L’Intellectualité française
La Revue blancheTome XXV (p. 115-118).

À l’article de M. Bjœrnson (La revue blanche du 15 avril 1901) sur

L’INTELLECTUALITÉ FRANÇAISE,

M. Gustave Larroumet a répondu dans son feuilleton du Temps, n° du 22 avril. L’écrivain et le journal ont trop de notoriété pour qu’il soit nécessaire de rééditer cette réponse.)

M. Bjœrnstjerne Bjœrnson nous prie d’insérer une réplique.

Monsieur Larroumet et l’Europe

Depuis plus de vingt ans je lis le Temps tous les jours. Cela pour deux raisons : la première, c’est que dans ce journal toutes les opinions sont traitées avec équité ; la seconde, que le ton des articles y est toujours courtois.

Dans son feuilleton du 22 avril, M. Larroumet s’écarte de ces deux règles. Rarement j’ai lu quelque chose de plus inexact et de plus brutalement offensant. Inexact, car M. Larroumet me prête des opinions sur la France, que je n’ai jamais exprimées. J’ai constaté que l’esprit français est exclusif et conservateur. Quant à la nature de cet esprit, à ses qualités propres, je n’en ai jamais rien dit ; surtout je n’ai pas tenu le langage que M. Larroumet se permet de m’attribuer.

Un homme sûr de ce qu’il avance ne traite pas aussi cavalièrement la vérité ni les règles de la courtoisie. Il se trouve d’ailleurs puni d’assez plaisante façon, puisque toutes les attaques qu’il dirige contre moi s’appuient sur des erreurs.

L’interview[1] publiée par un correspondant peu scrupuleux, contrairement à la défense expresse et réitérée que je lui en avais faite (en présence d’un témoin qui a confirmé la chose), eut lieu avant la représentation de mes pièces à Paris. À quoi rime donc l’insinuation de M. Larroumet, d’après laquelle mes déclarations auraient été faites sous l’empire du mécontentement, provoqué en moi par sa critique, alors que celle-ci n’était pas encore écrite ? Il y a plus de vingt ans que je professe les opinions formulées dans cette interview, qui, d’ailleurs, ont cours partout hors de France. Pour ce qui concerne la représentation de mes pièces à Paris, non seulement je n’ai pas cherché à les faire jouer, mais je m’y suis opposé, prévoyant que, pour tout agrément, je n’en tirerais que des injures. Toutefois, mes amis m’ayant assuré que la représentation aurait malgré tout sa signification, il me sembla qu’il y aurait manque de courage à reculer. Voilà comment les choses se sont passées. Quel dommage pour le portrait que M. Larroumet s’est donné la peine de tracer de moi ! Ce portrait n’est pas seulement mauvais, il est absolument faux.

C’est par ces suppositions erronées que le critique du Temps se laisse entraîner à établir un parallèle entre Ibsen et moi. Il loue très fort le silence observé par Ibsen. Supposons cependant que ce dernier soit du même avis que moi ! En ce cas, est-ce vraiment en se taisant, ou est-ce en parlant qu’on fait preuve d’une supériorité plus grande ? Une telle classification n’indiquerait-elle pas un esprit digne de l’âge des perruques ? Moins on s’exposerait au contact des réalités de l’heure présente, plus on montrerait de noblesse de caractère, d’élévation d’esprit ! Nous autres Européens ne connaissons pas une aristocratie intellectuelle basée sur ce critérium, ni ne voulons même en entendre parler. Passons maintenant aux questions qui font l’objet de la discussion.

M. Larroumet n’a pas réussi à affaiblir un seul des exemples que j’ai donnés de l’esprit conservateur et exclusif des Français.

C’est un fait, et récemment, à la mort du célèbre artiste, on en a vu d’éclatants témoignages, que l’Europe tient Bœcklin pour le plus grand peintre-penseur contemporain. En niant cette vérité, M. Larroumet, le représentant de l’esprit français, ne fait que prouver surabondamment, que la France emploie dans ses jugements une échelle qui lui est particulière. M. Larroumet dit que Bœcklin est obscur : au point de vue de l’exécution, il peut y avoir beaucoup à redire sur cet artiste, mais seul l’esprit français peut le trouver obscur. N’est-ce pas le même reproche que les Français adressent depuis plus d’un siècle à Shakespeare ; que, dès le commencement, ils faisaient à Wagner : qui a trouvé son expression dans une préface qu’Alexandre Dumas fils consacre à Goethe, et qui est un véritable scandale littéraire ? Nous autres, nous comprenons Bœcklin ; pour nous, tout ce qu’il a fait est clair. Mais M. Larroumet va plus loin et découvre des affinités entre Bœcklin et moi. Pour toute réponse, je pourrais me borner à lui rappeler l’hilarité que souleva cette découverte. Cependant, comme il est peu probable que M. Larroumet lise d’autres journaux que les français, je crois devoir ajouter que cela montre combien peu M. Larroumet est en mesure de me juger en connaissance de cause. Connaît-il mieux Bœcklin ?

Mon second argument, qu’Ibsen ne figure pas encore au répertoire d’un théâtre permanent en France, ne se trouve nullement entamé par l’objection de M. Larroumet, qu’Alexandre Dumas fils ne figure pas à celui de Christiania. Dumas fils n’était pas un grand esprit. Ses ouvrages ont déjà vieilli. Nous avons récemment essayé d’en adopter les meilleurs : la tentative échoua. Pour Emile Augier, le résultat, bien qu’un peu moins catégorique, fut sensiblement le même. Nous sommes entraînés vers d’autres sphères d’idées. L’habileté, la science de l’exécution qui, à mon sens, atteignent chez Augier à la perfection, ne semblent donc pas posséder hors de France le prestige souverain dont ces qualités jouissent dans ce pays. N’y a-t-il pas là aussi un mur de séparation ? Et n’est-ce pas la raison pour laquelle « Patrie », le drame de M. Victorien Sardou, est appelé par M. Larroumet « le plus beau drame en prose de ce temps », tandis que nous lui refusons une place dans la littérature ? Une partie de la jeunesse française, qui, sur ce point, est d’accord avec moi (ou qui tout au moins se rapproche plutôt de mon avis que de celui de M. Larroumet), combat énergiquement le culte exclusif de la forme et des traditions, et juge très sévèrement la pièce de M. Sardou.

Afin de montrer les divergences qui existent entre nous en d’autres matières, j’ai parlé du duel Déroulède-Buffet et de l’affaire Dreyfus. J’ai voulu démontrer que chez les Français le sentiment de l’honneur revêt un caractère emphatique et se perd en des minuties, où nous ne pouvons le suivre. À cette conception particulière de l’honneur s’ajoute un scepticisme qui nous paraît insondable. Les impolitesses de M. Larroumet ont-elles affaibli mon argumentation ? Loin de là ! Il dit que l’affaire Dreyfus « ne regarde pas l’étranger ». Comment ! Deux pays sont accusés de s’être servis du capitaine Dreyfus comme espion, leurs gouvernements déclarent de façon formelle qu’il n’en a jamais rien été, et cela pourrait ne pas regarder ces deux pays ? Le mépris avec lequel cette déclaration a été accueillie, le refus d’entendre les témoins et d’examiner des documents qui en eussent attesté l’exactitude, la violation de la justice que constituent ces procédés n’intéresseraient pas le monde entier ? J’affirme que la France (j’entends la plus grande partie de la nation française) a fait preuve en ceci d’un exclusivisme qui a indigné toute l’humanité civilisée et qui suffit à lui seul pour justifier mon appréciation. En voulant défendre la nation française contre un reproche aussi grave, M. Larroumet tombe avec emphase dans la faute que j’ai précisément signalée. Jusqu’ici un pareil système de défense m’était complètement inconnu.

Enfin, n’est-ce pas faire preuve d’un exclusivisme incroyable que de s’offenser de mes convictions pangermaniques ? Je n’insiste pas sur l’injure qu’on essaye de me faire, en ayant l’air de croire que je serais devenu pangermaniste pour la circonstance ! Il y a près de trente ans que je le suis et maintes fois j’en ai fait l’aveu public. S’imagine-t-on que les Scandinaves ou les Allemands considéreraient comme une offense que les peuples latins s’unissent pour faire de la Méditerranée un lac latin ? Mes amis italiens peuvent témoigner que ce serait là mon désir. Rien ne hâterait davantage la délivrance du joug de la tradition et de l’exclusivisme que de vastes plans, notamment une entente entre des peuples de même race, ayant en vue l’intérêt de la paix et du commerce. Pour prouver à mes amis français combien j’étais éloigné de vouloir insulter la France en prononçant mon discours au Cercle de la Presse de Berlin, je terminerai en citant celles de mes paroles qui se rapportent à une alliance germanique pour la paix :

« Chaque été de superbes navires entrent dans nos fjords. Sous leurs pieds ils trouvent des eaux profondes et calmes, et des paysages grandioses les dominent. Mais chaque année le même souhait se présente à mon esprit : Puisse une autre visite, d’une signification plus haute, nous arriver bientôt ! Puisse l’âme germanique pénétrer jusqu’à la fibre la plus secrète des peuples et faire parler le désir intime et profond qu’ils ont de s’unir dans une entente ! Alors la paix du monde serait assurée. Les peuples seraient assez forts pour l’imposer. La vie de l’humanité deviendrait plus fertile en grandes choses. Car d’autres conditions d’existence, des vues plus larges donnent naissance à un autre idéal et à des desseins plus vastes. C’est Berlin qui avec le plus d’énergie a travaillé à réaliser les anciens rêves d’unité allemande. De même, c’est Berlin qui donnera le plus de force au nouveau rêve pangermanique : création d’une entente pour le maintien de la paix universelle ! C’est à la réalisation de ce rêve que je bois dans le Cercle berlinois de la Presse ! »

Bjœrnstjerne Bjœrnson
  1. «… De là une interview, recueillie par la Revue Hebdomadaire et dans laquelle M. Bjœrnson déclarait que la France était close par « un mur de Chine », qui la fermait au bruit des gloires étrangères. » (G. Larroumet, Temps, 22 avril 1901.)