L’Intervention du saint-siège dans les élections allemandes

L’Intervention du saint-siège dans les élections allemandes
Revue des Deux Mondes3e période, tome 80 (p. 190-201).
L’INTERVENTION DU SAINT-SIÈGE
DANS
LES ÉLECTIONS ALLEMANDES

On a vu souvent des papes s’immiscer motu proprio dans les affaires des gouvernemens, leur intimer des défenses ou des ordres, censurer leur politique ou leurs décrets, se poser impérieusement en arbitres des querelles que pouvait avoir César avec ses peuples. César protestait; c’est une longue et dramatique histoire que celle de ses bruyans démêlés avec la puissance spirituelle. Nous venons d’assister à un spectacle plus singulier et beaucoup plus rare. Nous avons vu un gouvernement autoritaire, ombrageux, très jaloux de ses droits, qui avait guerroyé quinze ans contre l’église et se faisait un jeu de déposer des évêques ou d’expulser des vicaires de campagne, solliciter l’assistance du souverain-pontife pour obtenir de son parlement le vote d’une loi qui lui tenait au cœur. Le saint-père a répondu obligeamment à cet appel, il a interposé ses bons offices et son autorité, il a engagé le parti catholique à se rendre agréable à M. de Bismarck eu adoptant le septennat militaire. Les chefs de ce parti n’ayant pas obtempéré à sa demande, il leur en a témoigné son déplaisir, il est revenu à la charge, et, autant qu’il était en lui, il a pesé sur les électeurs catholiques pour qu’ils envoyassent à Berlin une majorité docile, désireuse de complaire au chancelier.

Que nous sommes loin du temps où un pape d’esprit mystique et d’humeur batailleuse revendiquait fièrement ses droits contre le gouvernement prussien, jetait d’audacieux défis à ce vainqueur devant qui l’Europe entière s’inclinait! Le 24 juin 1872, s’adressant à des catholiques allemands établis à Rome, il leur disait : « Nous sommes en butte à une véritable persécution; le premier ministre d’un puissant gouvernement l’a préparée de loin. Je lui ai fait savoir, et je ne m’en cache point, que les triomphes sans modération ne sont pas de longue durée, que c’est folie aux orgueilleux que d’entrer en lutte contre la vérité et contre l’église. » Et se souvenant de Daniel et des rêves du roi de Babylone, il ajoutait : « Qui sait si elle ne se détachera pas bientôt de la montagne, la petite pierre qui brisera le pied d’argile du colosse? »

Cette petite pierre, cette bravade et cette prophétie firent beaucoup de bruit dans le monde. A quelques mois de là, M. de Bismarck relevait le gant, en déclarant à la chambre des seigneurs de Prusse que, dans tous les temps, Agamemnon avait eu des différends avec Calchas et avait dû remettre à sa place « ce voyant qui se flattait de connaître mieux que personne la volonté des dieux. » — « C’est une grande erreur, disait-il encore, de ne considérer sa sainteté le pape que comme le chef d’une confession chrétienne. La papauté fut toujours une puissance politique, et toujours elle s’est résolument ingérée dans les affaires de ce monde. Sa prétention est de soumettre la puissance séculière au pouvoir spirituel, et on ne l’empêchera jamais d’aspirer à la domination... Le pape est un souverain étranger qui réside à Rome et qui, par les derniers changemens introduits dans la constitution de l’église, est devenu plus puissant que jamais... Notre devoir est de défendre l’état contre lui. » Si perspicace que soit le chancelier de l’empire allemand, il ne prévoyait pas alors que, quatorze ans plus tard, il inviterait d’une manière pressante ce souverain étranger à se mêler de ses affaires, à intervenir dans ses élections, qu’Agamemnon dans l’embarras demanderait des oracles à Calchas. On a bien raison de dire qu’il ne faut s’étonner de rien, que tout arrive, que les plus grands politiques ne font pas leur destin.

Si singulier que soit l’événement, plus singuliers encore sont les commentaires auxquels il a donné lieu dans une partie de la presse allemande. Tel journaliste qui s’était signalé par l’aigreur de sa polémique contre les insolentes prétentions de la curie romaine a chanté un alléluia et entonné le cantique de Siméon, se félicitant d’avoir assez vécu « pour voir un grand pape tendant la main à un grand chancelier. » On a pu lire dans une feuille officieuse de Berlin que, détrompé de ses faux amis, irrité contre ceux qui avaient trop longtemps abusé de son nom, le souverain-pontife avait voulu donner un témoignage éclatant de sa sympathie au plus pacifique des hommes d’état, à celui qui représente dans le monde le principe d’autorité et qui s’occupe sans cesse de maintenir l’ordre dans l’Europe. Un orateur d’assemblée populaire a déclaré que le chef de l’église universelle avait une préférence, un goût particulier pour l’Allemagne, seul pays « où la monarchie soit solide comme le rocher dans la mer. » — « La France est en proie à tous les vices, à toutes les misères du régime républicain; la royauté espagnole est toujours vacillante, toujours menacée ; le sol de la Russie est miné par le nihilisme. Le pape sait que l’autel n’est en sûreté qu’à l’ombre d’un trône inébranlable, et l’Allemagne est pour lui une terre de dilection. »

Ce qui a paru plus étonnant que tout le reste, c’est le langage de quelques feuilles du parti national-libéral, qui vota jadis avec un joyeux empressement toutes les lois de combat contre l’église. On a vu des protestans, des juifs, des libres penseurs prêcher aux catholiques allemands la plus pure doctrine ultramontaine, leur démontrer que, d’après le droit canonique, les volontés et les décisions du pape font loi dans les affaires temporelles comme dans les autres, qu’un catholique compromet son salut éternel par des distinctions coupables, qu’il n’a pas le droit de se réserver la liberté de son jugement dans la question du septennat. S’enfarinant pour un jour de théologie, ces mécréans citaient gravement Boniface VIII et la bulle Unam sanctam, rappelaient qu’aux termes de cette bulle, « il est nécessaire à tout être humain qui veut sauver son âme d’être soumis en toute chose au pontife romain, » et ils reprochaient à M. Windthorst ses criminelles rébellions, ils traitaient M. de Frankenstein de mauvais catholique. Cicéron disait que deux aruspices ne pouvaient se regarder sans rire; on raconte aussi qu’Arlequin se déguisa un jour en archevêque, mais qu’on le reconnut bien vite à la façon dont il donnait la bénédiction. Certains nationaux-libéraux sont plus forts que des aruspices, plus forts qu’Arlequin ; ils ne se décèlent jamais par un sourire, par un geste imprudent, par une gambade, et qu’ils bénissent ou qu’ils maudissent, ils se comportent jusqu’au bout comme de vrais archevêques.

On avait annoncé que le saint-père ferait quelque chose pour témoigner au gouvernement impérial ses dispositions conciliantes et son désir de lui être agréable; mais personne, sauf peut-être le chancelier de l’empire, ne pensait qu’il intervînt avec tant d’éclat. On assure qu’il a regretté la publicité donnée aux deux lettres du cardinal Jacobini. Oui a été l’indiscret? Is fecit cui prodest. Il faut toujours s’attendre aux indiscrétions, et le pape Léon XIII pouvait aussi prévoir les pénibles embarras qu’il allait causer aux catholiques allemands, qui avaient longtemps étonné le monde par leur savante discipline, l’humiliation qu’il allait infliger à leurs chefs, dont il louait le zèle, mais désavouait la conduite, les railleries, les sarcasmes qui de toutes parts pleuvraient sur eux. On prétend que, dans une heure de mélancolie, M. Windthorst avait rédigé en ces termes l’épitaphe du parti du centre : « Ci-gît le centre, qui ne fut jamais battu par ses ennemis, mais qui fut délaissé de ses amis. » — « Parlez mieux, lui a répliqué la Gazette de Cologne ; dites plutôt : Ci-gît le parti du centre, mort de la maladie guelfe. »


Heu ! præmatura consumptum morte quiescit
Hic Centrum, morbi victima guelfiaci.


Et, après avoir parlé latin, la Gazette expliquait en bon allemand que Léon XIII venait de délivrer les catholiques de la servitude où les retenaient quelques ambitieux sans scrupule, ennemis de l’empire et de toute autorité légitime : « Le guelfisme enseignait ses décevantes doctrines par la bouche de M. Windthorst ; la parole vient d’être rendue au peuple, à la noblesse et au clergé catholique. » Ce clergé a ressenti de cruelles perplexités. Il s’est trouvé deux évêques pour déclarer que tout commandement qui vient de Rome est sacré, et que, quoi qu’il en coûte, il faut s’y soumettre. Un autre, qu’on sollicitait de combattre la candidature de M. Windthorst, a répondu qu’en matière politique les opinions étaient libres, et que chacun doit suivre sa conscience. D’autres se sont tus. Peut-être pensaient-ils que les bergers qui font la paix avec le loup en lui livrant leurs chiens sont des imprudens et se préparent de cuisans repentirs.

Les raisons qui ont déterminé le saint-père sont faciles à comprendre et font honneur à son caractère apostolique, il lui a paru que le vote du septennat était propre à éloigner les dangers de guerre, à dissiper le sombre nuage qui pèse sur l’Europe depuis quelques semaines : « Si la loi est adoptée, est-il dit dans la lettre du cardinal Jacobini du 3 janvier, le danger d’une guerre prochaine sera évité, et le parti du centre aura rendu ainsi un immense service à sa patrie, à toute l’Europe, à l’humanité. » Léon XIII a trop de clairvoyance pour être absolument convaincu que le septennal, c’est la paix. Mais il sait que la Prusse est un pays où les conflits parlementaires trouvent quelquefois leur solution dans une guerre extérieure, que les gouvernemens qui ont un procès avec leur peuple peuvent être tentés d’y faire diversion en plaidant, l’épée à la main, contre leurs voisins. Nous lisions dernièrement dans les mémoires d’un diplomate saxon le mot d’un vieux général autrichien qui se plaignait que le prince de Metternich eût trop sacrifié au maintien de la paix : « Une bonne guerre en 1830 et même en 1840 aurait empêché les c… de 1848, » Le pape Léon XIII connaît trop les hommes pour ne pas savoir que certains politiques ont moins de répugnance que M. de Metternich pour les cures violentes, et il a jugé qu’un souverain-pontife remplissait son devoir en ôtant aux violens tout prétexte de chercher dans une sanglante aventure la réparation de leurs mécomptes.

Il a pensé aussi qu’il n’obtiendrait jamais la révision des lois de mai s’il ne l’achetait par quelque complaisance : « Notre âme, écrivait-il en 1878 à l’archevêque de Cologne, ne connaîtra pas le repos avant que la paix religieuse soit rétablie en Allemagne, » Durant plusieurs années, il a poursuivi cette épineuse et délicate négociation, en y employant tous les efforts, tous les soins, toutes les souplesses de sa patiente diplomatie. Le gouvernement prussien refusait de se démunir de ses lois de combat et de rigueur. Le 20 avril 1880, M. de Bismark écrivait au prince de Reuss : « Si on a cru que non-seulement nous désarmerions, mais que nous détruirions nos armes par voie législative, on nous a prêté gratuitement une grande sottise... Une épée doit servir à retenir l’autre dans le fourreau. » Le pape ne s’est point lassé.

On ne consentait d’abord qu’à laisser dormir les lois; M. de Bismarck s’était fait donner par les chambres prussiennes des pouvoirs discrétionnaires, le droit de suspendre à son gré les poursuites et de multiplier les dispenses. Ce n’était pas assez pour Léon XIII. « Les lois restent, disait-il fort justement; les hommes et leur bonne volonté ne vivent qu’un jour. Je ne serai tranquille que quand vous aurez révisé.» On s’est décidé enfin à celle révision qu’on avait obstinément refusée; mais le saint-père sentait bien qu’elle ne répondrait pas à ses désirs s’il n’avait lui-même rien à offrir, rien à donner. On lui avait dit plus d’une fois : Si vous voulez que nous allions à vous, il faut que vous veniez à nous; nous réglerons notre pas sur le vôtre. « Sous peu, écrivait le cardinal Jacobini, on présentera le projet de loi tendant à une révision finale des lois politico-ecclésiastiques prussiennes. Nous avons reçu à ce sujet tout récemment des assurances formelles... Un vote favorable du centre dans l’affaire du septennat affermirait le gouvernement dans ses bons sentimens pour l’église et pour le saint-siège apostolique. » Le pape sait qu’à Berlin on ne donne qu’à la condition de recevoir, que la paix ou la guerre, tout s’y marchande; après avoir longtemps résisté, il est entré en composition, il a conclu un marché. N’est-on pas condamné quelquefois à adopter les mœurs et les usages des gens avec qui l’on traite?

Ceux qui ont l’honneur d’approcher le saint-père le soupçonnent de n’avoir qu’une gratitude mêlée de défiance pour les laïques qui se mêlent ostensiblement de ses affaires et lui dictent des plans de conduite. Il accepte leurs services, il fait peu de cas de leurs conseils, l’autorité qu’ils se sont acquise lui porte ombrage et leur éloquence l’inquiète : les diplomates goûtent médiocrement les tribuns. Léon XIII n’admet pas qu’on soit plus papiste que le pape. Assurément, il n’a pu entrer dans sa pensée de livrer ses chiens ; un berger prudent ne donne pas au loup une telle marque de confiance. Il a dit seulement : « Taisez-vous, tenez-vous tranquilles; j’entends rester le juge souverain de mes intérêts. »

Au surplus, après tant de mortifications patiemment endurées, pouvait-il se refuser à sa fortune et à la revanche qu’elle lui offrait? Le plus puissant gouvernement de l’Europe, qui avait recouru naguère à sa médiation pour se réconcilier avec l’Espagne, la réclamait de nouveau pour en finir avec ses difficultés intérieures. On l’avait traité de souverain étranger ; on se ravisait, on venait à lui, on lui disait : « Nous avons de grands embarras, venez à notre secours, usez de votre ascendant, de votre autorité sacrée pour que nos élections marchent à souhait, pour que nous obtenions du suffrage universel le parlement que nous désirons. Non, vous n’êtes pas un étranger, vous êtes de la maison; aidez-nous à rétablir la paix dans notre ménage. » Quelle occasion de montrer à l’Europe tout ce que peut encore la papauté dépouillée de sa royauté temporelle et l’action qu’exerce dans le monde l’auguste prisonnier du Vatican! Quelle leçon pour les gouvernemens faibles qui croient pouvoir se dispenser de tout ménagement et de tout égard en traitant avec le saint-siège! Quel avertissement pour les étourdis qui se flattent de régler les affaires de conscience par des coups de force! Un journal progressiste de Berlin racontait à ce sujet, sous forme d’apologue, qu’un des grands de la terre avait perdu un précieux anneau, qui lui était plus cher que la vie. Pour le retrouver, il mit en campagne ses fils et ses serviteurs; dans la chaleur de leur zèle, ils allaient, couraient partout, se rendant à charge à beaucoup de gens par leurs plaintes, par leurs cris, par leurs bruyantes réclamations. Mais un jour, le maître leur dit : « Paix! ne cherchez plus et modérez vos cris. On m’a promis de me rendre mon anneau; si on me manque de parole, vous recommencerez à crier. » Voilà, selon le journal berlinois, le précis exact de ce qui vient de se passer entre sa sainteté et le parti du centre.

On connaîtrait mal M. de Bismarck si l’on supposait qu’il lui en a coûté de recourir à l’assistance du saint-père pour arranger ses affaires domestiques, et qu’il tient le moindre compte des criailleries des libéraux qui lui reprochent l’énormité de son action. Il a toujours regardé les discussions de principes comme des disputes oiseuses, il n’a jamais réglé sa conduite sur des idées abstraites, qu’il traite de thèses académiques. Il possède au suprême degré le génie des affaires, et il n’y a pour lui que des affaires dans ce mondes; s’agit-il d’un faire une bonne, il n’aurait garde de consulter au préalable les scrupules de ce que Saint-Simon appelait la gent doctrinale. De même que jadis il était prêt à faire alliance avec la révolution pour écraser l’Autriche, il s’est allié avec le saint-siège pour se défaire d’une majorité qui le gênait et contrariait ses plans. Si l’on s’étonne qu’il emploie de si gros et de si dangereux moyens à l’unique fin de remporter une victoire électorale, il est bon de se souvenir du mot du comte Arnim, qui remarquait que pour le chancelier de l’empire allemand il n’y a point de petites choses, et que les éléphans se servent également de leur trompe pour soulever un rocher ou pour ramasser une aiguille. Il est bon de considérer aussi que ces élections dont il a préparé le succès en remuant de si prodigieuses machines avaient à ses yeux une extrême importance, qu’il y allait, selon lui, des destinées de l’Allemagne et de son avenir particulier.

Le traité qu’il vient de faire avec le pape Léon XIII, il avait tenté dès 1872 de le conclure avec le pape Pie IX. Il était revenu de Versailles dans une singulière disposition d’esprit ; à sa joie triomphante se mêlaient des soucis, des mécontentemens, des rancunes. Quiconque a lu avec attention le curieux livre du docteur Busch sait que le chancelier avait de sérieux griefs contre le parti militaire. Il se plaignait qu’au lendemain de leurs grandes victoires, les généraux l’avaient pris de plus haut avec lui, que les batailles gagnées leur avaient enflé le cœur, qu’ivres d’un fol orgueil, ils attribuaient toutes leurs prospérités et l’heureux dénoûment de la pièce à leur savante et infaillible stratégie, oubliant que leurs succès avaient été préparés de loin par un ministre des affaires étrangères très avisé, très prévoyant, très habile, et protégés par lui contre les jalousies et le mauvais vouloir de l’Europe. Il ressentait une vive irritation contre le grand état-major, qui le traitait avec un incroyable sans-gêne, ne le consultait sur rien, lui refusait les informations, les renseignemens dont sa politique avait besoin pour combiner ses plans et ourdir ses tramps. — « Je les punirai, disait-il un jour à son confident, en devenant le plus parlementaire des hommes. »

Il rentrait à Berlin avec le dessein arrêté de se mettre au mieux avec son parlement, de s’y créer une majorité compacte, dont il pût se couvrir contre toutes les entreprises. Aussi éprouva-t-il quelque chagrin en apprenant qu’un parti confessionnel était en voie de formation dans les provinces catholiques de l’empire. Cette affaire lui parut louche, il en devina sur-le-champ les fâcheuses conséquences, et, comme il ne sépare jamais les questions d’affaires des questions de personnes, sa défiance redoubla quand le parti du centre se donna pour chef un juriste diplomate, très versé dans la casuistique constitutionnelle, d’esprit retors et de goûts belliqueux, a un Hanovrien, disait-il, qui avait ressenti quelque répugnance à devenir Prussien, qui n’avait jamais prouvé qu’il eût surmonté cette répugnance et qui semblait n’applaudir à la création du nouvel empire allemand qu’en se réservant le bénéfice d’inventaire. »

Dès ce temps-là, il courut le projet de traiter avec le pape par-dessus la tête du parti du centre, et d’obtenir que Pie IX désavouât M. Windthorst et son entreprise. Il se flatta un instant de mener à bonne fin sa négociation ; il fut bientôt désabusé. Le pape Pie IX avait essuyé un cruel mécompte : il avait espéré que le nouvel empereur d’Allemagne épouserait ses intérêts, travaillerait au rétablissement de son pouvoir temporel. L’adresse votée par le Reichstag en 1871 et le commentaire qu’en fit M. de Bennigsen par ordre supérieur le guérirent de ses illusions. On ne faisait rien pour lui et on réclamait ses bons offices; il les refusa. M. de Bismarck a raconté lui-même qu’il avait réussi à gagner à sa cause le cardinal Antonelli, mais que les chefs du parti du centre, pour parer le coup, avaient dépêché à Rome « un très grand personnage, qui résidait dans le sud-ouest de l’Allemagne et faisait quelquefois parler de lui, » que ce grand personnage avait dénoncé le cardinal au pape et décidé sa sainteté à approuver la formation et la conduite d’un parti qui devait procurer au chancelier beaucoup d’ennuis, beaucoup de déboires.

M. de Bismarck en conclut qu’on voulait la guerre, et il s’empressa de la déclarer. Les jésuites furent expulsés d’Allemagne, et le gouvernement prussien s’occupa de concerter ces fameuses lois de mai, qu’on promet aujourd’hui de supprimer. M. de Bismarck n’attend jamais qu’on l’attaque, sa défensive consiste à prendre les devans et à porter les premiers coups. Il est sur ce point le fidèle disciple du grand Frédéric, qui, au moment d’envahir la Saxe, au mois d’août 1756, écrivait à l’un de ses conseillers de légation, le baron de Knyphausen, de bien expliquer au cabinet de Versailles « la distinction solide et fondée qu’il faut faire entre l’agresseur et les premières hostilités; que l’agresseur est celui qui fait des plans pour attaquer l’autre, au lieu que l’autre, qui se voit forcé malgré lui de commettre les premières hostilités, n’agit qu’à son corps défendant. » Il ajoutait : « Comme cette distinction est exactement conforme au droit de nature et des gens, vous tâcherez de l’établir au mieux, et vous vous donnerez la peine de réfléchir aux argumens moyennant lesquels vous établirez cette distinction si naturelle et si raisonnable[1]. » Comme le grand Frédéric, M. de Bismarck a toujours trouvé cette distinction aussi raisonnable que naturelle, aussi fondée que solide, et il lui est facile de prouver qu’à l’intérieur comme au dehors, il s’est toujours tenu sur la défensive. On a cru qu’il attaquait, on se trompait lourdement : il a passé sa vie à se défendre contre des intentions.

Tant que dura le Culturkampf, M. de Bismarck approuva les rigueurs ; il alléguait pour les justifier des raisons de convenance et de nécessité. Il déclara plus d’une fois que les décisions du dernier concile avaient profondément modifié la constitution de l’église, qu’il fallait aviser, qu’il importait, toute affaire cessante, de sauvegarder l’indépendance de l’état contre les usurpations d’un pape infaillible et italien, qui avait attiré à lui les droits et les prérogatives des évêques allemands. Il professait un inviolable attachement à ce qu’il appelait « l’évangile de la réforme. » Il s’écriait : « Si j’obéissais au pape, je mettrais mon âme en danger, car le pape ne peut rien pour mon bonheur éternel. D’ailleurs, puis-je reconnaître en lui le successeur de Pierre? Pierre n’était pas infaillible, Pierre a péché, Pierre s’est repenti de sa faute et l’a pleurée amèrement. Je n’ose espérer que le pape en fasse autant. » Il avait dit le même jour : « Je ne saurais regarder comme m n ami, comme mon allié, l’homme qui subordonne l’évangile à sa politique. »

Les naïfs se laissaient prendre à ces éloquentes déclarations. Ils se persuadaient qu’après avoir délivré l’Allemagne de l’oppression étrangère, le chancelier voulait l’affranchir de la tyrannie romaine et du culte des idoles. On le considérait comme le libérateur spirituel de son peuple, comme un nouveau Luther. On aurait pu cependant deviner à certains mots qui lui échappaient qu’il faisait une expérience politique, qu’il n’avait dans le fond de l’âme aucune haine pour le catholicisme ni pour aucun dogme. Ce libérateur ne songeait qu’à se délivrer lui-même d’un parti qui l’incommodait. Il se flattait qu’à force de tracasseries, de vexations, il lasserait li patience du haut et du bas clergé, que les bergers sans ouailles et les ouailles sans bergers s’en prendraient au parti du centre des chagrins qu’on leur causait, que les consciences froissées et malades n’attendraient plus le soulagement de leurs maux que du seul médecin qui les pût guérir, qu’après avoir essayé de la menace, l’église chercherait à désarmer la colère de César par ses soumissions et ses prières, que M. Windthorst serait abandonné par ses électeurs, que l’armée, délaissant ses généraux, demanderait à traiter.

L’événement trompa son attente; la résistance opiniâtre qu’il rencontrait le fit réfléchir. Loin de rompre l’accord des soldats et de leurs chefs, la persécution avait resserré leur union. L’armée manœuvrait avec une merveilleuse discipline et, d’année en année, elle s’accroissait de nouvelles recrues. D’autre part, les conservateurs impérialistes et les nationaux-libéraux, qui dans le Reichstag comme dans le parlement prussien formaient la majorité et qui avaient voté les lois de mai, n’acceptaient pas toutes les propositions du chancelier; ils se permettaient de faire leur choix et leurs réserves, ils le contrariaient quelquefois par leurs refus, ils mettaient des conditions à leur obéissance. M. de Bismarck préfère un franc ennemi aux amis indociles et raisonneurs, qu’il traite d’amis infidèles. Piqué des chicanes que lui faisaient les nationaux-libéraux, il se plaisait à les inquiéter en les menaçant de chercher ailleurs le secours qu’où lui marchandait et de renouer avec Rome. Il affectait de dire « que la paix religieuse lui était chère, qu’il considérait les conflits comme des crises passagères et fâcheuses et non comme une institution bienfaisante. « Il dit un jour publiquement à M. Windthorst, en le regardant en coulisse : « Ceux qui ont besoin de moi savent où ils peuvent me trouver. » Ce mot causa un grand trouble à M. de Bennigsen et à son parti. A quelques jours de là, le 16 avril 1875, il prononçait cette parole mémorable : « l’histoire nous montre des papes guerroyans et des papes qui sont des hommes de paix. j’ose espérer que nous verrons un jour monter sur le trône pontifical un homme pacifique, qui ne prétendra pas que le monde entier doive obéir à un élu du clergé italien, mais qui laissera chacun vivre à sa façon, qui sentira le besoin de s’entendre avec la puissance temporelle et avec lequel il sera possible de conclure la paix. »

Le 3 mars 1878, un pape pacifique succédait au bouillant Pie IX, et peu de temps après son couronnement, on commençait à négocier avec lui. Mais on lui demandait de grandes concessions, on lui en promettait peu, et comme il joignait à la douceur beaucoup de prudence et de fermeté, la négociation fut laborieuse. Ce qui assouplit le chancelier, ce qui détermina son évolution, ce furent les élections de 1881, qui déçurent toutes ses espérances et détruisirent la majorité sur laquelle il s’appuyait. Les progressistes et le parti du centre s’étaient notablement renforcés, les nationaux-libéraux avaient essuyé une humiliante défaite : ils ne disposaient plus que d’une quarantaine de voix. Peu de jours après, M. de Bismarck déclarait avec une certaine mélancolie qu’il se voyait contraint de changer ses plans, que ses amis étant devenus trop faibles pour le soutenir, il était obligé de s’en procurer d’autres, et, pour se mettre à l’aise, il se plaignit que son ancienne majorité avait eu souvent des torts envers lui, qu’elle avait voulu lui imposer d’inacceptables conditions, que ne pouvant venir à bout de sa résistance, elle avait tenté « de le prendre par la famine, » qu’il avait dû demander du secours au parti du centre pour accomplir sa grande réforme des tarifs douaniers.

Au surplus, touché subitement de la grâce, il avait fait une découverte qui mettait sa conscience en paix. Il s’était assuré, après y avoir longuement réfléchi, qu’en définitive le pape n’est pas un Italien, et, dans cette même séance, il affirmait que l’église catholique en Allemagne est une institution nationale de l’empire allemand, que le pape, en tant qu’il est son chef, ne doit pas être considéré comme un souverain étranger. Il l’avait pris longtemps pour un Italien, il était revenu de son erreur. La politique a ses casuistes : désormais, ses scrupules étant levés, le chancelier pouvait demander au saint-père de l’aider à régler à sa guise certaines questions purement allemandes.

M. de Bismarck change souvent de théories, de tactique et de procédés, mais ses volontés ne varient jamais. Comme jadis, il n’entendait satisfaire la papauté qu’à la condition qu’elle usât de toute son influence pour désarmer l’opposition du parti du centre et le transformer en parti de gouvernement. Le pape Léon XIII cherchait en vain à décliner cette proposition ; en vain alléguait-il que la politique allemande ne le concernait point, qu’il n’avait pas de conseils à donner à M. Windthorst dans les questions d’impôts ou de monopoles. M. de Bismarck secouait les oreilles, il traitait cette réponse de mauvaise défaite. « On nous affirme, avait-il écrit au prince de Reuss, le 20 avril 1880, que le parti du centre est conduit par quelques chefs qui n’en font qu’à leur tête, et qui, vivant de la guerre, craindraient d’être mis à pied dans un temps de paix. Je n’en puis rien croire, quand je considère que tant d’ecclésiastiques, grands ou petits, se sont enrôlés dans cette faction, et que leur politique, qui pousse parfois l’esprit d’opposition jusqu’à faire cause commune avec les socialistes, est appuyée par des membres de la plus haute et de la plus riche noblesse. Cela ne s’explique que par l’action des confesseurs sur les hommes et encore plus sur les femmes. Un mot du pape ou des évêques et même l’avertissement le plus discret mettraient un terme à cette alliance contre nature. » Léon XIII protestait de ses intentions pacifiques et bienveillantes ; mais M. de Bismarck ne tient compte de leurs intentions qu’à ses ennemis, il attend des actes de ses amis. « La question qui s’impose, avait-il encore écrit, est de savoir si le saint-siège n’a pas la force ou n’a pas la volonté de détourner le parti clérical d’une conduite qu’il désapprouve. « Il en revenait toujours là : « un vous avez la puissance de réformer le parti du centre, et c’est la volonté qui vous manque, ou vous êtes réellement impuissant, et dès lors, quel intérêt puis-je avoir à vous ménager ? » La parole de censure et de condamnation qu’on s’obstinait à lui demander, Léon XIII l’a enfin prononcée. A-t-il bien fait ? a-t-il mal fait ? Les paris sont ouverts. — En 1887, disent les uns, on a vu un chancelier de l’empire allemand, qui avait bataillé quinze ans contre l’église, solliciter l’assistance du pape pour faire passer une loi qui lui était chère. Cet événement est une date glorieuse dans l’histoire de l’église. Léon XIII a créé un précédent dont il pourra plus tard se prévaloir. Qui aura dorénavant le droit de lui dire : « Tu es un Italien, et nos affaires temporelles ne sont pas de ton domaine ? » Sans doute, le parti du centre a été fort ému du désaveu que lui infligeait le saint-père ; mais il s’est remis de son trouble ; comme le disait un journal : « La lettre Jacobini a été digérée, non sans peine, mais enfin elle a passé. » D’ailleurs, savons-nous quelles promesses ont été faites au pape et si on ne s’est pas engagé à épouser ses intérêts, à améliorer sa situation, à ménager un accommodement entre le Vatican et le Quirinal ? — Pure chimère! disent les autres. Si puissant que soit M. de Bismarck, il n’a ni la volonté ni la force de résoudre l’éternelle question romaine. N’a-t-il pas éprouvé en Orient tous les inconvéniens attachés au métier de juge de paix, et n’y a-t-il pas trouvé de nouvelles raisons de se défier des guêpiers? « Le saint-père, nous écrit-on d’Allemagne, ne s’est point occupé de ses intérêts particuliers; il n’a obéi, en intervenant dans l’affaire du septennat, qu’à l’une de ces généreuses inspirations qui viennent du cœur: il n’a songé qu’à la paix du monde et à la paix religieuse. On lui a promis de réviser les lois de mai, on les révisera, on lui fera d’importantes concessions, on lui en promettra d’autres; on peut avoir encore besoin de lui, on veut le tenir, on ne tient les hommes que par la crainte et l’espérance. Les élections du 21 février ont bouleversé l’échiquier parlementaire. M. de Bismarck dispose aujourd’hui d’une majorité de gouvernement. La gardera-t-il? Il est permis d’en douter, sa méthode étant de tout demander à ses amis sans leur rien accorder. Le parti du centre est sorti presque intact de cette bagarre, mais le voilà privé pour longtemps de ses alliés les progressistes, qui sont devenus une quantité négligeable. Les nationaux-libéraux ont réparé brillamment leurs échecs; en plus d’un endroit, le clergé protestant a prêché pour eux, ils ont conquis le Wurtemberg et la Saxe, ils sont les héros de la fête. Leur étonnant succès, qui a dépassé leurs propres espérances, cause sûrement moins de plaisir au chancelier qu’à son futur souverain, le prince impérial, qui compte parmi leurs chefs plus d’un homme avec qui il s’entendrait facilement et qu’il aimerait à voir siéger dans ses conseils. Tant que M. de Bismarck, les conservateurs et les nationaux-libéraux feront bon ménage, on pourra se dispenser de ménager le parti du centre. Mais si M. de Bennigsen et ses amis, sentant leur force, indisposaient le chancelier par leurs exigences et leurs objections, on se brouillerait bien vite, M. Windthorst redeviendrait un homme très important, et peut-être recourrait-on une fois encore à l’obligeante intervention du pape. Il n’aurait plus le droit de dire : « Non possumus, » — et cependant le chef de l’église catholique ne peut, sans déroger, s’atteler à la fortune d’un homme, si grand qu’il soit, et à sa politique de plus en plus personnelle. »


G. VALBERT.

  1. Politische Correspondenz Friedrich’ s des Grossen, XVIIIe volume, page 225. Berlin, 1885.