L’Intelligence des fleurs/La Mesure des heures

Eugène Fasquelle (p. 123-136).

LA MESURE DES HEURES

L’été est la saison du bonheur. Quand reviennent parmi les arbres, dans la montagne ou sur les plages, les belles heures de l’année ; celles qu’on attend et qu’on espère du fond de l’hiver, celles qui nous ouvrent enfin les portes dorées du loisir, apprenons à en jouir pleinement, longuement, voluptueusement. Ayons pour ces heures privilégiées une mesure plus noble que celle où nous répandons les heures ordinaires. Recueillons leurs éblouissantes minutes dans des urnes inaccoutumées, glorieuses, transparentes et faites de la lumière même qu’elles doivent contenir ; comme on verse un vin précieux non dans les verreries vulgaires de la table quotidienne, mais dans la plus pure coupe de cristal et d’argent que recèle le dressoir des grandes fêtes.

Mesurer le temps ! Nous sommes ainsi faits que nous ne prenons conscience de celui-ci et ne pouvons nous pénétrer de ses tristesses ou de ses félicités qu’à la condition de le compter, de le peser comme une monnaie que nous ne verrions point. Il ne prend corps, il n’acquiert sa substance et sa valeur que dans les appareils compliqués que nous avons imaginés pour le rendre visible, et, n’existant pas en soi, il emprunte le goût, le parfum et la forme de l’instrument qui le détermine. C’est ainsi que la minute déchiquetée par nos petites montres n’a pas même visage que celle que prolonge la grande aiguille de l’horloge du beffroi ou de la cathédrale. Il convient donc de n’être pas indifférent à la naissance de nos heures. De même que nous avons des verres dont la forme, la nuance et l’éclat varient selon qu’ils sont appelés à offrir à nos lèvres le bordeaux léger, le bourgogne opulent, le rhin frais, le porto lourd ou l’allégresse du champagne, pourquoi nos minutes ne seraient-elles pas dénombrées selon des modes appropriés à leur mélancolie, à leur inertie, à leur joie ? Il sied, par exemple, que nos mois laborieux et nos jours d’hiver, jours de tracas, d’affaires, de hâte, d’inquiétude, soient strictement, méthodiquement, âprement divisés et enregistrés par les rouages, les aiguilles d’acier, les disques émaillés de nos pendules de cheminée, de nos cadrans électriques ou pneumatiques et de nos minuscules montres de poche. Ici, le temps majestueux, maître des hommes et des dieux, le temps, immense forme humaine de l’éternité, n’est plus qu’un insecte opiniâtre qui ronge mécaniquement une vie sans horizon, sans ciel et sans repos. Tout au plus, aux moments de détente, le soir, sous la lampe, durant la trop brève veillée dérobée aux soucis de la faim ou de la vanité, sera-t-il permis au large balancier de cuivre de l’horloge cauchoise ou flamande d’alentir et de solenniser les secondes qui précèdent les pas de la nuit grave qui s’avance.

D’autre part, pour nos heures non plus indifférentes mais réellement sombres, pour nos heures de découragement, de renoncement, de maladie et de souffrances, pour les minutes mortes de notre vie, regrettons l’antique, le morne et silencieux sablier de nos ancêtres. Il n’est plus aujourd’hui qu’un inactif symbole sur nos tombes ou sur les tentures funéraires de nos églises ; à moins que, pitoyablement déchu, on ne le retrouve qui préside encore, dans quelque cuisine de province, à la cuisson méticuleuse de nos œufs à la coque. Il ne subsiste plus comme instrument du temps, bien qu’il figure encore, à côté de la faux, dans ses armoiries surannées. Pourtant il avait ses mérites et ses raisons d’être. Aux jours attristés de la pensée humaine, dans les cloîtres bâtis autour de la demeure des trépassés, dans les couvents qui n’entr’ouvraient leurs portes et leurs fenêtres que sur les lueurs indécises d’un autre monde, plus redoutable que le nôtre, il était, pour les heures dépouillées de leurs joies, de leurs sourires, de leurs surprises heureuses et de leurs ornements, une mesure que nulle autre n’aurait pu remplacer sans disgrâce. Il ne précisait pas le temps, il l’étouffait dans la poudre. Il était fait pour compter un à un les grains de la prière, de l’attente, de l’épouvante et de l’ennui. Les minutes y coulaient en poussière, isolées de la vie ambiante du ciel, du jardin, de l’espace, recluses dans l’ampoule de verre comme le moine était reclus dans sa cellule, ne marquant, ne nommant aucune heure, les ensevelissant toutes dans le sable funèbre, tandis que les pensées désœuvrées qui veillaient sur leur chute incessante et muette s’en allaient avec elles s’ajouter à la cendre des morts.

Entre les magnifiques rives de l’été de flamme, il semble meilleur de goûter l’ardente succession des heures dans l’ordre où les marque l’astre même qui les épanche sur nos loisirs. En ces jours plus larges, plus ouverts, plus épars, je n’ai foi et ne m’attache qu’aux grandes divisions de la lumière que le soleil me nomme à l’aide de l’ombre chaude de l’un de ses rayons sur le cadran de marbre qui là, dans le jardin, près de la pièce d’eau, reflète et inscrit en silence, comme s’il faisait une chose insignifiante, le parcours de nos mondes dans l’espace planétaire. À cette transcription immédiate et seule authentique des volontés du temps qui dirige les astres, notre pauvre heure humaine, qui règle nos repas et les petits mouvements de notre petite vie, acquiert une noblesse, une odeur d’infini impérieuse et directe qui rend plus vastes et plus salutaires les matinées éblouissantes de rosée et les après-midi presque immobiles du bel été sans tache.

Malheureusement, le cadran solaire qui seul savait noblement suivre la marche grave et lumineuse des heures immaculées, se fait rare et disparaît de nos jardins. On ne le rencontre plus guère que dans la cour d’honneur, aux terrasses de pierre, sur le mail, aux quinconces de quelque vieille ville, de quelque vieux château, de quelque ancien palais, où ses chiffres dorés, son disque et son style s’effacent sous la main du dieu même dont ils devaient perpétuer le culte. Néanmoins, la Provence, certaines bourgades italiennes sont demeurées fidèles à la céleste horloge. On y voit fréquemment s’épanouir, au pignon ensoleillé de la bastide la plus allègrement délabrée, le cercle peint à la fresque où les rayons mesurent soigneusement leur marche féerique. Et des devises profondes ou naïves, mais toujours significatives par la place qu’elles occupent et la part qu’elles prennent à une énorme vie, s’efforcent de mêler l’âme humaine à d’incompréhensibles phénomènes. « L’heure de la justice ne sonne pas aux cadrans de ce monde », dit l’inscription solaire de l’église de Tourette-sur-Loup, l’extraordinaire petit village presque africain, voisin de ma demeure, et qui semble, parmi l’éboulement des rocs et l’escalade des agaves et des figuiers de Barbarie, une Tolède en miniature, réduite aux os par le soleil. « A lumine motus. » « Je suis mue par la lumière », proclame fièrement une autre horloge rayonnante. « Amyddst ye flowres, I tell ye houres ! » « Je compte les heures parmi les fleurs », répète une antique table de marbre au fond d’un vieux jardin. Mais l’une des plus belles exergues est certes celle que découvrit un jour aux environs de Venise, Hazlitt, un essayiste anglais du commencement de l’autre siècle : « Horas non numero nisi serenas. » « Je ne compte que les heures claires ». « Quel sentiment destructeur des soucis ! Toutes les ombres s’effacent au cadran quand le soleil se voile, et le temps n’est plus qu’un grand vide, à moins que son progrès ne soit marqué par ce qui est joyeux, tandis que tout ce qui n’est pas heureux descend dans l’oubli ! Et la belle parole qui nous apprend à ne compter les heures que par leurs bienfaits, à n’attacher d’importance qu’aux sourires et à négliger les rigueurs du destin, à composer notre existence des moments brillants et amènes, nous tournant toujours vers le côté ensoleillé des choses et laissant passer tout le reste à travers notre imagination oublieuse ou inattentive ! »

La pendule, le sablier, la clepsydre perdue donnent des heures abstraites, sans forme et sans visage. Ce sont les instruments du temps anémié de nos chambres, du temps esclave et prisonnier ; mais le cadran solaire nous révèle l’ombre réelle et palpitante de l’aile du grand dieu qui plane dans l’azur. Autour du plateau de marbre qui orne la terrasse ou le carrefour des larges avenues et qui s’harmonise si bien aux escaliers majestueux, aux balustrades éployées, aux murailles de verdure des charmilles profondes, nous jouissons de la présence fugitive mais irrécusable des heures radieuses. Qui sut apprendre à les discerner dans l’espace, les verra tour à tour toucher terre et se pencher sur l’autel mystérieux pour faire un sacrifice au dieu que l’homme honore mais ne peut pas connaître. Il les verra s’avancer en robes diverses et changeantes, couronnées de fruits, de fleurs ou de rosée : d’abord celles encore diaphanes et à peine visibles de l’aube ; puis leurs sœurs de midi, ardentes, cruelles, resplendissantes, presque implacables, et enfin les dernières du crépuscule, lentes et somptueuses, que retarde, dans leur marche vers la nuit qui s’approche, l’ombre empourprée des arbres.

Seul il est digne de mesurer la splendeur des mois verts et dorés. De même que le bonheur profond, il ne parle point. Sur lui, le temps marche en silence, comme il passe en silence sur les sphères de l’espace ; mais l’église du village voisin lui prête par moments sa voix de bronze, et rien n’est harmonieux comme le son de la cloche qui s’accorde au geste muet de son ombre marquant midi dans l’océan d’azur. Il donne un centre et des noms successifs à la béatitude éparse et anonyme. Toute la poésie, toutes les délices des environs, tous les mystères du firmament, toutes les pensées confuses de la futaie qui garde la fraîcheur que lui confia la nuit comme un trésor sacré, toute l’intensité bienheureuse et tremblante des champs de froment, des plaines, des collines livrées sans défense à la dévorante magnificence de la lumière, toute l’indolence du ruisseau qui coule entre ses rives tendres, et le sommeil de l’étang qui se couvre des gouttes de sueur que forment les lentilles d’eau, et la satisfaction de la maison qui ouvre en sa façade blanche ses fenêtres avides d’aspirer l’horizon, et le parfum des fleurs qui se hâtent de finir une journée de beauté embrasée, et les oiseaux qui chantent selon l’ordre des heures pour leur tresser des guirlandes d’allégresse dans le ciel, — tout cela, avec des milliers de choses et des milliers de vies qui ne sont pas visibles, se donne rendez-vous et prend conscience de sa durée autour de ce miroir du temps où le soleil, qui n’est qu’un des rouages de l’immense machine qui subdivise en vain l’éternité, vient marquer d’un rayon complaisant le trajet que la terre, et tout ce qu’elle porte, accomplit chaque jour sur la route des étoiles.