L’Insurrection du 18 mars et l’enquête parlementaire. — L’Empire, le 4 septembre et la commune

L’Insurrection du 18 mars et l’enquête parlementaire. — L’Empire, le 4 septembre et la commune
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 99 (p. 66-101).
L’ENQUÊTE
SUR LE 18 MARS

L’EMPIRE, LA REVOLUTION DE SEPTEMBRE ET LA COMMUNE

Enquête parlementaire sur l’Insurrection du 18 mars, 2 vol. in-1°.

Depuis que la révolution de la fin du dernier siècle a transformé la société française et en a fait une mêlée d’idées, de passions, d’intérêts nouveaux, la paix intérieure, on ne peut plus s’y tromper, la paix n’est qu’une illusion ou une trêve, la guerre est au fond de tout, la guerre est la condition intime et permanente de notre pays. Les élémens sociaux sortis de l’ardente fournaise sont restés discordans, ils ont tout au moins une grande peine à retrouver l’équilibre dans un organisme fixé et respecté. De temps à autre, la lutte, c’est-à-dire la révolution, semble finie, elle n’est qu’interrompue ; elle se déplace ou elle a l’air de s’apaiser pour se raviver sans cesse, et, chose frappante, à mesure que les crises et les révolutions se succèdent, à chaque explosion périodique, la guerre s’étend et s’aggrave.

Il y a quarante ans, une sédition n’était qu’une sédition après tout, une éruption violente et courte. C’était l’affaire d’une journée, de deux journées tout au plus, une échauffourée meurtrière tentée le plus souvent par l’impatience d’un parti qui suppléait au nombre et aux moyens d’action par l’audace, qui engageait un combat inégal et à peu près sans espoir contre un gouvernement armé de toute la puissance publique. En 1848, la sédition de juin prenait déjà de bien autres proportions ; pendant quatre jours, elle occupait une partie de Paris, et elle tenait tête à la souveraineté nationale elle-même, représentée par une assemblée, à toutes les forces régulières placées sous la main d’un dictateur. En 1871, toutes les limites connues de la sédition sont dépassées, l’insurrection est restée maîtresse de Paris, et il a fallu un siège de deux mois, toutes les ressources de la stratégie, une bataille, une gigantesque bataille d’une semaine, pour reconquérir pied à pied ces murs, ces monumens incendiés et ensanglantés, sur lesquels avait flotté trop longtemps le hideux drapeau de la guerre civile. Je ne parle pas pour le moment des circonstances particulières et à jamais douloureuses qui ont pu favoriser cette effroyable explosion, qui en font et en feront éternellement un des plus grands crimes des annales françaises. Il n’est pas moins vrai qu’on sent à travers tout le progrès de la force insurrectionnelle.

Autre fait qui n’est pas moins frappant : dans cette succession de crises révolutionnaires qui vont en grandissant, qui apparaissent comme les jalons sinistres de l’histoire contemporaine, tout a changé par degrés, les idées, les mobiles, les mots d’ordre, les procédés. La lutte a pris visiblement un nouveau caractère. Elle n’est plus partielle, locale, sporadique en quelque sorte ou simplement politique comme autrefois, au temps où l’on conspirait, où l’on s’insurgeait, où l’on se battait pour une question de gouvernement, par fanatisme républicain. La lutte est décidément sociale. C’était déjà sensible en 1848, à cette époque où pour la première fois la grande armée prolétaire, soldée par l’imprévoyance, formée dans l’anarchie et dans l’oisiveté fiévreuse d’un interrègne agité, se levait contre la république elle-même. « Depuis 1830, disait un des pères de cet étrange mouvement ; Enfantin, dans ses confidences familières, depuis 1830 notre pauvre petit socialisme est devenu un fort gros socialisme, pas trop beau et assez mauvais garçon, n’entendant pas raillerie… » Le fait est, pour parler le langage du pontife saint-simonien, que le « bonhomme socialisme » avait grandi de 1830 à 1848, qu’il a grandi encore plus depuis 1848, et qu’il a montré effectivement qu’il n’avait rien de beau. Il a grandi surtout en ce sens qu’il ne se résume plus dans un nom, dans un système ou dans une secte ; il est devenu légion. Il a recruté sur son passage tout ce qu’un monde en fermentation peut contenir de passions envieuses et inassouvies, de convoitises grossières, de vocations déclassées, de haines serviles, d’instincts anarchiques, et il en a fait cette masse confuse, sinistre, anonyme, redoutable par le nombre et par l’irresponsabilité, qui à un jour donné s’est trouvée être une armée allant d’elle-même, presque sans chefs, à l’assaut de tout ce qui existe, poursuivant sa sombre victoire jusque dans les ruines, au risque d’ajouter le déshonneur aux malheurs de la patrie.

De révolutions politiques, il n’y en a plus guère après cela, ou plutôt dans l’esprit des obscurs meneurs des agitations contemporaines et selon leurs aveux, moins équivoques que leur grammaire, les mouvemens politiques ne sont qu’un moyen dont on peut se servir pour aider « à l’accomplissement du but final. » Le « but final, » c’est la révolution, c’est-à-dire la dissolution par le socialisme arrivé à la toute-puissance. Le 18 mars, en réalité, est le dernier mot de ce travail qui depuis plus d’un demi-siècle tend incessamment à grossir les insurrections, à en aggraver le caractère et la portée en les faisant passer de l’ordre politique à l’ordre social. Le 18 mars a été l’assaut suprême tenté par tous les instincts de destruction coalisés et merveilleusement servis tout à coup par la plus effroyable catastrophe publique ; mais ici il est arrivé ce qui arrive toujours lorsque ces tragiques conflits en viennent à se simplifier. Le socialisme, trompé par tout ce qui lui laissait pour un instant une apparence de succès en lui livrant pour théâtre la première ville du monde, le socialisme a tenté l’impossible ; il s’est heurté contre ce qu’il y a de plus indestructible, contre cette dernière force des sociétés en détresse, le sentiment le plus simple de conservation, ce sentiment qui se contracte et se raidit dans un suprême effort quand il s’agit de vivre ou de mourir, — et l’insurrection du 18 mars a été vaincue, matériellement vaincue ; elle a été étouffée dans les torrens de sang dont elle a provoqué l’effusion, sous la cendre des incendies qu’elle avait allumés. De l’épouvantable crise, il est resté seulement l’amertume de la défaite chez les vaincus, et chez les vainqueurs eux-mêmes la vive, la forte et douloureuse impression d’une victoire chèrement payée, d’une victoire qui, avant de redresser d’un seul coup une société menacée d’effondrement, a laissé entrevoir dans un éclair lugubre toutes les extrémités de la décomposition et de la ruine.

Le choc a été terrible et sanglant en effet. Il reste comme un fantôme de deuil, comme un de ces événemens qui dépassent la mesure ordinaire des épreuves publiques, qui vont rejoindre les grands cataclysmes de l’histoire. Il a pesé, il pèse encore et il pèsera longtemps peut-être sur la conscience nationale du poids de toutes ces circonstances inexpliquées, de ces péripéties accumulées et confuses, de ces contradictions qui en font une sorte d’énigme, car c’est là précisément le caractère de cette tragique aventure : l’insurrection du 18 mars est à quelques égards une énigme, elle est pleine d’obscurités, d’élémens complexes. Des causes générales lointaines, il y en a sans doute ; mais ces causes seraient restées assez vraisemblablement longtemps impuissantes sans la guerre, sans les désastres qui en ont favorisé l’explosion. Il y a des menées de factions, des revanches de partis vaincus, des passions de bouleversement poursuivant un plan longuement prémédité ; il y a aussi des phénomènes très accidentels, des déviations de patriotisme, des surexcitations engendrées par la claustration du siège, des défaillances, des surprises, toutes les improvisations du hasard s’enchevêtrant avec la conspiration. Paris est à un instant donné le centre du mouvement ; mais en dehors de Paris, et même pendant qu’on ne communique plus que par les airs, il y a comme des ébauches, comme des épisodes décousus du grand drame révolutionnaire dont la commune parisienne devient bientôt la formidable et fantasque condensation. Tout se mêle, tout se confond, complots, aberrations, malentendus. Quelle est la part des divers élémens ? où est la vérité ?

Elle commence pourtant à se foire jour cette vérité inexorable, enfouie jusqu’ici sous un amas de faits obscurs et d’interprétations intéressées ; elle se dégage peu à peu des livres, des débats de justice, de l’enquête laborieuse poursuivie par l’assemblée nationale, surtout de cette enquête, — œuvre diffuse peut-être en certaines parties, insignifiante quand elle flotte entre l’abstraction et la prolixité, singulièrement instructive néanmoins par un ensemble de témoignages directs qui, en se complétant ou en se contrôlant, rendent en quelque sorte sensible ce qu’on pourrait appeler la génération de ce mouvement du 18 mars. En un mot, à la lumière de quelques-unes de ces dépositions, celles de M. le préfet de police Cresson, de deux anciens affiliés de l’Internationale, M. Héligon, M. Fribourg, de quelques-uns des maires de Paris, de quelques-uns des chefs de la garde nationale, sans parler des dépositions des membres du gouvernement, — à cette lumière le drame apparaît dans son origine, dans sa marche, dans ce qu’il a de vivant et de précis. Hommes et choses se précipitent vers l’inconnu, vers le sanglant dénoûment, à travers le déclin de l’empire, les impuissans efforts de la défense nationale, les transes d’une ville assiégée et la décomposition de la chute définitive devant l’ennemi triomphant sur nos ruines d’un jour.


I

C’est la guerre, au mois de juillet 1870, qui descelle l’outre aux tempêtes, rien n’est plus évident. C’est dans l’émotion des défaites aggravées d’heure en heure et au coup de tocsin de Sedan qu’éclate la révolution du 4 septembre. C’est dans les troubles du siège que les élémens de perturbation concentrés à Paris se cherchent, se disciplinent, s’exaspèrent et s’encouragent au combat. C’est sous l’impression démoralisante de la capitulation du 28 janvier 1871, c’est dans l’effroyable vide ouvert tout à coup sous nos pieds que s’organise l’insurrection du 18 mars. Tout s’enchaîne, tout se plie à cette redoutable logique qui, après avoir courbé la France désarmée de sa puissance militaire devant l’ennemi extérieur campé à Versailles, la laisse désarmée d’institutions et presque de gouvernement devant l’ennemi intérieur retranché à Paris. Voilà la marche des choses. En apparence, l’empire ne compte dans ce triste enchaînement que pour la témérité aventureuse d’une lutte mal engagée et pour les malheurs militaires qui en sont aussitôt la foudroyante expiation ; en réalité, il est pour beaucoup dans cet état moral où tout est devenu possible après lui. C’est lui qui a développé et fomenté tous ces germes funestes dont la révolution du 4 septembre n’a fait que hâter la maturité en les mettant à nu. L’enquête le dit, les hommes les plus attachés au régime impérial l’avouent ; un des plus hauts fonctionnaires de la préfecture de police, aujourd’hui député, M. Mettetal, ne cache pas qu’à la fin, sous des dehors de puissance, le mal était déjà profond, et que ce mal était en partie l’œuvre du gouvernement. Le premier des responsables dans la situation d’où est sorti le 18 mars, c’est l’empire.

Les gouvernemens ont leur destin, et ne se transforment pas à volonté. L’empire avait voulu se faire libéral dans les dernières années de son existence. C’est ce qui l’a trompé lui-même, c’est ce qui a trompé bien des esprits toujours disposés à se prêter aux bons mouvemens. Au fond, rien n’est plus clair aujourd’hui, c’était un malentendu. L’empire se sentait partagé entre l’instinct de sa sûreté, qui l’avertissait que sa force autoritaire commençait à s’user, qu’il était obligé de se renouveler, et le pressentiment inquiet des dangers de toute sorte qu’il pouvait trouver dans l’abandon des procédés par lesquels il s’était fondé et avait vécu. De là cette politique pleine d’ambiguïté à laquelle il se laissait aller, devançant ou déroutant quelquefois l’opinion par des concessions inattendues ou équivoques, donnant et retenant en même temps, essayant de tout sans conviction, s’affaiblissant comme gouvernement absolu sans s’assurer les avantages d’un sérieux système de libertés régulières, et finissant par réunir les inconvéniens de tous les régimes. Que serait devenu l’empire, s’il n’avait pas péri par la guerre ? Nul certes ne peut le dire. Toujours est-il que, pendant quelques années, il avait amassé autour de lui, au sein de la société elle-même, assez d’incohérences, assez d’élémens inflammables pour courir le risque un jour ou l’autre de disparaître dans une explosion soudaine, ou, comme un des déposans de l’enquête lui en attribue l’intention, pour se voir contraint de revenir sur tout ce qu’on avait fait, « de reprendre tout ce que l’on avait abandonné. »

Le vice secret de cette politique, c’est qu’en réalité ce n’était point du libéralisme. C’était un système de concessions calculées de façon à dénaturer ou à neutraliser un mouvement d’opinion qu’on sentait renaître et dont on s’inquiétait, en le noyant pour ainsi dire dans un mouvement beaucoup plus vaste, bien autrement redoutable, mais qu’on se flattait de maîtriser. Qui ne se souvient des caractères étranges de la politique suivie pendant ces années ? On refusait souvent aux journaux les plus modérés les facilités qu’on finissait par accorder au radicalisme le plus ardent. Les garanties sérieuses, sincères, pratiques d’un contrôle efficace, d’un gouvernement constitutionnel, on les disputait pied à pied, on les marchandait, et d’un autre côté on donnait ce qu’il est bien permis d’appeler les libertés périlleuses, les libertés conduisant à toutes les recrudescences révolutionnaires. On faisait sentinelle autour du domaine de la politique, et on ouvrait la porte aux agitations sociales, économiques. Il s’agissait avant tout de désintéresser les masses populaires, de détacher les ouvriers de la politique, de gagner ou de retenir le suffrage universel, fût-ce en cédant à ses passions, en ayant l’air de complaire à ses faiblesses, comme on avait réussi à le contenir ou à l’endormir jusque-là par toutes les satisfactions matérielles. Le gouvernement croyait se fortifier contre l’opposition parlementaire de jour en jour grandissante en livrant la société elle-même, parce qu’il espérait sans doute que les masses, caressées, flattées, satisfaites dans les villes comme dans les campagnes, lui sauraient gré de ses avances, ou que les excès, s’il venait à s’en produire, lui rallieraient d’autant plus sûrement les classes moyennes et conservatrices, guéries tout à coup de leurs fantaisies de fronde et d’opposition.

C’était un calcul aussi redoutable que singulier. On jouait le tout pour le tout avec l’arrière-pensée de rester en définitive maître du terrain par cette tactique, qui consistait à opposer les diversions démocratiques au simple libéralisme. M. Mettetal, le haut fonctionnaire de la préfecture de police, dans sa libre et sérieuse déposition, montre précisément cette politique à l’œuvre dès le premier ébranlement, dès l’instant où l’on commence à s’apercevoir qu’il va falloir compter avec le suffrage universel, réveillé de son sommeil de quinze ans. Celui-là est un témoin de la maison qui ne craint pas de distribuer les responsabilités.

« On s’est trouvé directement en face de ce redoutable instrument, dit-il, et on était du même coup aux prises avec l’opposition, qui voulait l’exploiter à son profit. Il s’est produit ce fait d’une espèce de rivalité, de concurrence entre l’opposition et le gouvernement, cherchant tous deux à capter en quelque sorte la multitude. Comme on avait fait du suffrage universel la base de toutes les institutions, comme c’était là qu’il fallait aller chercher son point d’appui pour arriver à quelque chose, on a été amené de part et d’autre à le flatter par les moyens les plus divers. On a spéculé sur les aspirations du peuple. L’opposition a cherché là son point d’appui, le gouvernement s’est défendu en en faisant autant. Je crois qu’en se laissant aller à cette pente, il allait contre son premier intérêt de même que contre sa véritable mission et contre les intérêts conservateurs et sociaux dont il était avant tout le gardien…

« Toujours est-il que dans cette espèce de course au clocher qui s’exécutait entre le gouvernement pour se défendre et l’opposition pour l’attaquer, on a livré en quelque sorte au jour le jour à la démocratie tout ce qu’elle demandait en lui faisant à peu près chaque année une nouvelle concession. C’est ainsi qu’on est arrivé à ce socialisme indirect qui n’était pas toujours ouvertement avoué, mais qui n’en était pas moins dangereux sur le terrain de la législation. On est arrivé à exciter les passions démagogiques et populaires sous le prétexte d’amélioration du sort des classes ouvrières. On a fait des concessions petites en apparence, mais en réalité très graves par rapport à l’ordre public… On a changé à peu près je ne dirai pas toute la législation, mais toute la jurisprudence, toutes les traditions, toutes les précautions que l’administration avait adoptées contre certaines difficultés qui se présentent incessamment dans une société comme la nôtre. On en est venu à permettre aux ouvriers de s’organiser en corporations avec une espèce de syndicat pour chaque profession ; c’était un terrain sur lequel l’administration luttait depuis soixante ans…

«… On disait au gouvernement de l’empereur : Il faut désintéresser les classes ouvrières de la politique. Pourquoi ont-elles fait de l’opposition, pourquoi ont-elles fait des révolutions, ces classes ouvrières ? C’est uniquement parce qu’on les a tourmentées, parce qu’on a restreint leur liberté sur le terrain économique et industriel. Si vous leur donnez la liberté sur ce terrain, vous n’aurez plus d’opposition de leur part, les partis ne pourront plus les exploiter. Désistons-nous donc, a-t-on ajouté, de ces droits préventifs, de ces précautions excessives. Soyons libéraux : On a donc été censé faire de la liberté, on a saisi toutes les occasions de pratiquer ce soi-disant libéralisme industriel et économique qui devait détacher la masse populaire des agitations politiques… C’est ainsi qu’on a fait la loi sur les coalitions… »

Tout se lie invinciblement. La loi sur les coalitions entraînait la loi sur les réunions publiques, des dispositions législatives nouvelles sur les associations, bien d’autres choses encore. Or qu’était-ce particulièrement que ces lois sur les coalitions ouvrières, sur les réunions publiques ? On a peut-être compromis pour longtemps des droits sérieux qui portent aujourd’hui la peine des combinaisons équivoques qui en ont réglé l’usage et des excès auxquels ils n’ont point été étrangers, qui les ont mis en suspicion. Qui donc, au point de vue de l’équité sociale, peut contester aux ouvriers la liberté de veiller à leurs intérêts et même de s’entendre en certains momens, sous certaines formes régulières, pacifiques, pour défendre ces intérêts ? En réalité, la loi, telle qu’elle était conçue, organisait en quelque sorte la guerre entre patrons et ouvriers sans prévoir, sans créer aucun moyen de prévenir les conflits ou de les apaiser. Elle faisait presque des grèves une institution, elle livrait l’industrie à la discrétion du nombre, sans profit réel pour les droits et pour l’indépendance des ouvriers eux-mêmes, exposés désormais à devenir les instrumens dociles et toujours sacrifiés des associations plus ou moins légitimes qui auraient la prétention de représenter leurs intérêts. Chose plus grave enfin, elle pouvait mettre une arme redoutable entre les mains des agitateurs politiques. Cette loi nouvelle en un mot, bien loin de résoudre une question aussi délicate que complexe, ne faisait que développer les hostilités des classes en créant une crise aiguë et permanente au sein de la société industrielle.

La loi sur les réunions publiques ! c’était là encore une de ces tentatives incohérentes d’une politique plus préoccupée d’un certain effet d’ostentation que de l’application sérieuse et pratique d’un droit assurément essentiel. Telle qu’elle était, cette loi, sans être un piège comme on le disait alors, était du moins vague, insuffisante et excitante. Inefficace dans le système de restrictions ou de surveillance qu’elle organisait, facile à tourner par des déclarations concertées, successives, qui aboutissaient au club déguisé et en permanence, elle semblait venir fort à propos pour offrir un théâtre à un personnel de déclamateurs et d’agitateurs obscurs, peu nombreux, mais remuans et impatiens de se produire. La loi, il est vrai, limitait la compétence des réunions publiques ; elle avait la naïveté d’exclure la politique, elle n’admettait que la discussion des questions économiques et sociales, comme s’il était facile à un commissaire de police envoyé en surveillance de saisir la distinction pratique entre la politique et l’économie sociale ! M. Mettetal le dit justement : « La religion, la notion de Dieu, est-ce de la politique ? Non. La famille ? Non. Le mariage ? Non… De même du prolétariat et de toutes les questions qui intéressent les rapports des ouvriers et des patrons. Vous comprenez la conséquence… »

Ce qui est arrivé en effet, on l’a vu. L’expérience a été instructive pour ne pas dire « effroyable, » selon le langage employé dans l’enquête. D’une loi sur les coalitions ainsi faite, ainsi conçue, il est sorti ce qui devait sortir, — des conflits, des grèves meurtrières, le trouble dans l’industrie, l’agitation dans les classes ouvrières, livrées aux influences de meneurs implacables. Les réunions publiques sont devenues une école bruyante, tumultueuse, de démagogie, d’athéisme et de licence, où se sont produites les utopies les plus insensées, les prédications les plus furieuses, où l’on a pu tout dire, tout attaquer, tout diffamer, où l’on a pu aborder les questions les plus irritantes par les côtés les plus périlleux, « pourvu qu’on ne parlât pas de l’empereur, de la dynastie ou des ministres, — et on a fini par en parler. »

Jamais peut-être on n’avait vu un tel spectacle d’incandescence, de fièvre et de désordre d’esprit. En réalité, ces réunions ont eu un double résultat : elles n’ont pas créé l’armée révolutionnaire qui existe toujours à Paris, qui se tenait tout au plus dans l’ombre ; elles ont donné aux élémens de cette armée un moyen de paraître au grand jour, de se rapprocher, de se grouper et de se compter. Elles ont été en outre le signal de ce qu’on a justement appelé la rentrée en scène du socialisme. Sans doute le socialisme n’était point une nouveauté ; il était apparu en 1848 dans le feu d’une révolution, dans les déchiremens de la guerre civile, et il n’avait pas cessé d’exister, même de se propager obscurément, si l’on veut. Seulement on ne l’apercevait pas d’une manière distincte, on ne le voyait que dans les livres, dans des théories surveillées et contenues, dans des tentatives qui affectaient les dehors de réformes inoffensives, d’améliorations pratiques. Ce qu’il y a eu de nouveau dans tout ce que les réunions de 1869 et 1870 ont mis soudainement au jour, c’est le caractère même de cette recrudescence, de cette agitation roulant comme dans un torrent déchaîné des fureurs inconnues, des haines échauffées par une longue compression, des appétits aiguisés au spectacle d’une époque de luxe et de fortunes subites, des ambitions sans scrupule, l’âpreté des convoitises, le matérialisme le plus abject, l’athéisme le plus cru, la négation de tout ordre moral. Voilà ce qui est apparu. C’est là, c’est dans ces réunions détournées de leur but et envahies par la tourbe révolutionnaire, que s’essaie, que commence à se produire tout ce qui sera la commune, hommes et choses, programmes d’anarchie et jusqu’à ce personnel violent, médiocre, inassouvi, qui s’abat comme une nuée de sauterelles sur Paris. De tous les calculs du gouvernement, voilà ce qui est resté : l’état moral le plus confus, des classes ouvrières agitées et non satisfaites, des classes moyennes inquiètes, désaffectionnées, un public dégoûté, sceptique, plus défiant qu’effrayé, et toujours disposé, selon le mot d’un des témoins de l’enquête, à répéter à propos de tout ce qu’on faisait passer sous ses yeux : « C’est un piège de la police ! » Non, ce n’était pas un piège de la police, c’était un faux système portant ses fruits naturels de désordre et de déception.

Un des phénomènes les plus significatifs, les plus extraordinaires dans ce mouvement renaissant d’opinion où l’empire, à un jour donné, jette comme un dérivatif la loi sur les coalitions, la loi sur les réunions publiques, c’est l’existence, le progrès rapide de cette association internationale des travailleurs, qui a été la concentration la plus originale, la plus puissante des aspirations ouvrières, de toutes les idées de démocratie et de socialisme fermentant dans certaines classes. Cette association, on sait aujourd’hui comment elle est née assez modestement d’un voyage de quelques délégués des ouvriers français à l’exposition de Londres en 1862 ; on sait comment elle s’est développée. à travers tous ces congrès de Genève, de Lausanne, de Bruxelles, de Bâle, qui en ont révélé la marche, les tendances, les déviations. Je ne voudrais point exagérer la part de l’empire dans l’apparition et dans les œuvres de cette nouvelle secte ; il ne reste pas moins vrai que le gouvernement impérial aide en quelque sorte l’Internationale à naître par les subventions accordées aux délégués envoyés à Londres en 1862, qu’il lui donne bientôt par la loi sur les coalitions ouvrières le plus énergique moyen de propagation et d’action, qu’il est presque en coquetterie avec elle, et qu’il ne songe enfin à l’entraver par des procès que lorsqu’il a perdu l’espoir de la faire entrer dans ses plans de politique populaire ; mais alors il n’est plus temps, l’association a grandi, et les poursuites judiciaires ne sont pour elle qu’un stimulant de plus, un moyen de notoriété et de popularité. Le fait est ainsi : en 1862, on donne de l’argent pour le voyage de Londres, le prince Napoléon est un intermédiaire empressé. En 1869, l’association est assez forte pour se tourner contre l’empire et contre bien d’autres choses.

Par quel travail intérieur, par quelle série de transformations ou par quel concours d’influences l’Internationale est-elle devenue ce qu’on l’a vue ? C’est une histoire qui n’a presque plus de mystères aujourd’hui. Elle est écrite à chaque page de l’enquête, particulièrement dans les libres et nettes dépositions de M. Héligon, de M. Tolain, de M. Fribourg, — des hommes, ouvriers eux-mêmes, à la fois intéressés et désintéressés, puisque, après avoir été les premiers fondateurs de l’Internationale, ils s’en sont séparés. Le rapport de M. Ducarre, député de Lyon, décrit d’un trait saisissant le rôle de l’association dans la ville où il est encore manufacturier après avoir passé par l’atelier, comme il le dit. La déposition de M. Charles Dunoyer, en restant le témoignage d’un savant, d’un économiste, n’est pas une étude moins précieuse. Évidemment l’Internationale, bien que procédant toujours d’une inspiration socialiste, d’une conception dangereuse des choses, l’Internationale à l’origine, dans la pensée de ceux qui l’ont fondée, n’avait pas la destination que les circonstances et les passions des hommes lui ont faite. Au fond, elle naissait de deux ou trois idées qui en elles-mêmes n’avaient rien d’inavouable ou d’absolument révolutionnaire.

La première de ces idées, c’était que depuis longtemps les ouvriers jouaient un jeu de dupes. Toutes les fois qu’ils s’étaient mêlés aux agitations politiques, ils avaient été le marchepied des ambitieux impatiens de monter au pouvoir. Leurs intérêts étaient toujours sacrifiés. On se servait d’eux, et on les rejetait ensuite comme des instrumens inutiles. — Ce qu’on voulait cette fois, c’était une association exclusivement composée de travailleurs, uniquement occupée des intérêts des travailleurs, et mettant les questions sociales au-dessus des questions de gouvernement. — La seconde idée, c’était qu’aux oscillations violentes ou à l’abaissement des salaires résultant de la concurrence entre les industries de nation à nation on pourrait peut-être opposer une entente organisée, une ligue des ouvriers de tous les pays pour arriver à maintenir un certain niveau, une certaine égalité de rémunération. Soit, M. Héligon le dit, et il faut le croire, on ne songeait qu’à cela ; on ne se proposait rien de plus que de former, sous le nom d’Internationale, une société consacrée à l’étude de tous les problèmes économiques, une confédération prévoyante et pacifique de tous les intérêts populaires ayant pour unique mot d’ordre l’amélioration progressive de la condition morale et matérielle des ouvriers. Même dans ces limites, et l’Internationale n’eût-elle point dévié, n’était-ce point, selon le mot de M. Vacherot, quelque chose de redoutable pour la société tout entière que « l’organisation de cette immense machine de guerre ? » Sans doute on se défendait d’avoir voulu organiser une machine de guerre ; on s’étudiait dans les premiers temps à ne prendre aucune couleur politique, on évitait de ressembler à un parti d’action ; mais la machine était créée, et c’était désormais à qui se servirait de cette armée enrégimentée sous un drapeau de socialisme.

Le mal était dans l’institution même, dans ce vaste amalgame de tous les élémens socialistes, — proudhoniens, coopérateurs, mutuellistes, communistes ou collectivistes, — qu’on se figurait retenir dans un cercle de paisibles études sociales, et tout a servi à précipiter la crise qui a fait de l’Internationale une société révolutionnaire, qui s’est dénouée par le triomphe des plus violens, des communistes sur les modérés, les mutuellistes. C’était inévitable. M. Ducarre montre d’une façon singulièrement nette et saisissante ce qu’il y avait de fatal dans cette transformation ou dans cette déviation. Les ouvriers français qui allaient à Londres signer le traité d’alliance de l’Internationale pouvaient se faire l’illusion qu’ils défendaient leurs intérêts et qu’ils gagneraient au contrat ; ils ne défendaient rien, et ils livraient la France.


« Ils avaient en face d’eux, dit M. Ducarre, des théoriciens, des communistes anglais et allemands qui, eux, avaient un autre objectif et qui se disaient : Nos théories ne peuvent se réaliser dans les contrées que nous habitons parce que la vie y est réglée depuis des siècles dans des conditions d’harmonie qui ne permettent pas de tenter une pareille aventure ; mais le pays, la terre promise de toutes les expérimentations, le terrain périodique de toutes les révolutions, c’est la France… Avec leur imagination hardie, avec leur activité de tempérament, les Français expérimentent et tentent toutes les aventures. Ils viennent à nous d’eux-mêmes, profilons-en, et, sous le couvert de ce traité qu’ils consentent avec nous, nous les chargerons d’expérimenter sous notre direction, sous notre impulsion, l’essai de nos théories communistes, l’essai socialiste. C’est la France qui sera le terrain de nos expérimentations… »


Voilà la vérité, et les internationaux français sont devenus les instrumens des révolutionnaires étrangers, et tout ce qui s’est produit en France d’essais d’organisation ouvrière, de fédérations, de grèves, a tendu au même résultat, n’a fait qu’accélérer le mouvement excité du dehors par les congrès, surexcité et fortifié à l’intérieur par les lois sur les coalitions, sur les réunions publiques. D’un autre côté, les procès engagés à une certaine heure par le gouvernement sont venus achever de dégager l’élément anarchique en poussant de plus en plus l’Internationale dans la voie révolutionnaire. « Alors, dit M. Héligon, est venu l’élément blanquiste. Tous les étudians fruits secs du quartier latin, tous les rédacteurs de petits journaux qui ne demandaient que cela pour arriver à quelque chose, sont accourus… » Comment s’est accomplie l’alliance ? « Je vais vous le dire, répond M. Fribourg. On a conclu l’alliance en 1867 au congrès de Genève. L’alliance conclue, on vint à Paris, on prit part, à raison de cette alliance, à la manifestation en l’honneur de Baudin au cimetière Montmartre, à celle du boulevard, et en échange le parti révolutionnaire bourgeois s’engagea à étudier les questions sociales… » Dès lors tout était fini, l’Internationale n’était qu’une force disponible de plus dans un mouvement révolutionnaire qui grandissait d’heure en heure, qu’elle compliquait de l’élément le plus redoutable, puisqu’elle promettait une armée à ceux qui n’en avaient pas, aux conspirateurs, qui sont le plus souvent des chefs sans soldats. « La note politique s’accentuait, » selon le mot de M. Tolain, et c’est ainsi qu’à la faveur des moyens nouveaux d’agitation dont on pouvait disposer se dessinait, se précisait cette situation étrange où une révolution n’était pas infaillible sans doute, mais où elle redevenait possible par ce seul fait que les révolutionnaires politiques, les jacobins, les radicaux, grossis de tous les aventuriers de la plume, de tous les bohèmes, de tous les déclassés, pouvaient trouver désormais dans les affiliés de l’Internationale ce qu’ils appelaient « un instrument tout prêt, une armée constituée. »

Que restait-il à ce moment, en 1869, en 1870, de l’Internationale primitive ? Une organisation de guerre civile qui dépassait cette fois tout ce qu’on avait vu, et ici je voudrais montrer, ne fût-ce que d’un mot, cette éternelle fatalité qui s’attache en France à toutes les tentatives de l’esprit d’association pour les ruiner. On ne peut rien essayer, on ne peut rien organiser dans un certain ordre d’intérêts sans qu’il y ait quelque fissure par où la politique pénètre aussitôt, sans qu’une pensée révolutionnaire vienne se glisser parmi des hommes réunis quelquefois pour l’objet le plus simple. On ne voit pas que c’est là ce qui a empêché jusqu’ici l’idée d’association de s’acclimater en France, de devenir une réalité sérieuse et durable. M. Héligon raconte lui-même qu’il s’était formé une société coopérative d’alimentation et de consommation qui s’appelait la Marmite. C’était assurément bien simple et d’une apparence bien inoffensive. « Eh bien ! ajoute M. Héligon, cette société est devenue tout de suite une société politique. » Qu’est-ce donc lorsqu’il s’agit d’associations plus considérables ou d’un caractère moins pratique, moins défini ? — « Il s’était passé sous l’empire des faits qui avaient amené des haines, » dit M. Tolain, et par là s’expliquent les déviations inévitables. C’est là le mot en effet, l’empire avait excité des haines qui pendant des années avaient paru assoupies, mais qui n’étaient pas mortes, qui au premier signal se ravivaient au contraire plus ardentes que jamais. Le gouvernement impérial, par ses condescendances, par ses velléités démocratiques, croyait avoir désarmé les ressentimens ; en réalité, il n’avait sérieusement réussi à rien, pas même à effacer les souvenirs du 2 décembre, et il voyait se relever ou tourner contre lui tout ce qu’il avait fait, les journaux qu’il laissait renaître, les réunions publiques qu’il rouvrait, les essais d’organisation ouvrière qu’il avait encouragés ou couverts de sa tolérance avant d’être réduit à les poursuivre, les classes mêmes auxquelles il avait le plus prodigué les flatteries, parce qu’elles étaient le nombre, parce qu’il se croyait intéressé à s’appuyer sur celles. M. Metttetal laisse échapper une parole profonde ; « le gouvernement se sentait fort, dit-il, et il l’était à certains égards, mais pas contre la classe populaire. Au fond, il lui était à peu près impossible de se défendre contre certaines pressions… La vérité est que déjà le gouvernement et la société n’étaient plus guère maîtres de la multitude… »

Et maintenant élevez-vous au-dessus de ces faits pour les embrasser d’un regard et en saisir le sens : vous aurez sous les yeux un spectacle d’une moralité aussi singulière que terrible. L’empire, à un moment de sa carrière, commet des erreurs désastreuses de politique extérieure. Il le sent, et, comme pour fuir la responsabilité qui le poursuit, il se jette tout à coup dans les diversions intérieures. Qu’arrive-t-il ? Aussi imprévoyant dans ses combinaisons de politique intérieure que dans sa diplomatie, il tombe dans une erreur d’un autre genre. Par crainte de ce qu’il appelle les anciens partis, par une défiance jalouse du libéralisme modéré, ou, si l’on veut, par entraînement, il caresse, il remue les instincts de démocratie, dont il compte se faire des alliés intéressés et soumis. Il veut être l’empire démocratique, presque socialiste ! Il ne réussit qu’à susciter un mouvement qu’il n’a pas prévu, qui ne tarde pas à le déborder de toutes parts. Un jour vient, au commencement de 1870, où il marche au milieu des menaces d’éruptions incendiaires. Les fautes engendrent les fautes. Pour échapper aux conséquences de ses déceptions dans les affaires de l’Europe, il a cru pouvoir se retremper dans une politique prétendue populaire ; maintenant, pour échapper aux dangers de révolution qui l’entourent, qu’un plébiscite fastueux n’a pas supprimés, il se sent ramené, peut-être par une logique impitoyable et sans le vouloir, à la tentation des aventures extérieures, il cède à l’entraînement de l’occasion, il risque un grand coup pour se raffermir. C’est la guerre pour éviter la révolution. Alors tout lui manque, la victoire dans le combat, la confiance, la sympathie, l’estime de l’opinion dans le malheur. Il succombe sous le poids des fautes de toute nature entre lesquelles il se débat depuis quelques années, il disparaît en un instant comme emporté par la tempête qu’il a soulevée. Qui donc est responsable du tragique dénoûment ?

Si l’empire eût été victorieux, tout aurait été changé, rien n’est plus évident. La défaite, telle qu’elle se présentait, avec toutes les complications d’un désastre humiliant pour la fierté nationale, de la décomposition et de la reddition des armées, de la captivité du chef du gouvernement lui-même, cette défaite ne laissait point assurément un doute. Je me souviens que quelques jours avant le 1er septembre 1870, dans ces momens d’universelle anxiété, je me trouvais avec un des hommes qui avaient servi l’empire avec le plus d’éclat. Je lui disais, ce qui était bien facile à voir, que la situation devenait terriblement simple, qu’il n’y avait plus à s’y méprendre, qu’au premier bruit d’un nouveau revers courant dans Paris la révolution était faite, un gouvernement provisoire surgirait instantanément à l’Hôtel de Ville. Cet éminent personnage n’en doutait pas lui-même, il n’avait plus aucune illusion ; il avouait qu’une seule chose pouvait peut-être encore sauver l’empire si ce n’est l’empereur : c’était une grande action personnelle, au besoin une mort héroïque de ce souverain qui se traînait à la suite ou à la tête de l’armée, ne sachant plus ce qu’il était, empereur ou soldat. Peu de jours après, la grande action était Sedan ! Lorsque deux années ont passé remplies d’événemens inouïs, lorsque les impressions ont chassé les impressions, laissant les esprits fatigués et abattus devant une telle suite d’infortunes, on peut essayer d’oublier ou de transfigurer cette première catastrophe, mère de toutes les autres catastrophes. Rien n’est plus facile que de faire aujourd’hui de la révolution du 4 septembre un obscur complot s’emparant furtivement du pays en face de l’ennemi, ou d’attribuer la chute de l’empire à l’infidélité du général placé au poste de gouverneur de Paris. C’est le général Trochu qui a tout fait : que le général Trochu soit convaincu de trahison, le 4 septembre n’est plus qu’un crime vulgaire et l’empire est réhabilité ! Que pouvait donc le général Trochu, si ce n’est se souvenir que le pays survivait à un gouvernement frappé à mort, et que l’ennemi s’avançait sur Paris ?

Puisqu’il était si facile de défendre, de maintenir l’empire le 4 septembre, que ne le défendait-on ? Où étaient ces ministres qui parlent si haut maintenant devant une cour de justice, qui trouvent si commode de rendre témoignage contre celui qu’ils assaillaient de méfiances au moment du danger ? Pourquoi ne songeait-on pas à se servir de ces quelques soldats rassemblés autour du corps législatif et dont le gouverneur de Paris ne disposait pas ? Où est la tentative ou même la pensée apparente d’une résistance à la fatalité qui s’abattait sur tous ? Puisque l’empire était encore si vivace, comment se fait-il que le ministre de la guerre, le président du conseil d’alors, le général de Palikao, en vint à proposer de créer un comité souverain de défense, un gouvernement où il n’était plus question ni de l’empereur captif ni de l’empereur mineur, ni de la régente, ni de l’empire sous aucune forme ? C’était le moment de se redresser dans le malheur, de se montrer à la hauteur du péril ! On oublie tout aujourd’hui. J’aime mieux M. Mettetal déclarant sincèrement que même avant la guerre « on ne s’appartenait plus. » J’aime mieux un autre des chefs de la préfecture de police, M. Marseille, disant sans détour dans l’enquête : « Nous sommes arrivés à la révolution de septembre. Se soutenir était chose impossible dans cette situation à un gouvernement qui avait cru nécessaire de faire la guerre pour changer l’ordre des idées, que la bourgeoisie désaffectionnait, et contre lequel les ouvriers, qui pendant quelques années avaient eu quelque déférence pour lui, se montraient très hostiles. » Ce jour-là en effet, l’empire meurt parce qu’il ne peut plus vivre, parce qu’il est au bout des conséquences de toutes ses fautes. Il disparaît, mais en disparaissant il laisse, avec l’invasion qui déborde sur Paris, cet état moral qu’il a en partie créé, qui va s’aggraver sans nul doute par la révolution du 4 septembre, où fermente déjà tout ce qui, avec du malheur, des fatalités et des fautes nouvelles, sera le 18 mars.


II

Il faut s’en souvenir, cette révolution du 4 septembre, sur laquelle les partis s’acharnent encore de toute la force de leurs passions ou de leurs illusions, n’a point été une révolution ordinaire. Elle n’est point venue au monde comme toutes les révolutions politiques, préparées et accomplies pour faire triompher un mouvement d’opinion. Elle a été, à proprement parler, un acte d’impatience effarée, de désespoir populaire poussé à bout par les conspirateurs toujours prêts à saisir l’occasion, subi par les adversaires réguliers et prévoyans de l’empire, favorisé au dernier instant par l’inertie d’un gouvernement frappé de stupeur, peut-être par la perte de quelques heures. Les passions révolutionnaires, réveillées sous l’empire, se sont précipitées par l’issue qui se rouvrait devant elles, rien n’est plus clair. L’opposition régulière, qui, depuis quelques jours, avait le fatal avantage de voir grandir son importance dans la mesure de nos revers, l’opposition, à la fois attirée et troublée par cette perspective d’un avènement dans un désastre, a suivi un courant qu’elle était impuissante à maîtriser. Le gouvernement ne pouvait plus rien, et en réalité il n’a rien essayé. Je ne fais pas l’histoire du 4 septembre, je veux seulement montrer le nœud des choses, le caractère supérieur des événemens dans une situation d’où tout va découler avec une irrésistible logique.

Y a-t-il un moment dans cette crise haletante où la catastrophe définitive aurait pu être détournée ? Peut-être ce moment a-t-il existé le soir du 3 septembre, avant que le coup de foudre de Sedan eût produit tous ses effets sur l’imagination publique, lorsque, dans une séance de nuit au corps législatif, on proposait la création d’une commission de gouvernement chargée de saisir sur-le-champ l’autorité souveraine. Si l’on s’était hâté, si le matin du 4 septembre Paris en se réveillant eût trouvé un pouvoir de défense nationale établi, parlant à tous le langage du patriotisme, mettant hardiment la main à l’œuvre, peut-être aurait-on pu tout au moins suspendre la marche précipitée des événemens et détourner le coup d’état populaire. C’est là l’instant unique et fugitif. Faute d’une décision, dès qu’on a laissé passer sans rien faire ces heures de miséricorde, la conséquence est claire. Paris, à son réveil, se sent dans le vide, — livré à toutes les incertitudes, aux impatiences de l’irritation, à l’influence secrète des mots d’ordre révolutionnaires qui ont eu le temps de courir pendant la nuit. L’empire n’a rien gagné, puisque les ministres eux-mêmes sont réduits à venir proposer une combinaison devant laquelle ils ont reculé quelques heures auparavant, la création d’un conseil souverain de gouvernement, avec la convocation d’une assemblée constituante. Le corps législatif, tardivement réuni pour discuter quand tout devrait être résolu, devient le point de mire de toutes les anxiétés et de toutes les agitations. La garde nationale se répand spontanément dans les rues, ébranlée et confuse comme la population tout entière. Les soldats, gagnés par la contagion, ne savent plus ce qu’ils ont à défendre, ce qu’ils ont à combattre. Alors il n’y a plus d’illusion possible, c’est l’imprévu qui commence. Tout tient à un reflux de houle populaire, à une grille du palais législatif qui plie sous la pression de la multitude, — et la révolution est accomplie ! Ce qui reste de pouvoir passe à l’Hôtel de Ville, où la république renaît en un instant sous le nom de gouvernement de la défense nationale.

Eh ! sans doute la révolution du 4 septembre est un malheur comme toutes les révolutions intérieures accomplies en face de l’invasion étrangère. C’est un de ces malheurs que tout devrait rendre impossibles et que tout rend inévitables, qui ne sont une victoire, — triste victoire selon le mot de Royer-Collard, — que pour cette fatalité qui emporte en certains momens toutes les volontés. Les vainqueurs apparens du jour sentaient eux-mêmes le péril, ils éprouvaient de singulières hésitations, et à ceux qui se figurent aujourd’hui que rien ne serait arrivé sans la conspiration, qu’on n’attendait que cette occasion pour se jeter sur l’empire comme sur une proie, un des agens de la préfecture de police, M. Marseille, répond dans l’enquête : « Je sais de source certaine que les chefs qui ont triomphé ce jour-là n’étaient pas alors disposés à prendre le gouvernement. Ils croyaient qu’il y avait danger à agir trop vite ; ils ne voulaient pas prendre sitôt une succession aussi périlleuse… » Au dire d’un député impérialiste, M. Gambetta lui-même s’employait dans la nuit du 3 au 4 à calmer la foule qui commençait à prononcer le nom de la république, en lui répétant qu’il ne fallait pas que la république héritât des malheurs qui venaient de fondre sur la patrie, et il évitait même le nom du gouvernement pour lequel il laissait entrevoir ses préférences.

le n’ai pas oublié pour ma part une parole d’un des chefs de ce nouveau gouvernement, fatalement voué par son origine, par les circonstances, à faire peut-être peu de bien et à laisser faire beaucoup de mal. Comme je lui disais qu’il lui avait fallu du courage pour se jeter dans une telle aventure, il me répondait : « Nous ne l’avons pas voulu, les événemens ont été plus forts que nos volontés. Maintenant tout est fini. Si la république réussit à sauver le pays, elle est fondée ; si elle ne réussit pas, qu’il lui soit donné au moins de mourir avec honneur pour se recommander à l’avenir ! » La république n’a pas sauvé le pays, et elle n’est pas morte. Est-il bien certain qu’elle ne reste pas chargée devant l’avenir et devant la France du fardeau de cette paix désastreuse qu’elle s’est exposée à contre-signer de son nom en expiation d’une guerre dont elle n’était pas responsable ? Oui, assurément, le 4 septembre a été une complication, une aggravation de plus dans un état déjà si grave, comme il a été d’abord et surtout un malheur pour Paris, qu’il plaçait du premier coup entre l’ennemi, s’avançant à grandes marches, et la révolution grondant désormais dans ses murs, tournoyant autour d’un gouvernement né d’une émotion populaire, peu expérimenté par lui-même, bientôt réduit à n’être plus que le premier des prisonniers dans une place de guerre assiégée. Et cependant quel moyen y avait-il de faire autrement ?

Ce gouvernement de la défense nationale improvisé par une révolution et bientôt enfermé dans Paris, il a été naturellement ce qu’il pouvait être avec les fatalités d’une origine irrégulière et violente, au milieu des passions de toute sorte dont il était l’otage, dans des conditions morales, politiques, militaires, qu’on n’avait jamais vues, qui ne se reproduiront peut-être jamais. Au moment où surgit des ruines de l’empire ce gouvernement nouveau, un peu étrange, il faut le dire, dans sa composition, désigné par le hasard, et s’offrant, avec une naïveté qui n’a d’égale que son inexpérience, à relever une cause si désastreusement compromise, la situation se dessine en traits sinistres.

De forces régulières, il n’y en a plus. L’armée de Sedan est traînée captive sur les routes de l’Allemagne. L’armée de Metz, plus ou moins bien conduite, mais toujours vaillante, s’est usée à rompre les lignes qui la serrent ; elle a livré trois grandes et meurtrières batailles, plusieurs combats, elle n’a pas réussi à se rapprocher du cœur de la France. Ce qu’elle n’a pu faire jusque-là, le fera-t-elle après Sedan ? De nos armées, tout ce qui reste c’est un malheureux corps prudemment et habilement ramené par le général Vinoy, une dernière poignée de soldats qui sera le noyau solide de la défense parisienne. La France éperdue cherche de toutes parts une direction, elle ne voit que les défaites qui se succèdent et la révolution qui la menace d’une désorganisation plus complète. Paris lui-même, quoique décidé à remplir son devoir de citadelle de l’indépendance française, a beaucoup à faire encore pour se mettre en état de défense, pour achever ses armemens, ses approvisionnemens, — et treize jours à peine nous séparent de l’arrivée des Allemands devant Paris, de l’investissement absolu et définitif ! A partir de ce moment, plus rien : la France disparaît derrière les lignes prussiennes, le monde n’existe plus, Paris est réduit à lui-même dans cette redoutable claustration où tout fermente et s’agite. C’est le siège qui commence avec toutes ses épreuves, ses misères et ses impossibilités. On en parle peut-être bien à l’aise aujourd’hui. Ce gouvernement de la défense nationale, il est vrai, a été un médiocre pilote dans la tempête ; il a fait ce qu’il a pu, et ce qu’il a fait, c’est encore cette œuvre de résistance entreprise presque contre toute espérance, soutenue malgré tout pendant près de cinq mois, poursuivie au milieu de tous les dangers, des journaux qui divulguent tout, des clubs qui soufflent la défiance et la haine, des passions qui s’essaient à la guerre civile, des inquiétudes d’une population tout entière passant d’une heure à l’autre de la résignation à l’impatience irritée. On a tenu cinq mois sans recevoir un secours, voilà le fait ! C’est là le beau côté ; malheureusement ce n’est qu’un côté de cette dramatique et douloureuse histoire, et c’est ici justement que, sous ces dehors d’une défense qui reste toujours un honneur, apparaît avec une intensité croissante, redoublée, tout ce qui fait de la révolution de septembre, du siège de Paris, une préparation aussi involontaire qu’irrésistible à l’insurrection du 18 mars.

La vérité est que, si ce siège de Paris, qu’on était réduit à subir, n’était qu’une « héroïque folie » au point de vue militaire, comme on l’a dit, il était bien autrement dangereux encore au point de vue politique, puisque pour tenter, sans succès possible, ce qu’on appelait d’avance une folie héroïque, on était obligé de faire appel à toutes les forces, de développer, d’entretenir un état moral où une déception mettrait infailliblement le feu. Le 18 mars n’est point sans doute, quoi qu’on en dise, la suite nécessaire du 4 septembre, il est du moins la rançon, la cruelle rançon du siège, de la politique qu’on a suivie, des conditions qu’on a subies ou qu’on s’est créées, les unes inévitables, les autres parfaitement arbitraires et factices, celles-ci infligées en quelque sorte par la force des choses, celles-là dues à l’imprévoyance, à de faux calculs, à la légèreté ignorante et présomptueuse des hommes. On a tenu cinq mois, mais à quel prix et par quels moyens ? Voilà toute la question, et cette question, elle commence à être étrangement éclairée par l’enquête. Le général Trochu raconte avec candeur que le 4 septembre au soir, voyant pour la première fois ceux dont il allait être le collègue et le président dans le gouvernement de la défense, il s’était borné à leur demander des garanties sur trois choses, Dieu, la famille et la propriété. Il faut convenir qu’on ne lui marchanda pas les trois choses qu’il voulait mettre en sûreté avant de se jeter à l’eau tête baissée, selon son expression. Moyennant ces garanties, tout le reste était permis ou possible, et par le fait, pendant ces cinq mois, Paris, cerné et retranché dans la solitude, n’a connu d’autre politique que ce système de concessions permanentes, tantôt à la force des circonstances, tantôt à des exigences tyranniques, quelquefois à des illusions ou à des passions généreuses, souvent à des prétentions de parti ou de faction. Il fallait acheter la paix intérieure ; tout était là.

Une politique de transaction et de concessions était la première des nécessités, la condition essentielle d’une défense prolongée, dira-t-on. Sans doute, c’était une nécessité qui résultait de la nature des événemens et de la situation, qui tenait aussi à la composition de ce pouvoir un peu incohérent jeté à la direction des affaires dans un jour d’insurrection. Il est bien clair, que le gouvernement était jusqu’à un certain point lié par son origine. Sans avoir préparé ou désiré la révolution du 4 septembre, il était l’œuvre de cette révolution et il lui devait des gages. Sans se confondre avec les chefs de secte ou de faction qui s’agitaient dans Paris, il avait subi leur concours avant d’être exposé à leurs agressions. Parmi ses adversaires les plus violens du lendemain, il comptait des amis de la veille qui pouvaient lui écrire : « Quel malheur que je sois ton prisonnier ! tu serais mon avocat. » Compter avec les révolutionnaires de toute sorte qui voulaient leur part de victoire ou rompre inflexiblement avec eux, c’était l’alternative qui s’offrait au gouvernement de la défense nationale ; lui, il ne comptait qu’à demi et il ne rompait qu’à demi avec la tourbe agitatrice. On refusait de reconnaître le grade de colonel que Gustave Flourens s’adjugeait de sa propre autorité, et on lui donnait le titre fantastique de « major de rempart, » qui permettait toujours le galon. C’était une politique. Évidemment, d’un autre côté, la situation extraordinaire où l’on se trouvait, les conditions exceptionnelles d’une ville assiégée, faisaient une sorte d’obligation de se prêter à toutes les facilités, à toutes les combinaisons possibles en tout ce qui touchait l’armement, l’alimentation, l’administration économique de Paris. Pour ceci, la carrière était ouverte à toutes les imaginations, à toutes les imprévoyances, au risque de la confusion et de la dilapidation. Il y avait enfin une raison assez sérieuse, assez spécieuse du moins, qui donnait à cette politique de transaction universelle et de concessions toujours nouvelles le caractère d’une nécessité supérieure d’ordre public.

Dans ce Paris livré à toutes les influences, mais animé d’un ardent esprit patriotique, on était un gouvernement d’opinion : on ne pouvait gouverner qu’avec l’opinion ou avec ce qu’on croyait être l’opinion. Comment transformer une cité telle que Paris en une place de guerre ordinaire, soumise aux sévérités de l’état de siège ordinaire ? Comment prolonger la défense jusqu’au bout en condamnant la presse au silence, en interdisant les réunions publiques, en fermant toute issue à l’ébullition des esprits, en s’armant au besoin de toutes les rigueurs de la répression à l’intérieur ? — C’était tourner absolument dans un cercle vicieux : on voulait le siège, et on ne voulait pas les conditions nécessaires du siège, ou plutôt on se sentait lancé dans une aventure sans exemple, et on n’avait d’autre idée que d’aller jusqu’au bout comme on pourrait. Voilà la vérité, et c’est ainsi qu’on a tenu cinq mois en livrant tout successivement, en laissant tout faire et tout dire, en pactisant avec ce qu’on ne pouvait empêcher, en suspendant toutes les lois de l’économie publique aussi bien que les lois sociales, en désarmant la justice et souvent la discipline la plus vulgaire, en ménageant les passions qu’on ne pouvait soumettre, en amnistiant la guerre civile elle-même sous prétexte de la détourner. La conséquence, c’est M. Jules Favre qui la résume ainsi dans sa déposition : « ceux qui ont vu de près cet état de choses reconnaîtront que je ne suis pas tout à fait un historien infidèle en disant que cet état a été la négation, la violation de toutes les lois du bon sens et de l’économie politique, et, jusqu’à un certain point, de toutes les lois de la morale, pendant les quelques mois de siège… »

Cet état ne s’est point sans doute révélé immédiatement dans toute sa gravité ; il est allé en se développant et en se compliquant peu à peu jusqu’au triste et sanglant dénoûment. Je voudrais montrer sous quelques-unes de ses formes les plus précises cette altération croissante de toute une société soumise à l’épreuve la plus extraordinaire, ce travail confus, agité, multiple, où tout le monde a un peu sa part. Il y a dans le siège de Paris un fait moral supérieur, dominant : c’est une certaine disposition générale des esprits, c’est ce qu’on pourrait appeler l’influence du siège, la maladie de l’isolement, de la séquestration violente, de l’inquiétude irritée, et pardessus tout la maladie de l’illusion, — de l’illusion obstinée. Qui donc, même parmi ceux qui ne croyaient guère au succès, n’a pas subi en certains momens le tout-puissant et dangereux empire de l’illusion ? Bien des choses se mêlaient dans cet état moral : il y avait la souffrance de la fierté nationale blessée, l’idée insupportable de la patrie envahie, la révolte de l’orgueil parisien, le mépris persistant et peu réfléchi de l’envahisseur, un reste de cette infatuation française qui avait cru prendre le chemin de Berlin au commencement de la guerre, et qui maintenant se consolait en défiant les Prussiens d’entrer à Paris. On ne croyait pas, on ne voulait pas croire à une chute irrémédiable, à un écroulement si subit. On croyait tout au plus à une défaillance passagère de la fortune, et les meilleurs se laissaient aller à cette invincible et généreuse confiance. J’ai encore devant les yeux, l’image de ce vieillard patriote et énergique, M. Piscatory, qui depuis, malgré ses soixante-dix ans, est allé chercher la mort dans les froides nuits du rempart, et qui dans une salle du corps législatif, le 2 septembre, au moment où l’on annonçait un succès, — un faux succès ! — se redressait dans un naïf élan d’orgueil en s’écriant : « Est-ce que vous avez pu croire que la France était définitivement battue, qu’elle n’allait pas prendre une éclatante revanche ? » Pour ceux qui se figurent toujours qu’une révolution est le remède universel, pour ceux-là surtout, dès que l’empire n’existait plus et qu’on avait la république, on allait infailliblement tout relever, tout réparer, en commençant par la délivrance de Paris. On ne céderait « ni un pouce du territoire, ni une pierre de nos forteresses, » parole bien hasardée d’une diplomatie passablement imprudente, et qui ne répondait pas moins à l’état des esprits.

Puisque le gouvernement s’était engagé dans le siège, il était bien obligé de compter avec ces dispositions, de ne rien négliger pour entretenir ce moral qui était une force pour lui, et il ne ménageait à la population parisienne ni les flatteries ni les déclarations enflammées, ni les promesses de résistance à outrance. C’était sa manière de gouverner, de se maintenir à travers toutes les péripéties qui se succédaient. Quand le péril pressait, on faisait une proclamation. Lorsqu’on éprouvait quelque mécompte à Paris, on se mettait à sonder l’horizon du regard, à calculer le temps qu’il fallait aux armées de province pour se former, pour arriver. On palliait le mal, on grossissait le moindre avantage, et on parvenait même à triompher des incidens malheureux. Avouons-le, on s’abusait, et on abusait Paris faute d’oser l’éclairer ; on le suivait dans ses entraînemens au lieu de le ramener à la sévérité des choses. Une fois sur cette pente, où s’arrêter ? On est bientôt arrivé à une véritable hystérie d’imagination, à ce degré prodigieux d’exaltation où l’on semblait avoir perdu la notion de toute réalité, où l’on redoublait de passion désespérée à mesure que les chances de succès diminuaient, et où, comme le rapporte M. Jules Favre, des gens qui passaient pour calmes d’habitude ne parlaient que de sortir en masse, « d’aller se faire tuer avec leurs femmes et leurs enfans, » de « tout brûler » plutôt que de rendre la pierre d’une maison à l’ennemi. « Je ne rencontrais que des fous qui me comblaient de surprise et de chagrin, » dit l’ancien ministre des affaires étrangères. Qu’on suppose une population impressionnable et ardente condamnée pendant des mois à une solitude pleine d’anxiétés, vivant dans cette tension perpétuelle des âmes et des esprits, entretenue dans le sentiment exagéré de son inviolabilité, échauffée par les privations elles-mêmes, étourdie et excitée par le bruit incessant du canon, puis par le danger d’un bombardement : qu’arrivera-t-il le jour où une grande déception éclatera sur cette masse incandescente et abusée par un gouvernement faible ? C’est là le phénomène moral qui domine tout dans le siège de Paris, et autour duquel viennent se coordonner bien d’autres faits plus sensibles d’organisation administrative ou de politique qui entrent dans la formation progressive de cette situation où tout va devenir possible.

Souvenez-vous bien en effet que cette population soumise à un régime exceptionnel d’excitation morale est de plus enrégimentée et armée, en partie soldée et entretenue par le gouvernement, détournée du travail, enlevée pour ainsi dire aux conditions les plus ordinaires de toute vie régulière et de toute économie publique. — Elle est armée tout d’abord, c’est encore une nécessité à peu près inévitable. Que faire d’une population qui n’a plus son labeur de tous les jours, qui n’a plus que la pensée de l’ennemi campé sous ses murs ? On lui donne des armes, un peu parce qu’on n’est pas trop maître de les lui refuser, selon l’aveu du général Trochu, peut-être aussi un peu, selon d’autres, parce qu’on se laisse aller soi-même à la chimère banale des levées en masse et de l’armement universel. On veut donner à ce peuple une occupation, une satisfaction, et sans le vouloir on va au-devant des plus graves complications en créant une force plus apparente que réelle, puissante par le nombre, faible par l’incohérence et par l’indiscipline, bonne pour la défense des murs, difficile à conduire sur un champ de bataille, quelquefois courageuse, souvent prompte à s’émouvoir, toujours accessible aux menées des ambitieux subalternes, à toutes les influences agitatrices. Le rôle de la garde nationale a été la grande illusion et la déception terrible du siège de Paris. Aurait-on pu se servir de la garde nationale mieux qu’on ne s’en est servi, comme le général Le Flô persiste à le dire dans sa déposition et comme bien d’autres le pensent encore ? C’est possible. Assurément il y a eu des cœurs intrépides, de vaillans dévoûmens, des morts comme celles du vieux marquis. de Coriolis, du jeune et brillant Henri Regnault ; — de pareilles fins sont faites pour laisser sur les dernières batailles de Paris un reflet de généreux et mélancolique héroïsme. Le vice primitif et irrémédiable a été dans ce qu’on a bien voulu par euphémisme appeler l’organisation de la garde nationale, dans l’esprit qui a présidé à cette organisation, à la direction de cette masse confuse, dans le laisser-faire qui a régné là comme partout. La première condition était évidemment de constituer une garde nationale assez sérieuse et assez forte pour devenir en peu de temps par ses habitudes de discipline, par son esprit de dévoûment une armée auxiliaire efficace. C’était bien l’intention qu’on avait eue, il faut l’avouer, et au lendemain du 4 septembre on rendait même un décret qui, en élargissant les cadres de la garde nationale léguée par l’empire, pouvait atteindre le but. Que devenait ce décret dans l’application ? Le chef d’état-major de la garde nationale, le colonel Montaigu, le dit dans sa déposition.


« La garde nationale avait dû être organisée sur un effectif de 90 bataillons, et, si on s’en était tenu au décret de Gambetta, elle aurait pu être très bonne. On aurait constitué 90 bataillons de 1,200 hommes, ce qui faisait 108,000 hommes, effectif raisonnable que l’on pouvait composer d’excellens élémens. Par des motifs que je n’ai pas à rechercher, les mairies ont laissé un bien plus grand nombre de bataillons se former, et la garde nationale a pris un développement énorme le jour où les trente sous ont été alloués. Alors elle a reçu des élémens qui n’auraient jamais dû y entrer. J’ai évalué, pour ma part, à peu près à 35,000 hommes les indignes faisant partie de la garde nationale… Les maires, je le crois, je les calomnie peut-être, n’étaient pas maîtres dans leurs mairies. Il s’était institué des commissions d’armement, des commissions d’équipement, des commissions de barricades, qui exerçaient beaucoup d’influence. Les maires avaient une besogne à laquelle il était impossible que non-seulement un homme, mais une réunion d’hommes pût suffire ; il en résultait qu’on laissait faire. Je suis allé trouver les maires plus d’une fois, et je leur ai dit : « Prenez garde à ce que vous faites. » Ils n’ont pas tenu compte de mon observation, ils ont continué, et en dernière analyse, au lieu des 90 bataillons, il y en a eu 200 nouveaux, auxquels il faut joindre les 60 anciens… »


Voilà le principe du mal. Le gouvernement n’était pas maître d’exécuter ses décrets, les maires n’étaient pas maîtres dans leurs mairies, quand ils n’étaient pas complices du désordre. Tout allait à la diable, et de cette extension indéfinie de la garde nationale il résultait deux conséquences redoutables qui ne faisaient que se développer en s’aggravant : la première, c’était que les bons et solides élémens se trouvaient noyés dans les mauvais au point de devenir impuissans, d’honnêtes ouvriers se confondaient avec des repris de justice. La seconde conséquence, c’était que la direction de cette masse obscure et incohérente échappait nécessairement à toute vigilance, à toute autorité régulière. La garde nationale allait au hasard. Les grades passaient à qui voulait ou savait les prendre. Il suffisait d’avoir assassiné un pompier, d’avoir paru dans les réunions publiques, d’avoir mené une vie un peu accidentée, pour avoir les galons d’officier supérieur. Quelquefois il y avait mieux. Un des maires de Paris prétend qu’il a eu comme chef de bataillon dans son arrondissement un homme condamné pour escroquerie et abus de confiance. Un autre maire déclare qu’il a eu, lui, un chef de bataillon, célèbre depuis dans la commune, qui, après avoir recueilli des souscriptions pour des canons, — cinq ou six mille francs, — ne put jamais fournir ni le compte de l’argent qu’il avait reçu, ni les canons. Obéissait d’ailleurs qui voulait. Dans une circonstance, un officier mis à l’ordre du jour pour avoir montré de la fermeté dans la répression d’une scène de désordre arrivait consterné auprès du colonel Montaigu en lui avouant que le témoignage du commandant supérieur l’avait perdu dans l’esprit de ses hommes. « Il était perdu devant son bataillon parce qu’il recevait un éloge de l’état-major pour s’être montré homme d’ordre ! »

Y avait-il du moins dans cette garde nationale ainsi formée une certaine volonté un peu sérieuse de combattre et de servir ? La passion de l’uniforme et du galon dont on semblait si vivement animé cachait-elle la préoccupation unique et fixe de l’ennemi extérieur qui étreignait Paris ? Certes chez beaucoup, même dans la masse, cette préoccupation existait, et pendant les premiers mois le patriotisme était assez puissant pour dominer et contenir les mauvais instincts, les mauvais desseins. Il n’y avait qu’à faire vibrer cette corde de l’honnêteté, du sentiment patriotique, pour refréner le désordre comme on le vit au 31 octobre. Nombre de bataillons ne demandaient qu’à marcher ; seulement ils étaient mêlés, l’esprit différait de quartier à quartier, de bataillon à bataillon, souvent de compagnie à compagnie dans le bataillon, et quelquefois dans une même compagnie la guerre civile était en germe.

Au fond, ceux qui faisaient le plus de bruit, qui se déchaînaient avec le plus de violence et criaient toujours à la trahison parce qu’on ne sortait pas en masse, parce qu’on n’avait pas encore exterminé les Allemands, ceux-là n’étaient point assurément les mieux disposés. Ils usaient d’intimidation auprès du gouvernement pour se faire délivrer les meilleures armes ; ils ménageaient leurs cartouches, ainsi que le remarque M. Bethmont, pendant que les braves gens brûlaient leur poudre ; ils se réservaient, et en prenant leur verre d’eau-de-vie, selon le mot. de M. le préfet de police Cresson, ils se disaient prudemment que les Prussiens du dehors ne les regardaient pas, que c’était dans Paris qu’ils avaient à faire. Ce n’est pas seulement le préfet de police qui le prétend ; M. Fribourg, l’ancien fondateur de l’Internationale, l’avoue avec une sincérité indignée. « Beaucoup d’officiers, selon sa déclaration, n’ont accepté d’être chefs que pour être en possession d’un instrument politique. Quand on a voulu les lancer sur l’ennemi, ils ont dit : L’ennemi est à l’intérieur, ceux qui vont à l’extérieur sont des lâches qui désertent la cause de la république. Cela m’a été dit à moi-même quand on a appris que je voulais aller à l’ennemi du dehors plutôt que de surveiller au dedans…, » M. le colonel Montaigu raconte l’histoire de ce fameux bataillon de tirailleurs de Flourens, composé de « 200 hommes pris dans la garde nationale et de 300 chenapans ramassés dans le ruisseau, qui se sont déshonorés six fois en cinq jours devant les Prussiens. » On les avait envoyés à Créteil. « C’était un essai que je voulais faire, dit le colonel Montaigu. Le même jour où partait pour Créteil le bataillon de Flourens, j’envoyais à la Gare-aux-Bœufs un autre bataillon, le 106e commandant Ibos, qui nous avait délivrés à l’Hôtel de Ville le 31 octobre. Ce sont les deux premiers bataillons menés devant l’ennemi : l’un a pris la Gare-aux-Bœufs, l’autre a fui six fois devant les Prussiens ! » Mais la scène la plus burlesque en vérité est celle où M. Jules Ferry, un des membres du gouvernement, a un rôle. M. Jules Ferry avait eu l’idée assez bizarre d’aller porter un drapeau au bataillon de Belleville avant son départ pour les avancées. Le drapeau eut peu de succès, on le mit en lambeaux sous prétexte que c’était encore une trahison, un moyen « de dénoncer les Bellevillois aux Prussiens et de les faire massacrer. » Le colonel Montaigu raconte ce qu’ils firent avec ou sans drapeau. C’était la faute de chefs incapables, mal choisis, dit-on ; c’est assez vraisemblable, mais ces chefs avaient été justement choisis pour cela, ils avaient été nommés pour ne rien conduire, pour laisser tout faire, et le malheureux Clément Thomas a payé plus tard de sa vie quelques sévérités nécessaires, quoique toujours inefficaces, du commandement supérieur.

Voilà ce que devenait une garde nationale ainsi organisée. On prenait les galons, les grades, les armes, les munitions, avec le droit de se plaindre de tout, de se livrer à toutes les séditions, et ce qu’il y avait assurément de plus corrupteur, c’est que pour ce genre de service on était payé, nourri, entretenu. C’était encore une nécessité du siège, on l’assure ; sans les trente sous, le siège était impossible ! on ne pouvait laisser toute une population sans ressources, sans moyens d’existence. — Oui, c’était jusqu’à un certain point un des malheurs de la situation ; seulement on aurait pu employer d’autres procédés tout aussi efficaces et même plus conformes à la dignité de ceux qui recevaient des secours. Ce qu’on a fait, c’était une sorte de communisme où l’état devenait la providence universelle. On a mis tout en commun, on a prodigué les ressources, on a donné à tout le monde, « aux enfans, aux femmes, aux concubines. » On a désintéressé l’ouvrier du travail en lui fournissant le moyen de déserter l’atelier ; en un mot, on a donné la possibilité de vivre sans rien faire. « Il en est résulté, selon M. Mettetal, que jamais cette classe infime qui existe au-dessous de l’ouvrier régulier n’a été aussi à l’aise qu’à ce moment. Pendant que toute la population souffrait, cette portion de la société était dans une aisance relativement plus grande que dans les temps ordinaires… » C’est enfin M. Jules Favre qui vient dire avec une éloquence attristée le dernier mot de cette situation désastreuse. « La classe ouvrière a en fait pris l’habitude d’être nourrie par l’autre, de vivre dans une fainéantise d’autant plus dangereuse qu’elle permettait de vivre sans rien faire, et qu’elle donnait cette satisfaction puérile et malsaine des exercices militaires… Pendant ces cinq mois, la classe laborieuse a été comme les populations antiques à la solde des classes aisées ; elle a vécu dans l’oisiveté, dans l’enivrement de ces exercices militaires, et a contracté les plus déplorables habitudes… » Rien de plus vrai, le mal est décrit supérieurement. On l’avait vu naître et grandir ; mais qu’a-t-on fait pour le prévenir ou le pallier ? On n’y a point évidemment songé ; on a fait autant qu’on l’a pu et surtout on a laissé faire un ordre apparent avec un grand désordre moral et économique ; on a épuisé pour vivre les forces régulières de la vie, jusqu’au jour où cette population corrompue « par l’oisiveté, par l’idée qu’elle devait être nourrie, » — dégoûtée et désaccoutumée du travail, formée à l’indiscipline et aux aventures,. est devenue naturellement « la proie des agitateurs qui étaient dans l’ombre. »

La faute est en partie aux malheurs du temps, je le veux bien ; elle est aussi celle de l’inexpérience des hommes qui arrivaient au pouvoir dans les circonstances les plus périlleuses sans être préparés à une telle épreuve. La faute est encore à la politique décousue et vacillante de ce gouvernement de la défense nationale, qui ne s’est peut-être montré si faible dans le maniement de tous les ressorts de la puissance publique que parce que, lui, gouvernement né de l’insurrection, il avait à compter avec toutes les factions prêtes à le dévorer. C’est là en effet ce qu’on pourrait appeler le point central du siège de Paris. Que les factions qui avaient aidé au 4 septembre, qui se voyaient en même temps victorieuses et évincées du pouvoir par l’avènement de l’opposition régulière du corps législatif, que ces factions aient puisé aussitôt des espérances et une force nouvelle dans les événemens, qu’elles n’aient point cessé de conspirer, d’épier une occasion favorable pour se jeter sur le gouvernement de l’Hôtel de Ville en s’emparant de la révolution, c’est bien évident. Dans quelle mesure les affiliés de l’Internationale, les purs socialistes, se mêlaient-ils à ces premiers mouvemens ? Leur action est tout d’abord assez peu sensible. Assurément ils comptaient plus que jamais sur le triomphe prochain de la révolution sociale à laquelle ils aspiraient ; le 4 septembre ne leur suffisait pas, et M. Fribourg dit même dans sa déposition ce mot assez singulier : « les membres du gouvernement de la défense nationale appartenaient au gouvernement de 1848, et s’il y avait à Paris quelque chose qui fût anti-populaire, c’étaient les gens de 1848, on n’en voulait à aucun prix… » Le secrétaire de l’Internationale française à Londres écrivait de son côté dès le 7 septembre : « La piteuse fin du Soulouque impérial nous amène au pouvoir les Favre, les Gambetta ; rien, n’est changé, et la puissance est toujours à la bourgeoisie. Dans ces circonstances, le rôle des ouvriers ou plutôt leur devoir est de laisser cette vermine bourgeoise faire la paix avec les Prussiens. » Au demeurant, les internationaux, les socialistes, étaient un peu effacés dans les commencemens ; ils se réservaient encore, ils entraient dans la garde nationale, dans les comités de vigilance, ils prenaient des positions de sûreté, ils n’agissaient pas ostensiblement. Les partis révolutionnaires désignés sous le nom de jacobins, d’hébertistes, ceux qui marchaient à la suite des Blanqui, des Delescluze, des Félix Pyat, des Gustave Flourens, étaient plus impatiens ; c’étaient des politiques, des dictateurs en disponibilité, pressés de mettre la main sur le pouvoir et disposés à se servir de toutes les émotions du siège, de tous les accidens qui pouvaient remuer ou attrister l’opinion. Ils avaient un mot d’ordre tout trouvé : la commune révolutionnaire ! la commune de Paris ! mot d’autant plus puissant que la plupart de ceux qui le répétaient ne le comprenaient pas. Avec ce mot mystérieux et magique, on espérait un jour ou l’autre avoir son tour de règne à l’Hôtel de Ville, et on ne négligeait rien pour fomenter les passions de guerre civile, pour multiplier les manifestations, les tentatives, jusqu’au 31 octobre, qui fut le coup décisif et manqué. Or en présence de cette agitation permanente, quelle était la politique du gouvernement de la défense nationale ?

Ce malheureux gouvernement, pendant cinq mois, s’est fait une vertu de ce qui était peut-être pour lui une nécessité cruelle, et, comme tous les pouvoirs de révolution, il a fait de ses oscillations, de ses faiblesses, de ses tiraillemens intérieurs, un système politique. Il était et il voulait rester un gouvernement d’opinion. Il tenait, c’était son honneur, à ne pas livrer Paris, l’indépendance nationale, la sécurité sociale à la sédition avilissante devant l’ennemi, et il avait d’inépuisables Indulgences pour les fauteurs de séditions. Il ressemblait à un homme qui serait plein de consternation devant un incendie, qui prodiguerait son dévoûment personnel, et qui ne voudrait pas qu’on employât les pompes ou qu’on arrêtât les incendiaires occupés à entretenir l’incendie. Il n’avait ni une foi suffisante en lui-même, ni l’intelligence bien nette de la situation, ni une volonté bien précise. Il craignait surtout d’être accusé de réaction ou de trahison envers la république, et naturellement la faiblesse qui était en haut passait à tous les degrés de la hiérarchie administrative, politique, judiciaire, militaire.

C’était une sorte de désarmement ou d’énervement des forces sociales à l’heure où elles auraient dû fonctionner avec le plus d’énergie, et ici qu’on observe un instant tout ce qu’il y avait de douloureux, de dramatique, dans le rôle d’un homme comme le général Trochu, qui se trouvait brusquement jeté au sommet de ce gouvernement de la défense nationale et de la transaction universelle. Par son instinct de soldat, il ne croyait pas au siège, c’était lui qui avait donné d’avance le nom d’héroïque folie à tout ce qu’on allait faire, comme politique, il était obligé de paraître croire au succès, d’entretenir, d’encourager chez les autres des illusions qu’il ne partageait pas, de pousser jusqu’au bout une défense qu’il savait impossible ; il fallait même qu’il eût l’air de croire à la garde nationale, quoiqu’il n’y crût guère. Ce que le général Ducrot avait le droit de dire parce qu’il n’était qu’un soldat, le gouverneur de Paris ne pouvait le sanctionner de l’autorité de sa parole. Comme militaire, le général Trochu sentait bien que l’état de siège avait ses nécessités, qu’on ne pouvait sérieusement se défendre en permettant tout, en laissant diffamer ou divulguer toutes les opérations, en ménageant tous les factieux ; comme chef du gouvernement, il était obligé de se prêter à ce que désavouait sa prévoyance de commandant d’une capitale assiégée. Il imaginait la théorie des courons contraires qui se neutralisent ; il ne pouvait pas réprimer, il était un « gouvernement d’opinion ! » Après le général Trochu, s’il est quelqu’un qui représente fidèlement cette situation pleine de douloureuses perplexités, c’est le préfet de police, M. Cresson, un homme de beaucoup de droiture, d’une grande sagacité d’esprit, d’une volonté ferme, et dont la déposition pleine de sincérité a un accent presque émouvant. Arrivé à la préfecture de police après le 31 octobre, M. Cresson s’épuise à ressaisir les garanties les plus élémentaires d’ordre public, il se débat contre les états-majors, contre les mairies, contre le parquet, contre le gouvernement lui-même, au point de quitter un jour vivement le conseil en s’écriant : « Je vois que vous n’avez pas besoin de préfet de police, je me retire ! » Son administration est un vrai drame, une défense de tous les instans, résolue, infatigable et définitivement impuissante. Un jour, un des chefs de factions, Ranvier, est arrêté ; aussitôt il reçoit un permis de sortie du procureur de la république, et il en profite pour ailler à Belleville s’écrier dans un club : « Ils n’ont pas le courage de me fusiller ; nous aurons ce courage, nous les fusillerons ! » Un autre jour, c’est Félix Pyat qui est arrêté par ordre du préfet de police. Là-dessus arrive le garde des sceaux, M. Emmanuel Arago, qui fait observer que Pyat est un vieillard, « un des vétérans de la démocratie, » qu’on s’est trompé, qu’il faut le mettre en liberté. On finit par dire qu’il est « monstrueux que le préfet de police de la république, alors qu’on lui affirme l’innocence de Félix Pyat, veuille le garder. » M. Cresson persiste malgré tout à garder son prisonnier ; le gouvernement, saisi de la question, a l’air de le soutenir. Dix jours après intervient une ordonnance de non-lieu provoquée par le parquet ! Le préfet de police agit, la justice détourne ses armes des factieux les plus incorrigibles, « Oui, dit M. Cresson, j’ai eu la douleur très profonde de m’entendre demander ce qui avait pu être commis par des personnages comme Eudes, Mégy et Tridon ! » On a passé trois mois sans oser juger les gens du 31 octobre. Vers la fin, les conseils de guerre eux-mêmes se laissent ébranler ; ils hésitent à rendre justice, ou ils se désintéressent par quelque verdict d’incompétence. M. Cresson raconte ce fait incroyable d’un conseil ayant à juger un futur chef de la commune convaincu d’avoir usurpé le titre de général de la garde nationale, d’avoir signé un ordre de guerre civile, et se déclarant incompétent, — pourquoi ? parce que l’écrit qui constituait le crime n’était pas un ordre militaire ; « pour cela il fallait qu’il portât en tête : ordre, et ce mot n’y était pas ! »

Ainsi allaient les choses en ce temps-là. Si le préfet de policé essayait de sévir contre tous les organisateurs d’insurrection, on l’entravait de toute façon, on le renvoyait du parquet à l’état-major. S’il proposait de disperser les conciliabules secrets des sociétaires de l’internationale, qui après une courte halte recommençaient à s’agiter, un des membres du gouvernement répondait que « c’étaient de très braves gens, qu’il les connaissait, qu’il avait plaidé pour eux. » Si, dans un intérêt de sécurité publique, il tentait de faire rentrer la police dans les divers arrondissemens, surtout autour de l’Hôtel de Ville, il rencontrait d’abord la résistance de certains maires qui étaient de petits dictateurs, — ensuite les gardes nationaux insultaient ou battaient ses agens ; puis enfin, s’il allait se plaindre au gouvernement, on le consolait en lui disant « qu’il fallait bien accepter ce qu’on ne pouvait pas empêcher. » Le dernier mot était le progrès de jour en jour plus rapide des forces et de l’esprit de sédition. Tant que la passion de la lutte soutenait la masse de la population, tant qu’on était sous les armes en face de l’ennemi extérieur et que tout espoir de succès n’était pas perdu, le gouvernement pouvait se défendre encore, maintenir une certaine paix intérieure du moment. Les factions s’agitaient et grondaient sans pouvoir triompher. Paris, j’en conviens, a dû, pendant ces cinq mois, aux conditions exceptionnelles où il se trouvait d’échapper au sort de Lyon, où florissait déjà la commune avec l’Internationale, avec ce que M. Challemel-Lacour appelle une « bande composée de ce qu’il y a de pire dans le mauvais. » Le jour où le cri funèbre de la fin du siège, de la capitulation allait retentir, que restait-il ? tous ces élémens de dissolution et de révolte retrouvaient en quelque sorte leur liberté, tandis que tous les ressorts généreux se détendaient d’un seul coup et que le gouvernement lui-même, humilié, vaincu, atteint d’une irrémédiable impopularité, tombait dans cet abattement dont parle M. Jules Favre, dans cette impuissance où il n’était plus que l’image sans prestige de cinq mois de misère inutile. Le dénoûment est là tout entier. S’il tarde six semaines, c’est qu’il faut franchir le dernier écueil de la famine qui menace, c’est que tout n’est pas prêt encore.


III

Ce n’est pas du ressentiment de la défaite et de la paix qui en a été la douloureuse rançon, ce n’est pas même de la colère provoquée par l’entrée des Prussiens à Paris, qu’est née l’insurrection du 18 mars. Les héros de l’insurrection ont exploité ce ressentiment, ils ont bien donné depuis la mesure de leur sincérité par l’empressement qu’ils ont mis dès le premier jour de leur victoire à reconnaître cette paix dont ils se faisaient un grief, à s’entendre avec les Prussiens qui entouraient Paris. Le mouvement du 18 mars est sorti en quelque sorte tout armé de la situation morale, politique, mise à nu par l’armistice du 28 janvier 1871. Rassemblez en effet les élémens de cette situation : une prostration irritée succédant tout à coup à une exaltation de patriotisme jusque dans la partie la plus saine de la population, des aberrations mentales engendrées par le siège, des masses indisciplinées, enlevées au travail, perverties par une existence soldée d’oisiveté et d’aventures, une garde nationale incohérente et froissée dans son orgueil, les passions les plus furieuses fomentées par les journaux révolutionnaires et par les clubs, une conspiration en permanence de tous les chefs de sédition. Que faut-il pour mettre le feu à cet amas d’élémens incandescens ? Une étincelle, Un prétexte. Après avoir déjà subi l’inévitable sous tant de formes, il y avait à le subir sous une dernière forme, qui résumait toutes les autres. M. Jules Favre le dit : « Je sentais bien, tout le monde le savait, que, si nous parvenions à dominer la crise extérieure, nous aurions la crise intérieure. On ne met pas des armes dans les mains de tant de mauvais sujets sans qu’il faille un jour songer à les retirer. » C’était là précisément la difficulté.

On s’est fait quelquefois cette illusion, que la terrible fatalité aurait pu être détournée moyennant quelques circonstances secondaires de plus ou de moins, — si par exemple l’assemblée sortie du sein déchiré de la France et réunie à Bordeaux eût moins ressemblé à une menace pour la république, dont Paris se croyait le gardien, si cette assemblée eût donné satisfaction à des intérêts cruellement atteints par des lois plus généreuses ou mieux combinées sur les loyers, sur les échéances des effets de commerce. Est-ce qu’en 1848 la république était en péril au mois de mai, et l’insurrection de juin en a-t-elle moins éclaté ? Est-ce que des lois sur les échéances, sur les loyers, eussent-elles été cent fois meilleures, auraient désarmé les factions, les sectes, les passions de toute sorte ? La vérité est qu’à défaut de ces circonstances dont on parle il y en a eu quelques autres qui ont préparé et hâté le dénoûment. Il y a eu surtout deux ou trois faits singulièrement significatifs, qui ont eu sur le moment une importance décisive. Le premier de ces faits, c’est au lendemain du siège cette émigration de tous les Parisiens que des affections, des intérêts, le besoin d’air et de liberté jetaient hors de la ville désolée. Tous ceux qui ont pu partir sont partis : ils étaient, dit-on, plus de cent mille ! C’était la désorganisation subite des forces conservatrices de la garde nationale dans un moment où il n’y avait plus d’armée régulière, où il ne restait debout qu’une division passablement démoralisée elle-même. D’un autre côté, dans cette garde nationale plus que décimée par l’émigration, réduite à ses élémens les plus dangereux et les plus équivoques, il y avait eu tout un travail intérieur qu’on n’avait pas assez surveillé et qui portait maintenant ses fruits, qui ne tendait à rien moins qu’à une véritable émancipation de toute autorité légale, à ce qui est l’éternel objet des conspirateurs, la création subreptice d’un état dans l’état. Sous l’apparence des conseils de famille, des comités de secours, d’armement, d’équipement, il s’était formé une étrange hiérarchie de délégations finissant par annuler et supplanter le commandement régulier depuis le général jusqu’au chef de bataillon, lorsque le chef de bataillon n’était pas lui-même l’agent, l’auxiliaire secret de cette œuvre de dissolution. Le jour où tous les hommes qui offraient quelques garanties quittaient Paris, la conséquence était claire, les délégués restaient maîtres du terrain, et par les délégués c’étaient les chefs révolutionnaires qui s’emparaient de cette force, à peu près abandonnée à elle-même au moment de l’armistice. De nouveaux officiers venus on ne sait d’où, élus on ne sait comment, se substituaient à ceux qui étaient partis. Des bataillons sur lesquels on croyait, jusque-là pouvoir compter n’étaient plus bons à rien.

D’heure en heure, le mal s’accentuait. « Voyez-vous, disait alors l’infortuné Clément Thomas à M. Roger (du Nord), voyez-vous, tout est perdu, personne n’obéit plus. Je commande 3,000 hommes, il m’en arrive 300. La garde nationale est maintenant complètement désorganisée, il n’y reste plus que des élémens de désordre fort dangereux. » Oui certes, elle était désorganisée, elle avait échappé par degrés, d’une façon presque insaisissable d’abord, à l’autorité régulière, pour passer sous la direction de ce conseil de délégués qui commandait beaucoup plus que l’état-major, qui, en s’avouant ostensiblement, allait bientôt former ce qui s’est appelé la fédération de la garde nationale. Enfin, dans cette confusion du lendemain du siège, si les meneurs de la garde nationale eussent été seuls, ils n’auraient peut-être pas réussi encore ou ils n’auraient réussi qu’en partie dans leurs desseins ; mais ils avaient pour complice l’Internationale, qui renouait fiévreusement tous les fils de son organisation, qui croyait que le moment d’agir était venu pour elle. « L’Internationale a mal compris son rôle, disait-on dans les réunions secrètes de l’association. Les travailleurs devaient s’emparer du pouvoir le 4 septembre ; il faut le faire aujourd’hui. »

En réalité, le nœud de la situation est là. Les meneurs de la garde nationale offraient l’organisation militaire dont ils s’étaient emparés ; l’Internationale portait le contingent de ses affiliations ouvrières, de ses idées socialistes et de ses ambitions. L’alliance des deux élémens faisait le comité central, et le hasard des circonstances fournissait les canons qui devenaient le prétexte définitif de l’explosion. Je n’oserais assurer que cette œuvre de décomposition ait été bien puissamment combattue ou contrariée. les ministres du 4 septembre qui étaient restés dans le nouveau gouvernement constitué à Bordeaux, et que le péril de la situation ramenait à Paris, continuaient un peu trop, en vérité, à suivre la politique qu’ils avaient suivie jusque-là. Ils laissaient faire, ils n’attachaient pas une importance extrême à tout ce qui se passait. Il fallut que, dans une réunion qui se tenait au ministère de l’intérieur, un des maires de Paris, M. Vautrain, s’écriât un jour : « Sommes-nous ici dans une réunion d’enfans ou dans une réunion d’hommes ? Nous avons en face de nous le danger le plus épouvantable. L’artillerie est aux mains de fous furieux, et le comité central se développe toujours. Nous n’avons qu’une chose à faire : prendre les canons et arrêter le comité central… » M. Vautrain prétend qu’il fut pris pour un insensé. Au dire du général d’Aurelle de Paladines, qui avait été envoyé pour essayer de ressaisir l’autorité sur la garde nationale et qui assistait tous les soirs à une conférence ministérielle au quai d’Orsay, M. Ernest Picard se montrait d’habitude peu préoccupé. Dans ces conférences on disait, à ce qu’il paraît, un mot des affaires publiques ; puis on s’égayait, M. Picard faisait des frais de bonne humeur, cela durait ainsi jusqu’à une heure du matin. Si on touchait à la question du moment, à la question brûlante, le ministre de l’intérieur répondait : « Ce n’est rien, on est habitué à cela, vous savez ce que c’est que la population de Paris. » Le fait est que M. Ernest Picard ne savait plus trop lui-même ce que c’était que ce Paris incohérent, confus, absolument démoralisé, livré pendant sept semaines, à partir de l’armistice, aux fauteurs de sédition, et conduit d’incident en incident jusqu’à la catastrophe.

Elle a éclaté, cette suprême catastrophe qui a plongé Paris pour deux mois dans la plus étrange fournaise. Je ne recherche pas ce qui a été fait à l’heure décisive. Quelle que soit la part des dernières circonstances qui à dater du 28 janvier ont favorisé ou précipité le sanglant événement : l’insurrection du 18 mars reste toujours, à un point de vue supérieur, le produit ou le prolongement de toute une situation préparée et léguée par l’empire, développée, compliquée et étrangement envenimée pendant le siège de Paris. Tout y est, le mouvement n’a plus rien de nouveau, l’exhibition est connue d’avance. Quels sont les acteurs, les violens et grotesques héros de cette commune qui va s’installer à l’Hôtel de Ville pour n’en sortir qu’en laissant l’incendie derrière elle ? Ce sont tous ces obscurs déclamateurs, ces médiocres démagogues, qui déjà dans les derniers temps de l’empire s’essayaient au rôle d’agitateurs, qui pendant le siège s’en allaient dans les clubs, retirant leur habit, selon le témoignage de M. Cresson, déployant leurs chemises rouges, leurs drapeaux rouges. Quel est le programme de la commune ? C’est cet ensemble de doctrines matérialistes, athées, communistes, qui depuis quelques années traînent dans les journaux du radicalisme extrême, dans les réunions publiques, qui ont la prétention de représenter la révolution sociale. L’idée même de la commune, telle qu’on veut la constituer, n’est autre chose que l’idée primitive de l’Internationale, la section, noyau embryonnaire de l’organisation publique qu’on a l’ambition de faire prévaloir. L’Internationale, avec ses alliés de toutes les nuances, de toutes les sectes, règne pendant deux mois. On peut donc enfin voir à l’œuvre cette politique de la démocratie nouvelle qui depuis quelques années s’annonce avec tant d’orgueil comme la régénératrice de la société ! Que va-t-il se produire dans cette phase aiguë et aggravée des révolutions qui agitent la France depuis près d’un siècle ? On a tout à coup sous les yeux un spectacle singulier, — tout simplement un phénomène de violence et de stérilité, un mouvement qui est sans doute l’expression d’un grand désordre, et qui n’est rien de plus, qui, au lieu d’être un développement, même exagéré, de la révolution française, est au contraire la négation la plus caractérisée de cette révolution dans quelques-uns de ses principes les plus féconds, dans quelques-unes de ses idées les plus essentielles. C’est pour cela que l’insurrection du 18 mars, avec des moyens de succès qu’une insurrection ne retrouvera peut-être jamais, a passé comme une perturbation désastreuse et impuissante. Elle a échoué et elle devait échouer, parce qu’elle était un attentat à l’honneur de la révolution française, âme de la société moderne, et à la patrie.

C’est l’éclatante vérité qui se dégage de cette lutte à peine refroidie. Quand la révolution française est apparue dans le monde, elle est venue, non pour abolir les vérités morales qui sont la plus noble et la plus pure essence de la civilisation, mais pour élever tous les hommes à l’intelligence de ces vérités souveraines ; elle est venue surtout, non pour perpétuer sous d’autres formes et dans d’autres conditions les haines et les divisions de classes, mais pour fonder l’unité sociale par l’égalité des droits, par la substitution du mérite personnel aux privilèges de naissance où de caste. C’est là son œuvre, c’est son idéal et sa tradition. Quel est au contraire l’objet avoué de ces étranges novateurs du 18 mars ? Ils l’ont dit, ils l’ont répété dans tous ces programmes de l’Internationale qui sont devenus les programmes de la commune : sous l’apparence d’une démocratie étroite, tyrannique et abjecte, leur rêve est je ne sais quelle aristocratie des passions envieuses et des intérêts faméliques, je ne sais quel rétablissement des castes en sens inverse, par la prédominance de l’ouvrier, du prolétaire sur les classes qui vivent du travail intelligent, de l’héritage légitime ou de l’esprit. Ils n’ont plus même le sens des traditions fécondes de cette révolution dont ils parlent sans cesse, pas plus qu’ils n’ont gardé le sens national, l’idée de la patrie qui disparaît dans leur utopie de cosmopolitisme démagogique. M. Ducarre raconte qu’un soir de novembre 1870 une prétendue délégation populaire se présentait à la municipalité lyonnaise, dont il faisait partie. L’orateur de la délégation a de tels accens et par le un tel langage qu’on finit par lui demander de quel pays il est. Il répond, en croisant fièrement les bras, qu’il est citoyen américain. On lui fait alors observer qu’il n’a qu’à s’occuper de son pays et à laisser des Français s’occuper de leurs propres affaires. Pas du tout, l’orateur de la délégation s’obstine, il est délégué du peuple ! — Le peuple, remarque-t-on, n’a pas le droit de déléguer un étranger. — « Malheureusement, poursuit M. Ducarre, des collègues autour de moi réclament et me répondent : Il est citoyen du monde ! — Et nous sommes obligés de subir le citoyen du monde qui peut-être était un agent de la police étrangère, le citoyen du monde venant parlementer avec nous dans notre ville natale, dans notre pays ! » M. Héligon, de son côté, raconte une scène non moins étrange, non moins significative, où il a été acteur. Au lendemain du 18 mars, au moment où il y a encore des négociations, on presse des délégués du comité central de se rendre l’Hôtel de Ville. L’un des délégués, Jourde, s’emporte, s’écrie qu’ils vont être les maîtres de la France. « Et les Prussiens, lui dit-on, qu’en ferez-vous ? — Les Prussiens ne bougeront pas. — Mais enfin vous admettez bien que, s’ils veulent entrer dans Paris, ils y entreront. — Eh bien ! si nous sommes vaincus, nous brûlerons Paris et nous ferons de la France une seconde Pologne ! »

Voilà le dernier mot de cette insurrection du 18 mars : faire de la France une seconde Pologne ! Un autre des acteurs de la commune disait avant ces tragédies : « Nous, ou le néant ! » Non ; heureusement, entre les insurrections de ce genre et le néant, il y a la France, qui ne se laisse pas tuer ainsi, qui garde une assez énergique vitalité pour se redresser au moment où l’on croit l’avoir abattue dans la poussière, pour triompher des commotions intérieures aussi bien que des désastres d’une guerre néfaste. Que tout ce qu’il y a de haines survivantes, de ressentimens, d’instincts de destruction, se rallie encore aujourd’hui, comme le dit l’enquête, sous le nom compromis de l’Internationale, c’est possible. Seulement on a vu maintenant ce qui en était, on a fait une expérience aussi instructive que douloureuse, et qui doit rester désormais devant les yeux de ceux qui gardent leur foi aux principes généreux de la première, de l’ancienne révolution et à la vieille patrie française. On sait, pour l’avoir appris une fois de plus et plus durement que jamais, que la force des révolutionnaires n’est le plus souvent qu’une force factice due à des circonstances exceptionnelles ou à un instant de surprise. Assurément un pays comme la France n’est pas de ceux qui disparaissent dans une aventure. A la dernière extrémité, il se place sous la sauvegarde des armes ; mais il y a aussi une autre défense plus efficace, plus sûre, parce qu’elle prévient les crises, c’est d’opposer à ceux qui prétendent se jeter sur la patrie et sur la civilisation comme sur une proie un sentiment national ravivé et retrempé par le malheur, la vigueur intérieure d’une société qui reprend ses forces en retrouvant son culte traditionnel pour toutes les grandeurs morales.


CH. DE MAZADE.