alors un pays subordonné et reculerait d’un siècle en arrière. Quelques intérêts, quelques ambitions, les haines, pourraient s’en réjouir; le patriotisme aurait à souffrir. Ce n’est pas par un simple effet du hasard que l’oppression en Irlande est contemporaine de la séparation, et la liberté de l’union. L’Angleterre peut traiter l’Irlande unie avec une complète égalité : les passions irlandaises ne mettent pas en péril le gouvernement britannique quand elles s’amortissent et se perdent au milieu de passions et de préjugés contraires; mais l’Angleterre ne peut admettre que les passions irlandaises soient réunies en faisceau, constituées en corps et viennent lui faire échec. Si l’Irlande avait un parlement séparé, ce parlement ne serait pas seulement subordonné, il serait opprimé et corrompu.

Le grand obstacle n’est pas la volonté de l’Angleterre, la faiblesse de l’Irlande, l’anomalie de deux gouvernemens dans un même empire. L’obstacle est la situation intérieure de l’Irlande elle-même; ses divisions sont profondes et cruelles. Il y a l’Irlande du nord et l’Irlande de l’ouest, l’Irlande protestante et l’Irlande catholique, l’Irlande des riches et l’Irlande des pauvres. Il y a lutte de races, de religions et de classes. Il y a la guerre sociale qui ne cesse de faire des victimes. Les difficultés sont tout irlandaises; l’union ne les a pas créées, et la séparation ne les ferait pas cesser. Au fond du cœur, malgré les paroles, les haines sont des haines d’Irlandais à Irlandais. Le service anglais est populaire en Irlande, l’armée anglaise casernée en Irlande y est populaire. Dans le temps où les assassinats étaient le plus fréquens, les officiers anglais pouvaient sans danger parcourir toutes les routes, tandis que les propriétaires irlandais étaient traqués à chaque coin et poursuivis dans leurs maisons. Quand le paysan irlandais a une affaire, c’est au magistrat payé qu’il s’adresse; quand il exprime un vœu, c’est celui de voir le gouvernement devenir arbitre entre lui et le propriétaire. Telle que les guerres civiles, les guerres religieuses et l’oppression ont fait l’Irlande, le gouvernement anglais y est devenu un modérateur. Les difficultés sont diminuées, adoucies, et peuvent être successivement résolues par un parlement-uni; elles seraient exaltées et deviendraient invincibles avec un parlement séparé. Un parlement dans College-Grecen c’est la guerre civile, c’est la guerre sociale. La masse des propriétaires est protestante, la masse du peuple est catholique. Si le parlement devient local, la majorité voudra opprimer la minorité, comme jadis la minorité a opprimé la majorité. Qu’on ne dise pas que l’Irlande a eu autrefois un parlement, et que, libre, elle peut être indépendante comme elle le fut opprimée. L’émancipation des catholiques n’existait pas alors. La représentation sincère de l’Irlande date du bill d’émancipation, sa liberté de l’union. Si le voisinage de l’Angleterre a été fatal, s’il a donné l’oppression, il permet aujourd’hui qu’une nation tourmentée par la discorde soit appelée à jouir de la plénitude de la liberté. Doit-on repousser le bien parce qu’on a subi le mal? et rejeter la liberté par haine contre l’oppression, par un fol amour de nationalité?

Tout est compliqué en Irlande, tout est mystérieux, comme les lois Bréon, dont chacun invoque le souvenir, et que personne n’a lues. Vous voyez l’Irlande agitée et mécontente, vous croyez qu’elle est opprimée. Vous l’entendez jeter à l’Angleterre la menace et le défi, vous croyez qu’elle est prête à courir aux armes, et bien des gens se demandent si ce mécontentement et cette rébellion ne seraient pas d’un grand secours dans le cas d’une guerre contre l’Angleterre. La pensée est peu aimable, et l’illusion serait grande. Ce ne sont pas seulement les quinze cent mille protestans d’Irlande qu’on aurait contre soi, ce sont les propriétaires, les fermiers, tous ceux qui possèdent, et jusqu’au clergé catholique lui-même. Peut-être, si une armée étrangère, catholique et dévouée au saint-siège, parvenait à débarquer au sud ou à l’ouest, et était assez nombreuse pour faire croire à un succès durable, le peuple des villes et des campagnes l’accueillerait-il avec joie, et peut-être l’accompagnerait-il en poussant des hurras ; mais il ne prêterait aucun secours à la guerre politique et étrangère : il s’en irait faire la guerre sociale pour son propre compte, tuant et massacrant les propriétaires et les fermiers, sans distinction de race ni de croyances. On marcherait précédé, suivi, accompagné par le meurtre. Le désordre serait plus funeste que la résistance, et l’on reculerait d’horreur. En même temps l’Irlande du nord resterait ferme, et dans toutes les parties du pays il y aurait des gens qui se défendraient, non pas comme on se défend dans une guerre étrangère, où on laisse au gouvernement le soin d’organiser la résistance, mais comme on se défend dans une guerre sociale. Une partie de l’Irlande occupée, la force de l’Angleterre ne serait pas atteinte, et il suffit de jeter les yeux sur une carte pour savoir qu’on ne peut rester en Irlande sans être maître de la mer. Aucun champ de bataille ne serait plus mal choisi. Laissons de côté les idées d’agression comme les idées de rébellion, les unes et les autres ne sont pas destinées à devenir des faits, et gardons notre haine contre l’oppression pour les pays où l’oppression existe.

Qu’on veuille bien ne pas opposer aux idées que je viens d’émettre le remarquable ouvrage de M. de Beaumont et le livre touchant qui a fait connaître à la France Robert Emmet. L’ouvrage de M. de Beaumont n’a rien perdu de son mérite; on doit l’étudier pour connaître le passé de l’Irlande et pour comprendre son présent. Je pense tout ce qu’a écrit M. de Beaumont sur l’Irlande, et je crois que, s’il revoyait aujourd’hui l’Irlande, il penserait ce que je viens d’écrire. L’auteur de Robert Emmet est, si je ne me trompe, plus sensible aux souvenirs des combats livrés pour la liberté qu’à ceux de la bataille de Clontarf. Son cœur déteste toutes les oppressions, il aime toutes les libertés. Il ne voudrait en aucun cas que la liberté fût sacrifiée aux réminiscences d’un désordre ou d’une tyrannie indigène. J’irai plus loin, j’oserai dire que, si les grands patriotes d’Irlande vivaient aujourd’hui, ils mépriseraient un mysticisme équivoque qui perpétue la misère et propage le crime. Ils n’avaient pas l’esprit incertain ni le cœur timide, ces hommes généreux qui ont donné leur vie à leurs principes et à leur patrie. De même qu’ils se sont révoltés contre l’oppression, ils se rallieraient à la liberté; ayant voulu faire une révolution, ils accepteraient la révolution faite; ils ne porteraient pas dans la paix les sentimens de la guerre. L’Irlande était esclave et elle est libre; elle succombait sous la misère et elle se relève de la détresse. Si le présent est encore douloureux, elle n’a pas connu de passé égal à l’avenir qui se prépare. Le temps est venu de mettre bas les haines et de renoncer à l’espérance d’exterminer quiconque n’est pas de sa race ou de sa foi.


JULES DE LASTEYRIE.

  1. La baronnie correspond à ce qu’on appelle en Angleterre les hundreds, et à ce qu’on appelait en France les centaines sous les Mérovingiens. C’est une division administrative du comté, plus grande que n’est généralement la commune en France, plus petite que le canton.
  2. Du 1er août 1853.
  3. Le Correspondant.
  4. On peut lire leur histoire dans un écrit de M. Hauréau plein de science et d’intérêt.