DE L’IRLANDE.

PREMIÈRE PARTIE.

Tandis que par toute l’Europe le droit est sorti des violences de la conquête, et que les élémens les plus hostiles ont enfanté par leur fusion des nationalités fortes et compactes, une union s’est formée qui, après sept siècles de durée, ne semble guère plus étroite qu’au premier jour. Il est une contrée où la civilisation des temps modernes a dépassé les rigueurs qu’infligèrent aux nations les barbares vomis sur le monde romain, où les vaincus perdirent avec l’indépendance les droits même que la nature départit à tous les êtres. Déclaré incapable de posséder comme de transmettre, ne pouvant se relever par son travail de l’exhérédation qui pesait sur lui, l’homme n’y tint plus à la vie que par l’espoir de la vengeance. Destitué de tous les droits de la famille, placé en dehors de la société civile, il devint de plus en plus étranger à ses transactions, et finit par repousser comme odieuses toutes les obligations qu’elle impose. Redescendu jusqu’à la barbarie, sa haine y puisa des ressources aussi terribles qu’inattendues : alors les vainqueurs s’arrêtèrent à leur tour et commencèrent à pénétrer le danger de leur œuvre.

Ils comprirent qu’il n’y avait pas de milieu entre une extermination physiquement impossible et un système au moins partiel de redressement. Dans ces demeures dont les possesseurs venaient de succomber sous la forfaiture, on ne pouvait reposer la nuit sans entendre siffler des balles ou voir se dresser dans l’ombre un furtif incendie. Ce sol dont on s’était emparé restait sans culture aux mains de ses nouveaux maîtres, malgré l’éclat de sa verdure et la fraîcheur de ses eaux : et comment n’en eût-il pas été ainsi ? La population indigène, privée de toute propriété, et sans aucune garantie pour celle qu’elle acquerrait au prix de ses sueurs, était devenue incapable de contracter une obligation légale en même temps qu’elle restait sans motif d’excitation pour elle-même. La verge du despotisme avait touché l’Irlande et y avait tout desséché jusqu’à la racine. Aussi l’égoïsme ramena-t-il, sinon vers la justice, du moins vers une politique moins meurtrière. On rendit quelques droits de propriété à ces ilotes, afin d’être en mesure de traiter avec eux, à peu près comme le planteur des Antilles soigne la santé de ses esclaves pour profiter de leur travail.

On espérait d’abord limiter des concessions dont on cherchait la mesure dans son propre intérêt ; mais les gouvernemens ne s’arrêtent pas plus dans la voie des réparations que dans celle de l’iniquité. Un premier redressement en appelle nécessairement un autre, car chaque conquête accomplie donne plus d’autorité aux réclamations, plus de force pour les faire valoir.

Aussi vit-on s’engager dès cette époque, entre les vainqueurs et les vaincus, une lutte dont le dernier terme devait être l’égalité parfaite des uns avec les autres. Pour la soutenir, l’Angleterre s’appuya sur sa puissance et sa richesse, l’Irlande sur sa misère et son désespoir : l’une entendant maintenir son système d’oppression avec d’autant plus de rigueur qu’elle était contrainte, par les nécessités même de sa politique, de faire dans l’ordre civil des concessions plus nombreuses ; l’autre faisant de sa turbulence le dernier rempart de sa nationalité et acquérant de plus en plus la conviction que le secret de sa délivrance était dans celui de sa force.

Cette lutte a rempli la seconde moitié du dernier siècle et tout le commencement de celui-ci. L’Irlande a poursuivi la conquête de sa liberté tantôt par la force, tantôt par les voies légales, mais toujours en se montrant menaçante. Soit qu’elle ait dû à l’insurrection d’Amérique le rapport des lois pénales, à la révolution française ses premiers droits politiques, à une association puissante et aux complications de l’Europe sa récente émancipation religieuse, elle peut dire qu’elle a tout conquis en inspirant la crainte et qu’elle n’a rien obtenu de la justice de sa cause.

Une telle conviction laisserait au sein de tous les peuples les germes d’une irritation peut-être éternelle. Qu’est-ce donc lorsque la contrée la plus malheureuse de l’Europe, arrivée au but de ses longs efforts, au terme suprême de ses espérances, commence à entrevoir que le poids de ses longues douleurs doit continuer de l’accabler ? Qu’est-ce lorsqu’il lui reste démontré que ses maux ont des racines plus profondes que la haine même de ses ennemis ?

Telle est pourtant l’impression qu’on reçoit tout d’abord en regardant de près aux affaires d’Irlande. Un examen quelque peu sérieux rend difficile d’espérer que la solution des questions parlementaires aujourd’hui débattues, en admettant même la conclusion la plus favorable, puisse rendre à ce pays une tranquillité dont il a perdu l’habitude et jusqu’au souvenir. La loi ne réformera point, par sa seule autorité, des mœurs héréditaires ; elle ne changera pas, de bien long-temps du moins, des usages invétérés qui arrêtent l’essor de toute culture et atteignent la prospérité publique à sa source. Il y a en Irlande des causes de souffrance désormais indépendantes des griefs politiques, quoique dans l’origine ceux-ci aient pu les provoquer ; il en est d’autres qui tiennent à son génie autant qu’à sa fortune, à sa nature autant qu’à son histoire : ces causes s’enlacent aux racines même de sa nationalité. Les analyser l’une après l’autre, en indiquant ce qu’on peut attendre d’un bon gouvernement et ce qu’il faut laisser au temps et à la Providence ; expliquer pourquoi cette population s’accroît à proportion de sa misère plus rapidement qu’elle ne le ferait en raison de sa prospérité ; pressentir l’action qu’exercera l’Irlande sur les destinées de la Grande-Bretagne, lorsque les questions qui les divisent auront été vidées, ce serait là le sujet d’une belle et philosophique étude : elle occupe en ce moment un écrivain de talent auquel on doit de brillans aperçus sur l’Amérique du Nord[1], et nous ne pouvons, pour notre compte, présenter qu’une trop rapide esquisse d’un tableau à peine entrevu. Celle-ci est devenue néanmoins le complément obligé de travaux antérieurs sur l’Angleterre, la conséquence d’une appréciation qui resterait incomplète sans elle.

L’Irlande est appelée à exercer sur l’esprit public, au sein de la Grande-Bretagne, une influence dont les résultats sont encore incalculables. Au ressort de l’agitation qu’elle ne brisera qu’après s’être mise sur le pied d’une pleine égalité avec sa dominatrice et s’être assuré une représentation proportionnée à son importance, elle substituera celui du mouvement démocratique dont ses députés deviendront les organes au sein du parlement anglais. L’Irlande entamera l’unité de l’Angleterre aristocratique et protestante par la violence de ses passions politiques, destinées à survivre à la lutte nationale, et par le prosélytisme inhérent à sa foi religieuse ; elle sera pour l’édifice du Church and State comme un dissolvant irrésistible et une antithèse vivante.

Jusqu’ici ce pays a toujours montré l’insurrection en perspective ; admis bientôt à la plénitude des droits politiques, il s’appuiera sur une force plus redoutable, sur la puissance d’une idée. Par l’Irlande et par l’union législative, on peut l’affirmer déjà sans témérité, périra la constitution britannique, qui traverserait de longs siècles encore si des mains anglaises devaient seules l’attaquer. Sous les coups de cette contrée si long-temps esclave succombera l’aristocratie anglicane avec les institutions politiques et religieuses qui la protègent : pressentiment qui, depuis long-temps, n’échappe ni à l’une ni à l’autre ; destinée singulière qui explique la haine de celle-ci, et que celle-là pourra présenter aux nations comme un éclatant exemple de la justice divine.

Quel évènement a donc élevé entre deux peuples que tous leurs intérêts matériels rapprochent, cette infranchissable barrière ? Comment ces deux sources n’ont-elles pas depuis long-temps confondu leurs eaux dans un même océan, et d’où vient qu’on peut, dès à présent, pressentir entre ces deux élémens une guerre qui, plus que toute autre cause, hâtera la chute du plus durable édifice élevé par la main des hommes ?

Ce n’est pas du fait de la conquête normande que l’Irlande souffre et gémit au temps actuel ; ce n’est pas l’expédition de Henri II et la bulle d’Adrien IV qui ont, depuis deux siècles, placé ce pays dans une attitude presque constante d’insurrection. La perte d’une nationalité primitive est chose douloureuse sans aucun doute, et les peuples reportent long-temps leur pensée vers ce souvenir, comme les hommes vers leur jeunesse ; mais les écrivains les plus chaleureusement dévoués au culte des causes vaincues confessent, sans hésiter, que la suite des âges cicatrise de telles blessures. Le nier serait prétendre que les bourgeois de Londres maudissent à l’heure qu’il est la mémoire des compagnons de Guillaume-le-Bâtard, bien qu’ils ne manquent jamais de dire avec plus d’orgueil que de vérité : nos ancêtres les Normands ; ce serait admettre que les Gaulois gardent encore rancune aux Francs, les Espagnols aux Goths, les Italiens aux Lombards. La chrétienté s’est constituée par la conquête ; les peuples auxquels manquèrent ses épreuves, ont marché, nul ne l’ignore, d’un pas moins ferme dans cette grande route de la civilisation européenne dont l’invasion fut le point de départ et dont les révolutions politiques sont les étapes. Quelles qu’aient été les souffrances du peuple anglo-saxon, il n’est douteux pour personne que l’Angleterre ne doive ses glorieuses destinées à cet esprit normand qui l’a si fortement organisée à l’intérieur, en même temps qu’il lui imprimait au dehors une impulsion énergique. Si l’expédition de Henri II a eu pour l’Irlande des résultats très différens, c’est qu’elle s’est produite dans des conditions aussi très différentes ; et l’on doit bien moins plaindre les Irlandais d’avoir été soumis par un peuple supérieur en puissance et prédestiné à de grandes choses, que de ne pas s’être trouvé en mesure de recueillir les fruits produits ailleurs par de tels évènemens.

La conquête d’Érin par les princes de la maison de Plantagenet était la conséquence forcée de l’établissement de la monarchie normande dans l’île voisine. Comme la plupart des grands évènemens historiques, elle est sortie des faits eux-mêmes, bien plus que des combinaisons d’une politique habile. Avant que le fils de Mathilde se décidât à joindre à ses nombreux domaines d’Angleterre et de Normandie, d’Anjou, de Poitou et de Guienne, la pauvre seigneurie d’Irlande, l’occupation du littoral de ce pays par des aventuriers anglais était irrévocablement consommée. Les Strougbow, les Fitz-Stephen, les Fitz-Gerald, et leurs compagnons bardés de fer, avaient déjà pris pied dans cette île, et dès long-temps la barbarie et l’imprévoyance des chefs indigènes, en lutte éternelle les uns contre les autres, avaient porté un coup mortel à la cause de l’indépendance. Pressée entre les Norvégiens depuis plus d’un siècle maîtres de ses ports, et les chevaliers entreprenans qui, chaque jour, appelaient à leur aide de nouveaux auxiliaires, l’Irlande devait entrer par une voie ou par une autre dans le mouvement européen à part duquel elle avait vécu jusqu’alors. En allant recevoir à Dublin l’hommage de ses vassaux anglais que leurs succès militaires ou leurs alliances rendaient déjà possesseurs de vastes domaines en Irlande, Henri II ne fit que régulariser un fait, à bien dire consommé ; il rattacha au trône du suzerain les anneaux brisés de la grande chaîne féodale.

La cour de Rome suivit les inspirations d’une politique analogue en sanctionnant l’invasion normande. Peut-être l’intérêt pieux qui s’attache aux nationalités éteintes a-t-il, sous ce rapport, égaré l’opinion, et altéré en quelque chose le caractère de cette période historique. On a reproché avec amertume au pape Adrien d’avoir donné les mains à la sujétion de la nation irlandaise, qui jusqu’alors s’était tenue isolée de Rome comme du reste du monde, mettant son indépendance sous la garde de sa barbarie. Mais d’où serait donc sortie cette magnifique unité que l’Europe dut au saint-siége, si celui-ci ne s’était fait le centre des intérêts comme des idées, et s’il n’avait osé préférer parfois aux individualités faibles et sans ressort les races dépositaires des germes de puissance et d’avenir ? Rome a toujours cherché à s’appuyer sur la force, nous l’accordons sans peine au grand écrivain qui a dressé contre sa politique l’acte le plus spécieux d’accusation[2] ; mais un tel système ne s’explique-t-il pas par la seule raison que l’unité était le but de tous ses efforts et sa préoccupation la plus constante ? Comment Grégoire VII eût-il réalisé son œuvre immense, la restauration de la société spirituelle au sein de l’Europe dominée par la force militaire, si ce pontife et ses successeurs à la tiare n’avaient rallié à la tige de la chrétienté toutes ces individualités indépendantes, toutes ces églises éparses, branches sans sève plus d’à moitié fanées, lorsque Hildebrand fonda le système européen sur le hardi développement de l’idée catholique ?

Quelque poétiques tableaux qu’on se plaise à tracer de la position antérieure de l’Irlande, dont les monastères, en effet, servirent un moment de refuge à la science religieuse pendant la crise continentale des Ve et VIe siècles, il est incontestable que vers le temps où la flotte anglaise débarqua sur ses rivages, protégée par une bulle pontificale, le clergé irlandais touchait à un degré d’ignorance voisin de la barbarie. Les plaintes éloquentes de saint Bernard et une multitude de faits constatés par tous les documens contemporains attestent qu’une réforme, opérée dans le but de rattacher l’Irlande au saint-siége, pouvait seule y sauver cette discipline ecclésiastique par laquelle le catholicisme a vécu jusqu’à nos jours. Que Rome ait cédé à cette pensée, qu’elle ait fait acte de déférence envers un pouvoir qu’il était nécessaire de ménager, que ces vues diverses se soient plus ou moins combinées pour déterminer sa conduite, c’est là un problème que le publiciste n’a pas intérêt à résoudre ; mais ce qui doit rester bien établi pour arriver à une appréciation exacte des évènemens, en remontant jusqu’à leur principe, c’est l’entraînement qui poussait la Grande-Bretagne sur l’Irlande, l’impossibilité où était un peuple à peu près sauvage de garder long-temps son indépendance entre les ostmen de la Mer du Nord et les fiers barons d’Angleterre.

Pourquoi le fait de la conquête qui, au bout de quelques siècles, amena la fusion des Saxons et des Normands, n’a-t-il produit en Irlande qu’une oppression continuée jusqu’à nos jours ? D’où vient que tant de douleurs sont demeurées stériles, et que les fils n’ont pas recueilli le prix du sang de leurs pères ?

Lorsque la bataille de Hastings eut livré aux Normands le royaume anglo-saxon, ce pays possédait une unité d’organisation dont l’Irlande était entièrement dépourvue au temps de l’invasion de Henri II. Si cette unité contribua à rendre plus prompte la soumission de l’Angleterre après la défaite du roi Harold, inconvénient inhérent à tous les pouvoirs centralisés, elle dut aussi donner aux vaincus bien plus de moyens pour agir à la longue sur les conquérans, en exerçant sur ceux-ci une influence égale à celle qu’ils subissaient eux-mêmes. Aussi avons-nous montré[3], sous les premiers successeurs de Guillaume, l’élément saxon intervenant d’une manière énergique dans la politique anglaise, et décidant par son propre poids l’issue des plus grands évènemens. Quels qu’eussent été les terribles effets de la conquête, il y eut, dès ce moment, en Angleterre, action et réaction réciproque. Les deux intérêts partout en présence se combinèrent étroitement, et un esprit nouveau, qui ne fut ni le pacifique esprit saxon, ni le belliqueux esprit normand, mais un composé de l’un et de l’autre, sortit bientôt de ces épreuves sanglantes, et vint prendre en Europe la place éminente qu’il y occupe encore. De plus, l’Angleterre, résidence des rois et des plus puissans seigneurs, absorba bientôt le duché de Normandie, comme le principal absorbe l’accessoire ; la terre conquise devint métropole de la terre conquérante ; et ceci ne contribua pas peu à effacer les traces de la violence, en constituant enfin dans ses conditions normales la puissante nationalité britannique.

Pour apprécier le caractère de la conquête de Henri II, continuée par ses successeurs jusqu’à Élisabeth et Cromwell, il faut prendre, à bien dire, le contre-pied de tout cela. Pendant qu’en Angleterre les divers royaumes saxons étaient réunis sous un même sceptre, et passaient dès-lors tous ensemble sous les lois du vainqueur, l’anarchie dévorait l’Irlande où des chefs nombreux revendiquaient tour à tour une suprématie contestée. Des luttes perpétuelles, des vengeances de cannibales, étaient le résultat quotidien d’un état de choses qui, s’il donnait peut-être à l’étranger plus de facilité pour vaincre, lui interdisait de tirer aucun fruit durable de sa victoire. À ces causes d’éternelle mobilité venaient se joindre des coutumes antiques dont l’influence rendait impossible toute organisation permanente de la société, et qui maintenait la population dans des habitudes pastorales et presque nomades.

Au premier rang de ces institutions dont la funeste action s’est fait sentir jusque dans les temps modernes, un historien judicieux[4] place, avec raison, le tanistry et le gavelkind. On sait que l’organisation par clan existait en Irlande comme parmi toutes les populations gaéliques, et que la loi du tanistry combinait de la façon la plus fâcheuse le droit héréditaire avec celui d’élection, en n’accordant au tanist qu’un titre éventuel, toujours soumis à la sanction des membres de son clan. Les querelles domestiques qu’une telle loi ne pouvait manquer de susciter et qui se vidaient toujours par la force, entretenaient ainsi dans la nation un esprit opposé à tout établissement assis sur des bases solides. Le gavelkind était un mode de tenure d’après lequel les terres étaient partagées sans condition de primogéniture, non pas en descendant directement à tous les enfans, selon nos idées modernes, mais en faisant d’abord retour au clan où elles étaient réunies en une masse commune. Alors, à des époques déterminées, le canfinny en faisait une nouvelle répartition, dans laquelle il assignait, peut-être selon des règles aujourd’hui inconnues, peut être selon son caprice, leur portion respective aux divers chefs de famille. Un tel système, par l’incertitude qu’il laissait planer sur la propriété, était, on le comprend, aussi funeste à tous les progrès de l’agriculture que contraire à toute organisation régulière de la société. Cette coutume se maintint, jusqu’au temps de Jacques Ier, au sein des populations indigènes ; et sir John Davies, lord chef justice d’Irlande sous ce règne, dans un livre qui est encore la source la plus abondante et la plus sûre d’informations[5], affirme même que, de son temps, on reconnaissait à leur aridité absolue les districts où s’appliquait alors le gavelkind.

Livré à des luttes interminables et à des habitudes désordonnées, le peuple irlandais, sans arts, sans industrie, habitant des huttes construites en terre, et ne voyant s’élever sur son littoral que quelques villes construites par des pirates norvégiens, ou de rares forteresses bâties par les envahisseurs anglais, était donc, au XIIe siècle, en arrière de toutes les nations qui convoitaient son sol fertile. Cette situation ne lui permit pas de préparer contre l’invasion une résistance régulière et sérieuse. Mais, chose bien plus grave, elle eut pour effet de la laisser hors de tout contact avec les vainqueurs. Aussi, préservé de leur poursuite par sa pauvreté même, réfugié dans ses montagnes et ses marais inaccessibles, continua-t-il d’y vivre de la vie de ses pères. Reculant de quelques lieues dans l’intérieur de son île, il put rester sans relation avec la royauté étrangère campée sur ses rivages.

Celle-ci ne songea pas d’abord à pousser loin ses avantages. N’en eût-elle pas d’ailleurs été empêchée par la faiblesse de ses moyens et le petit nombre de ses soldats ? Henri débarquant à Waterford pour recevoir, dans un palais de bois construit pour la circonstance, l’hommage de ses chevaliers devenus grands feudataires, et celui de quelques chefs que leurs querelles intestines avaient associés à sa fortune, ne ressemblait nullement à Guillaume de Normandie débarquant à Pevensey, et jurant, en saisissant de ses mains la terre saxonne, qu’elle « serait sienne par la splendeur de Dieu. » L’un était suivi d’une cour, l’autre d’une armée ; l’un voulait de l’encens, l’autre de la puissance. Celui-ci trouva un peuple avancé en civilisation, de la propriété duquel il s’empara sans hésitation comme sans pitié, ne laissant pas une terre, pas un château, pas une personne, sans les faire entrer de force dans l’ensemble de son vaste système ; celui-là eut affaire à des peuplades qui s’enfuirent devant lui, et que ses successeurs ne surent point atteindre au centre de leurs intérêts et dans l’intimité de leur vie pastorale. La conquête de l’Angleterre fut terrible dans ses effets immédiats, mais elle porta des fruits rapides, car il y avait pour les deux races des points par où se prendre et s’assimiler. La conquête de l’Irlande ne fut d’abord ni oppressive ni sanglante ; mais, au lieu d’enfanter une nationalité nouvelle, son seul effet fut de jeter sur une rive lointaine une colonie qui perdit l’esprit national sans en acquérir un autre, et d’arrêter, par l’établissement de ce foyer permanent d’irritation, les progrès naturels de la race indigène. La nationalité anglo-saxonne expira pour renaître ; la nationalité irlandaise se maintint en face d’un élément trop faible pour l’absorber, trop fort pour ne pas s’efforcer de consolider son établissement par l’extension de ses conquêtes et l’emploi de tous les moyens.

La royauté anglaise éprouva, dès l’origine, un double embarras dans sa politique à l’égard de l’Irlande. Les chefs indigènes qui, pour obtenir des secours contre leurs rivaux, avaient été conduits à la reconnaître, croyaient en faire assez pour le roi de l’île voisine en lui rendant quelques devoirs insignifians, et en l’entourant d’un sauvage cortége lorsqu’il apparaissait en personne dans sa seigneurie d’Irlande. Ces chefs entendaient, du reste, continuer d’appliquer leurs antiques coutumes ; et jusque dans les limites du Pale, barrière que ne dépassaient pas les envahisseurs, les clans alliés maintenaient avec un saint respect les lois des Bréhons, en face des statuts rendus par le parlement irlandais ou importés d’Angleterre. D’un autre côté, les seigneurs auxquels la couronne avait accordé une investiture à peu près nominale, et dont elle avait subi les conditions plutôt qu’elle n’avait fait les siennes avec eux, ne prirent conseil que de leur ambition, toutes les fois qu’il put s’agir d’étendre leurs domaines, même au mépris de la foi jurée. Ils se mirent bien plus en peine de leurs intérêts particuliers que des intérêts de l’établissement anglais en Irlande. De là des violences qui contribuèrent à faire triompher des cupidités personnelles, mais au prix d’une haine chaque jour plus vive et de périls plus imminens. Dans cette lamentable histoire, les torts de la royauté tiennent bien plus à son éloignement et à sa faiblesse qu’à de mauvais desseins et à des préméditations condamnables. L’Irlande, pour être juste, aurait bien moins à lui reprocher une oppression systématique qu’une impuissance peut-être plus désastreuse encore.

Les natifs, de plus en plus pressés par les seigneurs, s’adressèrent vainement au trône pour en recevoir une protection qu’il eût, sans doute, été dans ses désirs comme dans ses intérêts de leur accorder, mais que l’indépendance à peu près complète des grands feudataires irlandais, dans le cours des XIIIe et XIVe siècles, rendait évidemment impossible. Privés dès-lors de tout espoir de redressement, ils ne comptèrent plus que sur eux-mêmes ; et chaque rocher du rivage, chaque forêt de l’intérieur devint une citadelle dans cette guerre acharnée qu’alimenta le sang de tant de générations, et dont les feux mal éteints ont failli si souvent se rallumer de nos jours.

Tant que les dissensions religieuses ne vinrent pas intéresser les passions populaires dans les affaires d’Irlande et donner à celles-ci un caractère tout nouveau, l’Angleterre fit des vœux toujours sincères, et des efforts quelquefois efficaces pour hâter les progrès et la pacification de la vaste contrée nominalement soumise à sa puissance. Nous venons de dire qu’à cet égard elle manqua de force ; il suffit de songer au temps pour ne pas s’étonner qu’elle manquât aussi de lumière.

Au lieu d’asseoir les destinées de la terre conquise sur la fusion graduelle des deux races, elle procéda par des voies tout opposées. Pendant qu’elle maintenait avec rigueur l’oppression des natifs, on la vit concéder à un certain nombre d’entre ceux-ci, pour prix de leur soumission ou de leurs services, le titre et la qualité d’Anglais avec tous les priviléges attachés au sang des vainqueurs ; système analogue à celui qui prévalait dans l’Amérique espagnole et portugaise, où des noirs étaient déclarés blancs par lettres patentes, et relevés ainsi de la flétrissure qui les atteignait au berceau. Que ne valait pas une telle prérogative en un siècle et en un pays où le bénéfice sacré de la justice et des lois était restreint à ceux qui pouvaient invoquer une origine anglaise ou une concession équivalente ? Les sauvages natifs (the wild Irish), pour parler la langue officielle qui s’est conservée presque jusqu’à nos jours, restaient en effet en dehors d’une société qui ne les connaissait que comme les objets d’une guerre éternelle. En parcourant l’histoire de ce pays, on tombe à chaque instant sur des faits et sur des textes que l’on dirait détachés des tables d’airain de la loi décemvirale.

Cette manière de relever de leur déchéance quelques chefs et quelques tribus était sans doute vicieuse en soi, puisqu’elle maintenait ce qu’il aurait fallu détruire. Cependant elle eût fini par produire des résultats avantageux, si ce mode de naturalisation avait pu recevoir toute l’extension que les rois d’Angleterre auraient vraisemblablement essayé de lui donner ; car rien n’établit que ces princes ou leurs lieutenans en Irlande se refusassent à faire jouir du bénéfice de la loi anglaise les Irlandais qui le réclamaient. Mais un invincible obstacle à cette émancipation se rencontra dans un corps que l’histoire peut justement flétrir comme le principal instrument des calamités de sa patrie, le parlement anglo-irlandais. Celui-ci repoussa toujours avec véhémence l’admission des indigènes au bénéfice du droit commun ; il maintint avec un soin jaloux la réprobation légale qui légitimait par elle seule ses plus coupables violences. Ce fut ainsi qu’on le vit, sous Édouard Ier et sous Édouard III, résister énergiquement aux vœux de la royauté, et se refuser d’étendre à des clans qui la sollicitaient comme une grace, la jouissance d’une législation dont l’effet eût été de rendre leurs propriétés moins précaires et leurs têtes plus respectées.

La constitution irlandaise s’était naturellement façonnée sur le patron des institutions de l’île voisine, encore que l’élément monarchique dût exercer en Irlande une bien moindre action que dans la Grande-Bretagne. Au bord de la Tamise, la royauté partout présente opposait des forces organisées dans le sein même des vieilles populations saxonnes aux ambitieuses coalitions de ses vassaux normands ; au bord du Shannon, la royauté absente était représentée par un délégué contraint de traiter avec des hommes chez lesquels l’orgueil de leur descendance anglaise et un mépris profond de l’Irlande s’unissaient à des mœurs que le contact de la barbarie avait rendues plus d’à moitié sauvages ; fonctionnaire revêtu d’un pouvoir à peine reconnu dans les comtés attenant à la capitale, et condamné à servir les passions de colons ignorans et méprisables, au lieu d’être l’agent éclairé d’une politique nationale.

Le parlement de Dublin était originairement composé des grands feudataires et des évêques, auxquels on adjoignit plus tard des députés de ces villes maritimes dont la population, mi-partie anglaise et mi-partie norvégienne, avait pris des accroissemens de plus en plus rapides. Cette législature exerçait un pouvoir sur lequel le parlement d’Angleterre, comme conseil immédiat du souverain, prétendit toujours un droit de suprématie, motif en raison duquel il y eut également appel des cours de justice de Dublin à celle du banc du roi à Londres.

Pendant sa longue carrière, la législature irlandaise agit constamment sous la même préoccupation. Elle voulait en même temps atteindre par ses lois de fer la race indigène, dont l’anéantissement était le dernier mot de sa politique, et prévenir tout contact de la population coloniale avec ce peuple voué à une impitoyable extermination. De là des statuts dont le sens véritable échappe à qui ne les embrasse pas de ce point de vue, et ne comprend pas que les envahisseurs de l’Irlande mirent autant de soin à se tenir séparés de la population native que ceux de l’Angleterre en prirent pour l’absorber dans une commune unité. C’est ainsi que dans le cours du XIVe siècle[6] des lois sont portées pour interdire, sous peine de haute trahison et de confiscation, tout mariage entre Anglais et Irlandais, tout rapport établi, soit par l’allaitement, soit en tenant des nouveau-nés sur les fonts du baptême, genre d’affinité que ce peuple estimait aussi étroite et plus sacrée que la paternité même. D’autres statuts écartent les fils d’Érin de toutes les maisons religieuses, de tous les bénéfices ecclésiastiques, et poursuivent avec rigueur leurs bardes, ces dépositaires inspirés des traditions nationales.

Cependant les coups portés aux indigènes par les colons renfermés dans l’enceinte du pale ne suffisaient pas pour atteindre un but trop hautement avoué ; car un peuple a la vie dure, et les nations ont plus à redouter le suicide que l’assassinat. Ces tentatives, impuissantes autant que cruelles, n’avaient pour résultat définitif que de couper court, chez ces peuples, à tous les progrès qu’ils eussent faits sans doute dans une situation plus tranquille : aussi reculaient-ils dans la barbarie à mesure que l’Europe s’avançait vers la civilisation des temps modernes. Dans le cours du XVe siècle, l’Angleterre, tout entière à ses vues ambitieuses sur la France, puis déchirée par la guerre civile, n’entretint en Irlande que quelques bandes sans discipline ; elle n’y envoya que de rares subsides, auxquels il fallait suppléer par le pillage. Les liens déjà si faibles qui unissaient les deux contrées se relâchèrent de plus en plus, et, à l’avènement de Henri VII, l’autorité royale n’était reconnue que dans une partie des quatre comtés de Dublin, Kildare, Louth et Meath, et ne s’étendait pas à plus de trente milles dans l’intérieur. Mais de cette époque date pour l’Irlande l’ouverture d’une ère entièrement nouvelle. Après avoir souffert de l’abandon et de l’oubli du gouvernement anglais, elle allait ressentir les maux bien plus terribles qu’un pouvoir tyrannique inflige à l’objet d’une haine implacable et d’une persévérance acharnée.

C’est du sein des discordes civiles que sortent les royautés énergiques, et l’anarchie fut toujours le creuset où se trempa le despotisme. La maison de Tudor appliqua à l’Irlande la force immense que les malheurs des temps lui avaient donnée en Angleterre. À ses efforts prolongés jusqu’à la mort d’Élisabeth, la Grande-Bretagne dut une conquête jusqu’alors illusoire, et qui ne date en réalité que du commencement du XVIIe siècle. Pendant la lutte entre les maisons d’York et de Lancastre, la petite colonie anglo-irlandaise avait lié son sort à la fortune de la rose blanche. Tous les prétendans et tous les aventuriers politiques, Lambert Simnel comme Perkin-Warbec, avaient essayé de s’en faire un point d’appui ; il fallait donc, pour arriver à cette consolidation du pouvoir absolu, qui fut la pensée et l’œuvre des Tudors, s’occuper enfin sérieusement de l’Irlande, et la lier étroitement au nouveau système imposé à la mère patrie. Des forces de plus en plus considérables furent dirigées vers cette île ; des subsides plus abondans furent transmis à ses gouverneurs, et bientôt cette politique porta ses fruits. Le célèbre statut de Drogheda, appelé loi de Poyning, du nom du lord-lieutenant qui représentait alors la royauté, limita d’une manière fort étroite les pouvoirs de l’assemblée irlandaise ; il reconnut la haute suprématie du parlement anglais, et l’initiative absolue du conseil d’Angleterre en toute matière législative.

Ces conquêtes légales furent suivies de victoires arrachées par des moyens plus terribles. Tandis que la hache d’Henri VIII et d’Élisabeth faisait tomber en Irlande la tête des grands vassaux anglais, leurs armées, pénétrant enfin au cœur du pays, imposaient aux chefs indigènes des soumissions qui devenaient effectives du jour où l’on se montrait fort et résolu. Après que l’Angleterre eut triomphé de la grande insurrection de Tyrone, l’Irlande comprit que c’en était fait à jamais de sa sauvage indépendance, et que le temps était venu où son génie devait reculer devant un autre. L’érection de ce pays en royaume, opérée par Henri VIII[7], constate l’importance croissante que l’Angleterre attachait à sa colonie, et sa ferme volonté de la lier plus étroitement à la couronne.

La conviction, de plus en plus générale, qu’une plus longue résistance devenait impossible devant des forces aussi imposantes, aurait frayé à l’obéissance des voies faciles, si un nouvel obstacle ne s’était élevé entre les deux pays à l’époque même où leur réunion semblait possible ; obstacle plus insurmontable encore que tous ceux par lesquels ils avaient été jusqu’alors séparés.

Les nombreux armemens de Henri VIII, la belle armée confiée par Élisabeth à la présomptueuse imprudence du comte d’Essex, auraient réduit l’Irlande à l’obéissance, et la résignation serait bientôt sortie de cette obéissance même, s’il ne s’était agi que d’une conquête territoriale, alors inévitable, et d’une domination politique que les plus farouches ennemis de l’Angleterre se sentaient désormais trop faibles pour repousser. Mais, en important les lois britanniques en Irlande, on prétendit aussi y importer un évangile nouveau, et l’on exigea simultanément de ce peuple le sacrifice de sa foi et celui de sa nationalité. Élisabeth n’admettait pas, et peut-être est-elle absoute à cet égard par l’opinion unanime de son temps, que la souveraineté politique n’entraînât pas la souveraineté religieuse, et qu’il fût loisible à des sujets de professer d’autres croyances que celles du pouvoir lui-même. L’acte de suprématie fut donc envoyé en Irlande, où il souleva des résistances dont ni les révolutions ni les siècles n’ont triomphé. Si les évêques des villes du littoral, soumis à la royauté parce qu’ils étaient choisis par elle, firent, avec ceux d’Angleterre, assaut de complaisance et de bassesse, une vigoureuse résistance s’organisa dans tout le clergé indigène ; résistance à laquelle s’associa la plus grande partie du clergé anglo-irlandais lui-même. La réformation rencontra les plus sérieux obstacles dans les limites même du pale, où un établissement de quatre siècles avait créé aux colons des intérêts complètement distincts de ceux de l’île voisine.

Les natifs, étrangers aux mœurs comme à la langue de l’Angleterre, et sur lesquels les apôtres de la réforme ne pouvaient exercer aucune action ; les vieux colons, blessés dans leur foi autant que dans leur liberté politique par le despotisme des théories anglicanes, et qui n’avaient pas respiré dans les palais des Tudors l’air de la servitude, se trouvèrent avoir un intérêt commun à défendre une idée nationale où se rattacher ensemble et pour la première fois. De là, cette nécessité où se vit réduite l’Angleterre de fonder, pour ainsi dire, un établissement nouveau, en superposant de nouvelles colonies à celles qui avaient commencé, depuis le XIIe siècle, l’œuvre si difficile, de la soumission de l’Irlande. Jacques Ier voua tout son règne à cette pensée, qui eut pour objet d’implanter des populations nombreuses et avancées en civilisation au centre d’un pays jusqu’alors barbare et souvent désert. Chaque fois qu’un chef indigène se refusait à faire hommage à la couronne, ou qu’un prétexte quelconque permettait d’employer contre lui l’arme légale de la forfaiture, des domaines, qui souvent étaient des provinces, se trouvaient concédés à des compagnies d’industriels protégés par une force militaire. Ainsi se fondèrent successivement, au commencement du XVIIe siècle, les établissemens anglais dans toutes les parties de l’île ; ainsi fut organisée la grande colonie d’Ulster, le principal point d’appui du protestantisme en Irlande, après la rébellion des deux principaux chefs du nord, sur lesquels la couronne ne confisqua pas moins de cinq cent mille acres de terre.

Le mode d’après lequel s’opérèrent ces concessions ne manquait pas d’habileté, et leurs résultats ont exercé sur les habitudes générales de la population une influence encore sensible. Ces terres étaient divisées en lots n’excédant jamais deux mille acres, et ne s’élevant pas, pour l’ordinaire, à plus de moitié de cette étendue. Diverses conditions étaient imposées aux concessionnaires : les principales consistaient à implanter, dans un délai fixé, sur les domaines ainsi octroyés, un nombre déterminé de familles anglaises ou écossaises, et à y construire des maisons fortifiées, qui servaient à la fois de points de défense et de bâtimens d’exploitation. Partout où prévalut ce système, la soumission des indigènes fut garantie ; réduits dès-lors à vivre en parias, sous des maîtres usurpateurs du sol de leurs pères, ils formèrent cette classe de laboureurs sans capitaux et sans industrie, qui pullule dans les provinces irlandaises.

Mais des évènemens d’un caractère plus sombre allaient tracer en lettres de sang l’acte de séparation de l’Angleterre et de l’Irlande.

La grande insurrection de 1641 éclata, provoquée par une résistance générale à l’oppression civile et religieuse. Les vieux colons, contraints de plier sous l’acte de suprématie, ou de subir des pénalités terribles ; les indigènes, dépouillés de leurs domaines et traqués au pied des autels, mirent en oubli leur vieille haine, et marchèrent ensemble contre les nouveaux envahisseurs que l’Angleterre jetait chaque jour sur ces tristes rivages. On connaît cette lutte sans exemple dans l’histoire des nations, qui aboutit à confiner un peuple tout entier dans une seule province, vaste sépulcre ouvert à ceux qui survécurent à la destruction de la patrie. La spoliation et le glaive se lassèrent de choisir, et pour Cromwell l’Irlande n’eut vraiment qu’une seule tête. La confiscation atteignit la nation tout entière, et le sol fut bouleversé jusqu’aux abîmes. Alors s’établit dans ce pays un nouvel intérêt à côté de ceux qui le divisaient déjà si profondément, l’intérêt presbytérien, qui partage aujourd’hui avec l’église épiscopale la population protestante de l’Irlande en deux parties à peu près égales. Des soldats furent les missionnaires de ce culte ; et, si leur épée ne lui fit pas de prosélytes, elle leur procura des lambeaux de cette terre mise au pillage. Derniers venus à cette vaste curée, les puritains surent se faire la part bonne et la conserver au milieu des vicissitudes du temps.

La restauration trouva la population irlandaise à moitié détruite et à moitié transplantée, les titres de propriété anéantis, la haine et le désespoir au fond de toutes les ames. Elle ne s’engagea pas dans le dédale de tels redressemens, et, sanctionnant des iniquités que leur immensité même dérobait à l’action de la justice humaine, elle ne trouva guère, dans tout cela, que l’occasion de servir des intérêts particuliers dans des vues d’égoïsme et de parti. Après 1688, Jacques II, accueilli en Irlande bien moins par sympathie pour lui-même que comme instrument de vengeance contre l’Angleterre, essaya de relever l’intérêt catholique et national si cruellement écrasé. Mais la bataille de la Boyne rendit bientôt aux ennemis de l’Irlande une prépondérance qu’ils ont maintenue si long-temps, et dont ils défendent aujourd’hui les restes avec des efforts désespérés.

Si Guillaume III usa personnellement envers les vaincus d’une modération qui tenait à son caractère et plus encore à sa politique, les whigs des XVIIe et XVIIIe siècles, préparant à leurs successeurs du XIXe siècle le devoir d’une expiation tardive et incomplète, épuisèrent sur ce peuple tout ce que la haine sait emprunter de froides cruautés à l’arsenal d’une légalité tyrannique. Les terres échappées aux confiscations des époques antérieures, dix-huit cent mille acres environ, subirent cette fois la forfaiture, cette loi fatale d’un pays où le sol a manqué sous les pas de toutes les générations, pendant le cours de six siècles. L’Irlande, secondée par les armes de la France, avait obtenu, dans la capitulation militaire de Limerick, une promesse de tolérance, si ce n’est de liberté religieuse. Mais entre deux peuples dont l’un se croit le propriétaire de l’autre, il ne saurait y avoir de droit public ; car aucun titre n’invalide une domination primordiale, une souveraineté en quelque sorte naturelle. Aussi le gouvernement anglais, à l’instigation du parlement protestant d’Irlande, ne tarda-t-il pas à fouler aux pieds ces articles célèbres, et à soumettre la presque totalité de la population irlandaise au code qui, dans la Grande-Bretagne, écrasait une faible minorité catholique.

Pendant le règne de Guillaume et celui de la reine Anne, dans le temps où la liberté de l’Angleterre brillait du plus vif éclat, où son génie s’épanouissait sous des formes élégantes, au siècle des beaux esprits et des philosophes, quand le goût des plaisirs et le scepticisme semblaient éteindre le fanatisme en atteignant à leur source les croyances elles-mêmes, un peuple civilisé entreprit de continuer, par les lois, l’œuvre d’anéantissement que ses rudes ancêtres avaient commencée par les armes. De là un système d’incapacités civiles et politiques entre lesquelles il suffira de rappeler les dispositions les plus propres à affecter l’ensemble de la société et à expliquer des mœurs dont l’Europe s’étonne sans trop chercher à les comprendre.

L’obligation de souscrire à la suprématie religieuse de la royauté et de prêter le serment contre la transsubstantiation, obligation imposée à l’Irlande aussi bien qu’à l’Angleterre, avait laissé les sept huitièmes de sa population sans organes au sein de la législature anglicane de Dublin. L’enlèvement de la franchise électorale aux catholiques, opéré plus tard en pleine paix[8], et sans la triste excuse de la nécessité, même sans celle du péril, interdit désormais à la masse de la nation de concourir au choix des membres d’un parlement qu’elle dut regarder, à toutes les époques de son histoire, comme son ennemi naturel et irréconciliable. On va voir si ce sentiment fut justifié par les actes législatifs qui, après la révolution libérale de 1688, et jusqu’à la fin du siècle dernier, ont régi en Irlande la condition des personnes.

Tout mariage entre catholique et protestant possédant des propriétés en Irlande était déclaré nul, sous peine de mort pour le prêtre qui l’aurait consacré. Lorsqu’une telle union avait lieu, l’éducation des enfans appartenait de droit à celui des époux professant la religion réformée. Aucun catholique ne pouvait être tuteur, tenir une école ou enseigner même dans une maison privée, et les pénalités les plus graves atteignaient quiconque envoyait ses enfans sur le continent pour être élevé dans la religion romaine. Lorsque le fils d’un père catholique embrassait la religion anglicane, il pouvait s’approprier, du vivant de son père, son héritage immobilier, en lui payant une simple rente. En cas d’ouverture d’une succession à laquelle étaient appelés des héritiers de deux croyances, elle passait en totalité à ceux professant la religion protestante. Si tous les enfans étaient catholiques, la division des terres s’opérait entre eux par portions égales, contrairement à ce qui avait lieu pour les familles protestantes que le droit de primogéniture tendait à maintenir. Tout catholique était privé du droit d’acheter une propriété territoriale, il ne pouvait même la prendre à long bail, et tout fermier de cette religion, dont le bénéfice excédait de plus d’un tiers le prix de la location, pouvait être dépossédé sur la réclamation d’un protestant subrogé à son lieu et place. Il était interdit aux catholiques d’avoir des armes même pour leur défense personnelle, et les magistrats pouvaient en tout temps pénétrer dans leur demeure pour constater des contraventions à cet égard. Tout protestant convoitant le cheval d’un catholique avait le droit de s’en emparer, en lui payant cinq livres sterling, montant de sa valeur légalement présumée. Les chevaux des fermiers catholiques étaient saisis de droit pour le service de la milice en cas de guerre. Ajoutons que, bien que les catholiques fussent appelés dans cette circonstance à payer la dette de leur sang, lorsque la guerre se faisait contre une puissance catholique, ils devaient désintéresser leurs concitoyens protestans de tous dommages par eux encourus à raison des opérations militaires ou maritimes. Enfin, pour compléter cet horrible code qui, selon la belle expression de Burke, ne conservait la vie aux hommes que pour insulter dans leur personne à tous les droits de l’humanité, ces lois étaient appliquées sur le verdict de jurys composés de protestans, et par des magistrats appartenant exclusivement à la religion anglicane[9].

Depuis l’avénement de la maison d’Hanovre et les insurrections de l’Écosse, en 1715 et en 1747, mouvemens auxquels l’Irlande ne prit pas la part la plus légère, encore qu’ils devinssent pour elle la cause de nouvelles humiliations, ce pays subit en silence des rigueurs sans exemple comme sans excuse. On put croire à cette époque qu’il était enfin frappé au cœur, et qu’il avait perdu jusqu’à la force de se plaindre. Ses enfans, dispersés chez toutes les nations comme les juifs auxquels Clarendon les comparait trop justement, versaient leur sang pour toutes les causes et sur tous les champs de bataille. Sa bourgeoisie végétait humble et cachée dans les services les plus obscurs du barreau où il lui était interdit de s’asseoir ; ses prêtres, enregistrés dans chaque circonscription, voyaient leur tête menacée s’ils en franchissaient la limite ; ses populations rurales, sous la double excitation de leur misère et de leur profond abaissement, contractaient des habitudes invétérées de désordre, et comme une haine implacable contre l’ordre social tout entier. C’est à ce point que tant de persécutions avaient conduit les dominateurs de l’Irlande, et leur système devenait la cause de leur perplexité, le principe même de leur ruine.

Les confiscations du dernier siècle avaient fait passer dans les mains des protestans la presque totalité du sol ; mais que valait le sol au milieu d’une population de mendians, qui, le jour, vous tendaient la main, et la nuit enfonçaient les portes de vos demeures ? Quel profit tirer d’une terre qui ne trouvait point d’acheteur, et qu’un fermier catholique ne pouvait même prendre à bail ? Quelles transactions passer avec le petit nombre de propriétaires catholiques, lorsqu’un fils, en devenant apostat, pouvait exproprier son père, et même annuler toutes les conventions hypothécaires arrêtées par lui ? De tels résultats éclairèrent même la haine la plus aveugle. Quelle que fût la violence avec laquelle le corps des protestans exigea le maintien des lois pénales et des incapacités civiles, on s’empressait individuellement d’y réclamer des exceptions, dans l’intérêt et pour la sûreté des relations personnelles. De là, une multitude de conventions secrètes et de fraudes de tous genres, sorte de contrebande judiciaire, imposée par l’extrême rigueur de la loi, comme la contrebande marchande est déterminée par l’élévation des tarifs. Le gouvernement dut agir à cet égard comme les particuliers eux-mêmes. Si jusqu’au milieu du XVIIIe siècle il ne se passa guère d’années sans que le parlement de Dublin n’acquît quelque titre de plus aux malédictions de sa patrie, le pouvoir ne put manquer de fermer les yeux sur la non-exécution d’un code qui, pris au pied de la lettre, eût entraîné la dissolution immédiate de la société. Mais, lors même que les lois n’étaient pas vigoureusement appliquées, elles restaient comme un obstacle à toutes les ambitions légitimes, comme une menace perpétuelle et un stygmate de servitude : c’était le gage d’une dépendance sans cesse rappelée par l’insolence des vainqueurs, alors même que leur égoïsme leur imposait l’obligation d’en atténuer les effets.

C’était surtout parmi les laboureurs indigènes que le mal était profond et que les mœurs allaient s’altérant de plus en plus par l’établissement d’anarchiques habitudes, passées désormais à l’état chronique dans le tempérament de ce peuple. Suppléant à leur faiblesse par un ensemble qui n’a jamais été surpassé, cherchant une distraction à leur misère dans la sombre poésie dont le crime et le péril enivrent l’ame et la fascinent, les paysans formèrent, sur tous les points de l’Irlande, ces associations secrètes qui, sous le nom de Whiteboys, de Rightboys, d’Oakboys, de Thraskers, de Rockistes, etc., ont exercé, depuis 1760 jusqu’à ce moment, une influence aussi redoutable que mystérieuse.

Aucune pensée politique proprement dite ne présidait à ces complots formés la nuit au fond d’une forêt, et qui ne se révélaient au matin qu’à la vue d’un domaine en flammes ou d’un cadavre gisant au bord d’une route écartée. Punir les rigueurs exercées soit par les intendans, soit surtout par les collecteurs de dîmes, empêcher la clôture des terrains consacrés à la vaine pâture, obtenir des terres à un prix modéré de location, s’en assurer la jouissance contre quiconque songerait à en débouter les tenanciers actuels ; tel était le but de ces associations que le secret et l’audace rendaient également formidables. Dégradées aux yeux de la loi et par elle-même, ces populations se vengeaient en demandant à un effroyable système une protection qu’il leur était interdit, depuis des siècles, d’attendre de magistrats ennemis nés de leur foi, de leur patrie et de leur race ; ne pouvant plus sauver l’Irlande, leur instinct les poussait à en rendre la possession dommageable et terrible, comme ces marins qui mettent le feu aux poudres lorsque l’ennemi est monté à bord.

Cette étrange organisation, dont le mobile a échappé aux plus minutieuses enquêtes parlementaires, a semé sur ce sol plus de dangers que le pionnier américain n’en rencontre dans les forêts habitées par l’Indien, le voyageur dans le désert où l’Arabe déploie ses tentes : effroyable jurisprudence populaire, qui, si elle est atroce dans ses résultats, s’explique trop bien lorsqu’on remonte à son principe, à travers tant de confiscations et de massacres.

Il suffit de jeter un regard sur la condition présente de ce peuple, telle que les vicissitudes du passé l’ont faite, pour comprendre cet accord qui, en face des propriétaires et des magistrats, rend tous les paysans solidaires, à ce point que, dans une nuit, sur une étendue de plusieurs milles, tous prêtent le même serment, reçoivent le même mot d’ordre, s’arment pour le même fait, et rentrent, ce fait consommé, dans leur silence et dans leur repos[10].

Jusqu’au rapport de l’union en 1800, le parlement irlandais s’était abstenu d’ouvrir aucune enquête sur les causes de la misère et de la turbulence des classes agricoles : il ne voulait pas lire dans ses résultats l’éclatante condamnation de ses actes. En 1824, les deux chambres du parlement d’Angleterre, sérieusement occupées du gouvernement de l’Irlande, instituèrent des comités chargés de recueillir des témoignages sur cette question, la plus grave entre toutes celles dont est saisie la législature britannique. De nouvelles enquêtes furent ouvertes en 1832 et 1834 sur tous les intérêts relatifs à ce pays, la réforme de l’église, les dîmes, l’instruction populaire, etc., et ces volumineuses Evidences présentent en ce moment une masse de renseignemens matériellement plus considérables que ce qui a peut-être jamais été recueilli dans aucun temps et dans aucun pays.

Sans entrer maintenant dans l’examen spécial de ces questions, il convient de s’arrêter un moment aux résultats généraux mis en lumière par les documens publiés, en tant que ces résultats trouvent leur explication naturelle et nécessaire dans les faits historiques que nous venons de rappeler.

L’une des premières conséquences des incapacités affectant la masse de la population irlandaise avait été d’établir l’usage général des sous-locations à court délai, puisque le fermier catholique ne pouvait prendre des terres à bail au-delà d’un terme déterminé. Leur résultat nécessaire fut de priver de tout capital la classe agricole, et de lui enlever ce qui fait le nerf de l’agriculture anglaise, ce qui lui a permis de prendre des développemens prodigieux. De plus, les restrictions imposées jusqu’au siècle dernier, dans l’intérêt de la Grande Bretagne, au commerce de l’Irlande, l’interdiction d’exporter ses blés, son bétail et ses laines, seules richesses d’un peuple sans industrie, avaient hâté une ruine que les lois civiles auraient suffi pour consommer.

Par suite de l’impossibilité où était placée la population rurale de prendre en son nom et à son compte des tenues de quelque valeur, le sol entier se trouva subdivisé en petites portions à peu près égales, et chaque fermier la reçut en sous-location d’un fermier-général (middleman), spéculateur sans entrailles, qui remplaça pour lui le propriétaire absent et inconnu. Aucune famille n’étant en mesure de faire d’avances de quelque importance pour l’achat du mobilier de culture, chacune d’elle se trouva occuper à peu près l’espace qu’elle pouvait labourer par ses propres bras. Il y eut peu ou point de laboureurs à gage, parce que les tenanciers étaient trop pauvres pour solder en argent le prix des journées de travail, et tout le monde devint fermier, mais fermier misérable, sans autre perspective que de demander au sol de quoi alimenter une vie de souffrances. Lorsqu’on se trouva dans le cas de recourir à des bras étrangers, l’usage prévalut même de les payer en terres, c’est-à-dire de donner quelques acres en échange d’un nombre déterminé de journées de travail, et ceci hâta de plus en plus la subdivision de tenures déjà trop petites.

Dès-lors, dans un pays où l’argent ne circule jamais, ainsi que l’attestent pour plusieurs comtés nombre de témoignages produits devant les comités d’enquête, dans une contrée où toute industrie est ignorée, où toute autre ressource que le travail agricole échappe à l’activité humaine, il fallut nécessairement mourir de faim lorsqu’on n’eut pas sa petite part de terre. Aussi, dans plusieurs provinces irlandaises, la culture des céréales est-elle aujourd’hui abandonnée comme exigeant trop d’avances, et remplissant moins sûrement le seul objet que se propose le laboureur, celui de vivre. Cette préoccupation est, en effet, la seule que connaisse le malheureux paysan d’Irlande ; il ne nourrit pas d’autre espérance, il n’entretient pas d’autre pensée que celle-là.

Un pareil état de choses était grave en tout temps ; il devint horrible lorsque la population, augmentant dans une proportion sans exemple, les familles se touchèrent jusque dans les comtés les plus sauvages. On vit alors un peuple affamé employer tous les moyens, jusqu’aux plus odieux, pour conserver des lambeaux de terre dont le prix de location dépassa dans la pauvre Irlande le fermage même de la riche Angleterre.

Ici se présenterait le problème de cette multiplication sans exemple, problème que nous ne tenterons pas de résoudre, quoique les faits que nous venons d’indiquer y projettent peut-être quelque lumière.

Le partage égal, universellement consacré parmi la population irlandaise, l’usage de morceler le sol affermé entre tous les enfans, lorsqu’ils sont en âge de fonder une famille, enfin l’impossibilité absolue de vivre autrement qu’en bêchant quelques sillons chacun pour son propre compte, ont amené les choses au point de transformer le sol de l’Irlande en un vaste champ de pommes de terre. D’un autre côté, l’on comprend que ces habitudes de petite culture aient été le plus puissant stimulant à l’accroissement de la population, et que des familles se soient établies à mesure que les tenures se sont subdivisées. Dans les comtés de Clare et de Limerick, entre autres, on cite d’innombrables exemples de fermes de trois cents et cinq cents acres, primitivement tenues à bail de quarante ans par une seule famille, et qui se trouvent maintenant morcelées entre vingt ou trente ménages nouveaux, en raison du partage et des précoces mariages des enfans[11].

De récentes mesures législatives ont mis des bornes au droit désastreux de subdiviser et de sous-louer les fermages, et sont probablement destinées à exercer sur l’avenir une influence favorable. Mais les faits actuels subsistent ; les résultats sortis d’une oppression séculaire pressent de toutes parts le législateur ; ils font trembler chaque jour sur la sécurité du lendemain. L’Irlande où le capital agricole est presque nul, où la misère peut exploiter tant de haines contenues, tant de souvenirs brûlans, possède une population plus dense que celle des plus riches contrées du globe. Sa moyenne pour les provinces de Leinster, d’Ulster et de Munster, dépasse le chiffre qu’elle atteint en Angleterre et en Belgique, couvertes l’une et l’autre de vastes et opulentes cités ; et les marais même du Connaught, où l’on ne rencontre pas une ville d’importance, sont plus peuplés que les comtés d’Écosse, en y comprenant Édimbourg, Glasgow, Paisley, Perth et Dundee ! Que sera-ce donc de l’avenir si cette population doublée depuis un demi-siècle, et qui dépasse aujourd’hui huit millions d’hommes, continue à s’accroître dans une disproportion effrayante avec les produits de la culture et de l’industrie ? Quelles lois changeront les coutumes invétérées d’un peuple accoutumé à accorder aux lois si peu d’empire, et près duquel le pouvoir n’eut jamais le droit d’arguer de ses bienfaits pour se concilier l’obéissance ?

Il est une analogie que nous ne pouvons nous empêcher de consigner ici. En signalant l’absence de toute industrie en Irlande, en exposant les résultats inhérens au système de la petite culture, nos souvenirs nous reportent vers un coin de terre cher à nos affections, où les mêmes usages existent et déterminent des effets à peu près semblables. La France aussi a son Irlande dans quelques parties de la Bretagne, cantons reculés où la condition du pauvre penty rappelle d’une manière frappante celle du malheureux cottier irlandais. Le salaire de l’un n’est guère plus élevé que celui de l’autre, et le plus souvent il ne le touche point en espèces, obligé qu’il est de payer par son travail la location de sa cabane et des quelques arpens qu’il ensemence en pommes de terre pour nourrir ses nombreux enfans, en chanvre, pour couvrir leur nudité. Trop souvent, le paysan armoricain ignore presque aussi complètement que le fils d’Érin les plus humbles jouissances de la vie matérielle ; et pourtant quelle différence entre ces deux êtres ! quel contraste au moins entre ces deux pays : L’un est la partie la plus pacifique de la France ; l’autre, la terre la plus agitée de l’Europe ; ici, pleine sécurité pour les personnes, prompte soumission à la loi, résignation facile à tous les sacrifices qu’elle impose ; là, le meurtre et l’incendie journellement employés par le pauvre contre le riche, la loi méconnue, les magistrats traités en ennemis publics ; ici, des mœurs douces et comme impassibles ; là, des mœurs rudes jusqu’à la férocité.

Cependant ces deux peuples, dont la condition physique est rapprochée par tant de circonstances, sont animés d’une même foi religieuse ; ils reçoivent les mêmes enseignemens de la bouche d’un clergé également populaire. D’où vient donc cette opposition profonde dans l’ensemble de la condition sociale ? Comment l’expliquer autrement que par les antécédens historiques et le testament de vengeance légué en Irlande aux générations à venir ? Le Breton se résigne sans effort à une pauvreté dont rien ne vient aggraver le poids ; il ne se croit pas, comme l’Irlandais, dépouillé par la tyrannie ; sa pensée ne se berce pas des rêves d’une félicité primitive et de la dangereuse poésie d’un âge d’or. La religion, qui, pour lui, n’a que des paroles de paix, répand sur sa vie la sérénité, si ce n’est le bonheur, et la pensée chrétienne se produit en son ame sans mélange d’amers ressouvenirs et d’impressions haineuses. Les propriétaires sont ses soutiens, au lieu de lui apparaître comme des ennemis héréditaires ; ses prêtres répandent sur lui le surplus d’une aisance que la charité publique rend abondante, et les souffrances de son corps n’atteignent pas son ame dans la plus noble partie d’elle-même. Le fils de la Bretagne ne voit pas s’élever à côté de sa cabane l’opulente demeure de l’étranger, ou près de son modeste presbytère la maison d’un ministre dont il doit alimenter le luxe par son travail, et le clocher de son église chérie monte seul et fier au-dessus des habitations des hommes. Il peut se promener avec orgueil sur ses grèves et dans ses bruyères ; aucun monument de servitude n’y vient humilier son regard, et du haut du dolmen druidique le souvenir de ses pères descend sur lui sans nuage.

Le passé, voilà ce qui pèse si douloureusement sur l’Irlande ; c’est là l’obstacle que l’Angleterre n’écartera qu’à force de patience et de temps, de persévérance et de sincérité. En vain tous les systèmes ont-ils été appliqués, toutes les combinaisons épuisées, tout, hors la justice, hors la ferme volonté d’effacer enfin jusqu’aux dernières traces de la suprématie religieuse et politique, en admettant les deux peuples à la pleine jouissance des mêmes droits, sur le pied d’une parfaite égalité. Après avoir fait, pendant deux siècles, du parlement de Dublin une machine de guerre, et comme un instrument de servitude pour la masse de la population indigène, l’Angleterre espéra rendre la soumission de l’Irlande plus facile en lui retirant ce triste et dernier simulacre d’indépendance. Cependant M. Pitt avait à peine obtenu le vote de l’union[12], sur le coup d’une insurrection à peine domptée, que les agitations locales se renouvelèrent de tous côtés, et que le sort de l’Irlande sembla rester, comme par le passé, à la merci de la première invasion heureuse. De nombreuses améliorations furent apportées sans doute au sort de ce pays, son commerce fut dégagé d’entraves odieuses, son agriculture reçut des encouragemens réitérés, des sommes considérables y furent dépensées par la législature britannique ; celle-ci, en dotant l’institution ecclésiastique de Mainooth, donna même un premier gage de respect à la foi de la majorité nationale, se départissant, cette fois, d’un principe jusqu’alors immuable pour elle. Tous ces bienfaits semblèrent perdus, toutes ces avances parurent inutiles. L’émancipation catholique elle-même, si long-temps invoquée comme le terme de toutes les dissensions, l’ouverture d’une ère de réconciliation et de paix, l’émancipation fut conquise enfin sur les ennemis acharnés de l’Irlande, et elle était à peine votée, que ce pays voyait s’aigrir tous ses maux, s’élargir toutes ses blessures, et que, de 1830 à 1834, il parut près de s’abîmer dans le désordre. Est-ce donc à dire qu’on doive y désespérer de l’avenir, et que l’Irlande soit désormais incapable de correspondre aux bienfaits d’un gouvernement réparateur ? Rien ne justifierait de telles craintes, et nous l’établirons une autre fois, tout en constatant ce qui reste dans ce pays de maux peut-être irréparables. Comment s’en étonner en reportant sa pensée vers l’histoire ? comment ignorer que la justice d’un jour ne prévaut pas contre une tyrannie séculaire ?


L. de Carné.

  1. M. Gustave de Beaumont.
  2. M. Augustin Thierry.
  3. De l’Angleterre, etc., première partie, no du 15 octobre 1838.
  4. Le docteur John Lingard, tom. I, chap. V.
  5. Davies’Discovery of the true causes why Ireland were never entirely subdued, till his majesty happy reign.
  6. Assemblée de Kilkenny, 1367.
  7. 1541.
  8. 1727.
  9. Cette législation est résumée par M. Hallam d’après les statuts du parlement irlandais (Constit. Hist., IV, chap. XXXVIII). On peut aussi la voir présentée sous des couleurs plus vives dans le puissant pamphlet dont l’apparition fut en Angleterre, l’un des grands évènemens de l’époque ; œuvre prodigieuse de style et de sagacité historique, et dont le seul tort est d’être signé d’un nom qui en infirme la valeur. Will. Cobbett’s, Hist. of the protest. reform. in England and Ireland, letter XV.
  10. Voyez Wakefield, Account of Ireland, et surtout, pour ce qui concerne les associations et les troubles locaux, le récent et curieux ouvrage de M. George Cornwall-Lewis : On the disturbances in Ireland and the Irish church question. Ce livre présente un résumé très judicieux des principales Evidences parlementaires recueillies en 1824, 1832 et 1834.
  11. Voyez, parmi le grand nombre d’excellens travaux consacrés à l’Irlande par l’Edinburgh-Review, une dissertation complète sur la situation des classes agricoles dans ses rapports avec la législation civile. Janvier 1825.
  12. L’acte d’union régissant aujourd’hui les rapports des deux royaumes et leur organisation intérieure, on doit en rappeler les dispositions proposées par M. Pitt en 1799, et votées l’année suivante.

    Les deux îles sont unies en un seul royaume, sous le nom de royaume-uni de Grande-Bretagne et d’Irlande.

    La succession à la couronne reste telle quelle était. Le royaume-uni est représenté par un parlement commun, dans lequel un nombre de pairs et de membres des communes non encore réglé siège pour l’Irlande.

    Les églises d’Angleterre et d’Irlande sont maintenues telles qu’elles sont établies par la loi.

    Les sujets irlandais de sa majesté britannique ont les mêmes priviléges que ceux de la Grande-Bretagne pour le commerce et la navigation.

    Les mêmes droits sont acquittés par l’Angleterre et l’Irlande. Le paiement de l’intérêt de la dette de chaque royaume est toujours effectué séparément par l’Irlande et par l’Angleterre. Les dépenses ordinaires du royaume-uni sont payées en commun par les deux îles, d’après des proportions convenues et fixées.

    Toutes les lois en vigueur et toutes les cours ecclésiastiques et civiles de chaque royaume n’éprouveront que les changemens dont la nécessité serait démontrée par la suite au parlement-uni.

    Lors du vote définitif, il fut stipulé que l’Irlande fournirait au parlement quatre pairs spirituels et vingt-huit pairs temporels, et cent représentans à la chambre des communes. Nous avons dit ailleurs que le reform-bill avait élevé ce nombre à cent cinq. C’est contre cette fixation que proteste aujourd’hui l’Irlande.