L’Intolérance suédoise, les périls du Danemark et le Scandinavisme
- I. Om Laeseriet i Skane[1], Upsal, 1852. — II. Det danske Sprog og del nationale Liv i Herlugdoemmet Slesvig eller Soenderjylland[2], Copenhague, 1858. — III. Hvad der boer vaere Maalet for Danmarks Politik er Personal-Union mellem Danmark-Slesvig og Holstein-Lauenburg[3], Copenhague, 1858. — IV. Om Holsteens Udsondring, et par Ord til Landsmaend[4],… Copenhague, 1858.
Depuis quelques mois, les états Scandinaves attirent l’attention de l’Europe soit par des agitations intérieures, soit par les dangers qui les pressent du dehors. La Suède compromise par sa propre faute dans sa dignité, et par conséquent aussi dans l’utile ascendant qu’elle pourrait exercer au milieu des conflits où un peuple voisin et frère est engagé ; le Danemark menacé dans sa liberté politique et même dans son indépendance comme état souverain ; le lien commun qui, en rapprochant ces peuples, peut assurer le repos du Nord tout au moins affaibli, — tel est le tableau sur lequel s’arrêtent tout d’abord les regards. Cherchons d’où ce triple mal est issu, jusqu’où il est déjà maître, et comment l’on peut espérer qu’il disparaîtra. Nous ne craignons pas de le dire, la Suède a laissé naître ce mal, la Suède peut apporter aussi le remède. Forte et respectée, elle eût garanti dans le passé, elle revendiquera dans l’avenir la sûreté du Danemark; discréditée, affaiblie par sa propre faute, elle livre sans défense et sans appui les autres peuples du Nord à tous les dangers qui les environnent.
Une des trois grandes cours de justice suédoises a rendu récemment, comme on sait, un arrêt condamnant six femmes, dont cinq mères de famille, à l’exil ainsi qu’à la perte de tout héritage et de tous droits civils, pour le seul crime d’avoir abandonné l’église évangélique luthérienne. On dit pour s’excuser : « Cet arrêt termine un procès qu’on avait laissé pendant à dessein durant cinq années dans l’espoir que la diète suédoise accepterait enfin les projets de lois favorables à la tolérance que le gouvernement ne se lassait pas de lui proposer; la diète ayant maintenu l’ancienne rigueur, force était bien que la loi eût enfin son cours. Prenez-vous-en à l’esprit public, dont cette condamnation n’a fait que traduire l’expresse volonté. »
Il y a là deux conclusions ; nous croyons que l’une n’est pas nécessaire, et que l’autre n’est pas légitime. On trouve dans le code pénal des Suédois un certain nombre de dispositions barbares, héritage du moyen âge, vieilles armes qu’il est curieux peut-être pour l’archéologue de retrouver dans l’arsenal judiciaire, mais que la rouille a gâtées, et dont il est également dangereux et ridicule de prétendre se servir encore. Le code pénal suédois a conservé le werhrgeld par exemple, et vous trouverez au chapitre 34 qu’il en coûte 40 rigsdalers ou 80 francs pour couper un nez, 25 pour trancher un pouce, 12 pour un doigt, 6 pour une dent. Qui songe cependant à faire usage de cette législation gothique? — Le dirons-nous? Il nous plaisait de retrouver en Suède quelques vestiges du génie anglais. Le droit britannique, lui aussi, conserve sans les abolir une foule de lois surannées qui ne s’appliquent pas, mais que remplacent et effacent peu à peu les lois plus nouvelles; c’est l’esprit qui se montre plus fort que la lettre et le bon sens qui domine la logique. Cette libre disposition de soi-même est le signe assuré d’une force intérieure et contenue qui a beaucoup de prix. — Or les membres de la cour de justice suédoise ne pouvaient-ils appliquer à la loi barbare qui punit des actes de foi religieuse par l’exil et la confiscation le même oubli bien mérité qu’ont subi les antiques dispositions relatives au wehrgeîd[5] ? Une preuve d’ailleurs qu’on pouvait encore attendre et encore retarder la publication de l’arrêt, c’est qu’on avait déjà attendu plusieurs années. Chacun sait en Suède qu’on était redevable de ces premiers délais à l’autorité personnelle du roi Oscar; tout le monde pensait qu’ils seraient toujours renouvelés, et que la Suède n’aurait jamais à rougir d’une telle condamnation. Nous regrettons que l’autorité du régent n’ait pas été aussi heureuse que celle du roi son père. Une preuve encore qu’on pouvait s’abstenir, c’est qu’on a semblé traiter cette condamnation comme une formule vaine dont il fallait se jouer. On a fait dire que le souverain userait assurément de son droit de grâce, s’il était invoqué : il ne l’a pas été et ne pouvait pas l’être, parce que ceux-là seuls apparemment implorent leur pardon qui se reconnaissent justement frappés, et ce formalisme d’une loi décrépite, qui pouvait rester simplement absurde grâce à l’oubli, aura été à la fois cruel pour les victimes et compromettant pour les juges.
Si la conclusion suivant laquelle il aurait été hors du pouvoir des autorités suédoises de suspendre encore l’arrêt si longtemps suspendu ne nous semble pas nécessaire et inévitable, celle qui rejette la faute sur l’esprit public, l’unique coupable dont on aurait suivi l’impulsion, ne nous paraît pas légitime. Voici pourquoi.
On sait quel système de représentation nationale a été conservé en Suède après la révolution de 1809. Chacun des quatre ordres, noblesse, clergé, bourgeoisie et paysans, forme une des quatre chambres dont se composent les états du royaume. Or assurément il n’est pas vrai de dire, ni que ces quatre chambres représentent sincèrement et exactement toute la nation (témoin certaines professions et les séparatistes, qui ne comptent pas parmi les bourgeois ou parmi les paysans), ni que chacune ait un droit égal à se dire l’interprète pour sa part de l’opinion publique. Si en effet la chambre des paysans peut prétendre avec raison à être l’expression de l’esprit public pour les campagnes comme la chambre des bourgeois pour les villes, n’est-il pas incontestable que celle de la noblesse, dont tous les chefs de famille font partie de droit, ne représente que la noblesse même, c’est-à-dire un corps ne comptant, à vrai dire, dans l’état que par ses privilèges, et n’ayant plus par lui-même ni richesse, ni sérieuse influence morale, ni indépendance, puisqu’un bon nombre de ses membres, tout à fait ruinés, ont été très heureux de devenir fonctionnaires, d’assez médiocre étage quelquefois? Le clergé enfin, dans les nominations ou les élections duquel le pouvoir laïque intervient, et dont les principaux membres font de droit partie de la chambre ecclésiastique, qu’est-il autre chose qu’un corps de privilégiés et de fonctionnaires, se représentant lui-même tout comme la noblesse, représentant ses propres intérêts, ses espérances, même ses passions, avant d’exprimer les dispositions véritables du pays? Lors du récent vote de la diète suédoise relativement au projet de loi favorable à la tolérance proposé par le gouvernement du roi Oscar, bourgeois et paysans se sont trouvés d’accord pour accepter la nouvelle législation; nobles et prêtres se sont réunis dans un refus commun. Eh bien! nous le demandons à toute conscience impartiale, lequel des deux votes exprime avec le plus de fidélité le vœu de la nation, celui qu’ont émis les deux corps composés de privilégiés et de fonctionnaires, ou celui des deux ordres représentant la population qui, dans les villes et dans les campagnes, travaille, possède, produit, ne relève que de soi-même et point des faveurs dont peut disposer la royauté? Dans ce cas particulier d’ailleurs, la chambre du clergé n’était-elle pas juge dans sa propre cause? ne combattait-elle pas pro aris et focis, et ne savons-nous pas que celle de la noblesse a pu céder en cette occasion, comme on l’a vu faire plus d’une fois, à d’autres influences qu’au désir d’exprimer sincèrement l’opinion du pays?
La responsabilité du rejet des nouvelles mesures législatives qui devaient profiter à la tolérance religieuse doit donc être rejetée sur l’église elle-même et sur le gouvernement, dont la chambre des nobles a exprimé la pensée plutôt que la pensée de l’esprit public. En d’autres termes, la tolérance a été rejetée (puisque le partage égal des votes met à néant les propositions de changemens aux lois constitutives) par la seule église luthérienne suédoise, unie qu’elle est par son institution au pouvoir temporel, à l’état. Et encore on doit remarquer qu’il s’en faut de beaucoup que tous les membres du clergé suédois aient été complices de la majorité qui l’a emporté dans la diète. Est-ce là, nous le demandons, ce qu’on peut appeler l’expression sincère de l’opinion du pays? Il faut bien l’avouer, l’intolérance d’une église d’état, intolérance facile à comprendre et à peu près inséparable d’un tel établissement, voilà le fléau qui vient de faire commettre au gouvernement suédois un acte à la fois indigne de lui et funeste. S’il n’y met bon ordre, cette intolérance le menace d’autres périls encore, soit d’une immobilité et par suite d’une anarchie dangereuses à l’intérieur, soit d’un amoindrissement factieux de son crédit et de son rôle futur dans le champ moins restreint de la politique étrangère. Nous souhaitons que le mal ne soit pas en partie déjà fait.
Il n’est pas question ici, comme on le pense bien, de discuter des points de théologie, mais seulement d’emprunter à l’histoire toute récente quelques témoignages, indices du présent, signes de l’avenir, et dont les passions politiques ou religieuses s’arrangeront comme elles pourront. Voulons-nous prévoir de quels dangers intérieurs la Suède est menacée par la persistance de l’oppressive et perfide union entre l’église et l’état? Il nous suffira de rappeler par quelques traits quelles ont été les destinées des deux églises de Norvège et de Danemark. L’un et l’autre gouvernement, dans ces pays voisins, ont vu leur église en proie au désordre, et y ont coupé court, fort sagement, par la liberté.
C’est à partir du milieu du XVIIIe siècle qu’on voit l’église norvégienne, église d’état, commencer une longue série d’efforts pour repousser, en appelant le pouvoir laïque à son secours, les attaques multipliées qui se dirigent contre elle. Dès 1745, une loi qui resta en vigueur jusqu’au commencement du règne d’Oscar Ier fit appel aux mêmes armes dont l’église de Suède se sert encore aujourd’hui, à l’emprisonnement, aux confiscations, à l’exil. La loi décrétait, dans la plupart des cas, une justice sommaire. Nul séparatiste ne devant être toléré dans le royaume, si l’on en trouvait quelqu’un, on devait s’emparer de sa personne, le mettre à bord du premier navire en partance, et, sans examen ni jugement, le transporter hors du royaume. Quiconque, dans les questions secondaires ne touchant ni à la doctrine ni au domaine de la conscience, prétendait se régler à sa façon et contre les règlemens de l’église officielle devait être saisi comme rebelle et traître, quelle que fût d’ailleurs l’orthodoxie de ses opinions religieuses. Pour sa seule désobéissance aux dispositions extérieures ordonnées au nom du roi, on devait l’enfermer, sans autre forme de procès, dans une maison de correction ou dans la prison la plus voisine, afin de couper court le plus promptement possible à la contagion de sa révolte. L’église était de la sorte si intimement incorporée à l’état que celui-ci prenait soin d’infliger les mêmes peines à la violation de la discipline ecclésiastique et aux délits contre la loi civile, et que le chrétien éloigné par la voix de sa conscience de l’église établie était assimilé au soldat déserteur ou traître envers la patrie. Le recueil des arrêtés relatifs aux affaires religieuses montre à chaque pas pendant les années suivantes les traces d’une inquiétude qui s’accroît en proportion des vides que l’église officielle voit se multiplier autour d’elle. Institution, sous le nom de fiscal du royaume, d’une sorte d’autorité extraordinaire tout inquisitoriale, chargée de dénoncer et de poursuivre les infractions à la discipline et de percevoir les amendes; arrêtés plaçant sous la surveillance de la police quiconque ne serait pas assidu à l’office divin; condamnation à l’exil de ceux qui ne communieraient pas annuellement; ordonnances du pouvoir laïque pour ranimer le zèle dans le sein de l’église elle-même, — toutes ces mesures et bien d’autres témoignaient, pendant les dernières années du XVIIIe siècle et les premières de celui-ci, de l’anxiété de l’église officielle et de son impuissance. Déjà en effet les armes qu’elle employait s’étaient retournées contre elle. On s’accoutumait à regarder comme affaires purement extérieures et civiles, n’ayant rien de commun avec la conscience et la vérité, les actes religieux que le clergé officiel prétendait exiger par l’intervention de l’autorité civile. L’église obtenait les démonstrations extérieures, mais non pas les âmes. Les laïques devenaient indifférens, sceptiques même; le clergé, se laissant gagner, était mondain, inactif et ignorant. Ce double courant glacé, paralysant les cœurs, conduisait au mépris du christianisme; si les attaques n’étaient plus aussi fréquentes, si les défections ne faisaient plus grand bruit, c’était seulement que l’édifice de l’église luthérienne de Norvège, dans le silence d’un stérile désert, n’excitant même plus d’hostilités, n’attirant même plus les regards, paraissait abandonné de la vie.
Heureusement le XIXe siècle, quoi qu’on en dise quelquefois, n’est pas un temps de scepticisme; il a réveillé la conscience religieuse, fût-ce au prix d’intimes douleurs, et flétri l’indifférence. Son inspiration a pénétré dans tous les pays de l’Europe, même les plus ignorés. Un simple paysan, Jean Hauge, fut son interprète en Norvège, précisément pendant les premières années du siècle. Plus sa voix se montrait simple et populaire, plus elle rencontra d’échos dans les cœurs et devint redoutable pour l’église établie.
Jean Hauge était né en 1771 d’une de ces anciennes et fières familles de paysans qui sont le fond même du peuple norvégien. Une éducation pieuse, mais très incomplète et sans nulle direction, se trouva trop d’accord avec son esprit à la fois enthousiaste et méditatif, et tout enfant il se livra au penchant mystique qui devait l’entraîner si loin. A dix ans, il souffrait de vives angoisses pour s’être surpris dans quelques distractions au milieu de ses prières; il avait des visions et des songes qui lui montraient l’enfer, le paradis, et Dieu lui-même. Non content d’avoir entendu les promesses communes à tous les chrétiens, il aspirait à des preuves sensibles et particulières de la vérité de ces promesses, et, dans le secret de sa solitude, cette constante pensée devenait pour lui une source d’extase. A vingt-quatre ans, il crut avoir obtenu enfin ce qu’il avait longtemps désiré. Un jour, pendant qu’au milieu de son travail il chantait un psaume, son esprit fut tellement ravi vers Dieu, qu’il perdit un moment toute conscience de lui-même. A partir de ce jour, il se sentit transformé, doué d’une intelligence nouvelle pour comprendre la parole divine, et assuré de sa vocation spéciale. L’état surnaturel dans lequel ce ravissement l’avait plongé dura trois semaines sans aucune interruption, et pendant tout ce temps-là, dormant fort peu, ne mangeant à peu près rien, il ne ressentit pourtant ni faim ni fatigue. S’il pouvait lui rester quelques doutes, ils lui furent enlevés par un entretien avec Dieu même, et dans lequel sa mission lui fut confirmée, bien qu’il manquât de quelques- uns des premiers élémens de la science humaine.
Ce fut en 1797 qu’il commença de s’adresser au peuple norvégien et de lui reprocher son indifférence, sa froideur religieuses. Il affirmait que sa parole était inspirée d’en haut, et il l’appuyait en publiant de nombreux écrits. Pendant un temps, il occupait à lui seul cinq imprimeries, publiait ses livres à cinq mille exemplaires, et dut une fois faire tirer une seconde édition d’un ouvrage sur la doctrine chrétienne le jour même où la première avait paru. La foule des campagnes surtout se précipitait vers sa parole, et pendant sept années consécutives, jusqu’en 1804, Jean Hauge fut le prédicateur des champs aussi bien que des carrefours. Il est difficile après cela de croire ce qu’affirment quelques-uns de ses biographes, que cet orateur populaire fut si faible d’esprit, qu’il ne pouvait associer logiquement un certain nombre d’idées, et que quelques-uns de ses écrits étaient véritablement dépourvus de sens. Ce n’est pas avec des non-sens qu’on entraîne après soi des milliers de cœurs devenus sympathiques et dévoués; il faut au moins une certaine puissance de l’esprit et de l’âme qui n’est point un don ordinaire, et que Jean Hauge posséda. Ce qui est bien vrai pourtant, c’est que son enthousiasme mystique devait paraître dangereux à l’église officielle, dont il tendait à dissoudre les liens, et que même toute discipline régulière était menacée par cette passion qu’il allumait au dedans des âmes. Le mysticisme peut être également la source du plus bel héroïsme et celle des aberrations les plus viles ; il ressemble à ces forts breuvages que certains vases seulement peuvent contenir, mais qui se corrompent dans les autres ; il donne des ailes de feu aux âmes d’élite, et abaisse les âmes vulgaires vers les appétits inférieurs et grossiers. Son moindre danger, quand il s’empare d’intelligences médiocres, est de les hébéter en leur enlevant toute activité propre et en les pliant à de puériles rêveries. C’est ce qui arriva surtout à la suite des prédications de Jean Hauge parmi les pauvres populations de la Norvège, et l’enquête qui fut ouverte au sujet de ces troubles dans tout le pays en a conservé de déplorables traces. Dans un domaine voisin de Throndhiem, trois frères s’étaient livrés avec passion à la lecture des livres de Hauge. Voulant se conformer à la parole du maître, qui recommandait les macérations comme moyens d’exorcisme, les deux plus jeunes pressèrent leur aîné de les assister afin de chasser le démon, qui sans doute veillait en eux. L’aîné y consentit, et se mit en devoir d’enlever à l’un des deux avec ses dents une partie du nez et des lèvres, sans que celui-ci cherchât à fuir un tel supplice; l’autre étendit son bras nu sur un fourneau ardent, et l’y laissa jusqu’à ce qu’il fût grillé, son frère aîné l’encourageant et lui répétant qu’il valait mieux être brûlé dans ce monde que dans l’autre. Et quand on fit à celui-ci des reproches sur sa conduite absurde et dénaturée, il déclara que cela lui avait bien causé quelque peine, mais qu’il fallait qu’il en fût ainsi. — Ailleurs c’est un père même qui, pour délivrer son enfant au berceau de la présence du malin, l’exorcise suivant les conseils donnés par Hauge, et de telle façon qu’il l’étouffe. — Ajoutez la manie bientôt contagieuse des prophéties et des prédications se manifestant chez les premiers venus et devenant pour eux une sorte de tâche régulière comme la lecture et l’explication de la Bible. Enfin toute cette agitation avait pour dernier résultat la haine et les imprécations contre le clergé officiel, contre les prières établies, contre les cérémonies du culte, contre les temples mêmes, qu’il fallait renverser et raser.
Assurément la parole de Hauge, après avoir suscité un réveil religieux, dépassait le but, et semait à son insu les germes d’un trouble social qui pouvait, en dégénérant, enfanter une redoutable jacquerie. L’église officielle s’efforça en toute hâte d’arrêter un mal qui la menaçait la première. On alla rechercher une vieille loi de 1741 contre les réunions religieuses non autorisées et contre les usurpations des laïques dans le domaine des choses religieuses : au nom de cette loi, Hauge fut condamné à dix années d’emprisonnement et à une forte amende. L’intervention du bras séculier apaisa-t-elle le tumulte? Des campagnes elle le fit au contraire pénétrer dans les villes, des classes inférieures de la population dans les classes les plus élevées de la société. On se demanda si l’église n’avait pas d’autres armes pour se défendre, s’il était bon que les deux pouvoirs, ecclésiastique et laïque, fussent de la sorte et si dangereusement confondus; on conçut même des doutes sur la légitimité des peines : de quel droit l’église luthérienne, qui ne se donnait pas comme instituée de Dieu, prétendait-elle s’interdire la libre recherche en matière de religion? Cette libre recherche n’était-elle pas le principe même du protestantisme? L’intervention des laïques dans les choses religieuses n’en était-elle pas une conséquence naturelle? De telles rigueurs enfin, au lieu de ramener les esprits, ne devaient-elles pas les irriter et les égarer davantage? N’était-on pas redevable précisément à la résistance injuste de l’église de l’excès des derniers troubles, et une sage liberté, sous la protection des lois, ne devait-elle pas être à la fois l’arme la plus digne et la plus sûre?
Poser de telles questions, c’était les résoudre. D’ailleurs le mouvement religieux suscité par Hauge s’était fortifié du sentiment de l’indépendance nationale, consacrée par le changement politique de 1814, qui avait séparé la Norvège du Danemark : le progrès civil et politique faisait désirer un progrès religieux; toutes les libertés se touchent et s’appellent. Les représentans du pays, cédant à l’impulsion de l’esprit public, commencèrent donc par proposer au roi, pendant la session du storthing de 1836, l’abolition de la loi du 13 janvier 1741 contre les réunions religieuses, d’après laquelle Hauge et un certain nombre de ses disciples avaient été frappés. Cependant, comme tout ce qui venait de Christiania était suspect alors pour la royauté suédoise, irritée de ne pouvoir resserrer à son gré l’union décrétée de la Suède et de la Norvège, Charles-Jean refusa de sanctionner la proposition du storthing. L’assemblée suivante la renouvela en 1839 : Charles-Jean la rejeta encore; mais on sait que la constitution norvégienne donne force de loi, en dépit du refus royal constamment répété, à une proposition du storthing trois fois émise. La couronne, afin d’éviter l’affront, voulut prendre l’initiative, et fit élaborer un projet de réforme religieuse; ce fut alors le projet royal qui fut rejeté à son tour par le storthing de 1842, et l’abolition de la loi de 1741, proposée pour la troisième fois par les représentans, fut, malgré Charles-Jean, un fait accompli. Ce n’est pas tout. Charles-Jean mourut en 1844 ; son fils et successeur Oscar Ier était personnellement favorable à la cause de la liberté religieuse; le nouveau règne s’ouvrit donc par la proposition, au storthing de 1845, d’un projet de loi émané du gouvernement lui-même, et stipulant la reconnaissance égale de toutes les communions chrétiennes en Norvège. Le premier acte politique du roi Oscar, comme le dernier qui ait signalé son autorité personnelle peu de temps avant la déplorable maladie qui le retient aujourd’hui éloigné des affaires, fut donc, — l’histoire ne l’oubliera pas, — une généreuse et noble protestation en faveur de la plus respectable des libertés. Le, rapport de la commission nommée par le gouvernement avait embrassé la question d’un seul coup d’œil dans toute son étendue. « Il faut, disait-il, que chacun puisse adorer Dieu de la manière qu’il croit la meilleure. Les lois actuelles de la Norvège ne s’accordent pas avec ce principe, elles doivent donc être modifiées. Se conformant à l’esprit du christianisme et à celui de sa propre constitution politique, la Norvège doit accorder une situation plus digne aux communions chrétiennes dont la foi ne porte aucune atteinte à la moralité publique. Il n’importe pas de rechercher si l’unité de l’état au point de vue ecclésiastique sera par là ébranlée ou détruite. On ne peut mettre en effet un grand prix à une telle unité extérieure, ayant pour unique lien la contrainte; on ne peut oublier que ce serait une entreprise vaine de chercher à réaliser par la force extérieure l’unité intérieure de la foi, et l’histoire démontre que la persécution et le martyre ont toujours contribué à affermir et propager les opinions des sectes naissantes. » Le roi lui-même, en présentant le projet, s’exprimait ainsi : «Il est tout à fait conforme à l’esprit de la constitution norvégienne, aux idées de notre temps sur la tolérance, et aux circonstances locales, d’accorder la liberté religieuse à chaque communion comme à chaque individu. » Enfin, pour mieux signaler l’accord, citons le rapport rédigé par la commission du storthing chargée d’examiner la proposition royale : « Il serait indigne de la libre Norvège de laisser peser plus longtemps les liens de la contrainte sur ce qu’il y a de plus libre par soi-même et de plus précieux à l’homme, la pensée religieuse, et il n’est pas un Norvégien qui ne rougirait de honte à l’idée que sa patrie pût être comptée plus longtemps au nombre des états qui conservent dans leurs institutions l’oppression de la conscience humaine.» Voilà par suite de quelle entente unanime dans la voie de la tolérance et du progrès le storthing adopta la proposition royale à une immense majorité, et comment la Norvège obtint, au mois de juillet 1845, date de la sanction royale, sa loi des dissidens[6].
Ce n’était pas encore, il faut le reconnaître, une loi de complète liberté. L’église d’état subsistait, le prosélytisme était défendu (disposition inintelligente et, peu s’en faut, ridicule), et le droit légal n’était proclamé d’ailleurs que pour les communions chrétiennes; les israélites en étaient exclus; il leur fut interdit jusqu’en 1851 de résider seulement vingt-quatre heures de suite dans une ville de Norvège. Tout étroites qu’elles étaient, ces concessions suffirent pour que l’air nécessaire à la vie circulât. Grâce à la liberté qu’on leur laissa de se produire, les sectes religieuses ne furent plus à craindre. Il y eut bien encore des agitations extérieures; mais la plupart étaient toutes locales et trop déraisonnables pour exercer une contagion, et si quelques-unes étaient vraiment sérieuses, l’église norvégienne, bien qu’elle fût encore église d’état, obéissait du moins au principe protestant de libre discussion en leur reconnaissant le droit d’exister. C’est grâce à la loi des dissidens que le catholicisme a pu s’établir paisiblement à Christiania[7]. En résumé, l’église de Norvège ne doit pas se repentir de s’être relâchée un peu de son ancienne tyrannie : elle a donné un bon exemple; en substituant au désordre qui l’envahissait quelque liberté, elle a beaucoup plus profité que perdu.
L’église officielle de Danemark ne se maintenait pas non plus sans aucune inquiétude et sans aucun trouble, témoin les attaques d’un enthousiaste et hardi penseur, Kierkegaard. Déjà depuis quelques années Kierkegaard avait agité les esprits par de vives et ardentes brochures, dans lesquelles, sous différens pseudonymes, il avait prétendu secouer l’engourdissement de la croyance officielle et réveiller en chacun de ses lecteurs l’indépendance du sentiment religieux. L’évêque de Copenhague, le vénérable Mynster, étant venu à mourir, son successeur, M. Martensen, en prononçant son oraison funèbre, le loua d’avoir été « un des témoins de la vérité apostolique » et de s’être ainsi marqué sa place dans la glorieuse chaîne dont les premiers anneaux remontent aux premiers disciples de Jésus-Christ. Cette louange parut à Kierkegaard un mensonge, et il saisit l’occasion d’attaquer dans le chef de l’église établie cette église elle-même; il le fit avec une âpreté et une violence, avec une verve, un emportement et une chaleur de style qui ne laissaient pas de rendre ses écrits facilement populaires. Ses imprécations rencontrèrent de redoutables échos dans les consciences qu’avait irritées la domination de l’église officielle.
« J’ai ouvert et soutenu le feu, comme on dit, contre le christianisme officiel de ce pays. Comment le clergé m’a-t-il répondu? Par un silence significatif.
« Chose curieuse : si l’on avait répondu, que de riens eût offerts la réponse ! On n’a rien dit : que de choses dans ce profond silence ! — Il signifie, ce silence, que ce qui préoccupe notre clergé, c’est le morceau de pain de chaque jour, et non pas le témoignage de la vérité : cela est évident, puisqu’il se tait en face de l’allégation suivante que j’ai publiquement formulée : « Le christianisme officiel est, au point de vue de l’intelligence, une plaisanterie et une insulte; au point de vue de la foi, un scandale. » — Étant admis que le morceau de pain est ce qui préoccupe uniquement notre clergé, alors tout s’explique, et le silence est chose naturelle. Je n’ai rien dit en effet là-contre, et n’ai pas attaqué le métier. Je suppose qu’on reproche à un marchand la mauvaise qualité de sa marchandise, tandis que cette mauvaise qualité n’a pas exercé la moindre influence sur le chiffre de ses revenus. Il vous répondra infailliblement : « Votre accusation m’est parfaitement indifférente, car la qualité de ma marchandise n’est pas ce qui m’occupe; je suis marchand : ma grande affaire, c’est le revenu que j’en puis tirer; tout le reste n’est rien. Vous me démontreriez que le café que je vends est avarié, gâté, que ce n’est plus du café : si j’ai l’assurance que cela n’empêchera pas qu’il ne soit vendu à son bon prix, vous me verrez tout aussi peu ému, car je ne m’intéresse pas le moins du monde à cette denrée que vous appelez le café, mais seulement au profit qui m’en reviendra. » — Et cet homme a bien raison en tant que marchand, — et le clergé aussi a raison de garder le silence, non pas en tant que clergé, mais en tant qu’association mercantile, ce qu’il est véritablement. — On a dit que la classe la plus honorable de la société était celle des marchands, parce que ceux-là professent franchement que le gain est leur suprême intérêt. À ce compte, plus honorables encore sont les usuriers, qui disent sans détour : « Ici l’on vole. » Les marchands ne viennent, à mon sens, qu’après les usuriers, et je placerais ensuite les prétendus « témoins de la vérité... »
« A voir le christianisme qu’ils nous ont fait, continue Kierkegaard, qui donc reconnaîtrait tout ce dont le Christ est venu parler aux hommes, et la croix, et l’angoisse, et le châtiment, et la macération, et la pénitence, et le sacrifice? Non, non, dans le protestantisme, et surtout dans celui de ce pays-ci, la foi prend la musique sur un tout autre ton, sur celui du plaisir et du bien-être, sur l’harmonie d’une sécurité profonde, grâce à l’ingénieux calcul que, pour ce qui est de l’éternité, tout est arrangé et liquidé d’avance, une fois certaines précautions prises, de sorte qu’on puisse après cela jouir tranquillement ici-bas, jouir de cette vie mieux que n’ont jamais fait Juifs ni païens. — Il n’y a plus de christianisme. Si l’homme s’était levé contre Dieu et qu’il eût dans sa révolte renié toute religion, cela n’eût pas été à beaucoup près aussi dangereux que cette dérisoire libéralité qui, au mépris du respect dû à la vérité et à Dieu lui-même, distribue à tout venant, prodigue et prostitue le nom de chrétien, et adresse après cela au ciel d’insultantes actions de grâce pour sa prétendue récolte d’âmes ! »
Nous ne tenterons pas de dégager des écrits de Kierkegaard un résumé de son système. La définition des régions limitrophes entre les différentes sphères dans lesquelles se meut, suivant lui, l’existence humaine n’est point si claire, il faut l’avouer, qu’on puisse aisément s’aventurer à en donner une explication sommaire. Qu’il suffise de dire qu’au nom de ce qu’il appelle le vrai christianisme et pour effacer les impiétés du christianisme officiel, Kierkegaard invoque en premier lieu la séparation de l’église et de l’état, et sur ce point il a raison sans doute : c’est là un principe si intimement uni aux préceptes du bon sens et de l’esprit moderne qu’il fera le tour du monde; — souhaitons d’abord qu’il fasse le tour de l’Europe, de celle du nord et de celle du midi. En second lieu, Kierkegaard croit détestable et impie qu’un établissement hiérarchique fait de main d’homme prétende être l’église proprement dite, c’est-à-dire la réunion de ceux qui possèdent la vérité religieuse et qui peuvent par conséquent imposer leur enseignement et leur foi à leurs semblables. Or il faut avouer qu’il a par quelques côtés raison contre l’église établie du luthéranisme danois, laquelle, comme l’église norvégienne, comme l’église anglicane, ne se prétend pas instituée de Dieu, et ne repose en conséquence que sur des décrets humains. Il veut enfin que l’église soit la réunion formée par le libre concours de toutes les volontés particulières, de tous les esprits et de tous les cœurs dans une seule et même croyance religieuse, de telle sorte que la conscience de chaque homme, éclairée par la lumière des Écritures, ait été pour lui la seule règle de sa croyance. Ce sont, comme on voit, les doctrines que Milton et tant d’autres depuis la réforme ont prêchées. Les églises établies que l’institution protestante a acceptées nous semblent peu autorisées, nous l’avons dit, pour répondre victorieusement et résister longtemps à de telles attaques. — Suivant les uns, Kierkegaard est un fou furieux, un fou qui, en aspirant à être plus chrétien que Jésus-Christ, veut substituer à une vraie et solide religion le jargon des abstractions qu’il a aperçues en rêve, un insensé qui a perdu tout respect, qui injurie et blasphème. Suivant d’autres, c’est un véritable chrétien en effet, qui ne veut rien savoir au monde si ce n’est Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié, qui expose sans lâches ménagemens sa foi simple, mais incorruptible, et dont la méthode socratique expose et suscite les plus profondes pensées.
Aux attaques de Kierkegaard, l’église danoise a opposé la meilleure réponse possible, celle qui devait le mieux sauvegarder son honneur et sa sécurité. Faisant un pas de plus que l’église norvégienne, elle a renoncé aux privilèges et au titre d’église d’état, et elle n’est plus aujourd’hui que l’église de la majorité. Peut-être, il est vrai, n’est-ce pas à elle seule, à son pur esprit de tolérance et de justice, qu’il faut faire remonter tout le mérite de cette sage concession; l’affranchissement politique du Danemark en 1849 a entraîné le progrès de l’affranchissement religieux. Il est vrai pourtant d’ajouter que l’église danoise, loin de regretter l’établissement d’une telle liberté, l’a au contraire accueillie comme un bienfait et a concouru à l’étendre. Elle s’est réjouie, dans l’intérêt même de la dignité et de la moralité religieuses, de ce que nul ne serait tenté désormais, pour éviter l’exil ou pour conserver ses droits de citoyen, de se faire hypocrite et de simuler un faux attachement à l’église nationale, et de ce que nul aussi ne ferait plus baptiser son enfant dans l’unique pensée de lui conserver son héritage. Elle-même d’ailleurs, en cessant d’être tyrannique pour les consciences, est devenue, dans sa constitution intérieure, plus indépendante de l’état. Le gouvernement a cessé d’imposer arbitrairement certains prêtres aux paroisses, et les élections sont devenues plus libres et plus sincères. Les témoignages de reconnaissance de l’église envers l’état, qui s’est désisté de son intervention despotique, se sont manifestés clairement dans le congrès ecclésiastique réuni à Copenhague pendant l’été de 1857; le Danemark a offert un champ moins favorable que la Suède et la Norvège aux prédications des mormons, à celles des fanatiques ou des imposteurs, et, en dépit des attaques de Kierkegaard, à côté de la communion catholique, protégée dans Copenhague en même temps par la tolérance légale et par celle de l’esprit public, l’église danoise est restée en possession du repos et de la considération qui se sont retirés de l’église de Suède.
L’église de Suède (sur le compte de laquelle nous ne répéterons pas tout ce qu’on en a dit et écrit depuis quelques années avec trop de raison et d’à-propos pour son honneur) n’a pas écouté les avis, — c’est trop peu dire, — les exhortations, les prières des autres églises protestantes, ses sœurs. Peut-être n’imagine-t-on pas en France combien d’avertissemens et quelles sortes d’avertissemens elle a reçus.
En 1853, — pour ne pas remonter au-delà des quatre ou cinq dernières années, — supplique des membres de l’Alliance évangélique à Lausanne, « en faveur de frères, est-il dit, qui en pays protestant sont frappés d’amendes pécuniaires et mis en prison, au pain et à l’eau, uniquement parce qu’ils veulent servir Dieu selon leur conscience. »
Au mois de septembre 1855 se réunit à Paris, comme en 1851 à Londres, un congrès composé de tous les députés des principales communions protestantes. Chacun rend compte de l’état religieux de son église. Le tour venu d’interroger la Suède, les questions deviennent embarrassantes et pressantes. Un membre demande aux représentans suédois si Luther lui-même, revenant sur la terre, ne serait pas emprisonné et mis au pain et à l’eau de par la législation qui règne aujourd’hui à Stockholm. Le célèbre pasteur allemand Krummacher exprime la crainte que le bel édifice de l’église suédoise, avec sa complète orthodoxie, ne soit qu’un majestueux palais de glace, sans lumière qui lui soit propre, sans feu et sans chaleur. M. Frédéric Monod ensuite, en présence des trois ministres suédois, qui ne se défendent qu’en balbutiant, exprime de semblables reproches, et termine sa harangue par cette imprécation : « Honte à la persécution romaine, mais triple honte à la persécution protestante! »
Au mois de janvier 1857, à l’occasion de la proposition d’un député, M. Tham, pour conférer au clergé suédois un droit de censure préventive sur les livres religieux circulant par le colportage, adresse des protestans de Hollande, déclarant que déjà plusieurs fois, à leur grande douleur, des témoignages leur sont parvenus de la contrainte exercée par l’église suédoise ou en son nom en matière religieuse; qu’une telle intolérance est à leur avis coupable et funeste; que la proposition de M. Tham en particulier leur paraît une insulte à la dignité humaine et chrétienne, à l’intelligence et à la conscience, une action comparable à celle de l’homme qui achète et exploite un homme qu’il appelle son esclave.
Ajoutez à cette série, que nous aurions pu faire plus longue, tous les avertissemens de la presse française, et les protestations qu’a déjà suscitées, celles que suscitera encore l’acte récent d’intolérance par lequel l’église suédoise a couronné son œuvre. Tous ces avis cependant, l’église suédoise ne s’est pas contentée de les dédaigner; elle a méprisé ses propres dangers et ceux qu’elle fait encourir à la dignité du pays, à sa prospérité, à la sûreté même de la paix publique. Les habitans de Stockholm ont encore dans la mémoire les scènes de violence et de scandale excitées naguère contre M. Scott, l’agent du méthodisme américain, qu’on traîna dans un théâtre pour le forcer à être spectateur d’une parade bouffonne dans laquelle son masque paraissait, et qu’une émeute chassa un jour de sa chaire. Ici même on a raconté avec intérêt les aberrations auxquelles les persécutions ont entraîné les baptistes[8]; chaque jour se multiplient chez eux les visions célestes ou infernales, les possessions, les convulsions, les exorcismes. C’est un martyrologe enfin que l’histoire de ces lecteurs qui remplissent maintenant les provinces suédoises, depuis Éric Jansson, le prétendu prophète de 1844, jusqu’à M. Oscar Ahnfelt, le troubadour évangélique, qui allait ces dernières années prêchant et chantant les psaumes dans les campagnes avec accompagnement de guitare. Loin de se calmer aujourd’hui, le mouvement séparatiste, devenu contagieux, s’étend en raison de la compression qu’on lui impose. Aux emprisonnemens et aux amendes répondent la révolte et l’émigration. La Suède est-elle si peuplée et si riche qu’elle puisse voir indifféremment ses enfans s’éloigner d’elle, et n’a-t-elle aucune mémoire soit de l’Espagne, rendue à peu près stérile par l’expulsion des Morisques, soit de la malheureuse Irlande, réduite de neuf millions à six millions d’habitans par la persécution de l’Angleterre ? N’est-il pas déplorable qu’un pays qui recèle d’admirables ressources, de magnifiques forêts et des mines inépuisables, auxquelles manquent les bras pour les exploiter, paralyse tous ces dons par le triste fléau qu’elle perpétue volontairement chez elle, l’anarchie résultant de la tyrannie religieuse?
Ne s’affirmant pas elle-même d’institution divine, l’église luthérienne suédoise ne peut alléguer d’autre raison d’être pour son établissement hiérarchique que l’institution humaine, issue d’un consentement de la nation; mais, outre l’absurdité évidente d’une autorité humaine s’imposant aux consciences comme règle et sanction, est-ce que le nombre immense des séparations volontaires n’a pas ébranlé suffisamment déjà l’unique base de l’édifice hiérarchique pour mettre l’église suédoise en demeure d’abdiquer son privilège et sa suprématie? Ce serait le moyen pour elle de s’assurer dans sa constitution nouvelle un peu de tranquillité. Bien plus, l’état est engagé dans le débat, et ce serait le seul moyen aussi de le préserver lui-même de grands dangers.
Vainement en effet, nous l’avons démontré, vainement l’église luthérienne suédoise veut-elle faire croire et croit-elle peut-être que, n’ayant d’autre alliée que la noblesse, et son vote étant contraire à ceux de la bourgeoisie et des paysans, elle représente encore l’opinion générale. C’est son principal argument, le seul qui soit spécieux; mais il n’a de force que par un côté, se retourne contre elle-même et sert à la combattre. Pour que cet argument eût la valeur qu’elle prétend lui donner, il faudrait que l’église suédoise tînt son mandat de la nation même, et il n’en est pas ainsi; il faudrait qu’oubliant ses intérêts particuliers, oubliant surtout ses passions et son intolérance, elle s’appliquât seulement à être l’écho de l’esprit public, et alors comment serait-elle en désaccord avec les deux ordres roturiers? Mais il est vrai encore, et c’est ici que l’arme se retourne contre elle, que cette part réservée à l’église dans toute expression de l’opinion nationale sert à défigurer celle-ci même, à lui enlever, avec les moyens de se faire entendre et de se faire obéir, toute énergie, et de la sorte ajourne éternellement toute réforme portant quelque atteinte à des privilèges consacrés. Nous avons vu, par l’histoire récente des deux églises norvégienne et danoise, que l’avènement des institutions libres dans l’un et l’autre des deux pays a été pour chacune de ces églises un signal d’abdication nécessaire et en même temps de repos. Il est permis de conclure de cette double expérience : d’une part, que nul progrès vraiment libéral, dans l’ordre civil ou politique, ne pourra désormais s’accomplir en Suède qu’au prix de la renonciation de l’église à sa position de corps privilégié; — de l’autre, que cette église n’acquerra pas autrement sa sécurité. En d’autres termes, la Suède ne doit espérer d’atteindre le développement auquel elle aspire évidemment dans tous les sens qu’après la réforme de la représentation nationale, puisque cette organisation décrépite et funeste conserve seule et garantit à l’église une autorité qui n’est pas vraiment la sienne, et qui ne correspond fidèlement ni à sa mission religieuse telle qu’elle est comprise dans notre temps ni à la place qu’elle occupe en réalité dans l’état. La constitution suédoise exige le concours des quatre chambres pour tout changement à faire à la loi fondamentale. Or il est bien évident qu’on n’obtiendra jamais un tel consentement en vue des réformes constitutionnelles fondamentales, si l’un des quatre ordres s’y croit blessé. Peut-être la royauté ne peut-elle rien à cela; probablement Charles-Jean se vantait quand il disait d’un ton dégagé en 1830 à notre chargé d’affaires, M. de Tallenay[9] : « Décidément je ne changerai rien à la constitution de ce pays-ci; elle est traditionnelle. Mon pouvoir est bien restreint sans doute, mais il n’importe... » Il savait bien, et l’opposition aussi, que, grâce à l’ingénieux mécanisme de la représentation, l’autorité royale dominait aisément, et il le reconnaissait peu d’instans après lui-même. « Au fond, ajoutait-il, cette division des quatre ordres donne une grande force à la couronne, qui ne manque jamais d’exercer une grande influence sur leur majorité. La forme lente et compliquée de leurs délibérations nous offre mille combinaisons diverses. Le clergé est pour le trône et lui reste invariablement uni; on peut beaucoup obtenir des bourgeois en les caressant; les paysans ne font guère que ce qu’on leur dit de faire, et je puis ainsi paralyser l’opposition des nobles... Ces derniers même ne sont pas difficiles à gagner; seulement il en coûte cher. Bref, avec de la persévérance, on pondère ces différens pouvoirs... » En réalité, Charles-Jean avait tourné cent fois à son profit ce veto par lequel un seul ordre, en beaucoup de cas, peut arrêter les projets de réforme les mieux accueillis de l’opinion publique et de la diète en général, et il s’en félicitait. Et pourtant il n’aurait sans doute pas pu, s’il l’avait désiré, faire accepter des quatre ordres, dont le consentement unanime est nécessaire en de telles questions, une modification importante d’un système reconnu funeste : nouvelle preuve qu’à l’intérieur l’intolérance et l’institution même de l’église luthérienne suédoise menacent et compromettent l’état de deux façons, — d’abord en l’obligeant à la répression des attaques dirigées contre elle, répression qui détourne son attention et ses forces et le rend justement odieux, — puis en élevant une barrière qui semble, en vérité, infranchissable contre beaucoup de réformes libérales dans l’ordre civil ou politique. Il est facile de démontrer qu’à l’extérieur des conséquences tout aussi fâcheuses peuvent découler de cette intolérance aveugle. Il suffit pour cela de considérer un instant ce qui se passe autour de ce royaume, de calculer les périls constans du Danemark, et de quel prix serait, pour les affaires du Nord, l’ascendant respecté de la Suède.
On sait dans quelle phase est entré le nouveau débat du Danemark avec l’Allemagne au sujet des duchés de Holstein et de Lauenbourg. L’Allemagne avait semblé exiger uniquement d’abord que les actes législatifs ayant rapport à la constitution intérieure des deux duchés fussent soumis aux délibérations consultatives des états provinciaux, après avoir été cependant décrétés par le pouvoir royal et même mis en pratique; le cabinet danois avait fini par y consentir. Allant plus loin, l’Allemagne a paru vouloir que la constitution commune de la monarchie danoise fût elle-même soumise à l’examen des états; le cabinet danois s’y est refusé. Le récent ultimatum de l’Allemagne était arrivé à Copenhague dans les premiers jours de juin 1858, et avait stipulé un délai de six semaines, après lequel la confédération devait employer les moyens de rigueur. Le délai était tout près d’expirer quand le Danemark a consenti, non pas à laisser examiner sa propre constitution par les états provinciaux, mais à suspendre cette constitution dans les deux duchés. Il a cédé en cela aux conseils de la France, de l’Angleterre, de la Russie, et fort sagement. L’expédient se trouve d’ailleurs fort heureusement imaginé, et notre seul regret est que la constitution commune ne soit pas tout entière abolie; mais a-t-on mis un terme définitif à l’ambition qui pousse l’Allemagne vers le Danemark? C’est ce qu’il faut examiner, tout en se félicitant de la trêve qui vient d’être signée.
Nous avons trop souvent démontré, pour qu’il soit besoin d’y insister encore, que la constitution commune imposée le 2 octobre 1855 par la Prusse et l’Autriche à la monarchie danoise, et reliant sous une même loi les états immédiats ou scandinaves et médiats ou allemands du roi-duc de Danemark, a été en réalité un piège où sont tombées, avec le Danemark, qui savait bien où on le précipitait et qui appelait en vain du secours, les puissances occidentales, mal instruites dès leur premier engagement en 1851, ou peu soucieuses. En garantissant ce que l’Allemagne décorait du beau nom d’intégrité de la monarchie danoise, on ne s’est pas aperçu qu’on garantissait peut-être en réalité les divisions intérieures, l’asservissement et ensuite l’anéantissement du Danemark. Ne le voit-on pas clairement aujourd’hui? Nul danger pareil n’existait quand l’union entre le Danemark propre, c’est-à-dire les îles danoises, le Jutland et le duché de Slesvig d’une part, et les deux duchés allemands, Holstein et Lauenbourg de l’autre, était seulement personnelle, le roi de Danemark étant aussi duc allemand. Une semblable organisation aujourd’hui même tient uni sans nul danger au royaume de Hollande, mais seulement comme possession particulière du roi, le grand-duché de Luxembourg, qui fait partie de la confédération germanique. Lorsque la confédération, il y a deux ou trois ans, a exigé la révision de la constitution du Luxembourg, trop libérale et a antimonarchique » à son gré, le grand-duc dut obéir sans hésitation : il put le faire sans engager le roi de Hollande ; les libertés de la Néerlande ne reçurent aucune atteinte d’une telle modification, parce qu’il n’y avait de commun entre les deux états que la personne même du souverain, dont les droits et les devoirs étaient ici et là nettement distingués. En Danemark au contraire, le célèbre système du heelstat, imposé par la diplomatie allemande, a détruit une distinction si nécessaire. Le Danemark propre, qui naguère formait un état indépendant et souverain, s’est trouvé réduit au rang de province dans cette nouvelle monarchie qu’on créait en Europe, et la représentation qui siégeait à Copenhague a été abaissée au rôle inférieur d’assemblée provinciale. A côté de la constitution sagement libérale que le Danemark avait reçue en 1849 aux termes de la promesse faite par le feu roi Christian VIII avant le mouvement de février 1848, on a vu s’élever une constitution commune devant s’appliquer à la fois au Danemark, au Slesvig, au Holstein et au Lauenbourg. Non-seulement le royaume proprement dit se voyait de la sorte amoindri et maltraité, mais encore la diplomatie, armée de ce qu’on appelait alors « la nécessité européenne, » stipulait une constitution particulière pour le duché de Slesvig, terre de nationalité danoise, à qui l’occupation étrangère, pendant le mois de juin 1849, n’avait pas permis d’étendre le bénéfice de la constitution nouvelle, mais qui devait naturellement recevoir les mêmes institutions que s’était données le Danemark proprement dit. Une constitution particulière était aussi assurée au duché de Holstein, et une autre au duché de Lauenbourg; la conservation des états provinciaux qui avaient jusque-là régi le Slesvig aussi bien que les autres duchés était surtout garantie, comme si d’une part rien ne se fût passé de nouveau en Danemark, comme si de l’autre la confédération germanique avait eu le droit de disposer du gouvernement en Slesvig, ce qu’elle pouvait faire à certains égards en Holstein et en Lauenbourg. Il est clair maintenant qu’on avait entraîné le Danemark dans un double piège. On a vu quel coup l’organisation nouvelle portait aux institutions libres issues en 1849; qu’on songe de plus au danger que recelaient les dernières conditions que nous venons d’énumérer. La guerre contre l’Allemagne se terminait à peine. Les Danois avaient versé beaucoup de sang et multiplié d’héroïques efforts pour mettre à néant le slesvig-holsteinisme, c’est-à-dire l’union illégitime et factieuse des deux duchés, provoquée, soutenue par l’Allemagne avant et pendant la guerre. Or cette similitude d’institutions imposées au Slesvig et au Holstein n’avait d’autre but que de ressusciter une alliance promettant à l’Allemagne la réalisation de ses projets d’envahissement sur le Slesvig. Le Danemark, vainqueur les armes à la main sur mer et sur terre, à Fredericia et à Idstedt, était battu dans les conseils et traqué désormais d’une manière permanente au nord et au sud, dans sa capitale aussi bien que dans ses annexes. L’ennemi, chassé des champs de bataille, était revenu sous l’habit du diplomate; il avait pris position partout à l’intérieur, et voilà l’intégrité de la monarchie danoise telle que l’Europe l’avait garantie!
Les résultats ne se sont pas fait attendre, et quelle patience le Danemark n’a-t-il point montrée pendant qu’on le harcelait sans cesse du côté de l’Allemagne par mille injustes requêtes, en présence desquelles il temporisait afin de permettre aux grandes puissances de s’éclairer, de comprendre et d’intervenir selon ce que demandaient et la justice de sa cause et leurs propres intérêts à elles-mêmes? Tant que l’Allemagne n’a parlé que des droits du Holstein et du Lauenbourg, qui font partie de la confédération germanique, tant qu’elle n’a fait que demander pour ces duchés encore de nouvelles satisfactions, encore de nouveaux privilèges, le Danemark a cédé, et la question a pu paraître purement allemande; mais ne devenait-elle pas européenne quand la confédération exigeait, comme elle le faisait hier, que le Danemark soumît sa constitution commune, celle qui fait de lui après tout une monarchie souveraine, aux délibérations des états provinciaux de deux duchés allemands? L’Allemagne, par l’entremise funeste de ces deux duchés, pouvait donc exercer un droit d’approbation ou de blâme sur la loi fondamentale d’un pays souverain de l’Europe. Elle prétendait au privilège de modifier au gré de ses vœux cette loi fondamentale. Était-ce encore la querelle particulière des duchés et du Danemark propre, ou n’était-ce pas désormais la lutte entre l’Allemagne envahissante et l’un des trois états scandinaves? Nous n’avons pas dit assurément bien d’autres dangers encore auxquels le système funeste et d’ailleurs impraticable du heelstat expose le Danemark et tout le Nord; nous n’avons rien dit des droits de la Russie, valables après la mort ou la retraite du duc de Glucksbourg et de ses deux fils, droits que le fameux principe de l’intégrité étendra à toute la monarchie. Nous avons trop souvent exposé toutes ces conséquences, dont quelques-unes se sont déjà réalisées, et nous voulons nous borner ici à suivre les progrès des envahissemens sans cesse médités par l’Allemagne au détriment de la monarchie danoise.
Nous avons déjà noté la condition imposée au Danemark de ne pas étendre au Slesvig la constitution du 19 juin 1849. En premier lieu, cette constitution est libérale, et comme telle déplaît à la confédération. En second lieu, isoler le Slesvig du Danemark est chose désirable pour aider à l’exécution du plan qu’on s’est tracé. De plus nous avons dit que l’ancien régime des états provinciaux, forme de l’absolutisme tel qu’il existait avant les changemens opérés dans le reste du Danemark, avait dû être conservé en Slesvig comme en Holstein, où la confédération avait tout le droit possible de travailler à le maintenir, et nous avons remarqué que cette conformité d’institutions était perfide, qu’il eût été de l’intérêt du Danemark d’empêcher tout ce qui pouvait rapprocher et contribuer à réunir les deux duchés, ligués naguère sous une inspiration venue de l’étranger et dans une rébellion commune. Qu’on ajoute à cela les divers épisodes qui ont mis à découvert les secrètes visées de la confédération; qu’on se rappelle par exemple M. Le baron Blome exprimant, dans l’assemblée des états holsteinois du mois d’août 1857, la prétention de faire donner dans le conseil commun de toute la monarchie un nombre égal de membres à la représentation du Danemark proprement dit et à celle des trois duchés confondus et mêlés ensemble, et on touchera du doigt l’espérance que nourrit l’Allemagne, celle de parvenir à accaparer de nouveau le Slesvig. C’est là le vrai péril, on ne doit pas s’y tromper. L’Allemagne a sans cesse refusé de préciser ses griefs pour dissimuler ce but extrême; elle a sans cesse exigé de nouvelles concessions, prenant acte de chacune et la déclarant toujours insuffisante. Il est telle de ces concessions cependant dont elle se contenterait assurément, celle par exemple que demandait M. Blome. Une fois l’égalité des deux représentations accordée, il ne faudrait plus que l’émigration de quelques délégués prussiens venant acquérir des domaines en Slesvig (comme on a vu M. de K….. le faire en Lauenbourg), se faisant ensuite élire à l’assemblée générale de la monarchie commune, et l’emportant bientôt d’une ou deux voix sur l’ancienne majorité danoise. On conçoit que tout serait promptement changé, et que le Danemark deviendrait bientôt une annexe allemande.
L’Allemagne ne manque pas d’ailleurs d’érudits et de professeurs d’histoire pour soutenir que le Slesvig est terre primitivement allemande, usurpée par cette formidable civilisation danoise qui a fait reculer pas à pas l’humble et chétif germanisme. Or n’est-il pas évident au contraire que c’est la trop puissante Allemagne qui, peu à peu, grâce aux imprudentes concessions des souverains danois, a envahi cette contrée, dont la langue, le droit et les institutions étaient originairement toutes Scandinaves? Sur ce point d’ethnographie et d’histoire, d’où dépend, comme on voit, une grave question de politique contemporaine, un savant professeur, M. Allen, vient précisément de publier à Copenhague deux intéressans volumes, et nous lui emprunterons par un rapide résumé ses argumens les plus ingénieux, les plus évidens et les plus nouveaux. M. Allen est déjà connu par une excellente Histoire du Danemark et par un curieux recueil des Lettres de Christian II. De concert avec plusieurs érudits patriotes, comme MM. Poulsen, Werlauff, Wegener, Velschow, Larsen, Krieger, Grimur Thomsen et Worsaae, il a pris part aux publications antiallemandes faites par l’université de Copenhague pendant les années de la dernière guerre entre Prussiens et Danois. C’est le travail présenté par lui à cette époque sur les idiomes parlés dans le Slesvig qu’il publie aujourd’hui, remanié et développé.
L’auteur rappelle d’abord avec raison que l’Europe ne connaît peut-être pas de frontière plus anciennement et plus exactement tracée que celle qui sépare, depuis le IXe siècle, la Germanie de la patrie scandinave, et cette frontière est justement la limite méridionale du duché de Slesvig, au sud duquel commence le Holstein. N’est-ce pas en effet sur les bords de l’Eider que l’ancien roi des Danois, Gotfried, arrêta la conquête de Charlemagne, et n’est-ce pas de l’Eider inférieur au cours de la Slie que s’étendait ce fameux rempart de la nationalité danoise, le Dannevirke? Il est vrai qu’entre la Slie et l’Eider supérieur s’étendait et s’étend encore aujourd’hui une lisière d’un sol inculte, couvert de forêts, entrecoupé de marécages et de bruyères; mais cette région même n’était pas allemande : elle avait été défrichée en partie par des émigrans danois, colonisée d’ailleurs par des Saxons, et, dans sa partie sud-ouest, par des Frisons, qui durant bien des siècles se maintinrent absolument indépendans de l’Allemagne. L’Eider restait donc bien la limite commune entre l’Allemagne et la Scandinavie, ou cette limite était marquée tout au moins par le Dannevirke, entre l’Eider inférieur et la Slie. Immé- diatement au nord du Dannevirke, c’est-à-dire dans la partie méridionale du Slesvig, vous ne rencontrez plus que des noms scandinaves, attestant par leurs témoignages non équivoques à quel peuple ils sont primitivement dus[10]. Ajoutez les objets d’archéologie et surtout les vieilles inscriptions runiques rendues chaque jour encore par ce sol antique à la lumière; ajoutez les témoignages des historiens parmi les Allemands eux-mêmes et l’assentiment non équivoque des anciens monumens législatifs que nous avons conservés; ajoutez enfin, pour dernier trait plus concluant encore, les traces actuellement subsistantes des anciens codes scandinaves dans ce Slesvig méridional, que l’influence allemande paraissait avoir assez complètement envahi pour autoriser les prétentions de l’Allemagne à réclamer comme sien tout le pays usurpé. La loi jutlandaise du roi Valdemar, toute scandinave incontestablement, est restée jusque dans le cours du XVIIIe siècle la loi prédominante au sud du Slesvig, et certaines dispositions en sont encore observées de nos jours. Suivant l’usage de l’ancien droit scandinave, on a continué jusqu’au XVIIe siècle à pratiquer, dans les cas de meurtre, la compensation et la réconciliation, à adopter selon certaines formules les enfans naturels, etc. Outre ces vestiges de coutumes générales, il faut mentionner les privilèges de villes et de corporations concédés par des rois de Danemark, comme Christian III, Frédéric II et Christian IV, les dispositions du code maritime de Christian V, les libertés du paysan danois, étouffées plus tard par la tyrannie de la féodalité allemande, enfin les droits et usages particuliers aux Frisons et aux Saxons faisant partie du duché. Eidersted, Husum et Frederikstad sont les seules villes du Slesvig méridional qui n’aient conservé dans les temps modernes aucune trace de ces anciennes législations toutes nationales. En ce qui touche la langue parlée, les concessions impolitiques des souverains du Danemark autorisèrent, il est vrai, peu à peu l’usage de l’allemand dans les cours judiciaires de tout le duché de Slesvig, et quand le cri de l’opinion publique eut obtenu de Christian VIII, prédécesseur du prince aujourd’hui régnant, le rétablissement légal de la langue danoise dans les tribunaux, l’Allemagne fit éclater son indignation. L’on vit même un jurisconsulte éminent et respecté, mais aveuglé par son ardeur slesvig-holsteinoise, réclamer, au milieu du XIXe siècle, l’emploi du latin dans les cours judiciaires du Danemark, sous l’ingénieux prétexte qu’un idiome comme le danois ne pouvait que brouiller les idées et mal formuler les expressions. Ce n’est pas tout encore : des tribunaux la langue allemande passa dans l’usage de tous les fonctionnaires par l’ascendant des grands propriétaires et des ducs de Gottorp, que leurs intérêts et leurs affections rattachaient à l’Allemagne, et l’on se servit même fort habilement à ce propos des prédicateurs de la réforme, qui, venus des pays germaniques, représentaient aux populations, ou peu s’en faut, le langage danois comme un langage païen, et l’expulsaient à la fois de l’école et de l’église. La haute école de Kiel, que les candidats aux fonctions publiques étaient tenus de fréquenter pendant deux années, contribua pour sa bonne part à germaniser ou plutôt à teutoniser (forlydske) toute la bureaucratie. En même temps, ce qu’il y avait de noblesse originairement danoise était repoussé du Slesvig, que la noblesse holsteinoise envahissait par ses domaines sans cesse agrandis; des corporations d’ouvriers allemands venaient s’établir dans les villes du Slesvig méridional, et la triple association de ces nouveau-venus avec les fonctionnaires et les grands propriétaires achevait de leur livrer toute l’influence dans l’administration communale. C’est pendant le XVIIIe siècle que se montrent tous les résultats de ce déplorable envahissement du Slesvig danois par le germanisme. Il faut lire dans l’ouvrage de M. Allen les incroyables récits de l’anarchie religieuse que causait en plus d’une paroisse la différence de langage entre le pasteur et ses ouailles. Les paysans, ne cédant qu’en apparence à la contrainte, récitaient, sans y rien comprendre, les prières et les psaumes en allemand, et maudissaient en danois le prêtre, qui le leur rendait avec usure du haut de la chaire allemande, sans les émouvoir, puisqu’ils n’y entendaient rien[11].
Nous le demandons à tout esprit impartial, le tableau tracé par M. Allen ne démontre-t-il pas clairement deux choses : d’une part les envahissemens perpétuels, manifestes ou secrets, de l’Allemagne, de l’autre le droit antérieur et primitif de la nationalité xcandinave en Slesvig? Et n’a-t-il pas fallu à cette nationalité toute la force que lui prêtait un droit originaire pour résister, comme elle l’a fait, par la langue et par la législation, ces solides attaches rivées dans le sol même, aux attaques violentes et aux influences délétères qui lui venaient de l’Allemagne?
Le heelstat, qui permet à la confédération germanique de s’ingérer dans les affaires du Slesvig et du Danemark propre en mêlant toutes ces parties de la monarchie sous une même constitution et une même représentation, va donc directement contre la justice et l’histoire. C’est une erreur trop fréquente, et qui marque trop peu d’instruction, de prendre le Danemark et les trois états scandinaves en général comme de simples annexes du monde germanique, auquel ils seraient redevables de toute leur civilisation. Les Scandinaves forment une famille bien distincte dans la race germanique. S’il est vrai qu’ils avaient à l’origine une langue et une mythologie analogues à celles des Allemands, il ne faut pas oublier que ces derniers ont livré de bonne heure leur idiome et toutes leurs croyances à la double influence de l’ancienne civilisation classique et du christianisme, tandis que les Scandinaves sont restés bien plus longtemps et plus profondément pénétrés de l’énergie de ce génie primitif. C’est là une importante différence qui se montre dès les premiers temps de leur histoire. D’ailleurs l’Allemagne n’a pas été leur seule ni même leur principale éducatrice dans la voie de la civilisation moderne. La conversion du Nord au christianisme n’est pas une œuvre allemande, mais bien plutôt une œuvre de la France carlovingienne et de l’église anglo-saxonne. Saint Anschaire, l’apôtre du Danemark, était d’origine picarde, et avait été élevé chez les bénédictins de Corbie. C’est lui aussi qui porta en Suède les premières semences de la foi nouvelle. Quant à la Norvège, elle reçut principalement les missionnaires anglo-saxons, et l’Islande les missionnaires irlandais. Bien plus, les querelles avec l’Allemagne, qui datent des premiers siècles du moyen âge, ont pendant très longtemps empêché l’établissement définitif du christianisme dans la Scandinavie méridionale, et l’union dynastique du Danemark avec l’Angleterre, sous les Canut, a seule pu triompher d’un si puissant obstacle. Ce que le Nord doit à l’Allemagne, c’est la réforme protestante, et encore les protestans de la Suède et du Danemark se demandent-ils si le libre et sincère développement des idées et des sentimens populaires suivant les inspirations du génie national n’eût pas été préférable à l’importation d’un établissement officiel comme celui de l’église luthérienne allemande. L’Allemagne a d’ailleurs transmis au Nord Scandinave le droit féodal avec le servage, ainsi que l’esprit administratif, l’esprit de bureaucratie, de procédure, et les publicistes scandinaves ont pu se demander à leur tour s’il n’eût pas été souhaitable que l’Allemagne gardât pour elle ses institutions politiques ou sociales, sans les imposer à des peuples dont l’énergie se fût fortifiée sans doute à se produire selon ses voies particulières. On ne doit pas faire de l’oppression subie un argument contre cette énergie même, car la défaite ne s’explique que trop facilement par la présence de cours étrangères dans les royaumes scandinaves pendant une grande partie du moyen âge, par de funestes complications de droits d’héritage et de liens de familles, enfin par les divisions intérieures, issues chez les peuples du Nord de l’incertitude où l’oppression de l’Allemagne retenait leur sentiment de nationalité. En L’absence d’un droit réel de l’Allemagne à intervenir dans les affaires du Nord, réclamera-t-on une libre expansion de la nationalité allemande par cette seule raison qu’elle est la plus forte? Ce serait se faire l’avocat d’un cosmopolitisme tyrannique et funeste, qui, au nom d’un progrès impatient de toute barrière, enfanterait la servitude et la décadence. Il ne faut pas se représenter la société européenne et chrétienne comme une simple agrégation de peuples dont les moins puissans par le nombre, par la richesse, ou même par le génie, seraient destinés à accepter la domination des deux ou trois plus forts, sauf pour ceux-ci à lutter ensuite jusqu’à ce qu’un seul se trouvât définitivement vainqueur. Il ne faut pas croire qu’une telle issue tournerait au grand profit de tous. Non, la société européenne vraiment digne de ce nom est une réunion fraternelle qui subsiste par le respect des droits de chacun et par la protection que le plus fort s’empresse au contraire d’accorder au plus faible. De cet équilibre volontaire naît l’intelligente harmonie qui préside au concert de la civilisation occidentale, et qui, inventée pour la première fois par le génie européen et moderne, n’a rien de commun avec le silence de mort dans lequel s’agite convulsivement la despotique Asie. Chacune de ces nations qui composent le continent européen a sa physionomie particulière, et chacune aussi offre quelque trait commun qui se retrouve dans la physionomie de ses sœurs :
Faciès non omnibus una,
Nec diversa taraen, qualem decet esse sororum.
Et chacune assurément a son rôle tracé qu’une autre ne remplirait
pas avec un égal bonheur. Ne souhaitons pas que certaines velléités
ambitieuses puissent aujourd’hui se substituer à la double action,
providentielle et sage, du génie de notre race et du temps. S’il est
vrai, comme nous le croyons, qu’il faille compter l’âge des peuples
en raison de la carrière qu’il leur reste à parcourir, les peuples scandinaves sont jeunes; le sentiment des nationalités, qui ne s’est vraiment éveillé en Europe qu’au commencement de ce siècle-ci, leur a
révélé leur dignité, et ils se lèvent à son appel. Ils savent désormais
de science certaine, si on ne le sait pas bien autour d’eux, qu’ils
sont destinés à un rôle utile et brillant peut-être en Europe, et ce
n’est pas aux puissances occidentales que l’idée viendra de ne pas
les en croire ou de les en vouloir désabuser.
L’arrangement qu’on vient de prendre a été accepté provisoirement par l’Allemagne, mais il ne semble pas, disions-nous, devoir
être définitif. Nous ne pensons pas qu’un autre expédient puisse couper court à toutes les difficultés dont se compose cette malheureuse
question danoise que celui qui consiste à laisser l’Allemagne briser
elle-même le heelstat, ou état d’ensemble, machine monstrueuse qui
ne saurait manœuvrer, et à y substituer un état d’union garantissant
au Danemark jusqu’à l’Eider, c’est-à-dire y compris le Slesvig, l’unité politique, les duchés de Holstein et de Lauenbourg restant annexés par un lien tout personnel et non pas réel. Encore une fois,
c’est la position du grand-duché de Luxembourg vis-à-vis de la Hollande que nous voudrions voir établir ici d’une façon durable, et
nous cherchons en vain lequel des deux partis aurait à se plaindre,
les droits réciproques étant de la sorte, à ce qu’il semble, parfaitement respectés. C’est à peine si le heelstat eût été praticable dans
le cas où la confédération n’aurait aperçu au-delà des frontières
du Holstein aucun envahissement à rêver. Le duché de Limbourg
reste bien, il est vrai, réuni au royaume de Hollande, sous la même
constitution et la même législation, tout en faisant partie de la
confédération germanique, et sans qu’il en résulte aucun désordre.
Toutefois un tel arrangement ne laisse pas d’être perfide. C’est
parce que la confédération n’entrevoit pas derrière le Limbourg,
entre le Limbourg et le royaume de Hollande, quelque Slesvig à
gagner, que la paix subsiste; mais qui l’empêchera d’exiger un
beau jour que la constitution du Limbourg, duché allemand au
même titre que le Holstein et le Luxembourg, soit révisée? C’est
son droit; mais en même temps elle se sera ingérée, si on la laisse
faire, dans la constitution intérieure et particulière du royaume de
Hollande, et, par le fait même de son intrusion, elle aura porté
atteinte à son indépendance au gré du caprice ou de l’ambition des
Allemands. En présence d’un tel danger, les états-généraux de La
Haye ne seront-ils pas bien venus à répondre qu’ils entendent maintenir dans son intégrité une constitution garantie par les puissances
européennes, et à repousser toute intervention étrangère dans la
législation constitutionnelle et administrative de leur monarchie?
On dira que c’est refuser à la confédération son droit légitime de
protection sur un duché qui dépend d’elle : peut-être bien; la faute
en est à cette vicieuse organisation.
Il y a d’ailleurs bien d’autres dangers qu’elle entraîne avec elle. Que dire par exemple de la situation bizarre dans laquelle se fût trouvé le souverain de la monarchie danoise pendant la dernière guerre contre la Russie, dans le cas, qui a failli se présenter, où, se déclarant de concert avec la Suède et la Norvège pour les puissances occidentales, il aurait vu l’Allemagne entraînée vers le parti contraire et aurait été sommé d’envoyer son contingent holsteinois à l’armée fédérale? Il aurait pu se rencontrer tel engagement dans la campagne où les troupes du roi de Danemark se seraient battues contre les soldats du même roi de Danemark, duc de Holstein et de Lauenbourg, et ce serait une erreur de croire que la prévision d’un tel embarras ou simplement la complication de ces liens bizarres n’a été pour rien dans l’hésitation qui a retenu en 1855 le Danemark, et l’a empêché de se joindre au traité du 21 novembre. La seule issue, quand la confédération germanique soulève un débat pareil à celui dont la constitution du Holstein est aujourd’hui et dont celle du Limbourg peut être demain l’objet, n’est-ce pas de s’opposer décidément, en faisant tout au monde pour avoir avec soi l’Europe comme témoin et garant d’une juste cause, à la moindre intervention de l’Allemagne hors des limites de la province où elle a quelque entrée légitime, et, si cette opposition n’est pas possible, d’entrer franchement dans le projet d’un partage des provinces, de telle sorte que la province faisant partie de la confédération germanique ne soit pas une attache indissoluble rivant à l’Allemagne pour toujours, privées de leur liberté d’action, des monarchies indépendantes et souveraines en droit? C’est ce qu’on demande pour le Danemark dans ses rapports avec le Holstein; c’est ce que le système du heetstat empêchera de réaliser tant qu’il subsistera, au grand détriment de la monarchie danoise, qu’il entraîne à sa ruine.
Le Danemark et son roi, secondés par des ministres fort habiles, ont eu pendant toute cette dernière crise le sentiment très précis et la vue très nette du péril qui les menaçait, et tout le Nord a compris que ce péril lui était commun. S’il est clair qu’une fois le Slesvig détaché de la monarchie et rattaché à l’Allemagne, le Danemark, réduit au Jutland et aux îles, n’est plus rien, il est bien entendu aussi qu’une fois l’influence allemande maîtresse à Copenhague, la Baltique cessera d’être une mer Scandinave, et Stockholm elle-même n’aura plus d’avant-poste au midi. Or n’est-ce pas assez d’avoir permis à la Prusse d’ouvrir sur la Mer du Nord un port si important à l’embouchure de la Jadde? N’est-ce point assez d’avoir jeté à la mer les clés du Sund, et serait-il prudent de livrer une de ses rives, c’est-à-dire en effet une des portes de la Baltique, à l’Allemagne?
Le meilleur moyen d’éviter ces périls, nous le connaissons bien : ce serait assurément qu’indépendamment de l’intervention étrangère le Nord fût capable de faire ses affaires lui-même. Le Danemark devrait rencontrer dans les autres peuples scandinaves un suffisant appui. L’œuvre est à moitié faite. Si une armée fédérale eût occupé les duchés allemands et ensuite mis le pied en Slesvig, c’est-à-dire si elle eût dépassé la ligne de l’Eider, elle eût rencontré, pour lui barrer, le passage et la refouler en arrière, trois peuples au lieu d’un, trois peuples pour qui la rive droite ou septentrionale de l’Eider est déjà le sol sacré. En parlant une fois déjà dans la Revue des périls du Danemark[12] il y a plus d’un an, nous terminions notre étude par quelques citations des pamphlets allemands, qui dès lors, au nom du dieu allemand, entonnaient la trompette de guerre. Nous pouvons raconter aujourd’hui quels échos ces récentes menaces ont rencontrés au-delà du Sund. Lors du dernier anniversaire de la constitution norvégienne à Christiania, M. Berg a porté un toast au Danemark en disant aux grands applaudissemens d’une assemblée frémissante : « Malheur à l’Allemagne! Elle ne voit pas que celui qu’elle attaque a autour des reins une ceinture qui lui inspire un courage et lui communique une force indomptable; elle ne voit pas que le Danemark a une nationalité! Parce qu’elle porte un riche manteau à dix couleurs, elle s’enorgueillit et dédaigne à tort le vêtement de son adversaire; il est d’une seule teinte, mais c’est une sombre et forte armure. Contre l’hydre allemande, le Danemark n’est pas seul; nous ne sommes pas étrangers dans cette lutte; c’est nous, c’est tout le Nord qu’elle engage, si la sentinelle qui veille sur la frontière méridionale de la Scandinavie est menacée. La cause du Danemark est la nôtre par les liens d’une origine commune, par ceux de nos engagemens, par ceux de nos souvenirs, par ceux du sang déjà versé pour elle. Nous ne la trahirons pas! » On sait qu’en Suède comme en Norvège des réunions ont été convoquées pour promettre, au nom du patriotisme scandinave, un prompt secours en cas d’attaque. Voilà ce qu’on peut appeler du scandinavisme pratique ! En 1849, Suède et Norvège ont envoyé un corps d’armée au secours du Danemark; on peut bien compter qu’il en serait de même cette fois encore. Néanmoins cette barrière-là n’est pas vraiment solide qui s’élève seulement aux jours de crises violentes, et qui, n’arrêtant que l’effort de la guerre déclarée et ouverte, laisse passer une diplomatie perfidement habile, armée de tout l’ascendant d’une confédération nombreuse et puissante contre un petit peuple de deux millions et demi de citoyens. Que sert-il de repousser les assauts, si l’on est obligé de laisser l’ennemi continuer son œuvre par la mine et la sape? La seule alliance vraiment utile serait celle qui, rapprochant le Slesvig, soumis aux mêmes institutions ou à peu près que le reste du royaume, détachant le plus complètement possible les états du roi de Danemark des possessions allemandes du roi-duc de Holstein et de Lauenbourg, identifierait le Danemark aussi intimement que le permettrait le respect de sa constitution, de ses lois, de son caractère particulier, aux deux autres peuples représentant avec lui la nationalité scandinave. Tel serait le scandinavisme vraiment pratique. C’est celui vers lequel tendent, par la force des choses et presque à leur insu, les trois peuples du Nord, celui qui, promettant de sauver le Danemark, peut ouvrir à la Suède de brillantes perspectives.
Malheureusement, nous ne craignons pas de le dire, la Suède elle-même a fait faire un pas en arrière à cette espérance d’une utile et permanente union entre les nations scandinaves. Pour qu’une telle union devint prochaine, il faudrait évidemment que la Suède ne restât pas si fort au-dessous, à certains égards, des deux autres nations sœurs, au rang inférieur où la retient sa constitution décrépite. Nous le répétons, la division de la représentation nationale en quatre ordres arrête en Suède toute réforme politique ou sociale qui, inspirée par l’esprit moderne, contrarie par quelque côté des privilèges de castes, restes informes du moyen âge. Que la Suède ait fait pendant le règne du roi Oscar d’importans progrès pour l’industrie et le commerce, nous ne l’ignorons pas. Ce pays, qui, avant 1830, incapable de se nourrir, importait annuellement 2 ou 300,000 tonnes de blé, non-seulement se suffit maintenant à lui-même, mais a exporté en 1855 1,739,000 tonnes de blé. Son importation, qui n’était en 1834 que de 14 millions et demi de rigsdalers de banque[13], était en 1856 de 70 millions et demi, — son exportation ayant d’ailleurs monté de 16 millions de rigsdalers à près de 62 millions. Le chiffre qui représente l’ensemble des produits de son industrie était de 11 millions de rigsdalers, il est aujourd’hui de 41 millions. La fabrication des machines et métiers dans ce pays, dont les entrailles sont de fer, était de 78,000 r. seulement, tandis qu’elle s’élève aujourd’hui à 2,430,000. Ce sont là des chiffres éloquens à coup sûr; nous savons que le roi Oscar en est fier, surtout de celui qui représente ce grand et nouveau fait de l’exportation du blé suédois; nous savons encore, que si cela eût dépendu seulement du roi Oscar, la Suède eût obtenu la réforme de sa représentation. Il en a été autrement par malheur : tous les efforts ont échoué contre l’égoïsme aveugle de quelques-unes de ces castes, et toutes les réformes vraiment libérales y échoueront de la sorte. C’est ainsi qu’on a rejeté le projet d’une loi de tolérance religieuse présenté, peu de temps avant sa retraite, par ce même roi Oscar, qui avait inauguré son règne par la loi des dissidens en Norvège. Que faire contre cette vieille machine, contre cette organisation vicieuse qui résiste par sa force d’inertie, se rit de toutes les espérances, des vœux réunis de la nation et du roi, et bien plus retient même enchaîné l’esprit public? De même que la puissante analyse de la parole suscite et développe la pensée, et que le muet de naissance manque d’un énergique moyen d’exercer et de fortifier son esprit, de même l’esprit public en Suède, n’ayant d’autre expression légale que cette représentation imparfaite, reste enveloppé, il faut bien le dire, et n’acquiert pas la force que lui procurerait assurément une liberté intelligente et disciplinée. On en a vu un exemple dans la condamnation récente des catholiques. Une partie, une bonne partie de la nation a détesté cette honteuse sentence, cela est vrai; le journal libéral l’Aftonblad a ouvert une souscription au profit des persécutées, nous le savons. Il n’en est pas moins certain qu’une moitié de la représentation d’une part et l’une des grandes cours de justice de l’autre se sont crues assez autorisées et soutenues par l’esprit public pour rendre, chacune de son côté, une sentence qui est une tache pour leur pays, et que sauront exploiter en Danemark et en Norvège les ennemis de l’union scandinave.
Une seule pensée nous rassure : ou le roi Oscar, rendu à la santé, fera de nouveau entendre sa voix respectée, à laquelle cette dernière et triste expérience prêtera une autorité nouvelle et décisive, ou le régent, qu’anime une ambition généreuse, aura à cœur de reconquérir promptement pour la Suède, dans la carrière nouvelle où l’attendent sans doute de glorieuses destinées, le terrain qu’elle a perdu. Dans l’un ou l’autre cas, la réforme si souvent invoquée par la partie éclairée de la nation, et proposée plusieurs ibis par le gouvernement lui-même, ne saurait manquer de s’accomplir, maintenant qu’on a éprouvé jusqu’à quelle extrémité absurde et inique cette représentation pouvait conduire le pays. La prochaine diète aura pour tâche, nous l’espérons, de réconcilier la Suède avec l’Europe, avec les peuples du Nord, ses frères, à qui il importe qu’elle soit forte et respectée, — enfin, pourquoi hésiter à le dire? — avec elle-même.
A. GEFFROY.
- ↑ Sur les Lecteurs en Scanie.
- ↑ La Langue danoise et la vie nationale dans le duché de Slevig ou Jutland du sud.
- ↑ Ce qui doit être le but de la politique du Danemark, c’est l’union personnelle entre le Danemark uni au Slesvig d’une part et les deux duchés de Holstein et Lauenbourg d’une autre.
- ↑ Sur la séparation du Holstein, quelques mots à ses concitoyens, par l’auteur de l’écrit le Prince Christian.
- ↑ N’a-t-on pas été fidèle à cette logique supérieure à l’observation servile de la lettre dans une récente occasion, à propos du ridicule procès Lindahl — Mendelsohn, qu’un homme d’esprit a voulu transformer en un romanesque épisode, mais qui restera dans le domaine de la chronique scandaleuse? M. Lindahl, ayant publié contre Mlle Mendelsohn, la jeune et belle valkirie, une accusation infamante qui, prouvée, aurait valu à l’accusée la peine capitale, a dû être condamné lui-même, selon la loi suédoise, et parce qu’il ne pouvait prouver son accusation, à la même peine que sa calomnie faisait encourir à la partie adverse; mais comme il n’y a évidemment qu’une vieille et absurde loi du moyen âge qui puisse punir de la peine de la hache le crime, quelque grave qu’il soit, de simple calomnie, chacun savait à Stockholm que la grâce royale interviendrait. M. Lindahl en effet, condamné à la décapitation, en a été quitte pour une amende de 200 francs et des excuses publiques à son innocente et peu intéressante victime. — Nous ne saurions nous plaindre assurément qu’on n’ait pas traité de même cette graveleuse comédie et une affaire de conversion religieuse; mais il faut convenir cependant que ce nouvel exemple démontre quelle digne justice on pouvait faire à l’absurdité de l’ancienne loi contre les séparatistes.
- ↑ On en a donné les dispositions dans l’Annuaire des Deux Mondes de 1853-54, p. 405.
- ↑ Il est permis en effet de regarder comme exceptionnel un procès tout récent, qui contraste grossièrement, il faut le dire, avec la tolérance qu’a montrée pendant ces dernières années l’esprit public norvégien, et dont l’église de Saint-Olaf, construite par une contribution à laquelle les protestans ont pris une large part, est un honorable témoignage.
- ↑ Voyez l’étude de M. Trottet sur l’Église suédoise, dans la Revue du 1er avril 1837.
- ↑ Dépêche du 29 janvier 1830. — Archives du ministère des affaires étrangères.
- ↑ Il est vrai que le germanisme, envahissant peu à peu cette contrée pendant le cours du moyen âge, a transformé ces noms et leur a imposé une physionomie teutonique; mais un coup d’œil un peu exercé ne s’y trompe pas; ohe, forme barbare et qui n’a aucune signification dans les langues germaniques, déguise fort mal le mot scandinave œ, qui signifie une île (insel en allemand); les mots skovbygaard, domaine de ville près d’un bois, sœnderborg, citadelle du sud, tœnder, graasteen, aahenraa, hœderslev, sundeved, kongeaa, etc., sont évidemment scandinaves et danois, tandis que les dénominations schaubygarde, sonderburg, tondern, grauenstein, apenrade, hadersleben, sundewit, kœnigsau, etc., sont de mauvaises traductions n’offrant le plus souvent aucun sens. L’invasion a bien pu contrefaire et déformer, mais non pas déraciner et livrer à l’oubli ces souvenirs, ces preuves historiques, profondément attachés au sol même de la patrie scandinave.
- ↑ Remarquons en passant que, grâce à ce désordre, sans aucun doute, la messe latine fut conservée dans les églises du Slesvig fort avant dans le XVIIIe siècle.
- ↑ Voyez le Scandinavisme et le Danemark, 1er mai 1857.
- ↑ A 2 francs 13 centimes environ chaque rigsdaler.