L’Intelligence des fleurs/Éloge de la boxe

Eugène Fasquelle (p. 183-194).

ÉLOGE DE LA BOXE

Il convient, parmi nos soucis intellectuels, de s’occuper parfois des aptitudes de notre corps et spécialement des exercices qui augmentent le plus sa force, son agilité et ses qualités de bel animal sain, redoutable et prêt à faire face à toutes les exigences de la vie.

Je me souviens, à ce propos, qu’en parlant naguère de l’épée, entraîné par mon sujet, je fus assez injuste envers la seule arme spécifique que la nature nous ait donnée : le poing. Je tiens à réparer cette injustice.

L’épée et le poing se complètent et peuvent faire, s’il est gracieux de s’exprimer ainsi, fort bon ménage ensemble. Mais l’épée n’est ou ne devrait être qu’une arme exceptionnelle, une sorte d’ultima et sacra ratio. Il n’y faudrait avoir recours qu’avec de solennelles précautions et un cérémonial équivalent à celui dont on entoure les procès qui peuvent aboutir à une condamnation à mort.

Au contraire, le poing est l’arme de tous les jours, l’arme humaine par excellence, la seule qui soit organiquement adaptée à la sensibilité, à la résistance, à la structure offensive et défensive de notre corps.

En effet, à nous bien examiner, nous devons nous ranger, sans vanité, parmi les êtres les moins protégés, les plus nus, les plus fragiles, les plus friables et les plus flasques de la création. Comparons-nous, par exemple, avec les insectes, si formidablement outillés pour l’attaque et si fantastiquement cuirassés ! Voyez, entre autres, la fourmi sur laquelle vous pouvez accumuler dix ou vingt mille fois le poids de son corps sans qu’elle en paraisse incommodée. Voyez le hanneton, le moins robuste des coléoptères, et pesez ce qu’il peut porter avant que craquent les anneaux de son ventre, avant que fléchisse le bouclier de ses élytres. Quant à la résistance de l’escarbot, elle n’a pour ainsi dire pas de limites. Nous sommes donc, par rapport à eux, nous et la plupart des mammifères, des êtres non solidifiés, encore gélatineux et tout proches du protoplasme primitif. Seul, notre squelette, qui est comme l’ébauche de notre forme définitive, offre quelque consistance. Mais qu’il est misérable, ce squelette que l’on dirait construit par un enfant ! Considérez notre épine dorsale, base de tout le système, dont les vertèbres mal emboîtées ne tiennent que par miracle ; et notre cage thoracique qui n’offre qu’une série de porte à faux qu’on ose à peine toucher du bout des doigts. Or c’est contre cette molle et incohérente machine qui semble un essai manqué de la nature, c’est contre ce pauvre organisme d’où la vie tend à s’échapper de toutes parts, que nous avons imaginé des armes capables de nous anéantir même si nous possédions la fabuleuse cuirasse, la prodigieuse force et l’incroyable vitalité des insectes les plus indestructibles. Il y a là, il faut en convenir, une bien curieuse et bien déconcertante aberration, une folie initiale, propre à l’espèce humaine, qui, loin de s’amender, va croissant chaque jour. Pour rentrer dans la logique naturelle que suivent tous les autres êtres vivants, s’il nous est permis d’user d’armes extraordinaires contre nos ennemis d’un ordre différent, nous devrions, entre nous, hommes, ne nous servir que des moyens d’attaque et de défense fournis par notre propre corps. Dans une humanité qui se conformerait strictement au vœu évident de la nature, le poing, qui est à l’homme ce que la corne est au taureau et au lion la griffe et la dent, suffirait à tous nos besoins de protection, de justice et de vengeance. Sous peine de crime irrémissible contre les lois essentielles de l’espèce, une race plus sage interdirait tout autre mode de combat. Au bout de quelques générations on parviendrait à répandre ainsi et à mettre en vigueur une sorte de respect panique de vie humaine. Et quelle sélection prompte et dans le sens exact des volontés de la nature amènerait la pratique intensive du pugilat, où se concentreraient toutes les espérances de la gloire militaire ! Or la sélection est, après tout, la seule chose réellement importante dont nous ayons à nous préoccuper ; c’est le premier, le plus vaste et le plus éternel de nos devoirs envers l’espèce.

En attendant, l’étude de la boxe nous donne d’excellentes leçons d’humilité et jette sur la déchéance de quelques-uns de nos instincts les plus précieux une lumière assez inquiétante. Nous nous apercevons bientôt qu’en tout ce qui concerne l’usage de nos membres, l’agilité, l’adresse, la force musculaire, la résistance à la douleur, nous sommes tombés au dernier rang des mammifères ou des batraciens. À ce point de vue, dans une hiérarchie bien comprise, nous aurions droit à une modeste place entre la grenouille et le mouton. Le coup de pied du cheval de même que le coup de corne du taureau ou le coup de dent du chien sont mécaniquement et anatomiquement imperfectibles. Il serait impossible d’améliorer, par les plus savantes leçons, l’usage instinctif de leurs armes naturelles. Mais nous, les « hominiens », les plus orgueilleux des primates, nous ne savons pas donner un coup de poing ! Nous ne savons même pas quelle est au juste l’arme de notre espèce ! Avant qu’un maître ne nous l’ait laborieusement et méthodiquement enseignée, nous ignorons totalement la manière de mettre en œuvre et de concentrer dans notre bras la force relativement énorme qui réside dans notre épaule et dans notre bassin. Regardez deux charretiers, deux paysans qui en viennent aux mains : rien n’est plus pitoyable. Après une copieuse et dilatoire bordée d’injures et de menaces, ils se saisissent à la gorge et aux cheveux, jouent des pieds, du genou, au hasard, se mordent, s’égratignent, s’empêtrent dans leur rage immobile, n’osent pas lâcher prise, et si l’un d’eux parvient à dégager un bras, il en porte, à l’aveuglette et le plus souvent dans le vide, de petits coups précipités, étriqués, bredouilles ; et le combat ne finirait jamais si le couteau félon, évoqué par la honte du spectacle incongru, ne surgissait soudain, presque spontanément, de l’une ou l’autre poche.

Contemplez d’autre part deux boxeurs : pas de mots inutiles, pas de tâtonnements, pas de colère ; le calme de deux certitudes qui savent ce qu’il faut faire. L’attitude athlétique de la garde, l’une des plus belles du corps viril, met logiquement en valeur tous les muscles de l’organisme. Aucune parcelle de force qui de la tête aux pieds puisse encore s’égarer. Chacune d’elles a son pôle dans l’un ou l’autre des deux poings massifs surchargés d’énergie. Et quelle noble simplicité dans l’attaque ! Trois coups, sans plus, fruits d’une expérience séculaire, épuisent mathématiquement les mille possibilités inutiles où s’aventurent les profanes. Trois coups synthétiques, irrésistibles, imperfectibles. Dès que l’un d’eux atteint franchement l’adversaire, la lutte est terminée à la satisfaction complète du vainqueur qui triomphe si incontestablement qu’il n’a nul désir d’abuser de sa victoire, et sans dangereux dommage pour le vaincu simplement réduit à l’impuissance et à l’inconscience durant le temps nécessaire pour que toute rancune s’évapore. Bientôt après, ce vaincu se relèvera sans avarie durable, parce que la résistance de ses os et de ses organes est strictement et naturellement proportionnée à la puissance de l’arme humaine qui l’a frappé et terrassé.

Il peut sembler paradoxal mais il est facile de constater que l’art de la boxe, là où il est généralement pratiqué et cultivé, devient un gage de paix et de mansuétude. Notre nervosité agressive, notre susceptibilité aux aguets, la sorte de perpétuel qui-vive où s’agite notre vanité soupçonneuse, tout cela vient, au fond, du sentiment de notre impuissance et de notre infériorité physique qui peine de son mieux à en imposer, par un masque fier et irritable, aux hommes souvent grossiers, injustes et malveillants qui nous entourent. Plus nous nous sentons désarmés en face de l’offense, plus nous tourmente le désir de témoigner aux autres et de nous persuader à nous-mêmes que nul ne nous offense impunément. Le courage est d’autant plus chatouilleux, d’autant plus intraitable que l’instinct effrayé, tapi au fond du corps qui recevra les coups, se demande avec plus d’anxiété comment finira l’algarade. Que fera-t-il, ce pauvre instinct prudent, si la crise tourne mal ? C’est sur lui que l’on compte, à l’heure du péril. À lui sont dévolus le souci de l’attaque, le soin de la défense. Mais on l’a si souvent, dans la vie quotidienne, éloigné des affaires et du conseil suprême, qu’à l’appel de son nom il sort de sa retraite comme un captif vieilli qu’éblouirait soudain la lumière du jour. Quel parti prendra-t-il ? Où faudra-t-il frapper, aux yeux, au ventre, au nez, aux tempes, à la gorge ? Et quelle arme choisir, le pied, la dent, la main, le coude ou les ongles ? Il ne sait plus ; il erre dans sa pauvre demeure qu’on va détériorer, et durant qu’il s’affole et les tire par la manche, le courage, l’orgueil, la vanité, la fierté, l’amour-propre, tous les grands seigneurs magnifiques, mais irresponsables, enveniment la querelle récalcitrante, qui aboutit enfin, après d’innombrables et grotesques détours, à l’inhabile échange de horions criards, aveugles, hybrides et pleurards, piteux et puérils et indéfiniment impuissants.

Au contraire, celui qui connaît la source de justice qu’il détient en ses deux mains fermées n’a rien à se persuader. Une fois pour toutes il sait. La longanimité, comme une fleur paisible, émane de sa victoire idéale mais certaine. La plus grossière insulte ne peut plus altérer son sourire indulgent. Il attend, pacifique, les premières violences, et peut dire avec calme à tout ce qui l’offense : « Vous irez jusque-là ». Un seul geste magique, au moment nécessaire, arrête l’insolence. À quoi bon faire ce geste ? On n’y songe même plus tant l’efficace est sûre. Et c’est avec la honte de frapper un enfant sans défense, qu’à la dernière extrémité on se résout enfin à lever contre la plus puissante brute, une main souveraine qui regrette d’avance sa victoire trop facile.