L’Insurgé (Vallès)/Texte entier

Charpentier.

JULES VALLÈS




JACQUES VINGTRAS


L’INSURGÉ



SEPTIÈME MILLE


PARIS
BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
EUGÈNE FASQUELLE. ÉDITEUR
11, RUE DE GRENELLE, 11

1908



L’INSURGÉ
Jules Vallès, par Ernest Clair-Guyot
Jules Vallès, par Ernest Clair-Guyot
Jules Vallès, par Ernest Clair-Guyot.
JULES VALLÈS




JACQUES VINGTRAS


L’INSURGÉ


— 1871 —




SEPTIÈME MILLE


PARIS
BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
EUGÈNE FASQUELLE. ÉDITEUR
11, RUE DE GRENELLE, 11

1908
Aux morts de 1871


à tous ceux
qui, victimes de l’injustice sociale,
prirent les armes contre un monde mal fait
et formèrent,
sous le drapeau de la Commune,
la grande fédération des douleurs
,


Je dédie ce livre.
JULES VALLÈS.


Paris 1885.


I

C’est peut-être vrai que je suis un lâche, ainsi que l’ont dit sous l’Odéon les bonnets rouges et les talons noirs !

Voilà des semaines que je suis pion, et je ne ressens ni un chagrin, ni une douleur ; je ne suis pas irrité et je n’ai point honte.

J’avais insulté les fayots de collège ; il paraît que les haricots sont meilleurs dans ce pays-ci, car j’en avale des platées et je lèche et relèche l’assiette.

En plein silence de réfectoire, l’autre jour, j’ai crié, comme jadis, chez Richefeu :

— Garçon, encore une portion !

Tout le monde s’est retourné, et l’on a ri.


J’ai ri aussi — je suis en train de gagner l’insouciance des galériens, le cynisme des prisonniers, de me faire à mon bagne, de noyer mon cœur dans une chopine d’abondance — je vais aimer mon auge !

J’ai eu faim si longtemps !

J’ai si souvent serré mes côtes, pour étouffer cette faim qui grognait et mordait mes entrailles, j’ai tant de fois brossé mon ventre sans faire reluire l’espoir d’un dîner, que je trouve une volupté d’ours couché dans une treille à pommader de sauce chaude mes boyaux secs.

C’est presque la joie d’une blessure guérie à chatouiller.


Toujours est-il que je n’ai plus le teint verdâtre et l’œil creux ; il traîne souvent de l’œuf dans ma barbe.

Je ne la peignais pas autrefois, cette barbe ; mes doigts la fourrageaient et la maltraitaient, lorsque je songeais à mon impuissance et à ma misère.

À présent, je la lisse et l’égalise… j’en fais autant pour ma tignasse, et l’autre dimanche, devant le miroir, en laissant tomber mes derniers voiles, je me suis surpris, avec une pointe d’orgueil, une pointe de bedon.


Mon père était plus courageux, et je me rappelle avoir vu luire de la haine dans ses yeux, quand il était maître d’études, lui qui ne jouait pas au révolutionnaire cependant, qui n’avait pas vécu dans les temps d’émeute, qui n’avait jamais crié aux armes, qui n’avait pas été à l’école de l’insurrection et du duel !

J’en suis là — et j’ai trouvé dans ce lycée la tranquillité de l’asile, le pain du refuge, la ration de l’hôpital.


Un des vieux de Farreyrolles, qui avait vu Waterloo, nous contait, à la veillée, que le soir de la bataille, avant qu’elle fût finie, passant devant un cabaret, à deux pas de la Haie sainte, il s’était abattu contre une table de bois, avait jeté son fusil et refusé d’aller plus loin.

Le colonel l’avait traité de lâche.

— Lâche si vous voulez ! Il n’y a plus de Bon Dieu, plus d’Empereur… J’ai soif et j’ai faim !

Et il avait cherché sa vie dans le buffet de l’auberge, au milieu des cadavres ; et jamais, disait-il, il n’avait fait repas meilleur, trouvant la viande savoureuse et le vin frais. Puis il s’était étendu, faisant un traversin de son sac, et avait ronflé au ronflement du canon.


Mon esprit, à moi, s’endort loin du combat et loin du bruit ; le souvenir du passé ne vibre plus dans mon cœur que comme peut vibrer, à l’oreille d’un fugitif, le roulement de tambour qui s’éloigne et qui meurt.

Gibier de garni, obligé, pendant des années, d’accepter n’importe quel trou pour alcôve, et de ne rentrer dans ces trous-là qu’à des heures toujours noires de peur de l’insomnie ou de la logeuse ; échappé de campagne, à qui il fallait plus d’air qu’aux autres, et qui n’a pu renifler que des miasmes, dans des hôtels à plombs ; affamé qui n’a jamais mangé son comptant, alors qu’il avait une fringale et des dents de loup — c’est ce gaillard-là qui, un beau matin, se trouve sûr du pain et du lit, sûr de la nappe sans ordures, du sommeil sans punaises, et du lever sans créanciers.

Et Vingtras le farouche n’a plus la rage au cœur, mais le nez dans son assiette, une serviette avec un rond, et un beau couvert de melchior.

Même il vous dit le Benedicite tout comme un autre, avec un air de componction bien suffisante, et qui ne déplaît pas aux autorités.


Le repas fini, il remercie Dieu (toujours en latin), glisse la main au dos de son gilet pour défaire la boucle, lâche un bouton par-devant, et recroise là, dessus sa redingote — ramassée dans l’armoire du mort et arrangée pour sa taille, à la papa. Puis, les tripes emplies, la lèvre grasse, il prend, avec la division qu’il dirige, le chemin de la cour des grands, qui domine le pays, ainsi qu’une terrasse de château féodal.

Sur cette hauteur-là, à de certaines heures, le ciel me fait l’effet d’une robe de soie tendre, et la brise me chatouille le cou comme un frôlement d’ailes.

Je n’ai jamais eu, devant moi, tant de douceur et de sérénité.


Le soir.

La petite chambre qui est au bout du dortoir, et où les maîtres d’étude peuvent, à leurs moments de liberté, aller travailler ou rêver, cette chambre-là donne sur une campagne pleine d’arbres et coupée de rivières.

Dans l’haleine du vent arrive un parfum de mer qui me sale les lèvres, me rafraîchit les yeux et m’apaise le cœur. À peine il palpite, ce cœur-là, à l’appel de ma pensée, comme le rideau contre la fenêtre sous un souffle plus fort.


J’oublie le métier que je fais, j’oublie les moutards que je garde… j’oublie aussi la peine et la révolte.

Je ne tourne pas la tête du côté où mugit Paris, je ne cherche pas, à l’horizon, la place fumeuse où doit être le champ de bataille — j’ai découvert dans le fond, tout là-bas, une oseraie et un verger en fleurs, sur lesquels je fixe mon regard humide et que je sens plus doux.


Oui, ceux de l’Odéon avaient raison : Sacré lâche !

Quand je sors du collège, je me trouve dans des rues tranquilles et endormies, et je n’ai que cent pas à faire pour arriver à un ruisseau que je longe en ne pensant à rien, en suivant d’un œil assoupi un branchage ou un paquet d’herbes que le courant, emporte, et qui a des aventures en route.

Au bout du chemin est une guinguette, avec un chapelet de pommes enfilées pour enseigne ; moyennant quelques sous, je bois du cidre qui a une belle couleur d’or et me pique un brin le nez.

Ah ! oui ! Sacré lâche !


Mais aussi, je n’ai pas eu de chance…

Par un hasard bourgeois, ce lycée est plein d’air et de lumière ; c’est un ancien couvent, à grands jardins et à grandes fenêtres ; il tombe dans les réfectoires des disques de soleil ; il entre dans les dortoirs, quand les croisées sont ouvertes, des échos de feuillage et des tressaillements de nature déjà rouillée par l’automne, avec des tons chauds de bronze et de cuivre.


Je n’ai pas déplu à ces collégiens, habitués à être surveillés par des novices à peine sortis des bancs, ou par de vieux pions à brisques, plus bêtes que des sergents de chambrée.

Ils m’ont accueilli un peu comme un officier d’irréguliers en détresse, que la mort de son père — un régulier à chevrons — a rappelé par hasard ; puis, j’ai mon auréole de Parisien. C’est assez pour que je ne sois pas haï par ce monde de jeunes prisonniers.

Mes collègues aussi m’ont trouvé bon garçon, quoique trop sobre, eux qui enferment leurs heures de liberté dans un petit café humide et sombre, et s’y abrutissent à boire de la bière, à siroter des glorias, et à caleçonner des pipes.

Je ne bois pas et ne fume point.


Le temps que j’ai à moi, je le passe auprès du poêle, dans mon étude vide, un livre à la main, ou bien dans la classe de philosophie, un cahier sur les genoux.

Le professeur est le gendre du recteur lui-même, et cela le flatte de voir ce Parisien à l’air crâne, à la barbe noire, assis comme un écolier sur un banc, et écoutant parler des propriétés de l’âme. Elles m’ont joué un tour pour le baccalauréat, il ne faut pas qu’elles me fichent encore dedans pour la licence. J’ai besoin de savoir combien l’on en compte dans le Calvados : six, sept, huit… ou moins, ou plus !

Et je suis les leçons avec assiduité, pour être bien au courant de la philosophie du département.


15 octobre.

C’est aujourd’hui l’ouverture de la Faculté des lettres ; le discours de rentrée sera prononcé par le professeur d’histoire.


Mais je l’ai déjà vu, ce professeur-là !

C’est lui qui vint au lycée Bonaparte, en qualité de normalien de troisième année, nous faire la rhétorique, au temps où j’étais rhétoricien.

C’était en 1849 — il avait, ma foi, la phrase hardie et révolutionnaire. Je me rappelle, même, qu’il allait au café avec Anatoly, dont il connaissait le frère aîné, et qu’il releva la tête en m’entendant, à une table voisine où l’on se disputait, insulter la lévite de Béranger.

Il m’avait remarqué, sans retenir mon nom ; mais il se souvenait de l’incident, et quand, au sortir du cours, je l’ai abordé, il m’a tout de suite reconnu.

— Et que faites-vous ? J’avais entendu dire que vous aviez été déporté, ou tué en duel.


Je lui confie à quel point je me sens envahi, résigné à mon sort, heureux de la discipline, content de vivre, la main sur le tire-bouchon à cidre ou sur la cuillère à fayots, les yeux sur un flot de rivière.

— Diable, diable ! a-t-il dit, comme un médecin qui entend de mauvaises nouvelles. Venez donc me voir, nous causerons. Cela me fait plaisir de m’échapper quelquefois de ce milieu de niais et de scélérats !

Il montrait, du geste, les autorités, et tout le groupe de ses collègues.


C’est lui, l’universitaire bien en cour, qui parle ainsi !

Ah ! pourquoi l’ai-je rencontré !

Je vivais calme, je me reposais délicieusement ; il m’a remis le feu au ventre, et quand, le dimanche, je dégrafe une boucle au dessert, et me défends contre l’émotion, il me secoue :

— Vous n’allez pas devenir bourgeois, au moins, et engraisser ! Je préfère encore que vous m’insultiez pour ma croix de Juin.


Je l’ai insulté, en effet, à propos de sa décoration, le premier jour où je suis allé chez lui, puis je me suis dirigé vers la porte.

Il m’a retenu.

— J’avais vingt ans… j’étais avec tout le troupeau de la Normale… Ne sachant pas ce que signifiait l’insurrection, je me suis mis du côté de Cavaignac, que je croyais républicain, et je suis entré le premier au Panthéon, où s’étaient barricadés les blousiers. On m’a envoyé porter la nouvelle à la Chambre, et ils m’ont noué leur ruban à la boutonnière. Mais, je vous le jure, loin de faire assassiner un homme, j’ai sauvé la vie de plusieurs combattants au péril de la mienne. Restez, allez ! Vous voyez bien que l’on peut changer, puisque vous avouez que vous n’êtes plus le même…

Il m’a tendu la main, je l’ai prise, et nous avons été amis.


Je suis devenu aussi le favori de son confrère à cheveux blancs, le père Machar, qui s’est enterré en province, après avoir eu son heure de gloire à Paris.

— Lequel de vous s’appelle Vingtras ? a-t-il demandé aux maîtres d’étude, rassemblés pour la seconde conférence de l’année.

Je me détache du groupe.

— D’où venez-vous ? où avez vous fait vos classes ?… Là-bas ? Vous les y avez terminées au moins, je l’aurais parié !

Et il m’a fait lire tout haut ma dissertation, mon devoir.


— Vous êtes un écrivain, monsieur !

Il m’a jeté ça à la tête, sans crier gare, et, en sortant, m’a emmené jusqu’à sa porte. Je lui ai conté mon histoire.

— Eh ! eh ! a-t-il dit en hochant la tête, s’il n’y avait que le camarade Lancin et moi, vous seriez reçu licencié en août ; mais resterez-vous seulement jusque-là ? Le proviseur vous gardera-t-il ? Vous avez l’air d’un homme, il lui faut des chiens couchants…

— Je me fais petit, je suis décidé à être lâche !

— Peut-être, mais on voit que vous ne l’êtes pas, et les pleutres devinent votre mépris.


Il a dit vrai, le vieux maître ! Il ne m’a servi à rien de paraître endormi, et de prendre du ventre, et de réciter le Benedicite !

Les cagots de la Faculté, le proviseur et l’aumônier du collège, ont décidé que je sauterais. Mon poil de sanglier, mon œil clair, mon coup de talon, si mou que soit mon pas, insultent leur menton glabre, leur regard louche, leur traînement de semelles sur les dalles.

Ne pouvant me reprocher d’être inexact ou ivrogne, ils ont eu une idée de génie, les jésuites !

Ils ont fait organiser, en dessous, une conspiration contre moi.


Minuit.

Le dortoir, où je piochais à la chandelle, est devenu le terrain d’embuscade des complotiers.

Il prête à l’émeute par sa construction monacale. Chaque frère avait jadis une cellule à ciel ouvert, chaque élève a maintenant la sienne, si bien que l’on ne voit personne de l’intérieur des boxes ; le maître d’étude entend les bruits, mais ne peut distinguer les gestes.


Un beau soir, il y a eu insurrection entre ces murs de bois : tapage contre les cloisons, sifflets, grognements, cris, et si drôles que, ma foi, j’ai voulu m’en mêler.

Et j’ai, moi aussi, cogné, sifflé, grogné et crié avec des notes aiguës de soprano :

— À bas le pion !

C’est ma première heure vivante depuis mon entrée ici.

Je suis là, en chemise, au milieu de la cellule, cognant le chandelier contre le pot de chambre, faisant le coq et le cochon, glapissant toujours : À bas le pion !


On pousse la porte…

C’est le proviseur lui-même. Il a l’air stupéfait de me voir bannière au vent, les pieds nus sur le carreau, mon vase de nuit d’une main, mon bougeoir de l’autre, et il balbutie d’un air égaré :

— Vous n’en… n’en… n’entendez donc pas ?

— ???

— Cette révolte !… ces cris !…

— Des cris ?… une révolte ?…

Je me suis frotté les yeux et j’ai pris la mine ahurie et confuse… Oh ! il a bien vu de quoi il retournait, et il est parti, blanc comme la faïence du pot. Il n’y aura plus d’émeute au dortoir : il n’y a pas de danger !

Je me recouche, désolé que le boucan soit fini.

Mais je vois bien que je suis fichu. Je vais me payer des fantaisies, avant qu’on me chasse.


L’occasion vient de se présenter.

Le professeur de rhétorique est tombé malade. Il est de règle que ce soit le maître d’études qui remplace le titulaire, quand celui-ci est, par extraordinaire, empêché ou absent.

C’est donc moi qui ferai la classe ce soir, qui monterai à cette chaire.


M’y voici.

Les élèves attendent, avec l’émotion que cause tout incident nouveau. Comment vais-je m’en tirer, moi le beau parleur, le favori de la Faculté, le Parisien ?

Je commence.


« Messieurs,

» Le hasard veut que je supplée votre honorable professeur, M. Jacquau. Mais je me permets de ne point partager son opinion sur le système d’enseignement à suivre.

» Mon avis, à moi, est qu’il ne faut rien apprendre, rien, de ce que l’Université vous recommande. (Rumeurs au centre.) Je pense être plus utile à votre avenir en vous conseillant de jouer aux dominos, aux dames, à l’écarté — les plus jeunes seront autorisés à planter du papier dans le derrière des mouches. (Mouvements en sens divers.)

» Par exemple, messieurs, du silence ! il n’est pas nécessaire de réfléchir pour apprendre du Démosthène et du Virgile, mais quand il faut faire le quatre-vingt-dix ou le cinq cents, ou échec au roi, ou empaler des mouches sans les faire souffrir, le calme est indispensable à la pensée, et le recueillement est bien dû à l’insecte innocent que va, messieurs, sonder votre curiosité, si j’ose m’exprimer ainsi. (Sensation prolongée.)

» Je voudrais enfin que le temps que nous allons passer ensemble ne fût pas du temps perdu. »


Tableau !

Le soir même, j’ai reçu mon congé.

II

Me voilà de nouveau sur le pavé de Paris, n’ayant que quarante francs en poche, et brouillé avec toutes les universités de France et de Navarre.

De quel côté me tourner ?

Je ne suis plus le même homme : huit mois de province m’ont transformé.


J’avais vécu, pendant dix ans, tel que l’ivrogne qui a peur de l’affaissement, au lendemain de l’ivresse, et qui reprend du poil de la bête, saute sur le vin blanc dès son lever, et garde toujours une bouteille à portée de sa main qui tremble. Je me soûlais avec ma salive.

Et j’en étais le plus souvent pour mes frais de courage !

Ceux-là mêmes à qui je faisais l’aumône d’une gaieté qui cachait ma peine ou distrayait la leur, ceux-là, plutôt que de comprendre et de remercier, me traitaient d’Auvergnat et de cruel. Pouilleux d’esprit, lâches de cœur, qui ne voyaient pas que je jetais de l’ironie sur les douleurs comme on mettrait un faux nez sur un cancer, et que l’émotion me rongeait les entrailles, tandis que j’étourdissais notre misère commune à coups de blague, ainsi que l’on crève un carreau à coups de poing pour avoir de l’air dans un étouffoir !


C’était bien la peine de se ranger !

Qu’ai-je fait, depuis que je suis revenu de cette province ?… Je ne le sais plus. J’ai vécu à la façon d’une bête, comme là-bas, mais sans la joie du pâturage et de la litière.

Vais-je descendre jusqu’au cimetière en ne faisant que me défendre contre la vie, sans sortir de l’ombre, sans avoir au moins une bataille au soleil ?


Tant pis ! Ils crieront à la trahison s’ils veulent !

Je vais chercher à vendre huit heures de mon temps par journée, afin d’avoir, avec la sécurité du pain, la sérénité de l’esprit.

Après tout, Arnould, qui est un honnête homme, est bien entré à la Ville ; Lisette, que j’ai rencontrée l’autre matin, me l’a dit.


Voici qu’il faut faire apostiller ma demande… Encore un serment à fouler aux pieds !

N’importe !

J’ai été parjure en étant pion — parjure je serai encore en allant mendier la signature de gens qui ont tenté de nous assassiner au Deux-Décembre.

Misérable ! au lieu de gagner du terrain, j’en ai perdu et je viens de me trouver des cheveux blancs !


C’est fait ! — Un général de la Garde, un libraire des Tuileries, un ancien proviseur de mon père, ont donné, chacun, deux lignes de recommandation.

Elles ont suffi. Je viens d’être nommé auxiliaire, à cent francs par mois, dans une mairie qui est au diable et qui a l’air d’une bicoque.

J’y file, monte les escaliers et demande le chef de bureau.

Un monsieur à lunettes et un peu bossu me reçoit.

— C’est bien. Vous serez aux naissances.


Il me mène au bureau des déclarations et me confie à un employé qui me toise, me fait signe de m’asseoir et me demande si j’écris bien (!!).

— Pas trop.

— Faites voir.

Je plonge une plume dans l’encrier, je la plonge trop fort, et en la retirant, j’éclabousse, d’une tache énorme, la page d’un grand registre que l’homme a devant lui.

Il donne les signes du plus violent désespoir.

— C’est juste sur le nom !… Il faut un renvoi !

Il se jette à la fenêtre, se penche au-dehors, fait des gestes, pousse des cris.

Appelle-t-il au secours ? Sent-il venir l’apoplexie ? Veut-il me faire arrêter ?

Qui lui répond ? Est-ce le médecin, le commissaire ?


Non. C’est un charbonnier, un marchand de vin et une sage-femme qui, cinq secondes plus tard, se précipitent dans le bureau et demandent, avec effroi, « ce qu’il y a ? »

— Il a que monsieur, que voilà, a débuté par envoyer une saloperie sur mon livre, et qu’il faut maintenant que vous signiez tous, en marge, pour que l’enfant ait un état civil.

Il se tourne vers moi avec fureur.

— Vous entendez ? un é-tat ci-vil ! Savez-vous au moins ce que c’est ?

— Oui, j’ai fait mon droit.

— J’aurais dû m’en douter !

Et il ricane.

— Ils en sont tous là… Les bacheliers, c’est la mort aux registres !


Encore des miaulements et un bruit de gros souliers, encore une sage-femme, un charbonnier et un marchand de vin.

Mon collègue me lance en plein danger.

— Interrogez vous-même la déclarante.

De quelle façon vais-je m’y prendre ? que dois-je dire ?

— Madame, vous venez pour un enfant ?…

Il hausse les épaules, fait mine de jeter le manche après la cognée.

— Et pour quoi diable voulez-vous qu’elle vienne ?… Enfin, vous serez peut-être capable de constater ! Assurez-vous du sexe.

— M’assurer du sexe !… et comment ?


Il rajuste ses lunettes et me fixe avec stupeur ; il semble se demander si je ne suis pas arriéré comme éducation et exagéré comme pudeur au point d’ignorer ce qui distingue les garçons des filles.

J’indique par signes que je le sais bien.

Il pousse un soupir d’aise, et s’adressant à l’accoucheuse :

— Déshabillez l’enfant. Vous, monsieur, regardez. Mais de là-bas vous ne voyez rien, approchez donc !

— C’est un garçon.

— Je vous crois ! fait le père en se rengorgeant, avec un coup d’œil au charbonnier.


Me voilà nourrice, ou peu s’en faut.

Je suis bien obligé, par politesse, d’aider un brin à ouvrir les langes, à retirer les épingles, à désemmailloter le moutard, et à lui faire une petite chatouille sous le menton, quand il crie trop fort.

Heureusement, la pension Entêtard m’a donné une manière, et mon coup de main devient célèbre, dans l’arrondissement, autant que jadis mon tour de chemise. À moi le pompon !


Ils ne sont guère forts, mes collègues, mais ce ne sont point de méchantes gens. Il n’y a pas en eux ce levain de fiel et de chagrin qui fermente chez les universitaires constamment jaloux, peureux, espionnés.

Ils ne me font point sentir trop cruellement mon infériorité ; mon copain n’a pas rechigné, ni ronchonné, plus de deux jours.

— Somme toute, que vous a-t-on enseigné au collège ? Le latin ? Mais c’est bon pour servir la messe ! Apprenez donc plutôt à faire des jambages, des pleins, et des déliés.

Et il me donne des conseils pour la queue des lettres longues et pour la panse des lettres rondes. Nous restons même après la fermeture des bureaux, pour soigner mon anglaise, sur laquelle je sue sang et eau.


Un jour, à travers la croisée, un ancien camarade m’a vu, un de la bande des républicains.

— Tu faisais des émeutes autrefois ; tu fais des majuscules maintenant !

Eh bien, oui ! mais, mes majuscules faites, je suis libre, libre jusqu’au lendemain.

J’ai ma soirée à moi, — le rêve de toute ma vie ! — et je n’ai qu’à me lever aussi tôt que les ouvriers pour avoir encore deux heures de frais travail, avant de venir vérifier le sexe des mioches.

Je les démaillote, mais je me suis démailloté aussi, et je pourrai montrer que je suis un homme à qui voudra regarder.


Enterrement Murger.

J’ai demandé congé pour suivre le convoi d’un illustre.

Je veux voir les célébrités qui accourront en foule ; je veux entendre aussi ce que l’on dira sur sa tombe.


On a pleurardé, voilà tout.

On a parlé d’une maîtresse et d’un toutou que le défunt aimait bien, on a jeté des roses sur sa mémoire, des fleurs dans le trou, de l’eau bénite sur le cercueil ; — il croyait en Dieu ou était forcé de paraître y croire.

Des pioupious aussi suivaient le cortège avec leurs fusils : le peloton des décorés.

Il avait la croix ; c’était comme une médaille d’aveugle, une contremarque de charité. On ne laisse pas crever de faim les légionnaires ; resté misérable, il avait dû nouer sa gloire, comme une queue de cheval, avec le ruban rouge.

Je suis revenu songeur, et soudain j’ai senti dans mes entrailles un tressaillement de colère. Il m’a fallu huit jours encore pour comprendre ce qui remuait en moi — un matin, je l’ai su.


C’était mon livre, le fils de ma souffrance, qui avait donné signe de vie devant le cercueil du bohème enseveli en grande pompe et glorifié au cimetière, après une vie sans bonheur et une agonie sans sérénité.

À l’œuvre donc ! et vous allez voir ce que j’ai dans le ventre, quand la famine n’y rôde pas, comme une main d’avorteuse qui, de ses ongles noirs, cherche à crever les ovaires !

Moi qui suis sauvé, je vais faire l’histoire de ceux qui ne le sont pas, des gueux qui n’ont pas trouvé leur écuelle.

C’est bien le diable si, avec ce bouquin-là, je ne sème pas la révolte sans qu’il y paraisse, sans que l’on se doute que sous les guenilles que je pendrai, comme à la Morgue, il y a une arme à empoigner, pour ceux qui ont gardé de la rage ou que n’a pas dégradés la misère.

Ils ont imaginé une bohème de lâches, — je vais leur en montrer une de désespérés et de menaçants !

III

Il fait lugubre dans ma chambre, une chambre de trente francs qui a vue sur un boyau de cour où, au-dessus d’un tas de débris, est juché un pigeonnier dont les roucoulements me désespèrent.

Je n’entends guère que cette musique irritante, et les sanglots d’une femme qui occupe, près de moi, un cabinet sombre qu’elle n’arrive pas à payer, et qui se lamente — institutrice à cheveux gris dont on ne veut plus et qui cherche des leçons à dix sous.

La malheureuse ! Je l’ai rencontrée l’autre soir qui, pour ce prix-là, offrait à des garçons de salle du Val-de-Grâce ses caresses de vieille et entrouvrait sa robe pour laisser prendre ses seins.


J’aurais voulu partir : il me semble qu’il passe à travers la cloison une odeur qui empoisonne ma pensée !

Il a bien fallu rester, cependant, et ne point donner congé, car j’aurais dû débourser pour rien une quinzaine. Or, j’ai réglé ma vie — le livre de comptes est là, près du livre de souvenirs — mon budget est inexorable. Je n’ai qu’à courber la tête sur le papier et à me bourrer les oreilles de coton, pour rester sourd aux hoquets de douleur de la voisine et aux ronrons de tendresse des tourterelles.


L’une d’elles va souvent, sur la fenêtre du cabinet, chercher un peu de pain qu’y émiettent les mains de la pauvresse, des mains qui sentent encore la sueur d’amour des infirmiers.

Au collège, la colombe était l’oiseau des voluptés et se rengorgeait sur l’épaule des déesses et des poètes. Ici, elle fait la belle et s’aiguise le bec contre les vitres d’une pierreuse. Gemuere palumbæ.


Je me lève à six heures, j’enveloppe mes pieds dans un restant de paletot, parce que le carreau est froid, et je travaille jusqu’au moment où il faut se diriger vers la mairie.

Je reviens à la besogne de cinq à huit heures seulement, pas plus tard. Le soir me fait peur, dans ce taudis de la rue Saint-Jacques, tout près de l’ancien Carrefour de la guillotine, tout contre l’Hôpital militaire, tout proche de l’Hôtel des Sourds-Muets. Les alentours manquent de gaîté, vraiment !


— Mais, en te mettant à la croisée, tu peux voir le Panthéon, où tu iras dormir un jour si tu deviens un grand homme, m’a dit, en ricanant, Arnould, qui est venu me voir.

Je ne crois pas au Panthéon, je ne rêve pas le titre de grand homme, je ne tiens pas à être immortel après ma mort — je tiendrais seulement à vivre de mon vivant !


Je commence à y arriver, mais il fait encore bien sale et bien triste sur le chemin.

La femelle d’à côté s’est enhardie ; elle se soûle, maintenant, et amène des hommes qui boivent avec elle.

Un jour, un de ces pochards a refusé de cracher au bassinet et a voulu la battre ; elle a appelé au secours.

C’est moi qui ai tordu le poignet de l’ivrogne — il avait ramassé un couteau sur une assiette à fromage, et allait frapper le ventre de la femme. Je l’ai poussé jusqu’à la porte de l’allée, que j’ai refermée sur lui, et contre laquelle il a cogné plus d’un quart d’heure, en criant : « Viens-y donc, le mangeur de blanc ! »

Du coup, on a chassé l’institutrice « qui payait bien, tout de même, depuis deux semaines », a dit la logeuse avec une nuance de regret. Et il n’y a plus que les ramiers qui s’aiment et font leurs crottes devant ma fenêtre, ne trouvant plus de pain sur l’autre.


Mon travail n’avance guère, pourtant. C’est qu’aussi il gèle dans cette chambre, et qu’il est long à faire flamber, mon tas de houille ! Je grelotte, en brûlant des allumettes, et si j’ai le courage de m’asseoir devant ma table, sans feu dans la cheminée, peu à peu le frisson vient et la pensée s’en va.

J’ai longtemps réfléchi. Je suis allé à Sainte-Geneviève chercher, dans les livres, des procédés d’allumage qui puissent me sauver des longues stations en chemise, devant le foyer plein de fumée et non de flammes, avec la fraîcheur du matin sur mes jambes nues.

Mais j’ai échoué, et le vent est au nord. Je ne fais rien depuis huit jours — que prendre des notes au crayon, en sortant à peine mes bras du lit.


J’ai essayé d’aller écrire à la Bibliothèque. Mais, si j’ai trop froid ici, là-bas j’ai trop chaud. Mes idées s’amollissent et se décolorent, comme la viande rouge au fond de la marmite, dans cette atmosphère d’une moiteur pesante, et je roupille sur mon papier blanc. Un invalide vient me réveiller insolemment.

N’arriverai-je donc pas à attaquer mon livre avant le printemps ?


Eh bien, si ! Je ferais plutôt faillite ! Je sors de la maison Dulamon et Cie, à laquelle j’ai été présenté par un ancien collègue de mon père, qui vend du latin aux enfants.

Nous avons fait marché pour une robe de chambre avec capuchon, cordelière et traîne, en drap de couvent. On doit me la livrer dans une semaine, contre moitié — prix convenu, l’autre moitié payable à la fin du mois prochain. En tout : soixante francs.

Je flâne jusqu’au jour de la réception.

La voici !

— Prenez vos trente francs !

L’homme les a empochés, et a filé. Moi, je me carre dans mon froc de laine.


Ah ! bourgeois qui l’avez taillé, mercier qui l’avez vendu, vous ne savez pas ce que vous venez de faire ! Vous venez de donner une guérite à la sentinelle d’une armée qui vous en fera voir de dures !

Si cette houppelande n’avait point été bâtie, je lâchais pied, peut-être, en face de l’âtre noir, je fuyais ma cellule glacée, je jetais le manche après la cognée — je n’écrivais pas mon livre !


Le moment de l’échéance approche ! Nous sommes au 22, c’est pour le 30 !

J’ai profité de ce que c’était dimanche et de ce que je n’allais pas au bureau, pour mettre la dernière main à mon ouvrage, et achever de recopier.

Vite, relisons-nous !… Des ciseaux, des épingles ! Il faut retrancher ceci, ajouter cela !

J’ai jeté de l’encre de tous les côtés. Des passages entiers sont comme des bandeaux de taffetas noirs sur l’œil, ou comme des bleus sur le nombril ! Je me suis coupé avec les ciseaux, piqué avec les épingles ; des gouttelettes de sang ont giclé sur les pages — on dirait les mémoires d’un chiffonnier assassin !


C’est que le mercier n’attendra pas ! Il ira me relancer à la mairie, montrera mon billet, criera, et je serai destitué. Car je suis un fonctionnaire, maintenant, et je dois faire honneur à ma signature, sous peine de compromettre le gouvernement, qui ne me donne pas quinze cents francs par an pour que je vive en bohème.

Il est trois heures. J’entends carillonner les vêpres. Pas un bruit dans la maison — que la toux d’un poitrinaire qui finit de cracher son dernier poumon.

Oh ! que c’est affreux d’être obscur, pauvre, isolé !


Le quart, la demie !

J’étais resté la main sur mes yeux pour les empêcher de pleurer. Mais il ne s’agit pas de rêvasser. Et ma dette !

Il s’agit de me rendre chez le rédacteur en chef du Figaro, de pénétrer dans son foyer. On ne le trouve pas au journal, à la sortie du bureau, pendant la semaine ; et, d’ailleurs, on n’écoute guère les inconnus, dans ces endroits-là.

Me recevra-t-il ? n’est-ce point son jour de repos ? On dit qu’il aime ses enfants, et qu’il veut les embrasser tranquillement, sans être importuné, pendant ses vingt-quatre heures de vacances.

Ah ! tant pis !


Comme mes jambes flageolent en montant l’escalier !

Je sonne.

— M. de Villemessant ?

— Il n’y est pas. Monsieur est parti depuis une semaine pour la campagne et ne reviendra que dans quinze jours.

Absent !… Mais alors je suis perdu !


La bonne a dû lire mon désespoir sur ma figure.

Elle voit, d’ailleurs, le bout de mon manuscrit roulé, crispé, qui a l’air de se tordre de douleur au fond de ma poche.

Elle ne ferme pas la porte, et se décide enfin à me dire qu’à défaut de Villemessant son gendre est à la maison, que si je veux donner mon nom elle le fera passer, et, que même, elle remettra ce que j’apporte.

En disant cela, elle désigne du coin de l’œil l’article, qui ressemble à un hérisson, avec ses épingles de raccord. Je le sors, et le lui fais prendre par le ventre, pour qu’elle ne se pique pas. Elle rit, d’un air compatissant, et part — en le tenant à bras tendu.

On me laisse seul pendant un quart d’heure, au moins. Enfin la porte s’ouvre :

— Mais ça mord, votre copie, cher monsieur ! dit un gros homme chauve, en secouant ses doigts en saucisses.

Je m’excuse en balbutiant :

— N’importe ! J’ai vu le titre, j’ai lu dix lignes, ça mordra sur le public aussi ! Nous publierons cela, jeune homme ! Par exemple, il faudra attendre quelque temps ; c’est long en diable !


Attendre ? Ma foi, je lui explique que je ne peux pas attendre.

— J’ai une perte de jeux à régler demain, et c’est pourquoi j’ai osé venir tout droit ici…

— Tiens, tiens ! vous pelotez donc la dame de pique ? Est-ce que vous tirez à cinq ?

Je ne sais pas ce que c’est de tirer à cinq ; mais il faut bien répondre quelque chose, et d’une voix caverneuse je dis :

— Oui, Monsieur, je tire à cinq.

— Cristi ! vous avez de l’estomac !

Beaucoup trop ! je m’en suis aperçu souvent ; les jours de jeûne surtout.

— Tenez, Voilà un mot pour le caissier. Présentez-le-lui demain, on vous donnera cent francs. C’est le grand prix, mais votre article a du chien ! au revoir !


Du chien ?… Peut-être bien !

Je n’ai pas regardé, comme on l’enseigne à la Sorbonne, si ce que j’écrivais ressemblait à du Pascal ou à du Marmontel, à du Juvénal ou à du Paul-Louis Courier, à Saint-Simon ou à Sainte-Beuve, je n’ai eu ni le respect des tropes, ni la peur des néologismes, je n’ai point observé l’ordre nestorien pour accumuler les preuves.

J’ai pris des morceaux de ma vie, et je les ai cousus aux morceaux de la vie des autres, riant quand l’envie m’en venait, grinçant des dents quand des souvenirs d’humiliation me grattaient la chair sur les os — comme la viande sur un manche de côtelette, tandis que le sang pisse sous le couteau.


Mais je viens de sauver l’honneur à tout un bataillon de jeunes gens qui avaient lu les Scènes de Bohème et qui croyaient à cette existence insouciante et rose, pauvres dupes à qui j’ai crié la vérité !

S’ils en tâtent encore, de cette vie-là, c’est qu’ils ne seront bons qu’à faire du fumier d’estaminet ou du gibier de Mazas ! À l’issue de leurs trente ans, ils seront happés au collet par le suicide ou la folie, par le gardien d’hospice ou le gardien de prison, ils mourront avant l’heure ou seront déshonorés à leur moment.


Je ne les plaindrai pas, moi qui ai déchiré les bandages de mes blessures pour leur montrer quel trou font, dans un cœur d’homme, dix ans de jeunesse perdue !

IV

La mode est aux conférences : Beauvallet doit lire Hernani au Casino-Cadet.

Séance solennelle ! great attraction ! C’est une protestation contre l’Empire, en l’honneur du poète des Châtiments.

Mais il faudra, comme au Cirque, un artiste d’ordre inférieur, clown ou singe, de ceux qui, après le grand exercice, occupent la piste, tandis que l’on reprend les chapeaux et que l’on fait appeler les voitures.

On m’a offert d’être le singe : j’ai accepté.


Dans quel cerceau sauterai-je ? J’offre et je prends pour titre : Balzac et son œuvre.

Les histoires de Rastignac, de Séchard et de Rubempré m’ont agrippé le cerveau. La Comédie humaine est souvent le drame de la vie pénible — le pain ou l’habit arraché à crédit ou payé à terme, avec les fièvres de la faim et les frissons du papier-douleur. Il est impossible que je ne trouve pas quelque chose de poignant à dire, en parlant de ces héros qui sont mes frères d’ambition et d’angoisse !


Le jour de la représentation est venu — le Maître et le singe ont leurs noms accolés sur le programme.

Il y aura du monde. Les vieilles barbes de 48 seront là pour se retrousser contre Bonaparte, chaque fois qu’un hémistiche prêtera à une allusion républicaine. Il y aura aussi toute la jeune opposition : des journalistes, des avocats, des bas-bleus qui, de leur jarretière, étrangleraient l’empereur s’il tombait sous leurs griffes roses, et qui ont mis leur chapeau des dimanches en bataille.

Mais, de loin, je vois qu’on se pousse devant la porte du Grand-Orient, autour d’un homme qui colle sur l’affiche une bande fraîche.

Que se passe-t-il ?


On a interdit la lecture du drame d’Hugo, et les organisateurs annoncent que l’on remplacera Hernani par le Cid.

Beaucoup s’en vont, après avoir dédaigneusement épelé mes quatre syllabes… qui ne leur disent rien.

— Jacques Vingtras ?

— Connais pas.

Personne ne connaît, sauf quelques gens de presse, ceux de notre café qui, venus exprès, restent pour voir comment je m’en tirerai, et dans l’espoir que je ferai four ou scandale.

Je laisse débiter les alexandrins et m’en vais attendre à la brasserie la plus voisine.


— À ton tour ! Ça va être à toi.

Je n’ai que le temps de grimper les escaliers.

— À vous ! à vous !

Je traverse la salle ; me voici arrivé sur l’estrade.

Je prends du temps, pose mon chapeau sur une chaise, jette mon paletot sur un piano qui est derrière moi, tire mes gants lentement, tourne la cuillère dans le verre d’eau sucrée avec la gravité d’un sorcier qui lit dans le marc de café. Et je commence, pas plus embarrassé que si je pérorais à la crémerie :


— Mesdames, messieurs,

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J’ai aperçu, dans l’auditoire, des visages amis, je les regarde, je m’adresse à eux, et les mots sortent tout seuls, portés par ma voix forte jusqu’au fond de la salle.

C’est la première fois que je parle en public, depuis le Deux-Décembre. Ce matin-là, je montais sur les bancs et sur les bornes pour apostropher la foule et crier : « Aux armes ! », je haranguais un troupeau d’inconnus, qui passèrent sans s’arrêter.

Aujourd’hui, je suis en habit noir, devant des parvenus endimanchés qui se figurent avoir fait acte d’audace, parce qu’ils sont venus pour entendre lire des vers.

Vont-ils me comprendre et m’écouter ?


On déteste Napoléon, dans ce monde de puritains, mais on n’aime pas les misérables dont le style sent la poudre de Juin plus que celle du coup d’État. Ces vestales à moustaches grises de la tradition républicaine sont — comme étaient Robespierre et tous les sous-Maximiliens, leurs ancêtres — des Bridoisons austères de la forme classique.

Et les cravatés de blanc qui sont là, et qui m’ont lu, ont été déroutés, les cuistres, par mes attaques d’irrégulier, déchaînées moins contre le buste de Badinguet que contre la carcasse de la société tout entière, telle qu’elle est bâtie, la gueuse, qui n’a que du plomb de caserne à jeter dans le sillon où les pauvres se tordent de douleur et meurent de faim — crapauds à qui le tranchant du soc a coupé les pattes, et qui ne peuvent même pas faire résonner, dans la nuit de leur vie, leur note désolée et solitaire !


Seulement, à cette heure, c’est le dédain plus que le désespoir qui gonfle mon cœur, et le fait éclater en phrases que je crois éloquentes. Dans le silence, il me paraît qu’elles frappent juste et luisent clair.

Mais elles ne sont pas barbelées de haine.

Ce n’est point la générale, c’est la charge que je bats, en tapin échappé aux horreurs d’un siège et qui, porté tout d’un coup en pleine lumière, crâne et gouailleur, riant au nez de l’ennemi, se moquant même des ordres de l’officier, et de la consigne, et de la discipline, jette son képi d’immatriculé dans le fossé, déchire ses chevrons, et tambourine la diane de l’ironie, avec l’enthousiasme des musiciens de Balaklava.


Ma foi, pendant que j’y suis, je m’en vais leur dégoiser tout ce qui m’étouffe !

J’oublie Balzac mort pour parler des vivants, j’oublie même d’insulter l’Empire, et j’agite, devant ces bourgeois, non point seulement le drapeau rouge, mais aussi le drapeau noir.

Je sens ma pensée monter et ma poitrine s’élargir, je respire enfin à pleins poumons. J’en ai, tout en parlant, des frémissements d’orgueil, j’éprouve une joie presque charnelle ; — il me semble que mon geste n’avait jamais été libre avant aujourd’hui, et qu’il pèse, du haut de ma sincérité, sur ces têtes qui, tournées vers moi, me fixent, les lèvres entr’ouvertes et le regard tendu !

Je tiens ces gens-là dans la paume de ma main, et je les brutalise au hasard de l’inspiration.


Comment ne se fâchent-ils pas ?

C’est que j’ai gardé tout mon sang-froid, et que, pour faire trou dans ces cervelles, j’ai emmanché mon arme comme un poignard de tragédie grecque, je les ai éclaboussés de latin, j’ai grandsièclisé ma parole, — ces imbéciles me laissent insulter leurs religions et leurs doctrines parce que je le fais dans un langage qui respecte leur rhétorique, et que prônent les maîtres du barreau et les professeurs d’humanités. C’est entre deux périodes à la Villemain que je glisse un mot de réfractaire, cru et cruel, et je ne leur laisse pas le temps de crier.


Puis il y en a que je terrorise !

Tout à l’heure, je venais de crever un de leurs préjugés avec une phrase méchante comme un couteau rouillé. J’ai vu toute une famille s’étonner et se récrier, le père cherchait son pardessus, la fille rajustait son châle. Alors, j’ai dirigé de ce côté mon œil dur, et je les ai cloués sur leur banc d’un regard chargé de menaces. Ils se sont rassis épouvantés, et j’ai failli pouffer de rire.


Mais il est temps de conclure ; il me faut ma péroraison, je la brûle !

L’aiguille a fait son tour… Je viens de finir mon heure et de commencer ma vie !


On a parlé de moi, pendant vingt-quatre heures, dans quelques bureaux de journaux et quelques cafés du boulevard. Ces vingt-quatre heures-là suffisent, si je suis vraiment bien bâti et bien trempé. Je n’ai plus la tête dans un sac, le cou dans un étau.


Allons, la journée a été bonne ; et ma salive a nettoyé la crasse des dernières années, comme le sang de Poupart avait lavé la crotte de notre jeunesse !

Je pouvais ne jamais saisir cette occasion. Elle m’échappait, en tout cas, si j’étais resté de l’autre côté de l’eau, si seulement je n’avais pas fréquenté l’estaminet où vont quelques plumitifs ambitieux.

C’est parce que je suis venu manger à cette table d’hôte, parce que je me suis grisé quelquefois et qu’étant gris j’ai eu de l’audace et de l’entrain, c’est parce que je suis sorti de la vie de travail acharné et morne pour flâner avec ces flâneurs, que je suis parvenu enfin à trouer l’ombre et à déchirer le silence.


Il fallait avoir un louis à casser de temps en temps !… Je l’avais le jour où je touchais mes appointements.

Combien je te bénis, petite place de 1,500 francs qui m’as permis d’aller là dépenser dix francs, les premiers du mois, trois francs les autres jours, qui m’as donné des airs de régulier et m’as valu, pour ce motif, des leçons à cent sous l’heure — les mêmes que j’avais fait payer cinquante centimes pendant si longtemps !

C’est cet emploi de rien du tout qui m’a sauvé ; c’est grâce à lui que je déjeune ce matin.

Car ma conférence ne m’a pas rapporté un écu. Le directeur m’a payé en nature, largement : hier soir nous avons fait un bon dîner.

Mais aujourd’hui mon gousset est vide : je ne suis pas plus riche que si l’on m’avait sifflé. Mes gants, mes bottines, ma chemise d’apparat m’ont coûté les yeux de la tête. Comment souperai-je ?

Vers neuf heures, mes boyaux grognaient terriblement. Je me suis rendu au Café de l’Europe, où des camarades ont crédit, et j’ai accepté une bavaroise — parce qu’on y met des flûtes.


Le lendemain, comme d’habitude, je suis allé à la mairie. Les employés, qui m’ont vu venir, sortent sur le seuil de leurs bureaux.

— Qu’y a-t-il donc ?

— Monsieur Vingtras ! Le maire vous demande.

Du couloir, j’aperçois en effet, par la porte de la salle des mariages entre-bâillée, le maire qui m’attend.

Il me fait entrer dans son cabinet.

— Monsieur, vous devinez sans doute pourquoi je vous ai appelé ?

— ?…


— Non ?… Eh bien, voici. Vous avez prononcé dimanche, au Casino, un discours qui est une véritable offense au gouvernement. Ce sont, du moins, les termes dont s’est servi l’inspecteur d’Académie, dans son rapport communiqué au préfet. Personnellement, j’ai à vous exprimer mon étonnement de vous voir compromettre une administration dont je suis le chef et une situation qui, vous me l’avez dit vous-même, est, quoique infime, votre véritable et seul gagne-pain. Officiellement, j’ai à vous avertir qu’il vous sera désormais interdit de remonter à la tribune, et à vous prier de me remettre ou de me promettre votre démission.


Ne pas remonter à la tribune — de cela je m’en console ; après tout, le coup est porté, et j’aurai, de plus, le bénéfice de la persécution.

Mais remettre ma démission ! perdre ma petite place ! cette idée me donne froid dans le dos. Tous les bouts d’articles qui me promettent un avenir glorieux ne valent pas une soupe. Et je suis habitué à la soupe maintenant, et j’aurais beaucoup de peine à rester plus d’un jour sans manger !


Il a bien fallu partir, cependant. J’ai pâli en serrant la main de ce brave homme, et en disant adieu à cette bicoque.

V

Que faire ?

Me voilà lancé à nouveau dans la politique. Mais, aujourd’hui, je n’ai pas à craindre de faire destituer mon père, je n’ai plus le boulet de la famille au pied, je suis maître de moi. Il ne s’agit que de savoir si j’ai du talent et du courage !


Pauvre garçon ! crois cela et bois de l’eau, de cette eau sale que tu as lapée si longtemps, dans les cruches ébréchées des garnis — comme les chiens errants trempent leur langue dans le ruisseau — et qui va redevenir ta boisson, malgré ton triomphe d’hier, si tu veux demeurer un homme libre !

Tiré du bourbier ?… allons donc ! Tu n’as que la tête hors de la vase, le reste est encore englué.

Plains-toi ! Tu agonisais sans que l’on te vît souffrir, on te regardera claquer maintenant !


Girardin avait chargé Vermorel de me prévenir qu’il voulait me voir.

— Qu’il vienne dimanche.


J’y suis allé.

Il m’a fait attendre deux heures et m’aurait oublié, dans la bibliothèque vide où tombait le crépuscule, si je n’avais ouvert la porte, grimpé l’escalier, forcé la consigne, et pénétré dans le cabinet où il fouaillait de reproches trois ou quatre individus qui baissaient la tête et se rejetaient les torts, comme des écoliers qui ont peur du maître.

Il s’est à peine excusé, a continué de traiter en laquais les gens qui étaient là — dont un ou deux avaient les cheveux blancs — et m’a expédié, à mon tour, par une phrase brève :

— Tous les matins, à sept heures, je suis visible ; demain, si vous voulez.

Il m’a salué ; et voilà !


Je ne m’attendais pas à la sécheresse de cet accueil. Je ne croyais pas surtout assister à cette scène de la rédaction brutalisée comme de la valetaille.


6 heures du matin.

Il me faut trois quarts d’heure pour arriver jusqu’à la grille de l’hôtel ; je traverse la cour, gravis le perron, pousse la grande porte vitrée, et me trouve aussi embarrassé que si j’étais dans la rue. Des domestiques sont là qui bâillent, ouvrent les fenêtres et secouent les tapis. Je les prie d’avertir Jean, le valet de chambre, qui m’annoncera à son maître.


Me voici enfin devant lui.

Quel visage blafard ! quel masque de pierrot sinistre !

Une face exsangue de coquette surannée ou d’enfant vieillot, émaillée de pâleur, et piquée d’yeux qui ont le reflet cru des verres de vitres !

On dirait une tête de mort, dont un rapin farceur aurait bouché les orbites avec deux jetons blancs, et qu’il aurait ensuite posée au-dessus de cette robe de chambre, à mine de soutane, affaissée devant un bureau couvert de papiers déchiquetés et de ciseaux les dents ouvertes.

Nul ne croirait qu’il y a un personnage là-dedans !


Ce sac de laine contient, pourtant, un des soubresautiers du siècle, un homme tout nerfs et tout griffes qui a allongé ses pattes et son museau partout, depuis trente ans. Mais comme les félins, il reste immobile quand il ne sent pas, à sa portée, une proie à égratigner ou à saisir.

Le voilà donc, ce remueur d’idées, qui en avait une par jour au temps où il y avait une émeute par soir, celui qui a pris Cavaignac par le hausse-col et l’a jeté à bas du cheval qui avait rué contre les barricades de Juin. Il a assassiné cette gloire, comme il avait déjà tué un républicain dans un duel célèbre.

On ne voit plus, sous sa peau ni sur ses mains, trace de sang — ni le sien, ni celui des autres !


Non, ce n’est pas une tête de mort ; c’est une boule de glace où le couteau a dessiné et creusé un aspect humain, et buriné, de sa pointe canaille, l’égoïsme et le dégoût qui y ont fait des taches et des traînées d’ombre, comme le vrai dégel dans le blanc du givre.

Tout ce qui évoque une idée de blêmissement et de froid peut traduire l’expression de ce visage.

Il m’a laissé de son spleen dans l’âme, de sa neige dans les artères !

Je suis sorti en grelottant. Dehors, il m’a semblé que mes veines étaient moins bleues sous l’épiderme brun, l’arc de mes lèvres s’est détendu, et j’ai roulé des yeux blancs vers le ciel.


D’ailleurs, je lui avais amené, en ma personne, un pauvre et un simple. Il l’a deviné tout de suite, je l’ai vu, — et j’ai senti que, déjà, il me méprisait.

J’allais lui demander un avis, un conseil, et même, dans son journal, un coin où mettre ma pensée et continuer, la plume à la main, ma conférence de combat.

Qu’a-t-il dit ?


En langage de télégramme, avec deux mots gelés il m’a réglé mon compte.

— Irrégulier ! dissonant !

À toutes mes questions, qui parfois le pressaient, il n’a répondu que par ce marmottement monotone. Je n’ai pu tirer rien autre chose de ses lèvres cadenassées.

— Irrégulier ! dissonant !


Rencontrant Vermorel, le soir, je lui ai conté ma visite, et j’ai vomi ma colère.

Lui, avait revu Girardin ; il m’a brusquement interrompu :

— Mon cher, il ne prend que des gens dont il fera des larbins ou des ministres et qui seront son clair de lune… pas d’autres ! Il m’a parlé de votre entrevue. Savez-vous ce qu’il m’a dit de vous ? « Votre Vingtras ? Un pauvre diable qui ne pourra pas s’empêcher d’avoir du talent, un enragé qui a un clairon à lui et qui voudra en jouer, au nom de ses idées et pour la gloire, taratati, taratata ! Croit-il pas que je vais le mettre avec mes souffleurs de clarinette, pour qu’on ne les entende plus ? »

— Il a dit cela ?

— Mot pour mot.


J’ai été me coucher là-dessus et j’ai passé la nuit en face de cette conversation qui m’a fait frémir d’orgueil… et trembler de peur.

Je n’ai pas dormi. Le lendemain, au saut du lit, ma résolution était prise ; je m’habille, mets mes gants, et en route pour l’hôtel de Girardin.

Il a retiré son masque devant Vermorel, je vais lui demander de l’enlever devant moi ; s’il ne l’ôte pas, je le lui arracherai !


— Oui, monsieur, vous avez une personnalité dont vous êtes l’otage, et qui vous condamne à vivre hors de nos journaux. La presse politique vous évincera ; aussi bien les autres que moi, entendez-vous ! Il nous faut des disciplinés, bons pour la tactique et la manœuvre… jamais vous ne vous y astreindrez, jamais !

— Mais mes convictions ?

— Vos convictions ? Elles doivent adopter la rhétorique courante, le mode de défense qui est dans l’air. Or, vous avez une langue à vous ; vous ne vous l’arracherez pas de la bouche, alors même que vous l’essayeriez ! Rien à faire, rien ! Je ne voudrais pas de vous, quand vous me payeriez pour ça !


— Eh bien, ai-je dit, désespéré, je ne vous propose plus d’être un polémiste à cocarde rouge, je vous demande seulement de devenir un collaborateur littéraire, de vous vendre mon talent… puisque vous prétendez que j’en ai !

Il a mis son menton glabre dans sa main et a hoché la tête.

— Pas davantage, mon cher monsieur. Tandis que vous exécuteriez des variations sur les petites fleurs des bois ou les petites sœurs des pauvres, il s’échapperait de votre mirliton des notes de cuivre. À votre insu, même. Et, vous le savez, ce ne sont point tant les paroles mâles que l’accent viril qui font peur à l’Empire. On me supprimerait tout aussi bien pour un article de vous sur la goguette de Romainville que pour un article d’un autre sur le gouvernement de M. Rouher.

— Je suis donc condamné à l’obscurité et à la misère !

— Faites des livres ! Et encore je ne suis pas bien sûr qu’on les imprimera, ou qu’ils ne seront pas poursuivis. Faites un héritage plutôt, croyez-moi ! ou de la Bourse, ou de la Banque… ou une révolution ! Choisissez.

— Je choisirai.


VI

— Oui, vous êtes bête comme un cochon ! Ah ! mes enfants ! quel machin que ce Vingtras ! Le voilà qui pisse de l’œil parce qu’il ne peut pas faire d’articles sur la Sociale, dans la boîte à Girardin !… Et vous dites qu’il ne veut même pas de vos petites fleurs des bois ? Eh bien, je les prends, moi ; à cent francs la botte, une tous les samedis.


C’est Villemessant qui, me rencontrant à l’angle du boulevard, m’a demandé ce que je devenais et m’a fait cette proposition, après m’avoir bousculé avec son ventre, après m’avoir déclaré que j’étais bête comme un cochon.

— Ah ! mes enfants quel machin que ce Vingtras !

Une heure après, je l’ai retrouvé, par hasard, au détour d’une rue ; il criait encore :

— Quel machin ! Ah mes enfants !


Eh bien, oui ! j’avais souhaité de porter dans la politique ma réputation naissante, de sauter en plein champ de bataille…

Girardin m’a guéri de ce rêve-là.

Je ne me suis fié, cependant, ni à ses avis, ni à ses conseils. J’ai monté d’autres escaliers — je les ai redescendus Gros-Jean comme devant. Nulle part il n’y a de place pour mes brutalités.


Je laisse bien passer le bout de mon drapeau entre les lignes de mes chroniques du Figaro ; dans mes bouquets du samedi je glisse toujours un géranium sanglant, une immortelle rouge, mais perdue sous les roses et les œillets.

Je raconte des histoires de campagne ou de baraque, des souvenirs du pays ou des amours de foire ; mais, si je parle des va-nu-pieds, c’est en saupoudrant de soleil leur misère, et en faisant cliqueter les paillettes de leurs costumes.


LE LIVRE

Voici qu’en comptant les feuillets, il me semble que j’ai achevé mon œuvre ! L’enfant est sorti… celui dont le premier tressaillement date de l’enterrement de Murger !

Le voilà devant moi. Il rit, il pleure, il se débat dans cette ironie et ces larmes — j’espère qu’il saura faire son chemin.

Mais comment ?

Ceux du bâtiment disent tous que les articles en volumes « c’est des fours » et que les libraires n’en veulent plus.

J’ai tout de même pris mon gosse sous le bras, et nous sommes allés frapper à deux ou trois portes. On nous a, partout, poliment priés de déguerpir.


À la fin, cependant, là-bas, au diable, un éditeur qui commence s’est aventuré à parcourir les premiers feuillets.

— Topez là ! vous aurez des épreuves à corriger dans quinze jours, et le bon à tirer dans deux mois.

J’ouvre les narines, je me gonfle.

Le bon à tirer, cela équivaut au commandement de « Feu » à la barricade, c’est le fusil passé à travers la persienne !


Le livre va paraître, le livre a paru.

Cette fois, il me semble bien que je suis arrivé. J’ai plus que le visage hors de terre, je suis délivré jusqu’à la ceinture, jusqu’au ventre — je crois que je n’aurai plus jamais faim.


Ne t’y fie pas trop, Vingtras !

Mais, en attendant, savoure ton succès, mon bonhomme : le vagabond et l’inconnu d’hier a du rata dans sa gamelle, avec un brin de laurier.

Le bouquin va de l’avant, le môme a vraiment du sang, et l’on trinque à sa santé dans les cafés du boulevard et les mansardes du quartier Latin. Les sans-le-sou ont reconnu un des leurs, les bohèmes ont vu le gouffre, j’ai sauvé de la fainéantise ou du bagne un tas de garçons qui y couraient, par le sentier que Murger a bordé de lilas !

C’est toujours ça !

J’aurais pu rouler là-dedans, moi aussi !

J’en ai le frisson, quand j’y pense — même sous le rayon de ma jeune gloire !


Ma jeune gloire ? Je dis cela pour me rengorger un peu, mais, vraiment, je ne me trouve guère changé depuis que je lis, dans les journaux, qu’un jeune écrivain vient de naître, qui ira loin.

J’ai eu plus d’émotion à ma conférence ; j’ai été autrement secoué, les jours où il m’a été donné de parler au peuple. J’avais à jeter l’émotion, minute par minute, dans des cœurs qui palpitaient là, devant moi ; pour entendre leur battement, il me suffisait de pencher la tête, je pouvais voir flamber ma parole dans des yeux qui fixaient les miens et dont le regard me caressait ou me menaçait… c’était presque la lutte à main armée !


Mais ces gazettes que voilà sur ma table — comme des feuilles mortes ! — elles ne frémissent pas et ne crient point !

Où donc le bruit d’orage que j’aime ?


J’ai plutôt honte de moi, par moments, quand c’est seulement le styliste que la critique signale et louange, quand on ne démasque pas l’arme cachée sous les dentelles noires de ma phrase comme l’épée d’Achille à Scyros.

J’ai peur de paraître lâche à ceux qui m’ont entendu, dans les cénacles de gueux, promettre que, le jour où j’échapperai à la saleté de la misère et à l’obscurité de la nuit, je sauterais à la gorge de l’ennemi.

C’est cet ennemi-là qui m’encense aujourd’hui.


En vérité, j’ai eu plus de gêne que de plaisir à recevoir certains saluts, faits par des hommes que je méprise.

Mon vrai bonheur, celui qui m’a arraché des yeux de sincères larmes d’orgueil, c’est lorsque, dans des lettres venues de je ne sais où, et qui m’ont rejoint je ne sais comment, j’ai trouvé des poignées de main d’ignorés et d’inconnus, de conscrit effaré ou de vaincu saignant.

« Si je vous avais lu plus tôt ! » dit le vaincu.

« Si je ne vous avais pas lu ! » dit le conscrit.

J’ai donc pénétré dans la foule, il y a donc derrière moi des soldats, une armée !… Ah ! j’ai passé des nuits à rôder dans ma chambre, tenant ces chiffons de papier dans mes doigts crispés, ruminant l’assaut sur le monde avec ces correspondants pour capitaines !


Heureusement, je me suis vu dans la glace : j’avais pris une attitude de tribun et rigidifiais mes traits, comme un médaillon de David d’Angers.

Pas de ça, mon gars : halte-là !

Tu n’as à copier ni les gestes des Montagnards, ni le froncement de sourcils des Jacobins, mais à faire de la besogne simple de combat et de misère.


Contente-toi donc de te dire qu’il est doux de sentir venir à soi des tendresses étrangères, quand on a été incompris et supplicié par les siens.

Avoue la joie que tu éprouves à te découvrir une famille, qui t’aime plus que ne t’aima la tienne, et qui, au lieu de t’insulter ou de rire de tes grands espoirs, tend ses bras vers toi et te salue — comme dans les campagnes on salue l’aîné qui porte l’honneur et le fardeau du nom.

Oui, c’est là ce qui m’a pris l’âme.

Je me sens apprécié par quelques-uns et j’en avais vraiment besoin, car il est dur de rester, comme je l’ai fait, railleur et sombre, tout le long d’une jeunesse robuste.


Il y a dans ces lettres un billet de femme.

« Et personne ne vous a aimé pendant que vous étiez si pauvre ? »

Personne !


VII

J’ai retrouvé, au Figaro, un garçon que j’ai connu autrefois.

Encore un masque pâle, mais avec de beaux grands yeux clairs, la bouche fine, des dents de marbre, la peau grêlée, trouée, couturée, une barbiche au menton comme un fer de toupie, une chevelure crépue et laineuse, plantée comme la perruque d’un clown — les pointes de tout cela aiguisées, tordues, éternellement affilées par les doigts nerveux de l’homme — cette face étrange est juchée sur des épaules en portemanteau, et vissée dans un faux-col qui l’empêche de tourner.

On dirait qu’elle a été fichée sur la nuque, après coup, et qu’on l’a adaptée, comme une tête de loup, sur l’épine dorsale, plus raide qu’un manche à balai !

Un ensemble osseux, crochu, anguleux, à ne pas prendre avec les mains de peur de s’y piquer !

J’ai pourtant vu des menottes câliner ce visage-là.

La première fois que je le rencontrai, il portait dans ses bras une enfant qui pleurait (la mère étant malade ou partie) et c’était lui qui faisait la maman et essuyait les larmes.

Il m’en vint un petit brouillard aux paupières, à moi aussi.

Je l’aidai à amuser la fillette qui, au bout d’un moment, se consola en tirant les cheveux du père — de drôles de cheveux, avec leur mèche vrillée qui faisait ressort sous les doigts mignons.


Rochefort écrivait des vaudevilles, en ce temps, avec un vieux bouffon. Il a fait du chemin depuis.

Il est devenu égratigneur d’Empire ; il égratigne avec son esprit, son courage, ses crocs, ses ongles, son toupet, sa barbiche, avec tout ce qu’il a de pointu sur lui, la peau des Napoléon. Et cela, en ayant l’air de s’en défendre, sans paraître y toucher : bélier à la corne sournoise, régicide à coiffure de pitre, abeille républicaine à corset rouge, qui s’est faufilée dans la ruche impériale et y tue les abeilles à corset d’or, frissonnantes sur le manteau de velours vert.


On se le dispute, dans les journaux. Voilà qu’il vient d’être enlevé au Figaro par le Soleil, et le Figaro ne sait à quel saint se vouer.

— Vingtras, voulez-vous prendre sa place ? me crie à brûle-pourpoint Villemessant.

Déjà !

Ah ! je vais prendre ma revanche.

Ce ne sera pas pour rien que l’on aura mis si longtemps à deviner quelle force était en moi.

— Combien pour m’avoir ?… Dix mille francs ? Allons donc ! Il faut que mon année me rapporte ce que j’ai dépensé dans le ruisseau, pendant les dix ans que j’y ai trempé mes pattes gelées. Mettons dix-huit cents francs qu’on mangeait (oh ! pas plus !) du 1er Janvier à la Saint-Sylvestre. Donc, collez dix-huit mille balles, et ça y est. Sinon, non !

On a signé.


J’ai bien un peu fait l’Auvergnat ; le soir, je me suis vanté trop haut du chiffre arraché.

Mais, songez donc ! j’ai enlevé ce sac d’écus à la force d’une mâchoire, qui, pendant un quart de siècle, avait eu les dents longues !

J’aurais pu succomber vingt fois — tant d’autres ont sombré à mes côtés !

J’ai survécu. Ce n’est pas la faute des bourgeois. En les rançonnant aujourd’hui, je ne rentre pas précisément dans mon dû. Je ne les tiens pas quittes pour ça !


Et puis, ma fierté vient moins du taux élevé auquel on me cote, que de ce qu’en ma personne les irréguliers sont vengés.

J’ai fait mon style de pièces et de morceaux que l’on dirait ramassés, à coups de crochet, dans des coins malpropres et navrants. On en veut tout de même, de ce style-là !… Et voilà pourquoi je bouscule de mon triomphe ceux qui, jadis, me giflaient de leurs billets de cent francs et crachaient sur mes sous.


Eh bien, merci !

Il n’y a pas une semaine que je suis au Figaro, et voilà qu’ils en ont assez.

Le journal a une clientèle d’insouciants et d’heureux, d’actrices et de mondaines ; le fait est que je ne dois pas les faire rire toujours.

Une fois par hasard, du Vingtras, c’est drôle, comme une escapade chez Ramponneau, comme une dînette à la ferme où l’on trempe du pain noir dans du lait blanc, comme une visite d’élégante dans un logis de blousier où la soupe sent bon — mais quotidiennement, jamais !

Or, je ne puis ni ne veux être l’amuseur du boulevard.

Je n’ai pris personne en traître. Je sentais si bien, quand l’on m’a embauché, que j’aurais à lutter contre le Tout-Paris, que j’avais repoussé les rouleaux d’or, tant qu’on n’avait pas stipulé que je serais libre de mener la campagne à ma guise.

On savait à qui l’on avait à faire.


Il paraît que non.

Il ne me reste qu’à plier bagage ; je n’aurai pas été moi au péril de ma dignité, au risque de ma vie, pendant les jours obscurs, pour devenir un chroniquailleur d’atelier ou de boudoir, un guillocheur de mots, un écouteur aux portes, un fileur d’actualités !


— Si vous vouliez pourtant, avec votre coup de pinceau ! dit Villemessant, qui tiendrait à me garder.

Oui, parbleu ! J’ai des adjectifs pour la rue Bréda aussi bien que pour le faubourg Antoine. Je m’entendrais tout autant à écraser des vessies de couleur sur ma palette qu’à bitumer mes toiles ou à buriner mes eaux-fortes.

Si je voulais… Oui, mais voilà, je ne veux pas ! Nous nous sommes trompés tous les deux. Vous voulez un égayeur, je suis un révolté. Révolté, je reste, et je reprends mon rang dans le bataillon des pauvres.


Car me voilà pauvre de nouveau, — encore, toujours !

On avait bien fait des traités, convenu que, dans le cas de séparation, je serais payé quand même. Et pourtant il a fallu lutter, car il s’agissait non seulement de la sécurité que donne l’argent en poche, mais d’une défaite à éviter. Ça a fini en marmelade : une combinaison, quelques billets de mille, l’offre d’un roman…

Je l’ai essayé, ce roman ! Mais, décidément, je ne suis pas assez loin de ma jeunesse empestée et meurtrie, et ces pages-là, on les trouverait, certes, bien plus que mes articles, pleines de rages sourdes et hérissées de fureur !

Je suis sorti pour rien de mon taudis — le temps seulement de gagner la haine de mes confrères qu’a glacé ma pâleur de Cassius. C’est un élan de perdu !


Mais voici qu’il y a du bruit dans le Landerneau politique ; Olivier s’agite et Girardin le défend. Une lueur a passé dans le lorgnon planté sur le nez du masque pâle, qui a levé sa main grise, et menacé l’aréopage d’hommes d’État qui entoure l’Empereur.

On a tué son journal.

Oh ! ses ongles ressortent, ses nerfs se raidissent, il se retrouve sur ses pattes ! Et il se démène et rugit dans le sac où l’on veut le coudre, — le vieux chat !


Son journal est mort, mais il a trouvé un homme en peine, qui lui a vendu le sien, prêté sa maison, et il va s’installer là, donnant rendez-vous à tous ceux qui désirent mordre.

Il s’est rappelé mes crocs. Je reçois un mot de lui : « Venez. »

Je le trouve en veston bleu, une rose à la boutonnière ; il arrive à moi, la main tendue et le sourire aux lèvres :

— Boule-dogue, on va vous déchaîner ! Vous ferez la chronique le dimanche… Et qu’on vous entende aboyer, n’est-ce pas ?

Ses babines se retroussent et il miaule en croisant ses griffes !


J’ai donné un coup de gueule, et ça n’a pas traîné !

On a ordonné à Girardin d’abattre son chien. Il n’a fait ni une ni deux, et m’a dépêché son gérant, pour m’attacher la pierre au cou et me jeter à la rivière.


Il eût pu attendre, cependant.

Car un soldat s’est chargé de me descendre pour tout de bon — un soldat à panache et à trois galons d’or, qui a déjà repassé sa flamberge, à ce que l’on raconte, et qui veut venger son général.

Ce général, Yusof, un barbare, vient de rendre ce qu’il avait d’âme. J’ai hurlé à la mort, près de son cadavre, au nom des innocents qu’il avait fait assassiner.

Son état-major a délégué le plus fort au sabre, pour me clouer saignant sur le cercueil.

C’est ce qu’on dit du moins ; c’est ce que vient de m’apprendre Vermorel.


— On vous provoquera demain, ce soir peut-être…

— C’est bien. Restez là et écoutez-moi. Si, au nom de ce colonel, les culottes rouges viennent me demander réparation, réparation ils auront et je leur ferai bonne mesure. Vous savez mon duel avec Poupart ? Il était entendu que l’on tirerait jusqu’à ce que le plomb manquât, et canon contre poitrine, à volonté ! Or, Poupart était mon camarade, et ces soudards sont mes ennemis ; nous devons donc aller plus loin avec ceux-ci. Il n’y aura qu’une balle, une seule : les casseurs de poupées en seront pour leurs frais de tir. On se postera dans cette cour, là-dessous, s’ils veulent ; on ira où j’ai abattu Poupart, s’ils préfèrent. Mais deux heures après leur visite, sans procès-verbal, et sans pourparlers ! Voulez-vous être mon témoin ?

— Diable !…

— Allons, vous le serez. Mon cher, nous allons vider une bouteille de derrière les fagots, et trinquer à la belle occasion qui est donnée à un pékin et à un réfractaire de tenir en joue un commandant de régiment !


Il fait un soir tiède, mon logis est loin du bruit… c’est le crépuscule et le silence.

Deux ou trois fois des bottes ont fait sonner le pavé. J’ai espéré que c’étaient eux ; je voudrais en finir du coup.

— Je reviendrais demain, a dit, près de minuit, Vermorel. Le bateau est peut-être parti trop tard d’Algérie. Au matin, ils pourront être arrivés.


Personne ne s’est présenté, pas plus aujourd’hui qu’hier.

C’est à mourir de colère ! Avoir fait ses provisions de courage, s’être préparé à une fin superbe ou à une victoire qui dominerait la vie — et rester sur les angoisses de l’attente, et l’humiliation du suicide imposé par Girardin !

L’officier a été moins bête que je ne croyais. Peut-être même n’a-t-il jamais songé à aiguiser son bancal, voyant que j’avais déjà la langue coupée, et, qu’en tant que journaliste, j’étais mort.


En effet, l’avertissement collé en tête de la feuille de Girardin me désigne comme dangereux. Nulle part, on ne voudra de celui qui, du premier jour, attire la foudre sur la maison où il entre.

Me voilà bien loti : repoussé de partout !

Je me sens moins libre que quand je traînais la guenille dans les coins sombres. J’avais l’indépendance de celui qui, dans un cul de basse-fosse, peut creuser la pierre, et faire un trou par où il sautera sur la sentinelle pour l’égorger.

C’était ma force — maintenant, la mèche est éventée, je suis signalé. Et, comme la bête noire des gardes-chiourmes, au bagne, je verrai s’écarter de moi ceux qui ont peur du bâton aussi bien que ceux qui le manient.

C’eût été une autre paire de manches si j’avais tué raide le colonel !


— Mais, mon cher, les témoins n’auraient pas voulu, et vous eussiez encore passé pour un lâche.


C’est bien possible !

Je vis dans un monde de sceptiques et de nonchalants. Les uns n’auraient pas cru à mon envie tragique, les autres m’en auraient voulu d’introduire la mort dans le duel de presse et m’eussent calomnié, pour que je ne plantasse pas, sur le chemin du boulevard, ce jalon sanglant.


Heureusement, je suis fort, et si mes conditions avaient été repoussées, j’aurais endommagé la binette du provocateur et je lui aurais tiré les moustaches, jusqu’à ce que la foule s’attroupât !

Aux faubouriens et aux sergents de ville accourus, j’aurais crié :

— Il voulait me saigner, comme un cochon, parce qu’il sait le sabre… je lui propose la partie à bout portant, et il cane ! Laissez-moi donc taper dessus !


On m’aurait peut-être fait assassiner, par mégarde, fait casser les côtes ou les reins, sournoisement, pendant le transfert au commissariat, sinon au poste, dans un tumulte de violon, où un faux ivrogne eût soulevé la querelle, et où la clef du geôlier, ayant l’air de nous séparer, m’aurait défoncé la poitrine.


Rien de tout cela ne s’est passé.

Je n’ai, par bonheur, confié à personne cette rumeur venue jusqu’à moi. Si j’en avais ouvert la bouche, les camarades n’eussent pas manqué de prétendre que j’avais inventé le colonel pour inventer le duel à mort.

Quelle misère !

VIII

Villemessant continue à crier sur les boulevards :

— Vingtras ?… Ah ! mes enfants, quel machin !

Drôle d’homme !

C’est un Girardin avec de gros yeux ronds, les bajoues blêmes, la moustache d’une vieille brisque, la bedaine et les manières d’un marchand d’hommes, mais amoureux de son métier et arrosant d’or ses cochons vendus.

Capable de massacrer de sa blague féroce un rédacteur qui a fait four chez lui, mais, deux minutes après, « pissant de l’œil » comme il aime à dire, au récit d’une misère de foyer, d’une maladie de gamin, d’une infortune de vieillard ; vidant sa poche à sous et celle à louis dans le tablier d’une veuve en larmes, d’un geste aussi crâne que celui avec lequel il crevait la paillasse à l’orgueil d’un débutant, ou même d’un ancien ; s’asseyant sur toutes les délicatesses des gens — l’animal ! — mais ayant le cœur sous la fesse !

Il faut que ses bonisseurs attirent la foule ! Si un des gagistes ne fait pas l’affaire, il lui flanque son sac devant le public, à la parade, et lui fait descendre, la tête en bas, l’escalier de la baraque. Il exige des sujets qui, sur un signe de lui, cabriolent et se disloquent, sautent au lustre, fassent craquer le plafond ou le filet…

Je ne lui en veux pas de ses brutalités graissées de farce !


— Eh ! là-bas ! le croque-mort, j’ai quelque chose à vous demander ! C’est-il vrai que quand vos parents sont venus à Paris, pour s’égayer, vous les avez conduits à la Morgue et au Champ-des-Navets ? Oui ?… Ah ! zut, alors ! Et moi qui veux des rigolos ! Vous ne l’êtes pas pour deux sous, vous savez ! Non, vrai, vous n’êtes pas rigolo ! Ah ! je sais bien ce qu’il faudrait pour faire faire risette à monsieur… une bonne révolution ? Si ça ne dépendait que de moi… mais que dirait « mon Roy » ? Voyons, oui ou non, sans barguigner, fusillera-t-on papa à l’avènement de Sainte-Guillotine ?


Ma foi, non ! Après tout, il a ouvert un cirque à toute une génération qui se rongeait les poings dans l’ombre ; sur le sol où l’Empire avait semé le sel biblique de la malédiction, il a jeté, lui, le sel gaulois à poignées — de ce sel qui ravive la terre, assainit les blessures, et remet la pourpre dans les plaies ! Paris lui doit, à ce patapouf, un regain de gaieté et d’ironie. Légitimiste, royaliste ? allons donc ! Il est un blagueur de la grande école, et, avec son journal tirant à blanc contre les Tuileries, le premier insurgé de l’Empire.


Girardin aussi.

Il en est du momifié de la Liberté comme du poussah du Figaro. Si l’on casse la glace dans laquelle il a mis refroidir son masque, on trouve de la bonté tapie dans la moue de ses lèvres, et des larmes gelées dans ses yeux froids.

Il n’a pas le loisir d’être sentimenteux, le pâle, ni d’expliquer son dédain de l’humanité, ni pourquoi il a le droit de fouailler, en valets, ceux qui sont gens à se laisser fouailler, les pleutres ! Il n’insulte pas ceux qu’il estime, pas de danger !

Il a donné un coup de couteau dans mon fatras d’illusions, mais il me l’a porté en pleine poitrine.


— C’est parce que je vous ai reconnu courageux, m’a-t-il dit l’autre jour, où, en pleine soirée, il m’a pris le bras, devant tous, et s’est promené avec moi longtemps.

Il s’est arrêté tout d’un coup, et me fixant :

— Vous croyez que je méprise les pauvres, n’est-ce pas ? Non ! Mais je trouve imbécile l’homme au cerveau robuste qui fait le puritain avant d’avoir assuré sa liberté en mettant de l’or dans son jeu. Il en faut ! Et puis, a-t-il ajouté plus bas, on peut faire le bien — en cachette, par exemple… sans quoi les affamés vous mangeraient la vie !


Il paraît, en effet, qu’il est un charitable, ce cynique !

J’ai appris même que, dans le cimetière de Saint-Mandé, l’homme atteint par sa balle peut dormir consolé ; que la veuve du mort vit, depuis l’enterrement, du pain donné par la main ensanglantée du duelliste, et que le fils a pour tuteur inconnu dans la vie celui qui tua son père[1].

Shakespeariens à leur façon, ces deux journalistes du siècle : l’un traînant le ventre de Falstaff, l’autre offrant la tête d’Yorick aux méditations des Hamlets !


— Mettez-vous dans vos meubles, mon cher, ayez un journal à vous ! ne cesse de me beugler le gros Villemessant.

C’est bientôt dit ; mais je vais essayer tout de même !

J’y ai consacré six mois — six mois pendant lesquels je n’ai employé mon temps qu’à prendre des consommations ruineuses, dans des endroits luxueux où je faisais des stations de deux heures en guettant les richards, comme jadis, à l’époque de Chassaing, en attendant les sept sous pour le gloria, bu à l’œil, et pour lesquels le délégué au crédit était parti en expédition.


Que de petites lâchetés et de hontes comiques !

J’ai ri aux calembours de fils de famille, plus bêtes que des oies ; j’ai fait la bouche en cul de poule quand ils en contaient « une bien bonne » parce qu’ils devaient mettre cent louis dans l’affaire ; j’ai rincé le bec à des chevaliers d’industrie qui me promettaient un héritier ou un usurier… et qui se fichaient de moi.

Ah ! j’ai bien fait de naître Auverpin !

Un autre se serait lassé et aurait demandé grâce à l’ennemi. Moi, je n’ai pas cédé d’une semelle — ce sont mes semelles qui ont cédé.


Car j’ai croqué, pendant ce chômage, ce qui me restait de l’argent du Figaro ; j’ai même des dettes. Me voici arrivé au dernier billet de cent francs.

Je le ménage, en mangeant du pain et en buvant de l’eau, chez moi, pour pouvoir aller sucer une côtelette et prendre une tasse de thé, au café où vont les capitalistes.


À la fin, j’ai mis le grappin sur un collet tout pelucheux, et j’ai pincé entre les battants de ma porte une redingote de juif.

Je le tiens !

Il mettra son nom en tête, aura le titre de Directeur, la moitié des bénéfices, et versera, pour cela, deux mille francs !

On va vraiment loin avec deux mille francs !

Mais, loin ou non, j’ai hâte d’en finir.

— Vous avez le génie de l’administration, dites-vous ? Moi, je suis sûr de moi !… Au mur, les affiches !


On en a collé pour cinquante francs.

Si rares qu’elles soient, les malheureuses, l’une d’elles a frappé les yeux d’un patron de journal qui a prétendu que si j’étais allé le voir, il m’eût accueilli à bras ouverts. Il ment.

— Voulez-vous lâcher votre canard qui crèvera en cassant sa coquille et entrer chez moi ?

— Non !

J’ai envie de rire un peu au nez de cette société que je ne puis attaquer de vive force, fût-ce au péril de ma vie !

L’ironie me pète du cerveau et du cœur.

Je sais que la lutte est inutile, je m’avoue vaincu d’avance, mais je vais me blaguer moi-même, blaguer les autres, hurler mon mépris pour les vivants et pour les morts.


Et je l’ai fait ! — je me suis payé une bosse de franchise, une vraie tranche de dédain !

J’ai appelé à moi les premiers venus.

Il m’est arrivé un jeune homme de seize ans, à la figure maladive, avec des airs de fille, mais aussi avec l’ossature faciale d’un gars à idées et à poil. Espèce de moulage de plâtre jauni à l’air, avec le rat de la phtisie logé dedans ! C’est Ranc qui me l’a envoyé.

Il a rôdé deux heures devant la maison, avant d’oser monter ; c’est sa mère qui a fini par pousser la porte et demander, pour son fils, Gustave Maroteau, l’aumône d’une auscultation littéraire.


Derrière lui est entré Georges Cavalié, le Don Quichotte de la laideur, long, sec, dégingandé, biscornu, que j’ai baptisé Pipe-en-Bois, il y a deux ans, au café Voltaire — à cause de son air de calumet à tuyau de frêne, taillé par un berger — et qui, sous ce nom, représente le sifflet du paradis, depuis le boucan d’Henriette Maréchal aux Français ! Fruit sec de la Pi-po, mais pas bête ; bizarre, gai, vaillant aussi, n’ayant pas de poitrine, mais ayant du cœur.


Un autre, rougeaud, trapu, avec un crâne chauve bleui par places, comme une poularde où il y a des truffes, l’air paysan, les oreilles percées, la mouche du vigneron sous la lèvre. Il est débarqué chez moi, se disant patronné par les Goncourt, et m’a emmené chez eux.

Il a encore pour parrain Lepère, un avocat de son pays, député de demain, poète de jadis, auteur de la chanson du Vieux Quartier Latin, qui connaît depuis dix ans et aime comme tout le garçon au crâne truffé.

— Vous pouvez compter sur lui, a-t-il fait en tapant sur l’épaule de l’homme. Lourd, mais sûr.

Et Gustave Puissant est devenu le Roger Bontemps du journal. Il fait des articles saisissants à force d’être surveillés et fouillés ; il espionne la nature, moucharde ses héros, et vous livre des dossiers empoignants.


J’ai un Normalien qui fait pipi sur la Normale.


Et tous de casser le mufle aux rengaines et d’allumer des incendies de paradoxes, sous le nez des cipaux de marbre qui montent la garde dans les musées — la blague ayant toujours sa cible sérieuse et devant, sans cesse, aller écorcher le pif de Badinguet aux Tuileries !

Mais il faudrait un cautionnement pour pouvoir jaboter politique, même en se moquant ! Et tous les mois on saisit notre pauvre Rue, on arrête la vente des kiosques, on nous fait les cent mille misères !


Un beau jour, j’ai écrit une page brutale, les Cochons vendus, qui, en paraissant souffleter des maquignons, giflait magistrats et ministres, légalité et tradition.

L’huissier est venu.

On va nous tuer.

Mais je ne suis pas en nom ; la loi ne s’en prend qu’au gérant et ne désire pas atteindre le coupable, pourvu que l’arme soit brisée.


Pauvre gérant ! Il m’a été adressé, par je ne sais qui, et s’est fait reconnaître à moi en deux mots qui ont réveillé l’une des souffrances que j’ai tenues cachées, depuis mon enfance, dans le coin le plus ensanglanté de mon cœur.

Un jour, quand j’avais dix ans, alors que le père était pion et avait obtenu que son fils travaillât, à ses côtés, dans la chambrée des grands, un élève irrita M. Vingtras, qui leva la main et effleura le visage de l’écolier insolent.

Le frère de cet écolier, solide, fort, déjà moustachu, qui se préparait à la Forestière, sauta par-dessus la table, et vint, à son tour, frapper le maître d’étude, et le bouscula et le battit.


J’aurais voulu tuer ce grand-là ! J’avais entendu l’économe parler d’un pistolet qu’il avait dans son armoire. Je m’introduisis comme un voleur chez lui, fouillai dans les tiroirs, ne trouvai rien. Si j’avais mis la main sur l’arme, j’aurais peut-être passé en cour d’assises.

Le proviseur s’émut, et des excuses furent faites, en plein réfectoire. — Mon père pleurait.


Quand, excitée par un hasard, ma mémoire a reconstruit la scène, je l’ai maltraitée, bourrée d’autres pensées et traînée vite sur un autre terrain, parce qu’il me semblait sentir fermenter de la boue sous mon crâne !

Et voilà que c’est le cadet de celui qui insulta mon père qui offre ses joues pour recevoir les soufflets de la Justice !

J’ai eu, un moment, l’envie de me venger sur l’innocent. Si ses cheveux n’avaient pas été gris, je lui rendais la gifle, alourdie par vingt-cinq ans de fureur, et je l’assommais.

Mais il a l’air bon, ce candidat à la gérance. Puis il ne demande presque rien. Et, parce que le frère du souffleteur s’offre au rabais, le fils du souffleté oublie l’injure, et l’embauche. Pour un million, je n’aurais pas voulu de la douleur que le scandale me laissa : pour vingt francs de moins à donner, je tope dans la main de l’individu.


Il sanglote, à son tour, quoique pourtant ce ne soit pas une humiliation, mais presque un honneur qui l’attend. Il sera « condamné politique » et ceux qui ne l’auront pas vu geindre et se lamenter devant les juges le salueront.

L’avocat du journal tire de son attitude des effets de pitié joyeuse, et il demande grâce pour le pauvre homme, qui en attrape pour six mois tout de même, et sort en épongeant son crâne chauve, sans s’apercevoir que son mouchoir à carreaux dégoutte, grâce à la rigole des larmes.

— Tâchez d’obtenir que je ne fasse pas la prison, demande-t-il, entre deux hoquets, au défenseur qui promet de s’en occuper. Six mois ! six mois !!

Il fait pisser son foulard… et Laurier de rire derrière lui.


Il rirait derrière une douleur pour tout de bon, ce Laurier ! Point par cruauté, mais parce que ses veines charrient le mépris de l’humanité et que ce mépris tortille et fronce sa bouche menue : museau de rongeur, face de rat — de rat qu’on aurait pris par la queue et trempé dans un tonneau de Malvoisie. Le teint est vineux, c’est un sanguin !

Il y a de la vigueur, sous son enveloppe frêle, et, entre ses petites dents à grignoter le bois, siffle une voix aiguë et ferme, qui s’enfonce en vrille dans l’oreille d’un tribunal.


Il est gai et mordant, hardi même. Il n’a pas seulement des grains de sel sur la langue, mais aussi des grains de poudre ; il fait rire et fait peur, avec son ironie qui tantôt amuse et tantôt ensanglante, qui pique ou déchire au choix — sans que la passion s’en mêle jamais !

Il est le scepticisme incarné ; c’est un tireur pour la joie de tirer et de toucher, qui fait rouge de son épée et blanc de ses convictions.

Ce petit homme sans menton, sans lèvres, à tête de belette et aussi de linotte, est une des caboches les plus fortes de son temps, le Machiavel de son époque… un Machiavel chafouin, blagueur, fouilleur, viveur, puisqu’il vient après Tortillard, Jean Hiroux, Calchas et Giboyer.

Il n’écrit plus le Prince — pas de danger ! — il est en train d’écrire le Tribun.


Il a rencontré au Palais un gars du Midi, à la tignasse noire, au timbre ronflant, jouant les débraillés, et borgne ; ce qui en fait un être à part, lui donne une marque de fabrique, un signe qui le fera reconnaître. S’il eût eu ses deux yeux, l’autre ne l’aurait pas pris ; un homme comme tout le monde, sans une taie, une bosse, un tire-l’œil, n’aurait pas fait son affaire.

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Laurier n’hésite pas, et étend la main sur le phénomène. C’est le bélier qu’il dressera pour faire, à coups de corne, les trous par où se glisseront ses envies de millions et ses fièvres de curiosité.

Il pourrait ronger avec ses quenottes et passer — il préfère qu’un autre enfonce.

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Il a flairé son temps.

On espère une grosse voix, un geste peuple, une allure d’orateur de carrefour, un Thérésa mâle. On est las de Schneider et de Morny, de Cochonnette et de Caderousse ; la bourgeoisie a plein le dos de l’Empire et veut paraître courageuse contre lui, après l’avoir préparé par sa lâcheté, ses assassinats d’ouvriers, et ses transportations sans jugements.

L’orgueil de la race, son intérêt aussi, la poussent à faire les gros yeux au Bonaparte. Les prunelles de Gambetta, même celle qui a un voile — surtout celle-là ! — lanceront le regard de colère et la lueur de mort qui doivent menacer le pouvoir !

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C’est sa façon de rire au Forum, à ce Laurier qui aime les mystifications féroces et se délecte à ce rôle de Barnum au nez creux, qui sent que le vent est à la paillasserie de l’éloquence.

Car la vulgarité même de Gambetta sert à sa vogue, la banalité de son fonds d’idées est l’engrais de son talent. Cabotin jusqu’au bout des griffes, il ne prend pas une minute de vacances, n’accroche à aucune patère, ni de salon bourgeois, ni de café de noceurs, ni de cabaret louche, son ulster en peau de lion — toujours Dantonesque, même à table, même au lit !

Il a lu que Danton, avant d’éternuer dans le son, déclara qu’il ne regrettait pas la vie, ayant bien soiffé avec les buveurs, bien riboté avec les filles ; et il fait le soiffeur, le riboteur, le Gargantua et le Roquelaure !

Il se crée, autour de ses tapages et de ses orgies, une légende que Laurier chauffe.

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Ce mélange de libertinage soulard et de faconde tribunitienne emplit d’admiration les petits de la conférence Molé ou les ratés du café de Madrid, qui s’en vont criant à la foule :

— Hein ! est-ce un mâle !

Cabotin ! cabotin !

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IX

Un article de la Rue m’a retiré le pain de la bouche. J’y signalais comme farceurs ou fusilleurs futurs les députés de Paris.

Désormais, les journaux de l’opposition me sont fermés. J’ai osé toucher aux idoles : les bonapartistes m’ont emprisonné, les tricolores vont m’affamer.

Chaque barreau de l’échelle parlementaire porte un des cinq coqs de la gauche que j’ai déplumés, dont j’ai fait saigner le croupion. Ils ont juré, pour leur revanche, de me faire saigner l’estomac et le cœur.

On ne laissera pas plus gazouiller mes rossignols littéraires qu’on ne laissera aboyer mes colères politiques. J’ai engagé la lutte, le rire aux dents. Il faudra que ces dents s’allongent, ou que je me les laisse arracher, que je demande grâce, et que j’aille leur lécher les bottes.

J’ai vraiment eu une riche idée en écrivant ces deux cents lignes !… Elles me désignent à la calomnie et à la mort !


— Elles vous désignent au peuple aussi ! m’a dit un vieil insurgé, en me prenant le poignet et avec un éclair dans les yeux. Tenez bon, nom de Dieu ! et, aux jours de révolution, c’est vous que le faubourg appellera ; c’est eux qu’il collera au mur ! Rappelez-vous ce que je vous dis là, citoyen !


Tenir bon ! Oh ! si j’avais seulement la miche assurée, la chemise blanche, un galetas, l’ordinaire de la crémerie, — cent sous de rente par jour !

Je ne les ai pas !

Il va falloir gagner sa vie à tripoter encore les livres, à compiler les vieux, à pondre des œufs de cane pour les faiseurs de dictionnaires, qui, moyennant dix centimes la ligne, prendront le droit de m’humilier à plaisir, de me faire stationner dans l’antichambre, de hocher la tête en brocanteurs qui déprécient la marchandise qu’on leur apporte… surtout quand celui qu’ils exploitent est un failli du succès.

Oh ! mieux vaudrait casser des pierres sous le grand soleil !


— Je t’écoute ! m’a crié Landriot, qui a lâché la Normale pour être secrétaire d’un gros bonnet de la Sorbonne, lequel a claqué et l’a laissé dans la panne.

Il est devenu la béquille de Gustave Planche ; claqué aussi le père Planche !

Et Landriot, depuis des années, a la salive rouge ; c’est en toussant, et d’une voix cassée, qu’il a cinglé l’ambition de mon souhait avec son rire poussif de gavroche agonisant.


Il a essayé de tout, lui — jusqu’à la mendicité !

Il ne le cache pas, il lance son aveu, avec les lambeaux de ses poumons, à la face de cette société qui a permis à la faim de lui ronger la poitrine — et l’honneur !

Il est même cause que je passe pour un gredin auprès de gens qui se contentent de le plaindre, et de s’égayer au récit et à la pantomime de la scène d’aumône.

— Moi, ai-je crié, j’aurais mieux aimé arrêter l’homme et lui dire : « Donne-moi de quoi acheter du pain, ou je t’étrangle ! »

Ils se sont voilé la face !

— C’est qu’il serait capable de le faire comme il le dit !


Oui, j’aurais préféré attaquer au coin d’un bois que mendier au coin d’une borne ; mais j’aurais préféré aussi me briser la tête contre un mur, ou me jeter à la rivière, que de ne pas garder ma probité intacte. C’est un outil qu’il me faut conserver pur et tranchant comme une lame neuve.

Landriot a ricané de nouveau.

— Ta pro-bi-té ? Tu en crèveras, comme moi de ma phtisie. Seulement, il faudra peut-être qu’ils te tuent, parce que, toi, tu es solide… Mais si tu te figures que tu vas manger ton saoul de par les dictionnaires, et avoir ton chalumeau de paille et ton droit au vin sur le radeau de Lachâtre ou de Larousse, il faut en rabattre, mon fiston ! Moins qu’avant, je te dis ! Ils se tiennent comme les doigts du pied, les libérâtres, et tu as marché, avec tes sabots, sur leurs bottines. En quarantaine ! au Lazaret !… Ah ! il te reste une chance, néanmoins, celle de devenir poitrinaire aussi. Alors, ils te feront peut-être la charité de te donner à rédiger des mots ayant rapport à ton mal. Et même, la veille de ton agonie, ils t’augmenteront, parce que tu n’auras eu qu’à coller, sur la page blanche, ton mouchoir plein de sang, pour décrire une pneumonie, comme Apelles, ce vieux birbe, peignit la rage !… Tiens ! quand on ne croit ni à Dieu, ni à diable, on devrait se faire prêtre ! On a au moins des hosties à manger ! Toi, imbécile, tu es l’hostie qu’on mange !


Heureusement, j’ai mon ardoise chez Laveur, le père nourricier de quelques vilains jeunes, comme moi, et de quelques beaux vieux, comme Toussenel et Considérant.

— Nous ne sommes pas inquiets, allez ! Vous nous paierez à la façon de M. Courbet chez Handler… quand ça lui plaît. Et ne vous ne gênez pas pour les extra ! Seulement, quand vous serez quelque chose vous vous souviendrez de nous, n’est-ce pas ?

Les simples ont l’air de croire que je serai « quelque chose » un jour, mais les éduqués haussent les épaules en entendant prononcer mon nom.

— Pourquoi, diable, vous occupez-vous de la politique ! Avec ce que vous avez dans le ventre, si vous faisiez seulement de la littérature, l’avenir serait si beau pour vous ! tandis que c’est la misère, la prison… Tenez, vous êtes toqué !


— Moi d’abord, je rogne les basques ! a dit, avec une moue significative, un tailleur des grands quartiers qui m’habillait depuis longtemps, et à qui je donnais de l’argent… quand j’en avais de trop. Comment ! vous pourriez être député, et vous vous mettez à insulter les Cinq ! Je ne travaille pas pour les barricadiers, je ne coupe pas des redingotes qui vont se salir contre les blouses.

Justement, j’avais besoin d’un complet de demi-saison.


Heureusement, un juif qui habille des camarades — à tempérament — a bien voulu me prendre mesure, et m’offrir toute sa maison. Mais il a à écouler un stock de velours tramé et il faut que j’accepte un costume de charpentier.

J’hésite, je soupire. Le juif en appelle à mes convictions. Un peu plus, il me traitait de renégat !

— Fus gui hêdes pur les hufriers, foyons ! Fus ruchiriez te hêdre hapillé gomme eusses ! Vaut bas êdre incrat, cheune homme, gui zait se gu’ils veront pur fus !

Lui aussi !

À qui se fier : de l’insurgé, du patron de table d’hôte ou de ce Shylock à tant par mois ?

Lequel croire ?


Je n’ai à croire ni ceci, ni cela. J’ai à reprendre, tout connu que je suis, le collier des anciennes détresses.

Mais cette fois, si l’on appelle : « Aux armes ! » quand j’apparaîtrai, on me reconnaîtra, et si je suis vêtu en gueux, on saluera ma misère.

Seulement, il faut pouvoir attendre le moment de bien mourir — et c’est dur d’être en complet de commissionnaire, lorsqu’on a été un moment sur le chemin de la fortune et de la gloire.

C’est moi qui l’ai voulu.

Pourquoi n’ai-je pas baissé d’un cran mon pavillon ? Pourquoi ai-je défendu les pauvres ?

Mais où serait le mérite : si je vivais d’eux — comme leur vermine !

X

Sainte-Pélagie.

On a fait la noce un brin, hier soir, entre camarades, avant de me conduire à Pélago.

J’ai écrit deux articles chez les autres, depuis que la Rue est morte. Les deux tartines m’ont valu la prison.

Je suis entré un peu parti !

On m’a cru malade, et on m’a dépêché le pharmacien.

Je me suis fâché. Un révolté avoir recours à l’apothicaire !

— Mais, monsieur, a fait le Diafoirus, tout le monde se drogue ici. Pour le moment, le pavillon des Princes est à ma merci !


C’est un rieur. Il m’a donné des détails.

— Le personnel des politiques est divisé en deux camps : ceux qui vont et ceux qui ne vont pas… vous m’entendez ! 89 va à peu près, 93 pas du tout, 1830 entre les deux. Il y a un ancien disciple de Pierre Leroux — par exemple, je ne vous dis que ça !


C’est qu’il touche juste, le pharmacien, et qu’il a mis le doigt où il fallait !

Non, 93 ne va pas.


Je vois, tous les matins, passer un homme qui porte, comme un calice sous un linge, une urne blanche. On dirait qu’il va dire une messe basse ; mais il entr’ouvre une porte dérobée qui se referme sur lui, hermétiquement.

Quand il ressort, c’est si vite que je m’y perds, et je puis à peine glisser, sous la serviette, un regard qui dévisage le récipient. Je ne reconnais pas le ventre ordinaire, la panse familiale.


J’ai fini par soulever les voiles.

L’urne mystérieuse est un vase intime qui s’est grimé pour tromper le monde, un Thomas qui a pris des allures d’amphore ; mais le bout de l’oreille passe… en un tuyau vert qui étrangle mes derniers doutes. D’ailleurs, l’homme s’est déboutonné, m’a dit tout, et m’a tout montré.

— J’en prends un tous les jours depuis trente ans, et je m’en trouve bien, vous le voyez.

— Oui. Seulement, pourquoi ne pas faire vider l’ostensoir par l’auxiliaire ?


Il s’est redressé, et, me fixant d’un air courroucé :

— Citoyen, dans une République telle que je la veux, chacun vide son pot. Il y a des corvées comme il y a des devoirs !

— Mais vous avez une tasse d’indiscipliné, un bénitier de ci-devant, vous trahissez !

— Non ! je suis centralisateur pour le fond et individualiste pour la forme. La giberne à tous, mais ronde ou ovale, au choix.

— L’exercice du tuyau serait-il obligatoire ?

— Ne plaisantez pas, jeune homme, je suis un vétéran ! Vous êtes trop nouveau, et pas assez mûr, pour avoir le droit de peser mes actions.

— Je ne demande pas à peser !


Trop nouveau ? pas assez mûr ?… Pas mûr encore pour le narghilé, non ! et pas fou des canules, l’ancien !

Ne voudrait-il pas que j’en eusse une aussi et que je m’exécutasse le matin, au commandement — sur un ordre du Comité du salut public. Artilleurs, à vos pièces !

— Je suis un pur, dit-il toujours.

Ah ! bien ! s’il n’était pas pur, après tant de coups de piston !

— Je reste à cheval sur les principes.

Il quitte bien les étriers une fois par jour, au moins.

— Nos pères, ces géants…

Mon père était de taille moyenne, plutôt petit ; mon grand-père était appelé Bas-du-cul dans son village. Je n’ai pas de géants pour ancêtres.

— L’immortelle Convention…

— Un tas de catholiques à rebours !

— Ne blasphémez pas !


— Et pourquoi donc ! Est-ce que je n’ai pas le droit de jeter ma boule dans le jeu de quilles de vos dieux ? Je croyais que vous étiez pour la liberté de penser, et de parler, et de sacriléger — si ça me prenait. Allez-vous me percer la langue avec un fer rouge, ou m’infliger le supplice de l’eau, par la bouche, avec le petit outil-là… si je ne demande pas grâce ? Ah ! non ! par exemple !

Peyrat répond par un sourire amer, et renfonce sur ses oreilles un passe-montagne comme on en a pour gravir le mont Blanc, lui qui est du mont Aventin. Car il en est. C’est un Gracque, cet homme à la cuvette, à la seringue, et au bonnet à mentonnière !


Le disciple de Pierre Leroux s’en paie !

Une légende court sur lui.

Cantagrel a été, dans un coin de France, membre de la Société du Circulus. Chacun devait, pour la prospérité commune, fournir sa part d’engrais — coûte que coûte ! L’humanitarisme le perdit, il voulut faire du zèle, prit des herbes qui lui mirent le feu au corps, et dut revenir à Paris, pour tâcher d’enrayer.

— Si encore quelqu’un en profitait ! dit-il parfois mélancoliquement.


Il a, paraît-il, écrit à Hugo, à propos du chapitre sur Cambronne, dans les Misérables. Hugo lui a répondu :

« Frère, l’Idéal est double : idéal-pensée, idéal-matière ; envolement de l’âme vers le sommet, chute de l’excrément vers le gouffre ; gazouillements en haut, borborygmes en bas — sublimité partout ! Votre fécondité égale la mienne. Frère, c’est assez… relevez-vous ! »

— C’est moi qui ai signé Hugo et monté la blague, m’a dit un camarade.


Sont-ils drôles, tout de même !

Ce Circulutin a été condamné comme gérant d’une feuille incendiaire — je m’en doutais !

L’autre est le rédacteur en chef du seul journal républicain qui ait pu venir au monde, avoir droit à la vie, trouver grâce devant l’empereur. Non pas que l’homme soit un courtisan et ait commis une lâcheté — il est, au contraire, un raide et un inflexible. Mais à la manière des Jacobins, et Napoléon sait bien que Robespierre est le frère aîné de Bonaparte, et que quiconque défend la République au nom de l’autorité est un Gribouille de l’Empire !


Je puis m’isoler, heureusement.


Au Petit Tombeau.

J’habite le Petit Tombeau.

C’est, au haut de la prison, une chambre étroite et triste ; mais, en grimpant sur la table, on arrive jusqu’à la fenêtre, et, de cette fenêtre, on voit la cime des arbres et une grande bande du ciel.

Je passe des heures entières la tête contre les barreaux, à humer la fraîcheur du vent ou à recevoir, sur le front, ma part de soleil.


Cette solitude ne m’effraie pas. Souvent même, je plante là 89 et 93 pour me trouver simplement en face de moi, et pour suivre ma pensée, blottie dans un coin de la cellule ou baignant, dans l’air libre, au-delà de la croisée grillée.

Cette captivité n’est point pour moi la servitude : c’est la liberté.

En cette atmosphère de calme et d’isolement, je m’appartiens tout entier.


Le club.

Ce calme-là a été tout troublé, parce que des vides se sont produits ; j’ai été appelé à la chambre d’honneur, qui a été envahie, et que j’ai laissé envahir de bon cœur. Mon logis est devenu le salon, la salle à manger, la salle d’armes, et le club de la prison.

On en fait un tapage là-dedans !

Mais le preu, pour le boucan, est, hors de marque, l’ancien collaborateur de Proudhon, le père Langlois.


— Nom de Dieu ! Sacré nom de Dieu !!!

— Ah ! c’est vous !… Quel temps fait-il dehors ?

— Quel temps ?

Il tape sur les meubles, roule des yeux féroces, chasse, d’un coup de botte irrité, une paire de pantoufles qui traînait près du lit.

— Quel temps ?… Il fait très beau !

C’est avoué d’un ton furieux et menaçant. Sa main semble chercher le sabre ; il a l’air de déchirer une cartouche en se mouchant, de porter une dépêche au général, quand il part avec de vieux journaux dans ses doigts crispés — revenant quelquefois d’un bond, la figure contractée.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Il y a quelqu’un !


Au bout de dix minutes qu’il est là, le chahut devient terrible. On monte sur les chaises ; lui, grimpe sur la table de nuit !

C’est une pantomime et des cris d’hystérique !

Nous ne sommes que des choses de chien !

Comment ! moi, Vingtras, j’hésite à pendre le gouverneur de la Banque !

— On a donc parlé de le pendre ?

Oué ! oué ! et vous renaudez, nom de Dieu !

Il a, aujourd’hui, envie de dresser une potence pour le détenteur du numéraire, qui ne vit que sur son portefeuille — le sale bougre !

Il simule l’exécution.

Il prend son mouchoir, se pend un peu lui-même, fait couic au grand moment, risque d’avaler sa langue, se décide à redescendre… et se précipite de nouveau sur les chaussons, avec une rage de jeune chien qui fait ses dents.


— Maî il ait tooquaî, çait hôômme ! dit Courbet, qui fume dans un coin. Il parle de Peurrouddhon ? moâ seul l’ai côônnu. N’y avait que nous deusse de praîts en Quarrante-huit ! Haî ! pourquouâ que vous criaî côômme çââ ? nom d’un paitit bonhôômme !

— Je ne crie pas, je suis plus calme que vous, nom de dieu ! sacré nom de dieu !!!


Comiques et assommants, ces visiteurs gueulards, ces détenus qui vont ou qui ne vont pas — des gens qui ont fait leurs classes, pourtant, des éduqués, des bourgeois !

Quelquefois, un travailleur vient leur faire honte de leur bêtise, et refouler leurs bouillons pointus. Plus fort qu’eux, le manieur d’outils !

Il a conquis un nom, ce Tolain, dans les réunions publiques. Il est le chef moral de la classe ouvrière.

Une face étroite — qu’allonge et amincit encore une longue barbe coupée ras sur les joues — œil vif et bouche fine, un beau front.

Il zézaie un peu, lui aussi, comme Vermorel. Ambitieux redoutables, ceux qui mâchent ou ont l’air de mâcher le caillou de Démosthène ! C’est derrière des bégaiements d’enfants que s’embusque leur énergie d’hommes d’action.


Distingué, sous ses habits vulgaires.

J’ai déjà vu un célèbre qui avait cette allure-là : le prêcheur blond de la Saint-Barthélemy de Juin, celui qui, d’un geste bénin et avec du miel sur les lèvres, décréta le grand massacre — de Falloux.

Peut-être n’ont-ils pas le nez fait de la même façon ; mais je rapproche leurs silhouettes dans le miroir, parce que leurs aspects se dressent pareils devant moi et qu’ils ont la même élégance grêle, la même douceur d’accent, la même lueur de regard… ce noble et ce roturier !


Il a la marche un peu balancée du plébéien ; mais c’est exprès, peut-être ! S’il voulait, cela deviendrait la souplesse du gentilhomme. Avec son rire discret, son regard pointu, son profil aiguisé, sa barbe, dont il affine les poils, il me semble ne songer qu’à crever l’atmosphère populaire et l’air sombre dans lequel il vit. Il cisèle avec patience l’outil de son ambition, ex-ciseleur qui a lâché ses outils de métier depuis longtemps.

— Il est même question d’ouvrir une souscription pour les faire repasser, tant ils sont rouillés ! a dit un farceur d’atelier.


Mais s’il a la peur du travail qui salit les mains, il n’a pas peur de l’étude solitaire, des longues veillées passées en tête-à-tête avec les Pères de l’Église économique et les Pères de la Révolte sociale. Il a acheté, sur les quais, Adam Smith et Jean-Baptiste Say, vendus au bouquiniste par quelque bourgeois tombé, quelque déclassé descendu dans le ruisseau. Ils sont maintenant sur la table de l’artisan qui monte.

Avec quatre ou cinq volumes de Proudhon, cela a fait le compte. Il a la pierre de touche de toutes les monnaies de métal et d’idées, il deviendra un savant — il l’est. C’est lui, le contremaître de l’atelier où se fabrique la révolution ouvrière.

Il gagne sa vie, comme employé, chez un quincaillier tout fier d’avoir pour commis un garçon qui en sait si long.


Il a déjà un clan, ce plébéien émancipé. Un bûcheur massant pour de bon, Perrachon, qui, lui, n’a pas quitté l’établi, représente le labeur manuel dans ce ménage d’opinions. Il vénère à l’égal d’un dieu celui qui s’est fait teneur de livres et dévoreur de grimoires. Et il le copie et il le singe, taillant sa barbe et ses cheveux tout pareil, boutonnant son paletot de même, et plantant son chapeau à semblable inclinaison sur le front ou l’oreille.

C’est encore, je me figure, une habileté de mon Falloux de faubourg, ce Sosie ! Avec les bretelles de son tablier de travail, Perrachon lie à son patron d’idées le peuple, qui, sans cela, se défierait peut-être de cette veste qui s’allonge en redingote.

Pourvu qu’il ne coupe pas ce cordon-là, un matin — et qu’il ne lâche pas les blousiers comme il a lâché la blouse !

XI

J’ai entrepris l’histoire des vaincus de Juin. J’en ai retrouvé plusieurs, tous pauvres, mais presque tous dignes dans leur misère. Quelques-uns, seulement, ont été gâtés par les habitudes fainéantes des prisons, et laissent à la femme le poids du travail et le soin de nourrir le ménage.

Beaucoup de ces femmes ont été héroïques. Elles ont élevé la marmaille pendant que le père était à Doullens ou au bagne, se privant de tout pour que les petits citoyens ne manquassent de rien, dépensant autant de génie que de courage pour faire sortir de terre un métier, une industrie, un truc à pain. Et les moutards ont poussé — graine d’insurgés !


Quelques filles ont bien disparu, à l’âge où un ruban bleu affole et où la misère enlaidit. C’est la douleur des mansardes, où le proscrit n’a retrouvé que l’image fripée, salie, de l’enfant qu’il avait fait photographier, pour dix sous, un dimanche de foire, aux environs de Paris. Ç’avait été le diable pour la faire tenir tranquille ; il avait fallu que le papa l’embrassât dix fois, et lui recommandât d’être sage.

Elle l’avait été.

Depuis longtemps, elle ne l’est plus, et l’on ne sait où la retrouver. Elle n’ose revenir voir sa mère : elle craint que le vieux ne se jette sur elle.

— Non ! m’a dit l’une d’elles en sanglotant, j’ai trop peur de le voir pleurer !


Je vis dans ce monde en bourgeron, plus ému, certes, que je ne le fus jamais sous l’œil des explicateurs de Conciones, dans le monde des héros antiques. Leurs casques, leurs tuniques et leurs cothurnes m’avaient vite embêté.

Et voilà que dans le voisinage de mes camarades nouveaux, dans la fréquentation des simples, m’est venu aussi le dédain de la défroque jacobine.

Tout ce fatras de la légende de 93 me fait l’effet du tas de guenilles effrangées et déteintes que l’on vient offrir au père Gros, le chiffonnier, dans son échoppe de la rue Mouffetard, ouverte à tous les vents.


Il me fait l’honneur de m’inviter, de temps en temps, au repas de famille ; et je suis tout heureux de me sentir estimé et aimé, moi, le déclassé, par ce régulier de la hotte qui fait ajouter, pour le citoyen Vingtras, un morceau de lard, dans la marmite qui fume et sent bon parmi les odeurs de corroyage de la Bièvre.

Et il dit à la bourgeoise :

— Pas besoin de faire des économies, ma vieille, pourvu que l’on ait la pâtée de chaque jour…

Puis, se tournant vers moi :

— La vie est dure, c’est vrai ; mais ça nous console, nous, les ouvriers, de voir que des instruits comme vous passent du côté des prolétaires. Ah ! par exemple, vous me le promettez bien : si jamais il faut voir à retrouver le fusil que j’ai enterré, le soir du 24 juin, derrière les Gobelins, vous viendrez à la soupe de la barricade tout comme à celle-ci, n’est-ce pas ?

Et la bourgeoise de répondre, avec un sourire grave :

— Oui, père, j’en suis certaine, monsieur sera avec les malheureux.


Moi, j’ai désigné un bout de flanelle rouge qui tirait la langue par la gueule d’un sac :

— Nous mettrons cela au bout d’une baïonnette.

— Ah ! jeune homme ! ce n’est pas la Marianne qui est tout, c’est la Sociale ! Quand nous l’aurons, on fera de la charpie avec les bannières !


La Sociale, la Marianne — deux ennemies !

Ils m’ont conté, ces vieux de Juin 48, que, dans les prisons où vinrent les rejoindre ceux du 13 juin 49, on menaça les nouveaux venus du regard et du geste, et l’on dressa des retranchements, dès le premier jour de l’arrivée. Il y eut des cognements de tête terribles, sous ce même bonnet de prison, quoique dans les cérémonies en commun, enterrements ou anniversaires, tous eussent à la boutonnière l’immortelle écarlate.

La haine subsista, implacable, entre les partis, saisissant tous les prétextes pour éclater. À propos d’un bout de jardinet mal enclos, d’une branche de fraisier dépassant la ligne de cailloux formant frontière, à propos d’un pied de capucines s’étirant entre deux cellules, on se jetait au nez les malheurs et les fautes de la Révolution !


J’ai beaucoup appris dans la gargote tenue par un ancien de Doullens, où tous mes débris d’insurrection viennent échouer, les soirs de grande paie ou les matins de chômage. Chacun arrive faire sa déposition, témoigner de ce qu’il vit aux heures tragiques, résumer ses souvenirs de la sinistre bataille.

Le beau parleur de la bande est un gaillard aux yeux gris d’acier, brillants et aigus, aux pommettes comme fardées de rouge, au front trop vaste, comme celui de quelques cabotins qui l’ont fait raser pour l’ennoblir, aux cheveux longs et tombant en rouleaux, à l’instar des saltimbanques — et des poètes.

Il ne lui manque que le cercle de cuivre qui retient les tignasses des acrobates, ou la couronne en papier des Jeux floraux.


On ne devinerait jamais que c’est un ex-menuisier qui fut condamné à perpétuité pour avoir, la serpillière au ventre, donné le coup de fion à la grosse étagère de pavés qui faisait le coin du Marché noir.

Pour le moment, le métier n’allant pas, il s’est fait courtier-placier et, s’il faut l’en croire, il gagne à peu près sa vie. Sa redingote bleue est propre ; il conserve pourtant la casquette.

— Ça épargne mon chapeau quand je ne vais pas chez les clients, dit-il. Et puis, camarade, je suis toujours un ouvrier : ouvrier voyageur au lieu d’être ouvrier à l’attache, voilà tout.


— Et Ruault, qu’est-ce qu’il devient ? Y a-t-il longtemps que tu ne l’as vu ?

— Non. Pourquoi ça ?

— Tiens, au fait, tu ne sais pas, on a raconté qu’il était mouchard.

— Parlons d’autre chose, eh ! les amis ! a interrompu le vieux Mabille. Tout le monde en serait, si l’on écoutait ce qui se dit ! Il n’y a qu’à saigner ceux pour qui c’est prouvé… ça en dégoûtera les autres !


Le père Mabille est un ancien ciseleur qui a perdu le tour de main de son état dans l’oisiveté cruelle de la détention, et qui s’est fait marchand des rues.

Mais, pendant les années de prison, il a étudié dans des bouquins empruntés à ses voisins de travée ; il a réfléchi, discuté, conclu. Son grand front ridé et dégarni raconte ses méditations ; ce vendeur d’éventails ou d’abat-jour — suivant la saison — a la face d’un philosophe de combat. S’il avait un habit noir sur le dos, on s’arrêterait devant ce haut vieillard et l’on saluerait sa tête grave.

— Qu’enseigne-t-il ? demanderaient les gens de la Sorbonne ou de la Normale.

Ce qu’il enseigne ? Sa chaire est ambulante comme sa vie ; elle est faite de la table sur laquelle il s’accoude, dans un cabaret pauvre, pour prêcher la révolte aux jeunes, ou d’un tonneau enlevé à la barricade et mis debout, pour qu’il y monte et harangue de là les insurgés.


Pas mal de ceux que je vois en vêtements misérables, beaucoup de ces crève-la-faim ont lu Proudhon et pesé Louis Blanc.

Chose terrible ! au bout de leurs calculs, à l’extrémité de leurs théories, c’est toujours une sentinelle d’émeute qui se tient debout !

— Il faut encore du sang, voyez-vous !

Et pourquoi ?

Pourquoi ces hommes qui vivent de rien, qui ont besoin de si peu, pourquoi ces espèces de vieux saints à la longue barbe et aux yeux doux, qui aiment les petits enfants et les grandes idées, imitent-ils les prophètes d’Israël, et croient-ils à la nécessité du sacrifice, à la fatalité de l’hécatombe ?


Une gamine de huit ans s’était, l’autre jour, coupé le doigt — un farouche à poitrail velu s’est évanoui. Il fallait voir comme tout ce gibier de prison d’État s’est mis à consoler et à embrasser la fillette ! L’un a fait un poupon de linge, l’autre a été acheter une poupée d’un sou. Ce sou-là était pour son tabac, il n’a pas fumé de la soirée. Et l’on a lié le chiffon autour du bobo, avec plus d’émotion qu’on n’en eût eu à bander la plaie d’un combattant, affreusement mutilé, dans une ambulance de carrefour.


Le garçon aux yeux aigus a voulu faire un livre. Il écrit ; je m’en doutais.

— Oui, j’ai noté ce que j’ai vu à Toulon. J’en ai deux cahiers gros comme ça. Je vous les montrerai, si vous voulez venir à la maison.

Nous avons pris rendez-vous.

— Vous allez voir ma femme, c’est la fille de Pornin, la Jambe de bois.


Une créature frêle et mince, gracieuse et triste — triste jusqu’à la mort ! — de la distinction, et une mélancolie sans nom, venant on ne sait d’où, reflet d’un mal incurable et caché ! Les cheveux sont gris, d’un gris qui trahit une mue de chagrin ; quelque révélation douloureuse a dû, un soir, jeter de la cendre sur cette tête jeune, faner ce visage tendre, et le griffer de ces rides fines comme des fils de soie.


Elle a à peine répondu au bonjour banal de son mari, et m’a accueilli presque avec douleur.

Je lui ai parlé de son père, cette fameuse Jambe de bois qui eut sa minute de résonnance dans l’histoire intime des événements de Février.

— Oui, je suis la fille de Pornin. Mon père était un honnête homme !

Elle a répété cela plusieurs fois : « un honnête homme ! » l’œil baissé, serrant ses petits bras sur sa poitrine, écartant sa chaise, me semblait-il, pour que l’autre ne la frôlât pas en allant et venant par la chambre, à la recherche de son manuscrit.


À la fin, il s’est frappé le front et a dit :

— Je me rappelle maintenant, c’est en bas.

Il est descendu — à pas de loup — courbant l’échine, le pied traînant, le geste gauche, mais sa prunelle luisant toujours et perçant l’ombre de l’appartement endormi dans le crépuscule.

Les persiennes étaient restées closes ; elle n’avait point levé le crochet quand nous étions entrés, on aurait dit qu’elle ne voulait pas qu’on vît la couleur de ses paroles.


Pendant que nous étions seuls, elle n’a prononcé qu’un mot :

— Est-ce que vous êtes d’un complot avec mon mari ?

— Je ne conspire pas.

Elle ne répondit rien, et nous demeurâmes muets, dans l’obscurité.


Il revint avec ses cahiers.

— Ce n’est pas rédigé comme par un écrivain de profession, mais il y a beaucoup de souvenirs. Tirez-en profit pour votre travail. Imprimez seulement mon nom, afin que l’on voie que les condamnés au bagne de Juin n’étaient ni de si grands ignorants, ni de si grands scélérats qu’on l’a prétendu.

Elle a relevé ses paupières, et son œil a dirigé vers l’homme une lueur froide qui m’a glacé au passage, tandis qu’il me reconduisait en étouffant sa marche et sa voix comme dans une maison où il est défendu de parler parce qu’il y a une agonie — ou un cadavre.


Je suis descendu dans Paris, par des rues discrètes et noires, le cerveau hanté d’idées troubles, me demandant quel était le drame qui se jouait entre ces deux êtres.

— Ah ! vous y êtes allé, alors, me dit le vieil échappé de Doullens. Sa femme y était-elle ? Une courageuse, celle-là ! Je l’ai vue à l’œuvre quand elle était jeune fille… fine comme une mouche et gaie comme une alouette ! Il a plus de chance qu’il n’en mérite.

— Ah ! certes, oui ! Mais n’a-t-on pas dit de lui ce qu’on a dit de Ruault : qu’il était de la rousse ?

— Pas possible ! Elle le prendrait par les moustaches et nous l’amènerait, toute petiote qu’elle soit, après l’avoir souffleté. Elle le donnerait à Mabille pour qu’il le saigne ! N’est-ce pas, Mabille ?

— Oui. À moins qu’elle n’ait trop honte ; ou qu’elle l’aime… ça s’est vu !


Quelqu’un est entré.

— De qui donc parlez-vous là ?

— De Largillière.

XII

Quelques hommes sont venus me trouver et m’ont sommé, au nom de l’idée révolutionnaire, de me présenter à la députation contre Jules Simon. Je n’ai point refusé.

Pauvre fou !

Ah ! ceux qui croient que j’ai accepté par orgueil et envie de me mettre en vue ne savent point quelles pâleurs me prennent et quels frissons me secouent, à la pensée que je vais entamer la lutte !

Mais puisqu’on m’a appelé, je ne reculerai pas.


Et que lui dirai-je, à ce faubourg Antoine ? À ces gens de Charonne, à ces blousiers de Puteaux, comment parlerai-je ? — moi qui vais jeter, dans la balance, des théories à peine mûres et que je n’ai guère eu le loisir de peser dans mes mains de réfractaire.

Je n’ai jamais eu assez d’argent pour acheter les œuvres de Proudhon. Il a fallu qu’on me prêtât des volumes dépareillés, que je lisais la nuit.

Heureusement, la Bibliothèque était là ; et j’ai, de temps en temps, fourré mon nez et plongé mon cœur dans la source. Mais j’ai dû boire au galop et en m’étranglant, parce que j’avais autre chose à faire, rue Richelieu, qu’à étudier la justice sociale.

J’avais à arracher, du ventre des bouquins, le germe des articles qui me faisaient vivre, et que le chef du dictionnaire me refusait quand ils avaient odeur de philosophie belliqueuse ou plébéienne. Or, cela arrivait parfois, lorsque j’avais avalé une gorgée de Proudhon — il en roulait des gouttes toutes rouges sur mon papier.


Je ne sais donc que la moitié de ce qu’il faudrait savoir, et encore ! Et je me trouve exposé à la chute grotesque, ignorant qui veut heurter de front le vieux monde, apprenti qui va se dresser contre un maître, conscrit qui ose engager à fond le drapeau !

C’est à lâcher pied, à se laisser rouler du haut en bas de l’escalier !… comme les filles enceintes qui ne veulent pas que l’on connaisse leur faiblesse.

J’en ai eu la tentation, au risque de m’estropier ou de me défigurer, car je serai bien autrement meurtri, si je mérite les huées de l’auditoire ! Être blessé ne serait rien ; être bafoué serait la ruine de toute une jeunesse bourrée de douleurs, mais aussi bourrée d’espérances !


La première réunion a lieu ce soir.

J’essaie de préparer ma harangue… Ah ! bien oui ! Il me faudrait des heures et des heures ! Je me contente de tracer, pour toute la campagne, deux ou trois grandes lignes, comme des cordes de piste, en semant des idées, comme les cailloux du Petit-Poucet. Je suivrai ces lignes-là et je ramasserai ces cailloux sur mon passage, lorsque j’irai vers l’ogre.

Tout au moins aurais-je besoin d’une escorte de dévoués ! Mais Passedouet et les hommes de Juin ne sont plus là. Ils sont repartis dès que j’ai eu accepté le danger, repartis dans leurs quartiers, à la recherche d’autres Vingtras.

Personne — par un hasard barbare — n’est de la circonscription où l’on m’a dit d’aller me faire tuer, comme Napoléon ordonnait à ses lieutenants de se camper en travers d’un pont et d’y mourir. Et je viens de me mettre en chemin, tout seul, pour la salle du club, sur une banquette d’impériale.


J’entends, sur cet omnibus, encenser le mérite de celui que je vais combattre.

— Oh ! celui-là arrivera haut la main ! Il battra Lachaud comme plâtre.

— Il n’a pas d’autre concurrent ?

— Certes non ! Qui donc oserait, parmi les républicains ?


Eh ! malheureux ! il y a là, à côté de toi, un pauvre diable qui en passant ses trois sous avec les tiens, au conducteur, vient de laisser tomber des bouts de notes sur lesquels il avait inscrit les deux premières phrases qu’il va prononcer contre ton favori ; plus, quatre ou cinq effets, criards comme des images d’Épinal et qui doivent colorier sa harangue.

Tu es peut-être assis dessus — tu as le derrière sur mon éloquence !


— Le 105 de la rue ?

— C’est ici.

Je dégringole.


Mon comité est pauvre comme Job. C’est dans une écurie abandonnée qu’a été donné le rendez-vous. À peine peut-il y tenir trois cents personnes.

Elles y sont.

Citoyens !…


Où ai-je pris ce que je leur ai conté ? J’ai attaqué je ne sais comment, parlant de l’odeur de crottin, de la bizarrerie du local, de la misère qui nous ridiculisait, dès le début. J’arrachais mes paroles aux murailles suintant le fumier, et où étaient scellés des anneaux auxquels une discipline républicaine voulait nous attacher aussi — comme des bêtes de somme !

Ah ! mais non !

Et j’ai rué, et je me suis cabré, trouvant en route de l’ironie et de la colère !

Quelques bravos ont éclaté et m’ont mis le feu sous le ventre. Quand j’ai eu fini, on est venu à moi de toutes parts.


Le président, debout :

— Citoyens, nous allons voter sur la prise en considération de la candidature Jacques Vingtras.

On a levé les mains.

— Le citoyen Jacques Vingtras est adopté pour candidat par la démocratie socialiste révolutionnaire de l’arrondissement.

Une acclamation de ces trois cents pauvres a souligné la déclaration solennellement prononcée.


J’ai eu froid dans le dos, car ce succès-là ne prouve rien.

Cette poignée d’acclamants a été triée sur le volet des logis misérables ; et encore, parmi ceux qui m’ont applaudi, parce que ma voix tonnait, ou pour ne pas faire « scission ouverte », combien m’abandonneront demain pour suivre le cortège de Simon triomphant !

Ma victoire a été trop facile ! Je les touchais du doigt, mon souffle leur brûlait le visage, et je sais bien que j’ai, dans le geste et l’accent, quelque chose qui commande, alors que l’on est si près de moi !

Mais quand je serai devant l’ennemi ; dans une salle immense et bondée ?…


Salle du Génie.

J’y suis — la salle est bondée et immense ! elle me paraît telle du moins. Ce sont les adversaires qui ont préparé la rencontre. Moi, je n’ai eu que le loisir de ne rien préparer, rien ! pas la frimousse d’un exorde, pas la queue d’une péroraison !

Les ardents de mon comité m’ont tiré à hue et à dia pour aller, dans les communes, à la chasse aux influents. J’ai couru ici, là, ailleurs encore, j’ai fait le tour de la circonscription à pied, en wagon, en charrette — malade des canons pris sur le zinc pour trinquer avec les braves gens.

Je me contentais d’humecter mes lèvres, mais je n’en avais pas moins la nausée du vin, et je passais pour bien froid ou bien fier auprès de ceux qui me voyaient accepter en rechignant la tournée qu’ils offraient de si bon cœur.


Disséminés et rares, les frères à qui l’on rendait visite et qu’on avait à aller chercher tout au bout d’un champ, ou à faire demander à l’atelier — dont on mangeait le temps, que l’on compromettait, même, auprès des patrons, et sur le compte desquels on s’était quelquefois trompé.

Ils me toisaient alors, du haut en bas, s’indignaient qu’on les eût crus capables de m’aider à semer la division dans le parti.

Émotions mesquines qui tuaient la fleur de la pensée dans ma tête ! promenades éreintantes qui écrasaient mes idées en chemin !


Imbécile que je suis !

Je me figurais que ma défaite piteuse viendrait de ce que je n’ai pas assemblé un faisceau de doctrines.

Allons donc !

J’ai, à deux ou trois reprises, vu jour pour les amener, rigides et nettes, devant la foule… Ils ont trouvé que je parlais froid. Ils espéraient des mots qui flambaient — et mes partisans eux-mêmes m’ont tiré par le pan de la redingote pour me souffler qu’il n’y avait, devant ce public, qu’à faire ronfler la toupie des grandes phrases.

Mais moi qui, jadis, avais dans la main le nerf de bœuf de l’éloquence tribunitienne, je n’ai plus l’envie de le faire tournoyer et de casser, avec cela, les reins aux discours des autres ! J’ai honte des gestes inutiles, de la métaphore sans carcasse — honte du métier de déclamateur !


Pardieu, oui ! j’évoquerais des images saisissantes et qui empoigneraient ce monde-là, si je le voulais !… Or, je ne me sens plus le courage de le vouloir. J’ai perdu, avec l’ardeur de la foi jacobine, le romantisme virulent de jadis… et ce peuple m’écoute à peine ! Je n’ai pas encore la charpente d’un socialiste fort, et je n’ai plus l’étoffe d’un orateur de borne, d’un Danton de faubourg — c’est moi-même qui ai déchiré ce chiffon-là ! Ce n’est pas décadence, c’est conversion ; ce n’est pas faiblesse, c’est mépris.


Une fois, à Boulogne, j’ai failli y passer.

— C’est vous qui voulez empêcher Simon d’être nommé !

On m’a cerné, bousculé, frappé.

J’étais seul, tout seul.

Pour me défendre, il ne m’est venu d’abord que la vieille formule classique :

— On assassine la liberté de parole en ma personne !

— Eh bien, oui ! on l’assassine. Et à coup de poing sur le mufle ! a vociféré un blanchisseur à encolure de taureau.


Le bureau a eu peur que mon écrabouillage ne fît une tache sale dans l’apothéose du concurrent. Puis j’ai eu un peu de toupet. J’avais au moins de quoi répondre à ces arguments-là, je pouvais ceinturer le blanchisseur, tandis que, pendant toute la campagne, cette anguille de Simon m’avait filé entre les doigts, visqueux et souple, obséquieux à force d’onctuosité, et noyant dans du lait les serpents qui me sifflaient dans la gorge.

Ç’a été une grande minute ! Seul ! J’avais osé venir seul ! — Jamais je n’ai été fier de moi comme en ce jour d’immense humiliation.


Une autre fois encore, cependant, j’ai eu un revenez-y d’orgueil, à la sortie d’une réunion où, l’un après l’autre, le glorieux et moi, nous avions parlé à la foule.

J’entendis un de ceux du comité dire, en me désignant :

— Ça saura se faire écouter de la canaille…


Enfin, la corvée est finie, la période électorale est close ! Je suis libre !

Il y a là-bas, du côté de Chaville, une ferme où j’ai passé des journées calmes et heureuses à regarder battre le blé, courir les canards vers la mare, à boire du petit vin blanc sous un grand chêne ombreux, et à faire la sieste dans l’herbe coupée, près des pommiers en fleur.

J’ai soif de silence et de paix. Je suis allé là — oubliant le vote des sections dans Paris, me roulant sur le foin, écoutant les rainettes qui chantaient dans les roseaux verts. Et, le soir, je me suis endormi entre des draps de toile bise et dure comme ceux où me fourraient mes cousines au village.


Au village !

Ah ! j’étais plutôt fait pour être un paysan qu’un politiqueur — quitte à prendre la fourche avec les Jacques une année de disette, un hiver de famine !


7 heures du matin.

Un homme vêtu en entrepreneur cossu, avec une grosse chaîne d’or, un pantalon gris trop court sur des souliers épais, a frappé à ma porte, s’est présenté comme un coreligionnaire et m’a demandé de l’écouter un moment.

— Si vous vouliez, avec vos relations, votre talent…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Tardy, Tardy !

Tardy est un ancien camarade de collège, pauvre, pauvre, plus pauvre que moi ! à qui je paie un cabinet garni, près de ma chambre, et qui gagne sa part à la gamelle en recopiant ce que j’écris.

Je l’appelle à mon secours. Il saute en chemise sur le carré.

— Tiens ! regarde, regarde bien celui-là ! Il venait pour m’acheter… et il m’a cru capable de l’écouter, le misérable !

— Non ! non ! monsieur, balbutie l’individu pâle comme un mort, et trébuchant dans l’escalier.

— Plus vite ! ou je vous crève !

— Non ! non ! monsieur ! répète-t-il en dégringolant.


Mais comment ont-ils osé ! Qui l’envoie ?

Voyons ! C’est mon comité qui a fait les frais — mais avec l’aide d’un homme qui disait donner pour la cause en offrant l’argent des affiches et des bulletins !

Il faut aller le trouver, tirer cela au clair !


J’ai averti les camarades. Ils ont traînassé…

— Vous êtes au-dessus de ça, ont-ils fini par dire en haussant les épaules.

J’ai insisté.

— Laissez-nous donc tranquilles !

Je n’en ai pas moins gardé un frisson, et j’ai peur qu’il n’y ait là-dessous un danger dont je sentirai les griffes un jour !

XIII

Je suis un des dix nommés par une assemblée populaire pour aller poser une question, presque porter une sommation aux députés de Paris.

Millière, Trinquet, Humbert, Cournet sont aussi de ces dix-là.

Chez qui ira-t-on d’abord ? Lequel des représentants abordera-t-on le premier ?

On découvre l’adresse de Ferry — quelque part, rue Saint-Honoré — dans le Bottin du petit café où la commission s’est donné rendez-vous.

— Chez Ferry !… Vous êtes de son arrondissement, Vingtras. C’est vous qui lui parlerez.


Entrée spacieuse, paliers solennels, maison silencieuse et grave.

Je monte les étages, aussi ému que si je gravissais les marches de l’échafaud.

— C’est ici.

Une bonne arrive au coup de sonnette.

M. Jules Ferry ?

— Il est là.

Mes jambes vacillent. Je suis plus blanc que le tablier de la servante… lequel n’est pas très blanc.

— Qui dois-je annoncer ?


Nous nous regardons. Aucun de nous ne vient en son nom personnel ; nous ne nous présentons pas non plus de la part d’un comité reconnu, d’une association républicaine ayant pignon sur rue.

— Dites que ce sont des gens du VIe qui ont une communication à faire.

— Du sixième ? Il n’y a pas de sixième !

On s’explique… difficilement. Elle a peur, cette fille !

— Je m’en fiche ! Nous y sommes et nous y restons ! déclare Trinquet en s’accotant, comme un factionnaire, contre le mur.


Le bourgeois apparaît, en petit veston et le nez allongé.

— Messieurs ?… fait-il en tournant vers nous un œil morne, vraiment morne !

Sa voix tremble un peu, ses doigts aussi.

Une minute de silence. Allons-y !


— Vous connaissez, monsieur, la lettre de M. de Kératry proposant de répondre au décret de prorogation de la Chambre par l’arrivée en masse des députés devant le Palais-Bourbon, au jour et à l’heure où, suivant la loi, la session devrait s’ouvrir. Une réunion publique a décidé qu’on mettrait les représentants de Paris en demeure de se prononcer catégoriquement à ce sujet, et nous a chargés de réclamer leur présence à une séance où le Peuple exprimera sa volonté… Y viendrez-vous ?


Les mains grelottent toujours ; l’homme, qui a pourtant la carrure et la face d’un résolu, semble déconcerté.

— Je ne dis pas non. Mais je dois consulter mes collègues. Je ferai ce qu’ils feront.

— Nous rapporterons vos paroles à qui de droit, ai-je déclaré d’un ton de greffier aux Septembrisades.

Nous avons salué, et nous sommes sortis.


Place de la Madeleine, maintenant.

M. Jules Simon ?

— Entrez, messieurs.

Voilà le fameux grenier.

Il n’y a trop rien à dire. Ce n’est point un nid à rats ; mais ce n’est pas, non plus, un palais caché sous les combles.

Patouillard, félin, avec des gestes de prêtre, les roulements d’yeux d’une sainte Thérèse hystérique, de l’huile sur la langue et sur la peau, la bouche en croupion d’oie de Noël — il me reconnaît, et vient à moi en avançant ses doigts grassouillets et moites.

— Mon ancien et cher concurrent…

J’ai mis les mains derrière mon dos et me suis reculé, laissant à d’autres le soin d’interroger le personnage.

Comme Ferry, il répond je ne sais quoi — que lui aussi sera au rendez-vous, si tel est l’avis de son groupe.


Dans l’escalier, on discute mon refus d’accolade.

Millière s’irrite, invoque son titre de doyen, m’accuse d’avoir été égoïstement blessant, et déclare qu’il n’entend pas que l’on trouble, par de pareils incidents, les visites nouvelles.

Il va aller chez M. Thiers « mais il sera respectueux », ajoute-t-il en me regardant.

— Soyez ce que vous voudrez ! moi, je garde la liberté de ne pas chatouiller la paume à l’ennemi !


— Vous avez bien fait ! disent tous les jeunes.

J’ai fait ce qui m’a plu. Je ne reconnais à personne, pas même à un ancien, le droit de discipliner mes poignées de main.


Mais impossible de refuser la patte au gros réjoui à favoris d’acajou, au large bedon et au large rire, qui me siffle dans les oreilles, avant même que j’aie pu desserrer les crocs :

— Eh ! l’éreinteur, comment va ? Vous pouvez vous vanter de nous avoir bien arrangés dans votre Rue ! Oui, du joli !

Et de me taper sur ce que j’ai de ventre, en demandant ce qui nous amène.

— Enfin, messieurs, que veut le Peuple ? Envoie-t-il chercher ma tête ? C’est que j’ai la faiblesse d’y tenir ! Vous savez… une vieille habitude…


De la bonne humeur à pleines lèvres et à pleine redingote.

Ses doigts ne tremblent pas, à celui-là, mais battent sur la table une réminiscence de la Mère Godichon, et sa caboche vire, sur son corps de pingouin, avec des fébrilités d’oiseau-mouche.


— Si j’irai à la manifestation du 26 ? …

— Deux de vos collègues ont déjà dit oui.

— Ça je m’en fiche !

— Alors, vous ne viendrez point ? …

— Jamais de la vie ! Aller exposer Bibi sans qu’on sache de quoi il retourne ? Vous n’y pensez pas, mon petit !

Il rit, et l’on ne peut s’empêcher de rire avec lui, car il ne biaise pas, au moins.

— Si Belleville triomphe, j’accours ! Mais quant à l’entraîner, jouer les Brutus… non, mes enfants, je n’en suis pas ! Je ne m’engage à rien, ne promets rien. Pas ça !

Et il fait claquer son ongle contre ses dents.


— Vous me paraissez tous de bons garçons, et assez convaincus pour aller vous faire casser la margoulette. Ces margoulettes, je les salue, mais j’efface la mienne !… Ah ! l’éreinteur, à propos ? Le mot que vous m’avez prêté : « Manuel fut un héros, seulement il ne fut pas réélu », je ne l’ai pas dit, mais je le pense… Allons, au revoir ! Ma parole, on dirait que vous ne songez qu’à mourir, vous autres ! Moi, je tiens à vivre, c’est mon goût. Dame, ça s’explique : vous êtes des maigres, je suis un gras !… Prenez garde, il y a une marche ! Dites donc, si vous vous faites foutre en prison, j’irai vous porter des cigares et du bourgogne. Et vous savez, je ne vous dis que ça !

Il se penche sur l’escalier et fait sonner, sur ses cinq doigts en faisceau, un baiser plein de promesses.


Une tête d’apôtre : Pelletan.

Il a, en effet, prophétisé ; c’est un bibliste de la Révolution, un missionnaire barbu de la Propagation de la Foi républicaine, qui a le poil, le regard, l’allure d’un capucin ligueur. Il exorcisa, avec le goupillon de Chabot, les insurgés de Juin, et les excommunia, à travers les grilles du caveau des Tuileries. De bonne foi, il les traita — le visionnaire ! — de scélérats et de vendus !

Que va-t-il répondre ?

Pas grand-chose… Il en conférera avec ses collègues lui aussi. Et il étend ses mains velues de notre côté, comme pour la bénédiction.

— Amen ! psalmodie Humbert en nasillant.

Notre tournée est finie.


Et Gambetta ?

Gambetta a inventé une angine dont il joue chaque fois qu’il y a péril à se prononcer.

Cette ficelle ne me va pas, je devine le pantin au bout. Mais ils risquent gros, ceux qui se moquent du Peuple. Ils ont d’abord des angines pour de rire, puis un jour arrive où on leur scie le cou pour de bon.


Jules Favre a déchiré la sommation sans la lire, et a roulé sa grosse lèvre dans une moue de suprême dédain.

Millière a-t-il vu Thiers ? Je ne sais. En tout cas, s’il l’a rencontré, il ne lui a pas renfoncé son chapeau gris sur les oreilles — bien sûr !


Bancel était en province.

Viendront-ils ?


Salle Biette, boulevard Clichy.

Ils sont venus.

Ils ont monté l’escalier branlant qui conduit à une salle aux murs tout nus, éclairée par des lampes qui fument, meublée, en guise de sièges, par de vieux bancs de classe disloqués.

Dans le fond, on a planté une table et quelques tabourets de paille, sur une estrade construite avec des madriers plâtreux.

C’est là que se tiendront les représentants, comme sur la sellette des assises ; c’est de cette tribune mal équarrie que la conscience faubourienne, par la voix de quelques déclassés en paletot ou en cotte, dirigera l’accusation et convaincra le jury — un jury de cinq ou six cents hommes, dont le verdict n’aura point force de loi, mais n’en sera pas moins menaçant pour ceux qu’il aura frappés : le pouce du Peuple les marquera à l’épaule.


Je me trouve dans un groupe qui pérore et gesticule avec passion.

Il s’agit de choisir celui qu’on proposera à l’auditoire pour président.

Germain Casse intrigue, supplie, va, vient — il veut être en vue…

Millière, qui a mis son chapeau aux plus larges ailes et pris sa figure de quaker, l’œil tendu et brûlant sous ses lunettes, la bouche crispée, la main fiévreuse, réclame cette distinction comme un honneur dû à son passé, à son âge, et promet, en mâchant les mots comme les Aïssaouas mâchent le verre, d’être le Fouquier-Tinville de la soirée.


On décide que c’est son nom que l’on jettera à la foule. Le mot d’ordre est donné aux chefs de bancs, et il n’y a que Casse qui se plaigne et grogne, et qui mordrait les mollets de Millière, s’il osait ! Mais un forgeron qui l’entend lui rebrousse le poil ; il redevient couchant et va se pelotonner dans un coin, la gueule méchante, mais la queue basse.


Les voilà !

Ferry, Simon, Bancel, Pelletan.

Un murmure. Ils doivent deviner, du coup, qu’ils sont en plein camp ennemi. On se dérange à peine pour leur livrer passage.

Comme ils sont loin des clairons et des officiers qui font fanfare et cortège devant le président de la Chambre, loin des huissiers en habit noir et à chaîne d’argent !

Ici, il n’y a que des mal-vêtus. Dans le tas, les députés de Paris peuvent reconnaître les socialistes qui déjà ont entamé leur procès dans les réunions publiques, et qui ruminent, pâles et résolus, les réquisitoires qu’ils vont prononcer au nom du peuple souverain !

— Millière, Millière !!

Il était prêt, et n’a qu’un pas à faire pour prendre place devant la table verte.


— Parlerez-vous, Vingtras ?

— Non !

Je ne suis pas assez sûr de moi, et je n’ai point l’oreille du tribunal en blouse comme ceux qui sont allés, tous les soirs, causer avec lui dans les clubs nouveaux.

Si tout ce qu’il faut dire n’était pas dit, je me hasarderais peut-être ! Mais tout sera dit.

Je le vois aux lueurs de quelques yeux ; je le sens au frisson qui court dans la salle, je le lis sur le visage même des accusés. Ils sont graves, et échangent, à voix basse, des réflexions inquiètes.

— Citoyens, la séance est ouverte !


L’exécution va commencer ! Briosne, prépare ta colère ! Lefrançais, arme ton mépris ! Ducasse, empoisonne ta langue !

XIV

Briosne : un Christ qui louche — avec le chapeau de Barrabas ! Mais point résigné, s’arrachant la lance du flanc, et se déchirant les mains à casser les épines qui restent sur son front d’ancien supplicié de ces calvaires qu’on nomme les Centrales.

Condamné pour société secrète à cinq ans, renvoyé quelques mois plus tôt parce qu’il crachait le sang, rentré sans le sou dans Paris, n’ayant pu cicatriser ses poumons — mais ayant l’âme de la Révolution chevillée dans le corps !


Voix pénétrante, sortant d’un cœur meurtri comme d’un violoncelle fêlé ; geste tragique : le bras tendu comme pour un serment ; secoué parfois, de la tête aux pieds, d’un frisson de pythonisse antique ; et de ses yeux, qui ont l’air de trous faits au couteau, crevant le plafond fumeux des salles de club, comme un prédicateur chrétien crève, d’un regard extasié, la voûte des cathédrales et va chercher le ciel.


Ayant trouvé le temps, entre ses maladies et ses chômages, d’étudier les grands livres, il en a exprimé le suc et mâché la moelle. Cela le soutient, comme du sang de bœuf bu chaud à l’abattoir. Vivant de sa passion — le cœur soutenant la poitrine ; ayant même tiré de son mal une théorie qui, sans qu’il le sache, est la fille de sa souffrance et fait peur sur ses lèvres : « Le capital mourrait si, tous les matins, on ne graissait pas les rouages de ses machines avec de l’huile d’homme. Il faut, à ces bêtes de fonte et d’acier, le pansage et la poussée de l’ouvrier. »


À lui aussi, il faudrait le pansage de ses bronches, qui suent rouge, et quelques gouttes de cette huile qu’on appelle le vin dans sa charpente détraquée.

Il n’y faut point songer ! il mange à peine et boit de l’eau. Il est feuillagiste, et le feuillage ne va pas. La manipulation des outils de travail achève de lui ronger ce qu’il a de vie — le poison aide la famine.


Mais cet autre poison qu’on appelle le gaz, et les émanations lourdes qui se dégagent des foules entassées dans les locaux trop étroits, combattent le mal par le mal. Il prend la fièvre là-dedans, et la fièvre le galvanise, le relève, et l’emporte haut.

Après tout, il aura eu son comptant d’existence ! Il vit, pendant trois heures, chaque soir, plus que d’autres pendant une année — élargissant, de son éloquence, le temps présent ; empiétant, par le rêve, sur l’avenir ; jetant, ce malade, la santé de sa parole à une légion d’ouvriers, aux épaules d’athlètes et aux poitrines de fer, tout émus de voir ce prolétaire sans poumons se tuer à défendre leurs droits.


Briosne est toujours avec un camarade plus petit que lui, vêtu d’une redingote à la proprio, et marchant lentement, la tête un peu de côté et un parapluie sous le bras.

Il ressemble — à s’y méprendre — à un homme qui, en 1848, à Nantes, me frappa en plein cœur par la hardiesse de son langage. Cette hardiesse-là le chassait de la modeste situation où il gagnait de quoi manger. L’autorité qu’il avait prise au club humiliait et épouvantait ses patrons. On venait de lui régler son compte, et il faisait ses adieux au peuple avec simplicité et grandeur.

— Je ne puis plus rester parmi vous ; j’ai dans le dos la croix des affamés. Je vais à Paris, où je trouverai peut-être à vendre mon temps contre un morceau de pain… où je trouverai aussi à donner ma vie, moi pauvre, si elle peut boucher une brèche, un matin de révolte.

Quelque temps après, on apprenait qu’il avait fait le cadeau promis. On avait ramassé son cadavre, étoilé de balles, au pied de la barricade du Petit-Pont — tribune de pierre de ce socialiste acculé dans la famine et s’échappant dans la mort.


Lefrançais rappelle cet homme, avec son visage jaune et pensif, troué de deux yeux profonds et doux. On dirait, au premier abord, un résigné, un chrétien. Mais le frémissement de la lèvre trahit les ardeurs du convaincu, et le « prenant » de la voix dénonce l’âme de ce porteur de riflard. La parole jaillit, chaude et vibrante, dans un trémolo de colère ; mais, de même qu’il a l’habit de tout le monde et le chapeau plat, il a le geste simple. Sa phrase ne flambe point — quoiqu’elle brûle !

Cette tête de rêveur ne s’agite pas sur le buste chétif qu’elle surmonte, son poing fermé n’ébranle pas le bois de la tribune, son geste ne boxe pas la poitrine de l’ennemi.

Il s’appuie sur un livre, comme quand il était instituteur et surveillait la classe.


Parfois même il semble, en commençant, faire la leçon et tenir une férule ; mais, dès qu’il arrive aux entrailles de la question, il oublie l’accent du magister et devient, soudain, un frappeur d’idées qui fument sous son coup de marteau à grande volée. Il cogne droit et profond ! C’est le plus redoutable des tribuns, parce qu’il est sobre, raisonneur… et bilieux.

C’est la bile du peuple, de l’immense foule au front terreux, qu’il a dans le sang, et qui jaunit ses phrases pleines, et qui donne à ses improvisations le ton des médailles de vieil or.

Portant la peine de cette jaunisse révolutionnaire, ayant une sensibilité d’écorché, lui, l’avocat des saignants ! blessant les autres sans le vouloir, ce blessé ! mais plein d’honnêteté et de courage — et sa vie parlant aussi haut que son éloquence en faveur de ses convictions. Ce Lefrançais-là est le grand orateur du parti socialiste.


Ducasse — un écarquillé. Il écarquille ses yeux tout ronds ; il écarquille ses coudes pointus ; il écarquille ses jambes qui tricotent ; il écarquille sa bouche coupée en fente de tire-lire, d’où s’échappe une voix pointue et enchifrenée dont le son ne vous égratigne pas seulement le tympan, mais la peau.


— Tu ressembles à un chat jaune qui c… dans de la braise, lui a dit Dacosta.

Il ressemble aussi à un chat qui fait grincer ses griffes après les vitres d’une chambre où on l’a oublié trois jours, et où il a maigri de famine et de rage.

C’est bien la double physionomie de ce garçon à cheveux carotte, qui joue les Marat avec les mines ahuries de Lassouche, qui prêche la guillotine avec des gestes de marionnette, qui prend l’accent de Grassot pour parler « des immortels principes » et qui dit Gnouf ! Gnouf ! entre deux tirades sur la Convention.


Sec comme un cent de clous, les bras comme des allumettes, les tibias comme des fuseaux, les jointures en fil de fer, et grimaçant et claquant comme un lot de pantins de bois à la porte d’un bazar. Drôle à tuer, dans ce rôle de bouffon féroce, devant la table du café où il entasse des bocks que le comptoir n’a pu défendre contre ses demandes comiques et menaçantes !

— Si tu mets un faux col, je te mettrai une cravate de chanvre. Si tu n’en apportes pas deux autres, pour moi et la citoyenne — bien tirés ! — on te coupe le cou à la Prochaine. Arrose le peuple et dépêche-toi !

Le pauvre cafetier se dépêche, en se passant instinctivement le revers de la main sur la nuque.

Gnouf ! Gnouf !


Mais, en public, Gnouf Gnouf arrive avec une tête de décapité parlant. Il monte gravement les marches de l’estrade, riboulant des prunelles, fronçant le sourcil, les trois poils safran de sa barbiche tombant en garde, serré dans une redingote qui l’étrique et dont ses os crèvent le drap, avec un pantalon en amadou brûlé, dont les mollets tirebouchonnent sur des bottines de femme en coutil gris. Son pied de fœtus danse encore là-dedans — tant les orteils en sont menus et décharnés !

Il serre contre ses côtes un portefeuille qui rappelle celui d’un huissier ou d’un professeur de collège communal. L’usure y a plaqué des gales blanches sur la peau noire, mais, tout de même, le peuple regarde cette serviette avec respect.

Il semble qu’il y ait là-dedans les cahiers de la Révolution, la contrainte à délivrer aux riches, l’arrêt de mort des accapareurs, l’affiche à coller sur la porte du Comité de salut public.


Ce portefeuille le fait passer pour un bûcheur austère, absorbé par son travail de bénédictin socialiste ou de terroriste méthodique. Aussi, quand il a planté son petit corps devant la tribune et ouvert cette chemise de cuir lentement, lentement, pour y prendre quelque note qu’il lit comme un prêtre nasille le verset de l’Évangile sur lequel il va gloser, l’assistance fait « Chut ! ». On se mouche comme à l’église avant que le sermon commence, et les durs-à-cuire, ceux qui ont pour opinion « qu’il faut que ce soit comme en 93 », écoutent religieusement, tout en regardant de travers les voisins suspects de modérantisme.


— Ce n’est pas lui qui hésiterait à faire tomber les têtes !

C’est dit pour moi, cela… pour moi qui hésiterais, paraît-il. J’ai, à la salle Desnoyers, la réputation d’un homme qui ne ferait pas « comme nos pères », qui reculerait devant les grands moyens, qui, au troisième tombereau, dirait à l’exécuteur d’aller casser une croûte et boire une chopine.

Mais Ducasse ferait « comme nos pères », lui, et apporterait en personne le déjeuner sur l’échafaud, pour qu’il n’y eût pas de temps perdu.


— Oui, citoyens, je n’aurai vraiment rempli mes devoirs civiques, je ne me croirai digne de mon titre auguste de révolutionnaire que le jour où j’aurai, de ma propre main, fait faire couic à un aristocrate.

Et il fait couic, d’abord avec un geste de polichinelle rigoleur — le peuple aime la grimace burlesque et hardie — puis avec la majesté d’un tueur de Stuart ou de Capet, qui tire son épée au clair, l’abat sur un cou royal, et fait sauter une tête jusqu’alors inviolable et sacrée.

Il lichotte le couteau de la guillotine avec sa langue ; il en repasse le fil contre l’eustache d’une éloquence sanguinaire et farceuse ; il se pend, en riant, à la ficelle, comme un singe s’accrochant par la queue au cordon de sonnette du bourreau.


11 heures du soir.

Oui, certes, tout ce qu’il fallait dire a été dit ! Je viens de sentir qu’il était un parti inconnu qui minait le sol sous les pas de la République bourgeoise, et j’ai deviné la tempête prochaine. Des mots irréparables ont flamboyé, sous le plafond, comme des éclairs de chaleur courent dans un ciel qui va se fendre.

Et les députés de Paris ont quitté la salle, diminués et meurtris, blêmes devant l’agonie de leur popularité.

XV

10 janvier 70.

Nous sommes à la Bibliothèque Richelieu.

— Mince de rigolade ! on dit que Pierre Bonaparte vient d’assassiner son tailleur !

Celui qui parle a des lunettes, le nez long, une barbe épaisse, la bouche moqueuse, la voix éraillée : il s’appelle Rigault.

— Chouette ! chouette ! un Bonaparte au bloc et les tailleurs n’osant plus réclamer leur bedide node ! Mais pas de blague ! il faut savoir si c’est sûr, et faire du boucan !

— Qui t’a donné la nouvelle ?

— Un ancien mouchard dégommé qui fournit de notes, Machin, tu sais, celui qui a la commande d’un livre contre la Préfecture. Viens-tu à la Marseillaise ?

— Au galop !


En route, des camarades nous accostent.

— Ce n’est pas un fournisseur qui a été tué… C’est un de chez vous…

— Un du journal ?

— Oui, tué raide ! Allons ensemble rue d’Aboukir.

— Dis donc, Vingtras, c’est malheureux pour le copain, mais, nom de Dieu ! comme c’est bon pour la Sociale !


Ce sera bon. C’est bien un copain qui a étrenné. C’est Victor Noir.

— Oui, il paraît que l’autre gredin lui a flanqué une balle dans la poitrine ; mais on dit qu’il n’est pas mort.

— Pas mort !… Qui est-ce qui m’accompagne ?

— Où donc ?

— Chez le Bonaparte !… À Auteuil, à Passy, je ne sais trop… enfin, où est allé Noir ce matin… Habeneck, donnez-nous cent francs.


— Ce n’est pas seulement des sous qu’il faut, mais des armes ! crient Humbert et Maroteau.

Habeneck, le secrétaire de rédaction, n’est que médiocrement rassuré.

— Tenez ? voilà cinquante francs. Prenez un fiacre, courez là-bas… mais pourquoi des armes ? C’est bien assez d’une victime. Vous pouvez tout perdre, compromettre la situation… Laissez l’assassinat sur les bras de l’assassin !

— Faut-il aussi lui laisser l’assassiné ?

— Les voyageurs pour Auteuil, en voiture !

Nous sommes riches : cinquante balles en argent, dix en plomb.

Le sapin roule cahin-caha. Le soir descend ; il fait frais sur les quais.

— Où m’avez-vous dit d’arrêter ? demande le cocher qui ne se souvient plus et fouille d’un œil inquiet la tristesse du chemin.

Nous avions donné une adresse banale, désigné un but quelconque.

— On vous indiquera quand vous entrerez dans le pays.


Nous y sommes.

Nulle trace de drame ! Nous abordons les rares passants, un à un. Ils ne savent rien.

— Où est la maison du prince Pierre ?…

— Ici !… Non !… Plus loin !…


Mais voilà une lanterne rouge : un commissariat.

Ni une, ni deux, allons-y !

— Monsieur, nous sommes rédacteurs de La Marseillaise. On dit que M. Victor Noir…

— Est blessé… Oui, monsieur.

— Grièvement blessé ?…

Il fait un geste navré et disparaît.


C’est chez son frère que Noir a été porté, dans une rue de Neuilly, calme, muette, où quelques arbres dressent leurs branches noires et nues, au-dessus de maisons neuves qui respirent la tranquillité et sentent le plâtre.


— Passage Masséna : c’est ici !

L’aîné vient à nous. Nos yeux l’interrogent, son silence nous répond.

Sans mot dire, il nous conduit dans une chambre qu’envahit l’ombre, et nous met en présence du mort.


Il est étendu sur le lit non défait, le visage presque souriant. Il a l’aspect d’un énorme poupon qui dort ; l’air aussi, avec ses mains encore gantées de chevreau noir, d’un garçon d’honneur monté pour faire la sieste, tandis que la noce s’amuse au jardin.

La taille est prise dans un pantalon de casimir qu’il avait acheté à la Belle Jardinière — le faraud ! — pour les grandes cérémonies ; et le plastron de sa chemise colle sur son large torse, sans une cassure, mais moucheté dans un coin d’une tache bleue. C’est la balle qui a fait cette tache-là en entrant dans le cœur.


— Il n’a pas eu l’agonie terrible ?

— Non, mais il faut lui faire de terribles funérailles.

Et les mots de sortir, pressés et brûlants, de nos lèvres sèches d’angoisse.

— Si nous l’emportions ?… Ce sera le pendant de Février !… On l’assoira sur un tombereau comme les fusillés du boulevard des Capucines et on criera aux armes le long des rues !…

— Ça y est !

Les voix sont étranglées, mais l’accent résolu.

— Le cocher voudra-t-il recevoir le cadavre ?…

— Il n’y verra que du feu ; remettons-lui sa redingote sur le dos, descendons-le comme un malade ; on lui plantera, au bas de l’escalier, son chapeau sur la tête et on le tassera dans le fiacre…

Louis même n’hésite pas, il nous livrera son cadet.


Mais un effroi nous prend.

— Nous ne pouvons pourtant pas, à nous quatre, engager le peuple !

Et, pour le malheur de la Révolution, nous avons été modestes — ou lâches ! Nous avons abandonné notre atout ; nous n’avons pas osé risquer le coup sur cet enjeu sanglant.


On a repris le chemin de la ville.

Il ne faisait plus clair et quand nous nous retournâmes pour regarder encore, à travers la portière, le pavillon où gisait notre ami, il nous sembla le voir, accoudé à la fenêtre et nous fixant de ses yeux agrandis.

C’était son frère qui exposait au vent du soir son front moite et ses paupières rougies.

Nous avions la gorge serrée. Ils se ressemblaient comme deux gouttes de sang.


À la Marseillaise.

Paris connaît le crime !

Au journal, les rédacteurs sont en permanence et, de tous côtés, accourent les républicains.

Fonvielle arrive, le pardessus troué — une balle lui a fait une boutonnière neuve. Il dit ce qu’il a vu : le pistolet tiré de la poche, Noir visé, atteint et fuyant, son chapeau rivé à ses doigts crispés, la mort dans la poitrine !


— Et vous ? nous demande-t-on.

Nous contons notre voyage, l’idée qui nous est venue.

— Mais où l’aurait-on mis ?

— Ici !… — Dans un faubourg !… — Chez Rochefort ! Son domicile est inviolable !

Cette thèse est défendue avec passion.

— En tant que député, il a le droit de faire repousser, à coups d’épée et à coups de fusil, ceux qui franchiraient son seuil. Et qui sait ? La rue de Provence n’est pas si loin des Tuileries !…

Je voudrais, moi, que ce fût sur notre table de travail même que l’on étendît Victor Noir, cette nuit, comme sur une dalle de la Morgue, et que ceux qui sont les favoris de la foule, en paletot ou en bourgeron, montassent la garde autour de l’assassiné !

— Il faudrait l’avoir, pour ça !

— Allons le chercher !


Mais le mot des révolutions est jeté : Il est trop tard !

La maison de là-bas doit être surveillée et cernée maintenant.

Journalistes que nous avons été !

Et cependant la partie se présentait si belle ! Est-ce que, dans la guerre civile, il faut laisser geler l’audace ! Qui est prêt à jouer carrément sa vie n’a-t-il pas le droit de construire sa barricade à sa façon, et de la faire commander par un cadavre — si un tué fait plus peur qu’un vivant !

Il avait justement une taille de géant, et une tête si grosse qu’il aurait fallu vingt décharges avant qu’elle fût émiettée sur ses épaules d’hercule.


En attendant, Paris s’agite. Il y a une réunion à Belleville. Dans la grande salle des Folies, le peuple s’entasse, frémissant.

Au-dessus du bureau, un voile funèbre, et, à l’ombre de cette guenille, les explosions de fureur contre le meurtrier et le rendez-vous de combat pris autour du cercueil.

Il faut en finir !

Encore une phrase qui fut lancée, jadis, aux heures tragiques, une parole ramassée dans le lointain de l’histoire, qui sort du cimetière des insurgés d’autrefois, pour devenir la devise des insurgés de demain.


Des femmes partout. — Grand signe !

Quand les femmes s’en mêlent, quand la ménagère pousse son homme, quand elle arrache le drapeau noir qui flotte sur la marmite pour le planter entre deux pavés, c’est que le soleil se lèvera sur une ville en révolte.


12 janvier.

On doit se retrouver à l’enterrement.

Mais il aurait fallu que le convoi partît de la Marseillaise ; que le ralliement eût lieu dans la rue du journal ; que le quartier en émoi fût envahi par les manifestants irrités, et qu’on attendît d’être des milliers pour se mettre en route.

Qui sait si cette trombe humaine n’aurait pas entraîné les régiments et l’artillerie, noyé la soute aux poudres de l’Empire et emporté, comme charognes, les Napoléon ?

Peut-être bien !


Sous l’Odéon.

C’est Rigault qui commande la manœuvre ; comme un sergent qui gourmande des recrues, comme un chien de berger qui harcèle un troupeau, il aligne les uns et aboie après les autres.

— Quatre par quatre, en serre-file. À votre rang, nom de Dieu !…

Des mots graves :

— Ceux qui ont des pistolets, en tête !

Des mots drôles :

— Les taffeurs au centre !


À la queue ceux qui n’ont que des bistouris, des compas, des eustaches à virole qui, d’ailleurs, feraient d’épouvantables blessures — tronçons d’acier ou de fer cachés sous des vestes d’ouvriers… car il y a des ouvriers plein cette colonne du quartier Latin.

Ils ont été voisins et sont devenus camarades des étudiants dans le complot de la Renaissance ou autre conspiration avortée et poursuivie. Ils ont fait partie des comités socialistes avec les partisans des candidatures Rochefort et Cantagrel, on a bu des glorias ensemble, les jours d’élection, on a mangé, au même moment, la boule de son de Mazas.

Rigault est plus sûr de ces gars d’atelier que des garçons des Écoles ; voilà pourquoi il les a mis à l’arrière-garde. Ils piqueront le centre aux reins pour le faire avancer ; ils le larderont s’il essaie de fuir.


Il me conte cela en prisant, prisant toujours, le menton souillé, le gilet sali, les narines grillées, mais avec quelque chose de fier dans le front et le regard.

Il fait grincer sa tabatière, à la Robert-Macaire, il me fait aussi — le mâtin — songer à Napoléon, pinçant son tabac dans son gousset, tout en dictant le plan de bataille.

Il n’y a pas à barguigner, il a du chien !


Quand il dit à son revolver en le caressant, comme on tapote la joue d’un môme : « Do, do, l’enfant do ! » pour ajouter ensuite, en le menaçant gaiement du doigt : « Faudra voir à te réveiller, moucheron ! et à péter sur les cipaux », cela rassure le centre, qui ne croit pas qu’on blague ainsi quand on doit y aller pour tout de bon.

Et cela ne déplaît point aux résolus qui sentent que ce gavroche à lunettes et à barbe crachera des balles aussi bien que des ordures au nez des soldats, et qu’il leur offrira sa poitrine comme il leur montrerait son derrière — héroïque ou ignoble suivant que la situation sera tragique ou bouffonne.


En route.

— En avant !

Ce sont cinq ou six porte-lorgnons qui se sont mis au premier rang, jeunes gens à l’air réfléchi.

Rigault est le seul évaporé de la bande, et encore aurait-il la mine sérieuse s’il ne hérissait pas exprès son poil, s’il n’avait pas éraillé et hiroutisé sa voix, et adopté, pour traduire son opinion sur le clergé, l’aristocratie, la magistrature, l’armée, la Sorbonne, le geste du toutou qui, la patte en l’air, déshonore les monuments.

Breuillé, Granger, Dacosta, eux, ressemblent à des professeurs de sciences dont les yeux se sont brûlés sur les livres.


Les traditionnels de la colonne se demandent pourquoi ces binoclards « s’érigent en chefs ? »

Ils ne rappellent ni Saint-Just, ni Desmoulins, ni les Montagnards, ni les Girondins ! Avec cela, on les entend qui traitent de sots et de traîtres les députassiers de la Gauche !

De qui relèvent-ils ?… Ce sont les hommes de Blanqui.


De tous côtés, par petits groupes, ou en bataillon comme nous, Paris monte vers Neuilly. On marche au pas dès qu’on est cent, on se donne le bras dès qu’on est quatre.

Ce sont des morceaux d’armée qui se cherchent, des lambeaux de République qui se sont recollés dans le sang du mort. C’est la bête que Prudhomme appelle l’hydre de l’anarchie qui sort ses mille têtes, liées au tronc d’une même idée, avec des braises de colère luisant au fond des orbites.

Les langues ne sifflent pas ; le chiffon rouge ne remue guère. On n’a rien à se dire, car on sait ce qu’on veut.

Les cœurs sont gonflés d’un espoir de lutte — les poches sont gonflées aussi.


Si l’on fouillait cette cohue, on trouverait sur elle tout l’attirail des établis, toute la ferraille des cuisines : le couteau, le foret, le tranchet, la lime, coiffés d’un bouchon, mais prêts à sortir du liège pour piquer la chair des mouchards. Que l’on en découvre un… on le saigne !

Et gare aux sergots ! S’ils dégaînent, on ébrèchera les outils de travail contre les outils de tuerie !

Les oisifs aussi ont leur affaire ; des crosses de pistolets riches suent sous des mains fiévreuses et gantées.

Parfois, un de ces museaux affilés en dague, la gueule d’un de ces revolvers sort d’un paletot ou d’une redingote mal fermée. Mais personne n’y prend garde. Au contraire, on indique, avec un sourire orgueilleux, que soi aussi l’on est en mesure, et en goût, de répondre à la police — même à la troupe.


Muette la police ! invisible la troupe !

C’est bien là ce qui me fait réfléchir ! Qui sait si, tout à l’heure, nous ne serons pas pris en écharpe par une fusillade partie d’une maison aux portes closes, aux volets fermés, dès le premier cri contre l’Empire que jettera un ardent ou un vendu !

— Mais tant mieux ! me dit un voisin à masque de carbonaro. La bourgeoisie est sortie de ses boutiques, s’est jointe au peuple. La voilà notre prisonnière, et nous la retiendrons devant la bouche des canons jusqu’à ce qu’elle soit étripée comme nous. C’est elle, alors, qui hurlera de douleur et donnera, la première, le signal de l’insurrection. À nous d’escamoter le mouvement et de mitrailler toute la bande : bourgeois et bonapartistes mêlés !


Une figure grave s’est tournée vers nous, une main ridée s’est posée sur mon bras. C’est Mabille, qui vient d’arriver juste à temps pour entendre la théorie de l’algébriste du massacre et qui, de sa face grise, approuve.

Je lui demande s’il est armé.

— Non. Il vaut bien mieux qu’on m’assassine sans que j’aie de quoi me défendre. Les sentimentalistes feront des phrases sur le vieillard sans armes, tué par des soldats ivres ! Ce sera bon, croyez-moi !… Ah ! si le sang pouvait couler ! a-t-il conclu, avec de la douceur plein ses yeux bleus.

— Nous n’avons qu’à tirer les premiers.

— Non ! non ! Il faut que ce soient les chassepots qui commencent.


Passage Masséna.

Rigault, moi, quelques autres, nous avons fait trou dans la multitude, qui s’est ouverte devant nous.

Elle n’y met pas d’orgueil et ne se plaint pas d’être dépassée. Aux heures de décision suprême, elle aime à voir marcher en avant d’elle, écriteaux vivants, les personnalités connues qui portent un programme attaché, comme une enseigne, entre les syllabes de leur nom.


Que se passe-t-il ?


Un colosse, debout sur une chaise de paille, défend, de sa parole et de ses poings, la grille du passage contre l’avant-garde du cortège.

C’est l’aîné, celui qui, l’autre soir, consentait à livrer son frère tout chaud pour chauffer l’insurrection.

Il s’est refroidi en même temps que le cadavre.

Et aujourd’hui il refuse le cercueil à Flourens qui, pâle et la flamme aux yeux, le réquisitionne pour le service de la Révolution et veut que le convoi traverse tout Paris — parce qu’avec le timon du corbillard on pourra battre en brèche, comme avec un bélier à tête de mort, les murailles des Tuileries.

Elles peuvent s’écrouler avant la nuit si l’on empoigne l’occasion, si l’on retourne du côté du Père-Lachaise, la bride des chevaux tournée du côté du cimetière de Neuilly.

— Monsieur Vingtras, croyez-vous que l’on va se battre ?

Je ne connais pas celui qui m’interpelle.

Il se nomme.

— Je suis Charles Hugo… Vous êtes mal avec mon père (question d’école !) mais vous me semblez bien avec les énergiques d’ici. Pourriez-vous me rendre un service de confrère et me placer aux premières loges ? Cela ne vous sera pas difficile, vous commandez un peu tout ce monde…

— Personne ne commande, détrompez-vous ! Pas même Rochefort et Delescluze, qui seront peut-être débordés tout à l’heure, si dans un discours d’orateur de borne passe un éclair qui éblouisse, ou seulement, si dans ce ciel nuageux luit, à l’improviste, une reflambée de soleil !… Enfin, je vais voir.


Voir qui, voir quoi ?

— Êtes-vous pour Paris ou pour Neuilly ? me demande, la fièvre dans le regard et dans la voix, Briosne, qui me prend au collet.

— Je suis pour ce que le peuple voudra.


Avenue de Neuilly.

Le peuple n’a pas voulu la bataille, malgré les supplications désespérées de Flourens, malgré l’entêtement de quelques héroïques qui essayèrent de le prendre aux entrailles et saisirent les rosses aux naseaux.

— La rédaction de la Rue en tête ! ont crié, deux ou trois fois, des pelotons révolutionnaires.

— Ne conduisez pas ces gens à la tuerie, Vingtras !


Croyez-vous donc que l’on conduise personne à la tuerie, pas plus qu’on n’impose à des foules la sagesse ou la lâcheté ?

Elles portent en elles leur volonté sourde, et toutes les harangues du monde n’y font rien !

On dit que lorsque les chefs prêchent l’insurrection, elle éclate.

Ce n’est pas vrai !

Deux cent mille hommes qui ont au ventre la fringale de la bataille n’ont pas d’oreilles pour les capitaines qui leur disent : « Ne vous battez pas ! » Ils passent par-dessus le corps des officiers, si les officiers se mettent en travers, et sur leur carcasse brisée montent à l’assaut !


Mabille, seul, avait raison. Si les chassepots faisaient merveille sans provocation, si un ordre insensé amenait un régiment et une fusillade autour de cette maison, ah ! les tribuns populaires n’auraient qu’un mot à dire, un geste à faire, et le drapeau de la République surgirait d’entre les pavés, quitte à être effiloché par les boulets sur des milliers de cadavres !

Mais ni chez le peuple, ni chez ceux de l’Empire il n’y a l’envie sincère de se rencontrer et d’en venir aux mains sur la tombe d’un petit journaliste assassiné — terrain mauvais pour la victoire des soldats, trop étroit pour la mise en ligne de l’idée sociale.


À un moment, on est venu me prendre dans mon groupe.

— Rochefort est en train de s’évanouir. Allez voir ce qu’il devient… lui arracher le dernier mot d’ordre.

Je l’ai trouvé, pâle comme un mort, assis dans l’arrière-boutique d’un épicier.

— Pas à Paris ! a-t-il dit en frissonnant.


Au-dehors, on attendait sa réponse. Je me suis juché sur un tabouret et je l’ai donnée, telle quelle.

— Mais vous ! m’a crié Flourens, vous, Vingtras, n’êtes-vous pas avec nous ?

Il nous rattrape à l’instant, débraillé, l’œil en feu, beau de douleur, ma foi, et s’est pour ainsi dire jeté sur moi.

— Pas avec vous ? Je suis avec vous si la foule y est.

— Elle s’est décidée !… voyez le corbillard, il marche vers nous.

— Eh bien, marchons vers lui.

— À la bonne heure ! merci, et en avant !

Flourens me serre la main et nous dépasse. Il a la foi et la force d’un saint. Il écarte la cohue de ses maigres épaules et la fend, comme un nageur qui court à un sauvetage fend l’Océan.


Mais en arrière, tout d’un coup, une rumeur, des cris…

C’est Rochefort qui nous rejoint en voiture. Qu’y a-t-il ?

Une idée vient d’être jetée dans l’air.

— Au Corps législatif !

Je saute là-dessus, Rochefort aussi.

— Au Corps législatif ! C’est dit.

Et le fiacre, qui allait vers le cimetière, fait volte-face et roule vers Paris.


J’ai pris place aux côtés de Rochefort, Grousset également ; et nous voilà muets et songeurs, traînés Dieu sait où !

Pour mon compte, je me dis tout bas que si l’on nous laisse arriver jusqu’à la Chambre, elle sera envahie, que nous allons assister à un 15 Mai accompli par deux cent mille hommes — dont un quart de bourgeois.


Car ils sont deux cent mille !

Quand nous mettons la tête à la portière, nous apercevons la chaussée débordante et houleuse, comme le lit d’une rivière envahi par un torrent.

On cache encore les pistolets et les couteaux, mais on a tiré des poitrines l’arme de la Marseillaise.

La terre tremble sous les pieds de cette multitude qui a l’air de marcher au pas, et le refrain de l’hymne va battre le ciel de son aile.


— Halte-là !

La troupe nous barre la route.

Rochefort descend :

— Je suis député et j’ai le droit de passer

— Vous ne passerez pas !

Je regarde en arrière. Sur toute la longueur de l’avenue, le cortège s’est égrené, cassé. Il se faisait tard, on était las, on avait chanté…

La journée est finie.


Un petit vieux trottine près de moi, seul, tout seul, mais suivi, je le vois, par le regard d’une bande au milieu de laquelle je reconnais des amis de Blanqui.

C’est lui, l’homme qui longe cette muraille, après avoir rôdé tout le jour sur les flancs du volcan, regardant si, au-dessus de la foule, ne jaillissait pas une flamme qui serait le premier flamboiement du drapeau rouge.

Cet isolé, ce petit vieux, c’est Blanqui !


— Que faites-vous donc là ?

J’étais resté cloué sur place, stupéfait de voir soudain ce calme et ce vide.

— Vous allez vous faire empoigner ! m’a dit le peintre Lançon en m’entraînant.

Dans les flaques d’eau qu’avait faites la pluie sur la place, nous avons retrouvé des camarades éreintés et crottés.

On a dîné ensemble chez le mastroquet.

Quelques-uns ont reçu le conseil de ne pas coucher à domicile.

L’artiste m’a pris et emmené chez lui.


Mais ils n’ont osé arrêter personne, trop heureux qu’hier il n’y ait pas eu de grabuge.

Mauvais signe pour l’Empire ! À défaut de soldats, il n’a pas lancé de mouchards. Il hésite, il attend — ses jours sont comptés ! Il a sa balle au cœur comme Victor Noir !

XVI

15 juillet.

Gare au bouillon rouge !

Ils en ont besoin, ils la veulent ! La misère les déborde, le socialisme les envahit.

Sur les bords de la Sprée aussi bien que sur les rives de la Seine, le peuple souffre. Mais, cette fois, sa souffrance a des avocats en blouse, et il n’est que temps de faire une saignée, pour que la sève de la force nouvelle s’échappe par l’entaille, pour que l’exubérance des foules se perde au bruit du canon, comme le fluide qui tue va mourir dans la terre au bruit de la foudre.

On sera vainqueur ou vaincu, mais le courant populaire aura été déchiqueté par les baïonnettes en ligne, brisé par le zigzag des succès et des défaites !

Ainsi pensent les pasteurs de la bourgeoisie française ou allemande, qui voient de haut et de loin.

D’ailleurs, les pantalons garance et les culottes courtes de Compiègne ne doutent pas de la marche triomphale des régiments français à travers l’Allemagne conquise.

À Berlin ! À Berlin !


J’ai failli être assassiné, au coin d’une rue, par une poignée de belliqueux devant lesquels j’avais hurlé mon horreur de la guerre. Ils m’appelaient Prussien et m’auraient probablement écharpé si je ne leur avais jeté mon nom.

Alors ils m’ont lâché… en grognant.

— Ça n’en est pas un, mais il n’en vaut guère mieux ! Ça ne croit pas à la Patrie, les frères et amis, et ils s’en fichent bien que les cabinets de l’Europe nous insultent !

Je crois que je m’en fiche, en effet.


Tous les soirs, ce sont des disputes qui finiraient par des duels, si ceux-là mêmes qui s’acharnent contre moi ne disaient pas qu’on doit garder sa peau pour l’ennemi.

Et les plus chauvins dans la querelle sont souvent des avancés, des barbes de 48, d’anciens combattants, qui me jettent à la tête l’épopée des quatorze armées, de la garnison de Mayence, des volontaires de Sambre-et-Meuse et de la 32e demi-brigade ! Ils me lapident avec les sabots du bataillon de la Moselle ; ils me fourrent dans l’œil le doigt de Carnot et le panache de Kléber !


Nous avons pris des bandes de toile, sur lesquelles on a écrit avec une cheville de bois trempée dans une écuellée d’encre : « Vive la paix ! » et nous avons promené cela à travers Paris.

Les passants se sont rués sur nous.


Il y avait des gens de police parmi les agresseurs, mais ils n’avaient pas eu à donner le signal. Il leur suffisait de suivre la fureur publique et de choisir alors, dans le tas, ceux qu’ils reconnaissaient pour les avoir vus dans les complots, aux réunions, le jour de la manifestation Baudin ou de l’enterrement de Victor Noir. Sitôt l’homme désigné, la canne plombée et le casse-tête s’en payaient ! Bauer a failli être assommé, un autre jeté au canal !


Il me prend parfois des repentirs lâches, des remords criminels.

Oui, il m’arrive au cœur des bouffées de regret — le regret de ma jeunesse sacrifiée, de ma vie livrée à la famine, de mon orgueil livré aux chiens, de mon avenir gâché pour une foule qui me semblait avoir une âme, et à qui je voulais faire, un jour, honneur de toute ma force douloureusement amassée.

Et voilà que c’est sur les talons des soldats qu’elle marche à présent, cette foule ! Elle emboîte le pas aux régiments, elle acclame des colonels dont les épaulettes sont encore grasses du sang de Décembre — et elle crie « À mort ! » contre nous qui voulons boucher avec de la charpie le pavillon des clairons !

Oh ! c’est la plus grande désillusion de ma vie !


À travers mes hontes et mes déceptions, j’avais gardé l’espoir que la place publique me vengerait un matin… Sur cette place publique, on vient de me rosser comme plâtre ; j’ai les reins moulus et le cœur las !

Si demain un bâtiment voulait me prendre et m’emporter au bout du monde, je partirais — déserteur par dégoût, réfractaire pour tout de bon !


— Mais vous n’entendez donc pas la Marseillaise ?

Elle me fait horreur, votre Marseillaise de maintenant ! Elle est devenue un cantique d’État. Elle n’entraîne point des volontaires, elle mène des troupeaux. Ce n’est pas le tocsin sonné par le véritable enthousiasme, c’est le tintement de la cloche au cou des bestiaux.

Quel est le coq qui précède de son cocorico clair les régiments qui s’ébranlent ? Quelle pensée frissonne dans les plis des drapeaux ? En 93, les baïonnettes sortirent de terre avec une idée au bout — comme un gros pain !

Le jour de gloire est arrivé !!!

Oui, vous verrez ça !


Place du Palais-Bourbon.

Nous sommes devant le Corps législatif, tous les trois, Theisz, Avrial et moi, le jour de la déclaration.

Il fait grand soleil, de jolies femmes apparaissent en fraîches toilettes, avec des fleurs au corsage.

Le ministre de la Guerre, ou quelque autre, vient d’arriver tout fringant, dans une voiture à caisse neuve, traînée par des chevaux au mors d’argent.

On dirait une fête de la Haute, une cérémonie de gala, un Te Deum à Notre-Dame ; il flotte dans l’air un parfum de veloutine et de gardenia.

Rien ne dénote l’émotion et la crainte qui doivent tordre les cœurs quand on annonce que la patrie va tirer l’épée.


Des vivats ! des cris !…

Le sort en est jeté — ils ont passé le Rubicon !


6 heures.

Nous avons traversé les Tuileries, silencieux, désespérés.

Le sang m’était sauté à la face et menaçait de m’envahir le cerveau. Mais non ! ce sang que je dois à la France est sorti bêtement par le nez. Hélas ! je vole mon pays, je lui fais tort de tout ce qui coule, coule et coule encore !

J’ai le museau et les doigts tout rouges, mon mouchoir a l’air d’avoir servi à une amputation, et les passants, qui reviennent enthousiastes du Palais-Bourbon, s’écartent avec un mouvement de dégoût. Ce sont les mêmes, pourtant, qui ont applaudi le vote par lequel la nation est condamnée à saigner par tous les pores.

Mon pif en tomate les gêne !… Bande de fous ! Viande à mitraille !

— Il devrait cacher ses mains ! fait, avec une moue de répugnance, un barbu qui tout à l’heure criait à tue-tête.

Je me suis débarbouillé dans le bassin.

Mais les mères s’en sont mêlées.

— Est-ce qu’il a le droit de faire peur aux cygnes et aux enfants ? ont-elles dit, en rappelant leurs bébés dont trois ou quatre étaient harnachés en zouaves.


Croix de Genève.

Tous les journalistes sont en l’air. C’est à qui ira à l’armée.

On a organisé un bataillon d’ambulanciers. Ceux qui ont été, rien qu’un quart d’heure, étudiants en médecine, qui ont quelque vieille inscription dans leur poche de bohème, s’adressent à une espèce de docteur philanthrope qui met la chirurgie à la sauce genevoise. Il a inventé un costume de chasseur noir, de touriste en deuil, sous lequel les enrôlés prennent des airs religieux ou funèbres.

Je viens de les voir sortir du Palais de l’Industrie. Le sergent, marchant en tête, est le secrétaire de rédaction de la Marseillaise — celui-là même qui voulait bien nous accorder quelques sous, mais nous refusait des pistolets, le jour de l’assassinat de Victor Noir — un brave garçon, belliqueux comme un paon, qui fait la roue avec un harnachement de tous les diables en éventail sur le dos.

Dans ces équipes d’infirmiers qui viennent de partir du pied gauche pour les champs de bataille, bien des dévoués, mais aussi que de romantiques et de cabotins !


Les jardins et les squares sont couverts de pelotons d’hommes vêtus moitié en civils, moitié en militaires, qu’on fait courir, piétiner, former le carré, former le cercle…

— Contre la cavalerie, croisez ! En garde contre l’infanterie ! À cinq pas, prenez vos intervalles !… Rentrez donc les coudes !… Le 9, vous sortez des rangs !… Gauche, droite ! Gauche, droite !

Et les coudes rentrent, et le 9 renfonce sa bedaine ! Gauche, droite ! Gauche, droite !


Et après ?

Croyez-vous que l’on garde ainsi les distances, qu’on manœuvre la baïonnette avec ce geste de métronome, quand on se trouve au fort des mêlées, dans le pré, le champ ou le cimetière, où l’on rencontre l’ennemi tout d’un coup ?


Chaque jour, des détachements prennent le chemin des gares, mais c’est plutôt une cohue qui se débande que des régiments qui défilent ! Ils roulent en flots grossiers, avec des bouteilles en travers de leur sac.

Et moi je sens, à l’hésitation de mon cœur, que la défaite est en croupe sur les chevaux des cavaliers, et je n’augure rien de bon de tous ces bidons et de ces marmites que j’ai vus sur le dos des fantassins.

Ils s’en vont là comme à la soupe… J’ai idée qu’il y pleuvra des obus, dans cette soupe, pendant qu’on pèlera les pommes de terre et qu’on épluchera les oignons.

Ils feront pleurer, ces oignons-là !


Personne ne m’écoute.

C’est la même chose qu’en Décembre, lorsque je prédisais la dégringolade. On me répondait alors que je n’avais pas le droit de décourager ceux qui auraient pu vouloir se battre.

On me crie à présent : « Vous êtes criminel et vous calomniez la Patrie ! »

Un peu plus, on me conduirait à la Place comme traître !


Place Vendôme.

On vient de m’y conduire !

On m’a empoigné, à la tête d’un groupe désespéré des vraies défaites, furieux de la fausse victoire, et qui hurlait : « À bas Ollivier ! »

Reconnu et signalé, j’avais été porté en avant. C’était beaucoup d’honneur, mais quelle dégelée ! Rien n’y a manqué : coups de bottes dans les reins, coups de pommeau de sabre dans les côtes… et allez donc, l’insurgé !

Ils se sont mis à dix pour me traîner jusqu’à l’état-major de la garde nationale.


— C’est un espion ! beuglait-on sur mon passage.

Et parce que je répondais : « Imbéciles ! » quelques baïonnettes bourgeoises se disputaient la joie de me larder, quand un lieutenant, qui commandait le poste, m’a arraché à l’appétit des compagnies.

Il me connaît, il a vu ma caricature en chien, avec une casserole à la queue.

— Quoi ! c’est vous !… mais vous êtes un gaillard que je gobe, un gaillard qui me va ! On a failli vous écharper ?… Affaire ratée ! mais ils sont fichus de vous envoyer à Cayenne ! Ah ! mais oui !


Il a raison ! Du ministère de la Justice vient d’arriver l’ordre de me livrer aux agents.

Ils m’ont encadré de leurs quatre silhouettes noires et nous sommes partis avec des allures d’ombres chinoises.

On entend nos pas dans le silence de la nuit ; les noctambules s’approchent et regardent.

Station au commissariat. — Interrogatoire, fouille, mise au violon !

Une estafette apporte, à galop de cheval, une dépêche qui me concerne.

Transfert au Dépôt.


Je viens de m’abattre sur une planche de lit de camp, entre un mendiant à moignons qui renouvelle ses ulcères avec des herbes, et un garçon à mine distinguée, mais éperdue, qui me voyant à peu près bien mis, se blottit contre moi et me dit tout bas, les dents serrées, la respiration haletante :

— Je suis sculpteur… Je n’ai pas mouillé ma terre… Je n’ai pas donné à manger à mon chat… J’allais lui acheter du mou… on m’a pris avec les républicains…

Le souffle lui manque.

— Et vous ? achève-t-il péniblement.

— Je n’allais pas acheter du mou… Je n’ai pas de chat, j’ai des opinions.


— Vous vous appelez ?

— Vingtras.

— Ah ! mon Dieu !

Il s’écarte, se roule dans son paletot, y rentre sa tête comme une autruche.


Il la ressort pourtant, au bout d’un moment, et, avec un tremolo dans la gorge, m’embrassant presque l’oreille :

— Quand les gardiens viendront, vous ferez semblant de ne pas me connaître, n’est-ce pas ?

— Non, non ; bonne nuit ! Eh ! l’estropié, rentrez donc vos ailerons !


C’est le lever : l’artiste fait peine à voir.

On l’interroge le premier.

— Je n’ai rien fait… J’allais acheter du mou pour mon chat… Je suis sculpteur… Je n’ai pas mouillé ma terre… On va me mettre en liberté ?… Je suis pour l’ordre.

— Pour ou contre, on s’en fiche ! Enlevez-le !


Moi, je suis un cheval de retour.

Le porte-clefs le devine, et nous causons, en allant vers la cellule.

— Vous êtes déjà venu ?… oh ! j’ai compris ça tout de suite ! Avec Blanqui ? Delescluze ? Mégy ?… j’ai connu tous ces messieurs… En usez-vous ?

Et il me tend sa tabatière.


On m’a laissé sortir pour respirer — entre quatre murs toujours, mais à ciel ouvert.

Le tumulte du moment retient les geôliers ailleurs, les prisonniers sont abandonnés à mi-chemin du promenoir.

Un homme s’approche de moi et me touche l’épaule… point un homme, un spectre ! un revenant !


— Vous ne me reconnaissez pas ?

Il me semble bien avoir vu cette redingote flétrie, qui a pris des airs de sac vide.

— Je suis sculpteur.

— Oui, bien… la terre… le chat… le mou…

— Que croyez-vous qu’ils vont faire de nous ?

— Ils vont nous fusiller.

— Nous fusiller !… J’avais pourtant quelque chose là !

— Où ça ?

— Je ne vous ai donc pas dit mon nom ?

— ?…

— Je m’appelle Francia.

Francia ! Ah bien ! elle est forte, celle-là ! C’est lui qu’on a chargé de faire la statue de la République guerrière — flamberge au vent !


J’attends toujours qu’on m’interroge ; j’attends, plein d’angoisse !

Un gardien m’a fait des confidences, et j’apprends que devant la Chambre il y a eu une manifestation orageuse, l’autre jour. Cette après-midi, prétend-il, il y en aura une autre, Rochefort en tête ; on doit aller le prendre à Pélagie.


À l’instruction.

— Monsieur, vous êtes accusé d’excitation à la guerre civile.

Je veux m’expliquer.

Le magistrat m’arrête d’un regard et d’un geste.

— Depuis que vous êtes ici, monsieur, de grands malheurs ont frappé la France, elle a besoin de tous ses enfants. L’officier même qui a ordonné votre arrestation m’a demandé que les portes de la prison vous fussent ouvertes : vous êtes libre.

Il avait dit cela simplement, et sa voix avait tremblé en parlant des « grands malheurs ».

Je suis sorti du Dépôt plus triste que je n’y étais entré.


J’ai couru vers les affiches. Ces grands placards blancs, étalés sur les murs, m’ont fait peur, comme le visage pâle de la patrie.

Qu’est-ce donc ?…

Tu avais été au fond, avoue-le, plus malheureux que content quand on t’avait appris que l’Empereur avait un triomphe à son actif. Tu avais souffert quand tu croyais la victoire vraie, — presque autant que Naquet, le bossu, qui en pleurait de rage !

Et voilà qu’un nuage glisse sur tes paupières et qu’il y vient des larmes !

Je suis resté deux jours les yeux et le cœur dans les nouvelles de là-bas, écoutant l’écho du canon lointain et les bruits de la rue.

Rien ne bouge !

XVII


Dix heures du matin. On frappe.

— Entrez.


Devant moi, un grand gaillard, à figure toute blême enfouie dans une grosse barbe noire, des lunettes d’étudiant allemand, un chapeau de bandit calabrais.

— Vous ne me reconnaissez pas ?

— Ma foi, non !

— Brideau ?… un de vos élèves de Caen.

Eh ! oui, je me rappelle ! j’avais un garçon qui s’appelait ainsi dans la division à qui je conseillais de ne rien faire, lors de mon avènement provisoire à la chaire de rhétorique.


— Eh bien, qu’êtes vous devenu ?

— J’ai crevé la faim !… Une fois mon bachot en poche, j’ai voulu faire mon droit. Mon père a pu me payer trois inscriptions : pas davantage ! C’est un petit notaire de campagne que je croyais à peu près riche et qui m’a avoué en pleurant qu’il était pauvre, bien pauvre… Confiant dans ma réputation de fort en thème, j’ai couru les bahuts… Ah ! bien, oui ! Ceux qui ont fait leurs classes à Paris ont encore des relations, sont protégés par leurs anciens maîtres ; mais le fort en thème de province, qui rêve d’exercer entre Montrouge et Montmartre, celui-là ferait mieux de se flanquer à l’eau, sans hésiter !… J’ai eu plus de courage… Je me suis fait ouvrier, ouvrier graveur. Je n’ai jamais été bien habile, mais je suis parvenu, avec mon burin maladroit, à gagner à peu près ma vie… Que de fois j’ai songé à vous, à ce que vous nous disiez de l’éducation universitaire ! Je croyais que vous plaisantiez, dans ce temps-là ! Oh ! si je vous avais écouté !… Mais ce n’est pas tout ça ! Je ne suis pas venu pour larmoyer mon histoire. Depuis trois ans, j’appartiens à une section blanquiste. Les sections vont marcher !


Je lui ai empoigné les mains.

— Les sections vont marcher, dites-vous ?… Eh bien ! ne me le racontez pas ; gardez votre secret ! Je ne veux pas avoir ma part de responsabilité dans une tentative qui avortera, et dont le seul résultat sera d’envoyer de braves gens à Mazas et aux Centrales.

— C’est une mission que je remplis. Hier, on a parlé de ceux qui sont hommes à dresser l’oreille, si un coup de pistolet part dans un coin. Votre nom est venu l’un des premiers sur les lèvres de Blanqui ; il vous connaît par les camarades, et a décidé qu’on vous avertirait… Maintenant, vous ferez ce qu’il vous plaira. Je sais qu’on ne vous entraîne point où vous ne voulez pas aller, mais cette après-midi, à deux heures, soyez devant la caserne de La Villette, et vous verrez commencer l’insurrection.


1 heure 1/2.

J’y suis.

Ils y sont aussi, ventrebleu ! Quatre pelés : Brideau, Eudes, qui me fait un signe de tête, auquel je réponds par un clignement d’yeux, un garçon brun en casquette, le lorgnon sur le nez, et un vieux à tête longue et douce, un peu voûté — plus un tondu.

Blanqui est là-bas, près du bateleur.


Rapataplan, plan, plan !…

— Mesdames et messieurs, je vends du poil à gratter !… Vous êtes chez la femme d’un ministre, vous mouchez la chandelle. Alors vous jetez ma poudre…

Et le paillasse de dévider son boniment en allant, de temps à autre, à son tambour tanné pour en tirer un rra ou un fla, dans un jonglé de baguettes.

Est-ce sur cette caisse de foire qu’on va battre la charge, dis-moi, Brideau ?

— Ah ! il y a assez longtemps que nous avons un compte à régler, citoyen Vingtras ! Je vous tiens… et ne vous lâche plus.

Le hasard m’a jeté dans les jambes un mécanicien du quartier avec lequel nous nous sommes pris aux cheveux quelquefois. Il est communiste ; je ne le suis pas.

Oh ! non, il ne me lâche plus ! Et il me force à lui faire un bout de conduite.


Il m’entreprend ; je lui réponds. Mais j’ai l’esprit ailleurs. Malgré moi, j’écoute si dans la brise chaude qui court sur nos têtes, ne résonne pas l’écho des fusillades, et au moment où l’autre me demande carrément quelles sont mes objections contre la propriété collective je songe à Brideau, à Eudes et à Blanqui.

Pourquoi donc s’est-il tu, le tambour du pitre ?


— Vous êtes collé, avouez-le donc ! fait le mécanicien, en choquant gaiement son verre contre le mien. Ah ! Si nous tenions jamais le pouvoir !

Le pouvoir ? Ils sont six là-bas, près du saltimbanque, qui sont en train de s’en emparer !

Mais je ne préviens point le camarade ; je ne me reconnais pas ce droit-là.

Je me contente de lui demander s’il pense qu’un mouvement commandé par des hommes d’attaque entraînerait le peuple contre l’Empire.

Il prend une allumette et la frotte lentement contre sa culotte.

— Il n’y aurait qu’à faire ça, tenez, et tout flamberait. Rien que ça !

— Vous croyez, l’ami ?


Et pourtant, s’il y avait eu quelque chose, nous le saurions ici… mais, rien !

Ils ont dû être enlevés dans la foule, sans avoir le temps de dire ouf, au moment où le bateleur escamotait la muscade, et les mouchards sont en train de dévisager les suspects.


4 heures.

Pas un bruit, pas une rumeur !

Les ouvriers, qui ont mis leurs frusques neuves, promènent la bourgeoise, qui s’est attifée aussi, et les grandes sœurs traînent leurs petits frères devant les boutiques d’images ou de sucreries. Il y a des fleurs dans des mains calleuses, et l’envie du repos sur tous les fronts de ces gens de labeur.


Mauvaise date que le dimanche pour les insurrections !

On ne veut pas salir ses beaux habits, on a mis quelques sous de côté pour une fête au cabaret, on n’a que cette après-midi-là pour rester avec les siens, pour aller voir le vieux père et les amis.

Il ne faut pas appeler aux armes les jours où les pauvres font de la toilette, alors qu’ils ont, durant la semaine et du fond des logis sombres, rêvé une partie dans une guinguette cravatée de verdure.


C’est Gustave Mathieu, le poète, et Regnard, le chevelu, qui, m’abordant à une table de Bouillon Duval où je viens de m’asseoir, m’apprennent qu’une trentaine d’individus se sont jetés sur la caserne des pompiers de La Villette, et ont fait feu sur les sergents de ville.

Ils ont bien dû en descendre un ou deux.

— Les criminels ! dit Mathieu.

— Les imbéciles ! dit Regnard, qui est blanquiste et qui devait en être.

Imbéciles ! Criminels ! ces honnêtes et ces braves !…

Faudra voir à discuter ça un de ces matins.


Une imprudence a fait arrêter Eudes et Brideau.

Conseil de guerre. Verdict : la mort.

Comment les tirer de là ?

Peut-être une lettre écrite par un homme populaire et glorieux pèserait-elle sur l’opinion publique.

Et l’on cherche quel est celui qui doit rédiger et signer cette lettre suprême.

Elle est difficile à faire.

Les condamnés ont proclamé qu’ils repousseraient tout recours en grâce présenté à l’Empire, et nous ne tenons pas, non plus, à commettre une faiblesse en leur nom — même pour les sauver.

Les convaincus sont terribles.

Mais l’on pense que si un grand, tel que Michelet, parle, sa voix sera entendue… et peut-être écoutée.


On s’est rendus chez lui : Rogeard, Humbert, Regnard, moi et quelques autres.

Il s’est bien montré à nous tel qu’il est : solennel et féminin, éloquent et bizarre.

Il a accueilli d’emblée la proposition, et il ne s’est plus agi que de savoir à qui serait envoyée cette missive, qui ne doit point ressembler à une supplique, et qui a pour but, cependant, de tuer l’arrêt de mort.

Aux chefs de la Défense ! ai-je proposé.

— Bien, très bien !


Mais, en même temps, il se lève, passe dans la pièce voisine et nous laisse seuls un moment.

Puis il revient, et reprend place à la table autour de laquelle nous nous tenons, silencieux et émus.

— Monsieur, fait-il en se tournant vers moi et du ton d’un homme qui rapporte un oracle, madame Michelet est de votre avis.

Et l’on passe à la rédaction.


Il n’aime pas Blanqui, et à la première ligne qu’il brouillonne, rejette sur lui la responsabilité de l’attaque et de la condamnation.

— Nos camarades, déclare l’un de nous, ne consentiraient pas à renier leur chef, fût-ce pour échapper à la mort.

Il pince les lèvres, fait : « Hum ! » et de nouveau disparaît ; mais il ne reste pas longtemps, et quand il rentre, c’est pour dire encore :

— Vous avez les femmes pour vous, messieurs, décidément ; madame Michelet comprend votre scrupule et l’approuve. Biffons la phrase.


Enfin, quand tout est terminé, il veut consulter encore une fois son Égérie, et nous en sourions, mais avec une larme d’émotion aux yeux.

Il a interrogé le cœur de celle qui est la compagne de sa vie et le compagnon de ses idées. Ce cœur a parlé, comme parle le nôtre, pour le salut et l’honneur de nos amis.


Michelet se promène de long en large.

— Ils n’oseront pas les tuer, je ne crois pas, il fait si beau !… Par ce soleil, du sang éclabousserait le gazon d’une tache trop laide… le bourgeois ne mange pas sur l’herbe là où cela sent le cadavre. Il sera de notre avis, vous verrez. Je les défie, en tout cas, de fusiller un dimanche !

L’appel se termine par ces mots, ou d’autres du même sens :

Dieu qui regarde les nations.

Dieu !… cela ne va pas à notre quarteron d’athées : il y a une moue et un silence.

Michelet regarde les physionomies et, haussant les épaules, il dit :

— Sans doute !… Mais ça fait bien.


Nous sommes allés porter la lettre dans les journaux, on s’est même disputé cet honneur !

Ah ! sacrebleu ! que j’ai donc bien fait de n’être d’aucune coterie, d’aucune Église, d’aucun clan, et d’aucun complot !

Il paraît qu’il y a deux courants de blanquisme, et chaque secte, de son côté, refuse à l’autre le droit de sauver la tête des condamnés.

Ils y passeraient, si on laissait faire tel groupe qui ne veut se mêler de désarmer le peloton d’exécution que s’il est seul à avoir la gloire de mettre la sentence en joue.


Les indépendants de mon acabit ont fini par être acceptés, heureusement, et nous avons fait le tour de la presse.

Aux Débats, un homme qu’on désigne comme Maxime Du Camp a hoché la face d’un air irrité, en nous écoutant. Il est dur pour les vaincus, celui-là !

Presque partout, on a pris ça pour de la bonne copie et on l’a publié, mais sans une ligne de sympathie ou de pitié.

On a couru chez les députés de Paris qu’on a rejoints à grand’peine, et qui ont fait des promesses vagues ; quelques-uns ajoutant des mots lâches qu’on a dû arrêter sur leurs lèvres.


Gambetta s’acharne sur les condamnés, et a demandé à la tribune qu’on les frappât comme complices de l’ennemi !

Ah ! bandit ! il sait mieux que personne que ce sont des gens de cœur qui ont fait le coup ! Mais les gens de cœur l’inquiètent ; c’est une menace pour l’avenir. Qui sait s’il n’y aura pas à pêcher une dictature dans le sang trouble de la défaite ? Il serait bon d’être débarrassé de ces insoumis par les troupiers de l’Empire.


Et les collègues de Gambetta hésitent, tant il est leur maître. Pourtant, ils ne nous ont pas fermé la porte au nez, parce que l’horizon devient sombre et qu’ils ne veulent pas, pendant la tourmente qui peut éclater demain, traîner leur refus cousu à leur écharpe, comme la lanterne collée, dans les ténèbres de la nuit, sur la poitrine du duc d’Enghien, pour qu’on vît clair à le fusiller.

XVIII

3 septembre. Nouvelles de Sedan.

On s’est réunis quelques-uns et l’on a monté les escaliers des journaux d’opposition bourgeoise où déjà ont eu lieu, ces jours-ci, des conciliabules auxquels n’assistaient point des irréguliers comme moi.

Je ne suis bien qu’avec les révolutionnaires bons garçons. Je suis mal avec les pontifiards, dont j’ai blagué les catéchismes, et qui ne me pardonnent pas l’article sur les Cinq.

Mais, aujourd’hui, les délégations prennent le droit de forcer toutes les portes à écriteaux libérâtres.


D’ailleurs, les dissidences s’effacent devant la gravité des événements, et ceux mêmes qu’on a traités de gueulards sont recherchés, à cette heure, par les doctrinaires en quête d’hommes d’action.

C’est bon, les gueulards, devant les régiments muets et hésitants. Ce sont les indisciplinés qui font plier la discipline.

Donc on se servira d’eux, quitte à les acculer, demain, dans le coin des gens à tenir en joue, lorsqu’ils auront arraché les fusils aux soldats ou leur auront fait lever la crosse en l’air.

Ah ! je sais bien ce qui nous attend !


On continue à se raccommoder avec une poignée de main, avec un coup de chapeau, dans le tohu-bohu général, sur la nouvelle d’une manifestation en germe ou d’une protestation en marche.

Le mot d’ordre est donné.

« À onze heures, rendez-vous au café Garin, côté des femmes — chut ! c’est pour dépister la police ! » On recevra communication d’une proclamation républicaine. À minuit, elle sera imprimée, et chacun en emportera des exemplaires… pour les coller.


Voilà ce que chuchotent les initiés des feuilles jacobines, et voilà aussi ce qui me fait prendre mes jambes à mon cou.

Allez vous faire lanlaire !

Je file, moi, en pleine foule ; je plonge dans le tas. Où y a-t-il du grabuge, la cohue sans nom, le courage sans chef ?


Dix heures du soir.

Du côté du Gymnase, une bande a attaqué un poste.

Ils n’attendent pas minuit, ceux-là ; ils ne savent pas s’il y aura une circulaire à plaquer aux murs. Ils sont l’affiche vivante qui va se coller, d’elle-même, en face du danger, que les agents ont déjà tenté de lacérer avec leur sabre et qui vient d’être timbrée par les balles.


On a fait feu !

C’est Pilhes qui a été visé ; c’est lui qui a répondu. Coup pour coup. On a tué un des nôtres. Il a tué un des leurs.

C’est bien !

Je cours de ce côté, mais un flot de peuple me submerge et m’emporte dans sa course vers le Palais-Bourbon.

Y a-t-il quelque célèbre en tête ? Pas un !

Du reste, on ne distingue pas grand’chose dans le flux et le reflux ; la poussée des incidents brise et confond les rangées humaines, comme la marée roule et mêle les cailloux, sur le sable des plages.


Plusieurs m’ont reconnu.

— Vous n’êtes donc pas à la conférence des députés, Vingtras ?

— Vous voyez bien que non ! Pas besoin de leur avis, ni de leur permission pour crier : « Vive la République, à bas Napoléon ! »

— Chut ! chut !!! ne soyez pas séditieux !

— Pas séditieux !… moi qui aime tant ça !

— C’est que les représentants doivent nous recevoir sur les marches du Corps législatif, nous donner la consigne. D’ici là, motus !

Toujours des consignes à attendre — comme le diamant du nègre — sous le derrière des états-majors.


Mais croient-ils donc, ceux qui m’entourent, que parce qu’ils ne diront rien, les troupes ou la police les ménageront ? Ils peuvent mettre leur langue dans leur poche, on leur cassera la gueule tout de même, si le pouvoir se sent encore assez solide pour se payer ça.

Hurler « Vive la République ! », camarades, mais c’est plutôt sauvegarder sa peau ! Quand une émeute a un cri de ralliement, un drapeau qui a vu le feu, elle est à mi-chemin du triomphe. Chaque fois que les fusils se trouvent en face d’une idée, ils tremblent dans la main des soldats, qui voient bien que les officiers hésitent, avant de lever leur épée pour commander le massacre.


C’est qu’ils sentent, les porte-épaulettes, que l’Histoire a les yeux sur eux.


Une heure du matin.

Je me suis arrêté place de la Concorde dans un groupe qui prêchait l’insurrection tout haut.

Qu’ont-ils fait, les autres ? Ont-ils continué jusqu’à la Chambre, ont-ils vu les députés ? Je n’en sais rien.

Toujours est-il que la foule se morcelle et s’émiette.

Le serpent se tord dans la nuit. La fatigue le hache en tronçons qui frémissent encore. Deux ou trois saignent ; il y a par là quelques blessés, gens de courage qui ont attaqué isolément, au début de la soirée, alors que la rousse osait encore sortir et tirer.

La nuit est fraîche, le calme descend d’un ciel tranquille et bleu.


4 septembre. Neuf heures du soir.

Nous sommes en République depuis six heures ; « en République de paix et de concorde ». J’ai voulu la qualifier de Sociale, je levais mon chapeau, on me l’a renfoncé sur les yeux et on m’a cloué le bec.

— Pas encore !… Laissez pleurer le mouton ! La République tout court, pour commencer… Petit à petit l’oiseau fait son nid ! Che va piano va sano… Songez donc que l’ennemi est là ; que les Prussiens nous regardent !

Je laisse pleurer le mouton ! mais il me semble que depuis que je suis au monde il ne fait que sangloter devant moi, ce mouton, et je suis toujours condamné à attendre qu’il ait fini.

Vas-y, mon gros ! Pourvu qu’on me laisse y aller de ma larme aussi !… C’est moins sûr, ça.


Alors, nous sommes en République ? Tiens ! tiens !!

Pourtant, quand j’ai voulu entrer à l’Hôtel-de-Ville, on m’a écrasé les pieds à coups de crosse, et comme je me faisais reconnaître :

— Ne laissez pas passer ce bougre-là, surtout, a crié le chef de poste. Savez-vous ce qu’il disait tout à l’heure ? « Qu’il faudrait fiche par les fenêtres ce gouvernement de carton et proclamer la Révolution ! »


Ai-je dit cela ?… c’est bien possible. Mais pas dans ces termes-là, toujours !

Ce n’est pas moi qui grimperai sur une chaise pour faire pst ! pst ! à la Sociale. Par exemple, si elle avait montré son nez, je ne lui aurais certes pas refusé un coup de main pour faire passer toute cette députasserie par les croisées — sans défendre pourtant d’étendre des matelas dessous, pour qu’ils ne se fissent pas trop bobo.


Dans plusieurs endroits, on avait attrapé les policiers et on les houspillait. Quelques bourgeois, à mine très honnête, avec des têtes à la Paturot et d’un ton très calme, conseillaient de les jeter à la Seine. Mais les blousiers ne serraient pas bien fort, et il n’y avait qu’à parler de la femme et des petits du roussin pour leur faire lâcher prise.

J’ai aidé — sans suer — à la délivrance de deux officiers de paix, en uniforme tout flambant neuf, qui m’ont assuré, en s’époussetant et en refaisant leur raie, qu’ils avaient toujours été républicains et avancés en diable.

— Plus avancés que vous, peut-être, monsieur.


Avancé ?… Je ne le suis pas trop, pour le moment. J’ai perdu mon chapeau dans la bousculade, et la voix aussi à force de beugler : « À bas l’Empire ! »

J’ai usé mes poumons, épuisé mes forces, je ne puis plus parler, à peine marcher, aussi las ce soir de triomphe que le soir de défaite, il y a dix-neuf ans.

Toujours enroué et éreinté, toujours menacé et crossé — les jours où la République ressuscite, comme les jours où on l’égorge !


Mais de quoi vais-je me plaindre ? Les députés de Paris ne sont-ils pas à l’Hôtel-de-Ville… après avoir, bien entendu, failli faire rater le mouvement !

Le plus capon a été Gambetta. Il a fallu que Jules Favre l’appelât, et encore il n’est pas venu tout de suite, le Danton de pacotille !

À la fin, pourtant, il s’est décidé, et ils se sont empilés dans des fiacres et se sont partagé les rôles, sur la banquette. Celui qui était en lapin, près du cocher, a été volé : on ne lui a laissé que des résidus.


En route, un homme a voulu attaquer un des sapins. On s’est jeté sur lui.

— À bas le bonaparteux !

— Je suis garçon de café, a-t-il dit. Il y en a deux, dans cette voiture, qui me doivent des cigares et des roues de derrière.

On a ri. Pourtant, dans le cortège, deux ou trois types à mine de pion voulaient lui faire un mauvais parti, disant que Baptiste insultait le gouvernement.

Baptiste a riposté.

— S’ils ne me paient pas mes soutados, au moins qu’ils me donnent une place !


Tu l’auras, mais cours plus vite ! Tous les trous vont être bouchés ; la curée, commencée au trot du cheval, monte au galop des cupidités et des ambitions.

Le bon peuple fait la courte échelle à tout ce monde de politiqueurs qui attendaient, depuis Décembre 51, l’occasion de revenir au râtelier et de reprendre des appointements et du galon.

Ils font la parade sur les tréteaux des grandes tables, dans la salle Saint-Jean, se penchent à la fenêtre et tapent, à tour de bras et à tour de phrases, sur l’Empire qui n’en peut mais, comme Polichinelle sur le commissaire assommé.

Et le brave chien d’aboyer en leur honneur, ne se doutant pas, le malheureux, que déjà l’on s’arme contre lui, que ces harangues ne sont que gâteaux de miel où se cache le sale poison, qu’on ne songe qu’à lui couper les pattes et à lui casser les crocs. Aujourd’hui, l’on se fait défendre et garder par lui : demain, on l’accusera de rage pour avoir prétexte à l’abattre.


— Pas de proscrits avec nous ! a hurlé Gambetta, qui a entendu lancer le nom de Pyat.

Mais il a proposé lui-même Rochefort, qui n’a pas de passé social, dont le nom signifie guerre à Badinguet seulement, et point encore guerre à Prudhomme.

Ils ont leur plan. Ils l’annihileront entre eux, le compromettront, s’ils le peuvent, puis le rejetteront, dépouillé de sa popularité, entre les bras de la foule !


En attendant, cette popularité sera leur manteau.

— Rochefort ! Rochefort !!

Parbleu ! il pourrait entrer en ennemi !


On a ouvert aux détenus les portes de Pélagie, et les prisonniers d’hier descendent les boulevards, la boutonnière fleurie de rouge, l’écrivain de la Lanterne en tête.

Ils passent au milieu des vivats, entrent sous la voûte.

C’est fini, Rochefort est leur ôtage ! Les Gambetta et les Ferry vont l’étouffer dans le drapeau tricolore !


5 septembre.

J’ai vingt sous pour toute fortune, aujourd’hui, 5 septembre 1870, IIe jour de la République !

Ranvier, Oudet, Mallet en ont trente, à eux trois.

Nous sommes devant l’Hôtel de Ville, où chacun est venu d’instinct, sans qu’on se soit rien dit.

Sous la pluie, quelques réfractaires comme moi et quelques artisans comme les camarades rôdent, se cherchent, et causent de la patrie sociale, qui seule peut sauver la patrie classique.


Nous avons le dos trempé. Ranvier surtout a froid, parce que ses souliers sont percés et que ses pieds gèlent dans la boue.

Et il tousse !

Avec cela, un sabre d’agent a fait, le 3 au soir, un accroc à sa culotte trop mûre. On l’a inutilement rapiécée : le vent passe quand même par ce trou-là. Il rit… mais il frissonne, pas moins !

La République ne l’habille pas plus qu’elle ne le nourrit. La victoire du peuple, c’est le chômage ; et le chômage, c’est la faim — après comme avant, tout pareil !


Comment avons-nous dîné ?… Je ne sais plus ! Avec du pain, du fromage, un litre à seize, une saucisse sur le pouce, debout au comptoir.

Des confrères en journalisme, des copains de métier passent devant le mastroquet, nantis déjà d’une place, et courant au café commander un gueuleton qu’on mettra sur l’ardoise de la Mairie, ou chez les tailleurs militaires, un frac à collet tout galonné.

Ils me jettent un regard de pitié, m’adressent un salut de riche à pauvre, de chien repu à chien pelé. Et je vois luire dans leurs yeux toute la joie de me retrouver affamé, et en compagnie de mal vêtus.


Sommes-nous encore perdus, bafoués, invisiblement garrottés, dès le lendemain de la République proclamée, nous qui, par nos audaces de plume et de parole, au péril de la dèche et de la prison, avons mâché le triomphe aux bourgeois qui siègent derrière ces murailles et qui vont, viennent, jouent les mouches du coche sur le char que nous avons tiré de l’ornière et désembourbé ?


On m’a déjà traité de trouble-fête, de fauteur de désordre, parce que j’ai arrêté par les basques un de ces appointés du régime nouveau, lui demandant ce qu’on faisait dans la boutique.

Je le secouais… C’est moi qu’on a secoué à la fin !

— Parce que nous sommes en République, ce n’est pas une raison pour que chacun veuille gouverner !

Je n’en ai pas envie.

XIX

6 septembre. — Blanqui.

Réunion à dix heures du matin, rue des Halles.

Un petit vieux, haut comme une botte, perdu dans une lévite au collet trop montant, aux manches trop longues, au jupon trop large, est en train de ranger quelques papiers sur la table.

Tête mobile, masque gris ; grand nez en bec, cassé bêtement au milieu ; bouche démeublée où trottine, entre les gencives, un bout de langue rose et frétillante comme celle d’un enfant ; teint de vitelotte.

Mais, au-dessus de tout cela, un grand front et des prunelles qui luisent comme des éclats de houille. C’est Blanqui.


Je me nomme. Il me tend la main.

— Il y a longtemps que je voulais vous connaître. On m’a beaucoup parlé de vous. Je serais désireux de vous tenir dans un coin, et de causer… en camarades. Tout à l’heure, quand ce sera fini ici, venez chez moi. C’est entendu, n’est-ce pas ?

Il me glisse son adresse, me congédie d’un signe amical, et demande si les hommes de La Villette sont là.


Sitôt la séance levée, j’ai couru chez lui.

Il loge chez un ancien transporté du Coup d’État, près duquel il s’est caché après l’échauffourée de La Villette.

Au moment où j’arrive, il tient un crayon à la main et s’occupe à rédiger une proclamation qu’il me lit.

C’est une trêve signée, au nom de la Patrie, entre lui et le Gouvernement de la Défense.

Je relève le nez.


— Vous trouvez que j’ai tort ?

— Dans un mois, vous serez à couteaux tirés !

— Alors, c’est qu’ils l’auront voulu !

— Au moins, soulignez d’une phrase à accent votre déclaration tranquille.

— Peut-être bien… Que mettre, voyons ?

J’ai pris une plume, et ajouté : « Il faut dès aujourd’hui sonner le tocsin ! »

— Oui, c’est une fin.

Mais il s’est ravisé, et se grattant la tête :

— Ce n’est pas assez simple.

Voilà donc le fantôme de l’insurrection, l’orateur au gant noir, celui qui ameuta cent mille hommes au Champ-de-Mars, et que le document Taschereau voulut faire passer pour un traître.

On disait que ce gant noir cachait une lèpre ; que ses yeux étaient brouillés de bile et de sang… il a, au contraire, la main nette et le regard clair. Il ressemble à un éduqueur de mômes, ce fouetteur d’océans humains.


Et c’est là sa force.

Les tribuns à allure sauvage, à mine de lion, à cou de taureau s’adressent à la bestialité héroïque ou barbare des multitudes.

Blanqui, lui, mathématicien froid de la révolte et des représailles, semble tenir entre ses maigres doigts le devis des douleurs et des droits du peuple.


Ses paroles ne s’envolent pas comme de grands oiseaux, avec de larges bruits d’ailes, au-dessus des places publiques qui, souvent, ne songent pas à penser, mais veulent être endormies par la musique que font, sans profit pour les idées, tous les vastes tumultes.

Ses phrases sont comme des épées fichées dans la terre, qui frémissent et vibrent sur leur tige d’acier. C’est lui qui a dit : « Qui a du fer a du pain »

Il laisse, d’une voix sereine, tomber des mots qui tranchent, et qui font sillon de lumière dans le cerveau des faubouriens, et sillon rouge dans la chair bourgeoise.


Et c’est parce qu’il est petit et paraît faible, c’est parce qu’il semble n’avoir qu’un souffle de vie, c’est pour cela que ce chétif embrase de son haleine courte les foules, et qu’elles le portent sur le pavois de leurs épaules.

La puissance révolutionnaire est dans les mains des frêles et des simples… le peuple les aime comme des femmes.


Il y a de la femme chez ce Blanqui qui, accusé de félonie par les classiques de la Révolution, amena sur la scène, pour sa défense, les souvenirs de son foyer lâché pour la bataille et la prison, et le fantôme de l’épouse adorée, morte de douleur — et pourtant assise toujours en face de lui, dans la solitude de son cachot contre lequel pleurait le vent de la mer.


Cinq heures. — La Corderie.

Cette après-midi, le peuple a tenu ses assises.

La vieille politique doit crever au pied du lit où la France en gésine agonise — elle ne peut nous donner ni le soulagement, ni le salut.

Il s’agit de ne pas se vautrer dans ce fumier humain, et, pour ne pas y laisser pourrir le berceau de la troisième République, de revenir au berceau de la première Révolution.

Retournons au Jeu-de-Paume.


Le Jeu-de-Paume il est, en 1871, situé au cœur même de Paris vaincu.

Connaissez-vous, entre le Temple et le Château-d’Eau, pas loin de l’Hôtel de Ville, une place encaissée, tout humide, entre quelques rangées de maisons ? Elles sont habitées au rez-de-chaussée par de petits commerçants, dont les enfants jouent sur les trottoirs. Il ne passe pas de voitures. Les mansardes sont pleines de pauvres !

On appelle ce triangle vide la Place de la Corderie.


C’est désert et triste, comme la rue de Versailles où le Tiers-État trottait sous la pluie ; mais de cette place, comme jadis de la rue qu’enfila Mirabeau, peut partir le signal, s’élancer le mot d’ordre que vont écouter les foules.

Regardez bien cette maison qui tourne le dos à la Caserne et jette un œil sur le Marché. Elle est calme entre toutes les autres. — Montez !

Au troisième étage, une porte qu’un coup d’épaule ferait sauter, et par laquelle on entre dans une salle grande et nue comme une classe de collège.

Saluez ! Voici le nouveau parlement !


C’est la Révolution qui est assise sur ces bancs, debout contre ces murs, accoudée à cette tribune : la Révolution en habit d’ouvrier ! C’est ici que l’Association internationale des travailleurs tient ses séances, et que la Fédération des corporations ouvrières donne ses rendez-vous.

Cela vaut tous les forums antiques, et par les fenêtres peuvent passer des mots qui feront écumer la multitude, tout comme ceux que Danton, débraillé et tonnant, jetait par les croisées du Palais de Justice au peuple qu’affolait Robespierre !


Les gestes ne sont pas terribles comme ceux qu’on faisait alors, et l’on n’entend pas vibrer dans un coin le tambour de Santerre. Il n’y a pas non plus le mystère des conspirations, où l’on jure avec le bandeau sur les yeux et sous la pointe d’un poignard.

C’est le Travail en manches de chemise, simple et fort, avec des bras de forgeron, le Travail qui fait reluire ses outils dans l’ombre et crie :

— On ne me tue pas, moi ! On ne me tue pas, et je vais parler !


Et il a parlé !

Des hommes de l’Internationale, tous les socialistes qui ont un nom — Tolain dans le tas — se sont réunis. Et d’un débat qui a duré quatre heures vient de surgir une force neuve : le Comité des Vingt arrondissements.


C’est la section, le district, comme aux grands jours de 93, l’association libre de citoyens qui se sont triés et groupés en faisceau.

Chaque arrondissement est représenté par quatre délégués que vient de nommer l’assemblée, et je suis un des élus qui auront à défendre, contre l’Hôtel de Ville, les droits d’un faubourg de là-haut.

Nous venons d’étendre sur toute la cité le réseau d’une fédération qui en fera bien d’autres que la fédération du Champ-de-Mars… si grand tapage que celle-là ait soulevé dans l’histoire.

Ce sont quatre-vingts pauvres descendus de quatre-vingts taudis, qui vont parler et agir — frapper, s’il le faut — au nom de toutes les rues de Paris, solidaires dans la misère et pour la lutte.


Sept heures. — Belleville.

Nous sommes montés à Belleville au pas de charge.

Nous allons organiser un club.

Mais, d’abord, il a fallu qu’un de nous s’adressât à un camarade qui tient un cabaret, pour avoir, à l’œil, un broc et un veau braisé, sur lequel nous nous sommes jetés à belles dents.

C’est qu’on ne s’est pas collé grand-chose dans le fusil, depuis deux jours, et l’on a beaucoup crié : ça creuse !


— Est-ce qu’on est en révolution, papa ? demandent les enfants du chand de vin, qui croient qu’il s’agit d’une fête pour laquelle on s’habille, ou d’une batterie pour laquelle on retrousse ses manches.

Ma foi ! ça n’en a pas l’air… on ne dirait pas que quelque chose comme un empire s’est écroulé.


Maintenant, il s’agit de rassembler le peuple.

— Comment faire ?

— J’ai mon idée ! dit Oudet.

Il a vu un reste de régiment échoué au soleil d’une caserne. Il enfile la rue, va aux soldats épars, cherche un clairon dans le tas, le traîne vers une borne et lui dit :

— Monte là-dessus, et sonne pour la Révolution !


Et le clairon a sonné !

Taratata ! Taratata !

Tout le quartier accourt.

— Retiens tout le monde à la parade, pendant que nous allons chercher un cirque.

— Où çà ?

— Aux Folies-Belleville, propose quelqu’un ; on peut y tenir trois mille.


— Le Directeur ?

— C’est moi.

— Citoyen, nous avons besoin de votre salle.

— Me la paierez-vous ?

— Non. Le peuple demande crédit ; mais on fera la quête. Si cela ne vous suffit pas, tant pis ! Préférez-vous que l’on enfonce les portes et que l’on casse les banquettes ?

Le proprio se gratte le crâne.

Taratata ! Taratata !

Le clairon se rapproche. La foule est en marche.

Il a accepté — il fallait bien !


En séance.

On a constitué le bureau. Oudet, qui est du voisinage, préside.

En quatre mots, il remercie l’auditoire, et me donne la parole, pour expliquer pourquoi nous sommes venus, et au nom de qui nous parlons.


Enlevée, la salle !

J’ai dit ce qu’il fallait dire, il paraît.

Et l’assemblée acclame le programme de la Commune, ébauché dans l’affiche de la Corderie.


Un coup de feu.

— À l’assassin !

Des hommes se ruent à la tribune et crient qu’à leurs côtés, là, sur le trottoir même, on vient de tuer un des leurs.

— C’est un sergent de la ville en bourgeois qui a tiré ! Toute la brigade du quartier, qui se cachait depuis le 4, a repris l’offensive !… Nous allons être attaqués !

Une panique dans les coins ; mais l’immense majorité se lève :

— Vive la République !


Et au-dessus des têtes luisent et s’agitent des armes de tout métal et de tout calibre.

Sous un rayon de gaz éclate un tranchant de hache prise on ne sait où. Dans une embrasure, un homme sort de sa poche des bombes qui ressemblent aux pommes de terre d’Orsini.

— Qu’ils y viennent !


Personne n’est venu. Le meurtrier s’est enfui.

Le retrouvera-t-on ? On ne sait.

Mais, séance tenante, il est voté que tous nous assisterons à l’enterrement.


On me pousse en avant du convoi, le jour des funérailles, et l’on réclame un discours du citoyen Vingtras.

Le fossoyeur vient de s’accouder sur sa bêche, un silence profond plane sur le cimetière.

Je m’avance, et j’adresse un dernier salut à celui qui a été frappé au milieu de nous, et dont la tombe touche de si près le berceau de la République.

— Adieu, Bernard !


Des murmures… Je me sens tiré par les basques.

— Il ne s’appelle pas Bernard, mais Lambert, me disent les parents à voix basse.

Pauvres gens ! Je reste déconcerté, un peu ému, mais cette émotion même me sauve du ridicule et élargit ma parole.

— Combien plus profond doit être notre respect devant ces cercueils d’inconnus tombés sans gloire, exposés à recevoir un hommage qui ne s’adresse point à leur personnalité, restée modeste dans le courage et la peine, mais à la grande famille du peuple, dans laquelle ils ont vécu et pour laquelle ils sont morts !

Ça ne fait rien, j’ai tout de même attristé la maison Lambert !


Le club veut avoir ses délégués assis à la table des municipalités. Il nous a donné l’ordre de nous installer illico à la mairie, et cinq hommes armés — pas un de moins — pour nous prêter main-forte.

On nous a envoyés promener.

Les cinq hommes voulaient nous maintenir quand

même sur l’escalier : se faire tuer au besoin ! Ils nous ont trouvés mous, je crois, parce que nous ne leur avons pas dit de charger.

— Pendant que nous les tiendrons en respect, nom de Dieu ! l’un de vous ira chercher du renfort ! criait le caporal en tordant ses moustaches.


Du renfort ?… Trouverions-nous une compagnie tout entière pour nous suivre jusqu’au bout, nous qui sommes pourtant applaudis tous les soirs ?

Trois ou quatre fois, il a été décidé qu’on descendrait en masse sur l’Hôtel de Ville.

La moitié de la salle avait levé les mains ; on avait proféré des menaces ; nous avions déjà peur d’être entraînés trop loin.


Trop loin !… Jusqu’au coin de la rue seulement, où le faisceau s’éparpillait, nous laissant à trois ou quatre pour aller faire peur au Gouvernement.

Nous prenions l’omnibus — trois sous de fichus ! — et promenions mélancoliquement notre requête ou notre ultimatum à travers les corridors mal éclairés : trouvant visage de bois quand nous arrivions au cabinet d’Arago, visage de fer quand nous nous fâchions. Les sentinelles remuaient, dans l’obscurité, sur le signe de quelque civil à écharpe et à grandes bottes.


J’ai cru qu’être chef de bataillon, cela doublerait ma force de tribun, qu’il serait bon qu’à la fin de mes phrases on vît le point d’exclamation des baïonnettes.

Et j’ai posé ma candidature guerrière, moi qui n’ai jamais été soldat, que les galons font rire, et qui m’empêtrerai à chaque pas — j’en ai une peur atroce — dans le fourreau de mon sabre.

Il y a eu entrevue avec quelques gros bonnets du quartier, chez le fabricant Melzezzard qui me croyait une mine de bandit et qui a trouvé que j’avais l’air bon enfant… ce qui a fait grincer des dents un maratiste dont le désir serait que tous ceux qui auront à couper des têtes en eussent une qui fit peur, mais ce qui a rassuré les notables et m’a fait élire à la presque unanimité !


C’est cher, les honneurs ! Il m’a fallu un képi avec quatre filets d’argent : huit francs, pas un sou de moins, et encore pris chez Brunereau, l’ami de Pyat, qui me l’a laissé au prix coûtant.

Je voulais m’en tenir là pour mes frais d’uniforme, mais j’ai des souliers tournés, et je m’aperçois, au bout de deux jours, que le bataillon en souffre dans son amour-propre.

J’ai soumis les talons à un comité qui s’est réuni, a tenu séance en dehors de moi, puis m’a fait solennellement appeler.

— Citoyen, l’on vient de vous voter une partie de bottes à doubles semelles. C’est vous dire, a ajouté le rapporteur, en quelle estime le peuple vous tient !


Il y a des jaloux partout ! Ces doubles semelles ont fait grogner.

Je ne pouvais pourtant pas les arracher. Puis elles me tiennent chaud, et mes pieds sont bien contents.

Malgré tout, l’on murmure, non dans le camp des avancés, braves gens qui savent que j’ai usé cuir et peau à leur service, mais une cabale organisée par le maire a payé des orteils qui montrent les ongles.

— Et qui vont même montrer les dents, dit, en un langage imagé, le secrétaire de la deuxième compagnie, qui m’avertit au rapport du matin.

— Ah ! c’est ainsi ! Attendez !


Un roulement.

— Les hommes sans chaussures n’ont qu’à se présenter demain, pieds nus, à l’état-major, et le commandant les mènera lui-même à la mairie. Ils auront mis la baïonnette au canon et des cartouches dans la giberne.


On est venus au rendez-vous, petons au vent.

La foule rit, s’étonne, et braille.

— En avant, marche !

La municipalité s’émeut.

Le maire, un opticien de son état, a pris une lorgnette marine et la braque de notre côté.

Il voit la horde des pieds tannés se crispant pour l’assaut, les uns à peu près blancs d’espoir, les autres tout noirs de colère.


Ça n’a pas tiré en longueur !

Quand nous nous sommes rangés sous ses fenêtres, tout d’un coup l’air a été obscurci par des souliers qui voltigeaient comme des touffes de roses. On se serait cru à Milan, quand les femmes jetaient des bouquets sur les shakos de nos troupiers — seul, le parfum était différent.


Mais le chausseur malgré lui a juré de se venger.

Il veut se débarrasser de moi, à tout prix, en tant que chef de bataillon.

Il a trouvé le moyen !


Ce matin, par une averse à noyer une armée, mes hommes ont été envoyés au diable, hors des murs, sur un prétendu ordre du commandant, qui devait présider à l’exercice à feu et qu’on trouverait sur le terrain.

Je ne suis pour rien dans la promenade et j’écoute tranquillement, chez moi, tomber la pluie !

Voilà que sous ma croisée l’émeute gronde ; des cris « À bas Vingtras ! » se font entendre. Et il y en a qui tapent sur leurs fusils et parlent de monter.

— Ne montez pas, je descends !


Ils ont envahi la salle Favié et sont là, cinq ou six cents, qui me montrent le poing quand je passe au milieu d’eux en me dirigeant vers la tribune.

Mais ce sont d’honnêtes gens et, malgré leurs imprécations et leur colère, ils ne m’ont pas sali, ni meurtri d’un geste. Ils ont même fini par m’écouter, quand j’ai mis le doigt sur la trahison ! La houle s’abat, la colère s’apaise…


Mais j’en ai assez ! Je rends mon képi et mon sabre, je donne ma démission.

Bonsoir, camarades !

XX

J’ai vite arraché mes quatre galons qui faisaient pitié, les pauvres, tant ils étaient fanés, rougeâtres, pisseux… et me voilà libre !

C’est maintenant que je suis le vrai chef du bataillon. Oh ! il ne faut point accepter de commandement régulier dans l’armée révolutionnaire ! Je croyais que le grade donnait de l’autorité — il en ôte.

On n’est qu’un zéro devant le numéro des compagnies. On ne devient réellement le preu que pendant le combat, si l’on a sauté le premier dans le danger. Alors, parce qu’on est en avant, les autres suivent. Et pour cela le baptême du vote est inutile : il n’y a que le baptême du feu !


Oui, à présent que ma coiffure n’a plus ses petits asticots d’argent, tous ceux dont j’étais le captif et qui se changeaient en ennemis viennent à moi la main ouverte, et je préside les délibérations de tous les groupes, sans être président de rien. Ah ! mais non ! Simple soldat, mes trente sous, et le droit de beugler à mon tour : « À bas les chefs ! »

— Gare à vous, capitaine, qui me voulez dans votre compagnie !

Et le capitaine de rire, ou de faire semblant, car il sait bien que, désormais, c’est moi qui vais tenir en échec les officiers, et souffler tout bas le mot d’ordre insurrectionnel.


Mon grade m’a servi, pourtant, lorsque nous allions en corps, comme commandants, porter à l’Hôtel de Ville la volonté de Paris, demander qu’on ne fatiguât pas son désespoir, mais qu’on l’armât pour de bon contre l’ennemi.


J’ai vu, un matin, tout le Gouvernement de la Défense nationale patauger dans la niaiserie et le mensonge, sous l’œil clair de Blanqui.

D’une voix grêle, avec des gestes tranquilles, il leur montrait le péril, il leur indiquait le remède, leur faisait un cours de stratégie politique et militaire.

Et Garnier-Pagès, dans son faux col, Ferry, entre ses côtelettes, Pelletan, au fond de sa barbe, avaient l’air d’écoliers pris en flagrant délit d’ignardise.

Il est vrai que Gambetta n’était pas là, et que Picard n’est arrivé qu’au milieu de l’entrevue.

Lorsque Blanqui s’est tu, Millière a pris la parole, demandant, au nom des révolutionnaires, que l’on envoyât des commissaires hors Paris « pour représenter le Peuple aux armées. »


— Dites donc, Vingtras, a fait le gros Picard en m’attirant dans une embrasure de fenêtre et en taquinant le bouton de mon habit, vous savez, moi, je ne m’oppose pas du tout, mais pas du tout, à ce que vous filiez au diable avec votre diplôme de plénipotentiaire faubourien. Ça me ferait même un sensible plaisir… Mais les autres, là, regardez-les donc ! Sont-ils assez godiches, mes collègues ! Comment, ils peuvent se débarrasser de vous, et ils ne le font pas ! Je signerais plutôt des pieds, pour mon compte, afin de voir les cramoisis ficher le camp !… Des cramoisis ? des cramoisis ? a-t-il ajouté, en imitant les habitués de bastringue qui appellent : « Un vis-à-vis ? un vis-à-vis ? »

Et de rire !


Puis se penchant à mon oreille, et me mettant le doigt sous le nez :

— Mais vous, malin, vous ne partiriez pas ! Je parie un lapin que vous ne partiriez pas !


Je ne parie pas de lapin… ils sont trop chers par le temps qui court ! Puis je perdrais. Pas plus que lui, je ne comprends ces candidatures soumises au visa du gouvernement.

Il ne faut pas lâcher la ville par ce temps de disette, par ces trente degrés de froid — parce que cette disette et ce froid préparent la fièvre chaude de l’insurrection ! Il faut rester là où l’on crève.

Sans compter aussi que les provinces, qui ne sont pas venues à notre secours, ne bougeront pas davantage, parce que des gens de Paris seront arrivés du matin et auront clubaillé le soir !

Mais c’est pour faire « comme en 93 ».

Les convaincus le pensent, et les roublards se disent que lorsqu’on a mis le pied à l’étrier des fonctions, on n’est désarçonné ni par les coups de poing des émeutes, ni par les coups de fusil des restaurations.


— Mais, saperlipopette ! crie Picard à ses collègues, commissionnez-les donc, qu’ils aillent se faire pendre ailleurs, ou qu’ils passent d’eux-mêmes leur tête dans le collier ! Une fois la nuque prise, ils ne pousseront plus votre caboche, à vous, sous la lunette de la guillotine… pas de danger ! Ils vous demanderont de les conserver après l’orage, et de régulariser leur mandat d’irréguliers ! C’est toujours comme ça que ça se passe.


Seulement, cette philosophie ne fait pas le compte des autoritaires, qui ne veulent pas avoir l’air de céder à la populace et qui ont envie de jouer au Jupiter tonnant, lançant des Quos ego devant lesquels se retireraient, la crête basse, les flots qui moutonnent.


Ils moutonnaient dur, un soir. Nous étions un tas d’officiers de faubourg qui étions montés, en grand uniforme, pour demander si l’on se moquait du peuple.

Ferry et Gambetta sont arrivés. Et patati, patata, au nom de la patrrrie, du devoirrr… Gambetta nous a apostrophés et morigénés.

Mais on a riposté froidement et durement.

Lefrançais a donné, d’autres aussi : on a crevé la peau d’âne de leurs déclamations.


Ils ne savaient plus que répondre… ils ont menacé.

— Je vais vous faire arrêter, m’a dit Ferry.

— Osez donc !

Ils n’osent pas, et les voilà qui reculent piteusement. Gambetta a filé en sourdine, après un dernier moulinet d’éloquence.

Ferry, qui joue les crânes, reste. On l’entoure, on le presse… Qui sait comment la soirée va finir, et s’il couchera dans son lit ?


Quelques commandants se sont parlé à l’oreille dans un coin, et on a vu leur main serrer la poignée de leur sabre.

— Vingtras, en êtes-vous ?

— Qu’y a-t-il ?

— Nous sommes ici une centaine, représentant cent bataillons. Sur cette centaine, il y en a huit au plus pour Gambetta et Ferry. Si les quatre-vingt-douze autres disaient à ces huit et à ces deux : « Vous êtes nos prisonniers » ?

L’idée a mordu. Il va y avoir du nouveau dans une heure !

Mais on a deviné sur nos lèvres et dans nos yeux ce que nous complotons.

Vont-ils prendre les devants, appeler les compagnies de garde et nous faire cerner et désarmer ?

Non ; ils ne sont même pas sûrs de ceux qu’ils ont chargé de les défendre !

Il faut pourtant parer au danger.

Qui les sauvera ?


Deux hommes : Germain Casse qui fait le farouche, mais a un pied dans leur camp, et Vabre qui a toujours été avec eux !

Ils se sont écartés un moment, pour reparaître une minute après, échevelés et haletants.

— Aux remparts ! aux remparts !!

On accourt.

— Aux remparts ! L’ennemi vient de percer les lignes. Les bastions sont pris !

Personne ne pense plus à la conjuration, ou si quelques-uns y pensent encore, ils sentent bien que cette manœuvre les tue !

Et voilà comment, un soir de la semaine dernière, l’Hôtel de Ville a échappé à quelques commandants résolus qui voulaient s’en emparer.

Mais, patience !… Ils n’auront rien perdu pour attendre !

XXI

30 octobre.

Oudet et Mallet sautent dans ma chambre. Ils m’apprennent le massacre, la défaite du Bourget.

— Oudet, repêche un clairon !… Mallet, procure-toi une hache !… Tambours, battez le rappel !…

La rue est en feu ! Les sonneries et les batteries font rage ! Mallet a sa hache à la main.


Voici des centaines d’hommes qui, sous la fenêtre même au pied de laquelle on hurlait : « À bas le commandant ! », attendent que Vingtras leur crie pourquoi il a proclamé le tumulte.

— Citoyens, je reprends ma démission, et vous demande de marcher à votre tête, et sur-le-champ, à l’aide des nôtres, qu’on laisse égorger sans secours, là-bas, au Bourget !

Frémissements ! exclamations !

— Au Bourget ! Au Bourget !


On serre les mains d’Oudet et de Mallet, mes grands camarades, qui sont toujours là pour me frayer la voie par leur courage.

— Et pourquoi la hache ?

— Pour défoncer le tonneau de cartouches qu’il m’est défendu de livrer sans un ordre du maire, sans tous les sacrements de l’état-major, mais que j’ai fait rouler dans la rue pour que vous y puisiez le pain de vos gibernes. Fais sauter le couvercle !

— Vive la République !


Tous en ligne… pas un qui manque à l’appel !

Les officiers s’approchent de moi. Il se forme autour de mon képi découronné comme un conseil de guerre.

— On va partir, c’est dit. Mais il faudra auparavant s’entendre avec la Place pour combiner notre entrée en bataille, savoir quelles sont les mesures déjà prises…

Ce sont d’anciens soldats qui mettent cette barre en travers du chemin.


Chez Clément Thomas.

— Le général ?

— Vous ne pouvez pas le voir.

— Il le faut !

— Halte-là !

Mais à bas la consigne ! Les factionnaires marchent sur elle et l’écrasent sous le piétinement de leur colère, quand nous leur lançons dans l’oreille les nouvelles sinistres, et notre résolution.


Clément Thomas arrive au bruit.

Il se fâche, me reconnaît, m’interpelle.

— Que voulez-vous encore ?

Ce que nous voulons, je le lui crie, les autres le lui crient aussi.

— Je vous fais empoigner si vous gardez ce ton-là !

Nous le gardons… les empoigneurs se font attendre. Mais il nous bouscule de son autorité et de sa prétendue expérience de stratégie — le général qui fut marchef pour tout potage, il y a trente ans !


Il nous jette à la tête un plan qui vient d’être élucidé par l’Hôtel de Ville avec les chefs de corps, et que notre expédition irrégulière ferait manquer.

— Des forces ont été échelonnées suivant les lois de la guerre, et doivent intervenir à des moments précis, suivant des signaux connus. Des surprises savantes sont ménagées pour écraser l’ennemi et venger nos morts… Consentez-vous à accepter la responsabilité de la défaite, à vous exposer aux reproches de folie ou même de trahison ?

J’ai baissé la tête, effrayé, et j’ai repris le chemin du boulevard Puebla où les hommes m’attendaient, drapeau au centre.

Un officier de secteur nous avait accompagnés. Il a promis que s’il y avait du renfort à diriger sur le Bourget, c’est le 191e qui serait lancé le premier.


Ah ! bien, oui ! On s’est couchés, les larmes aux yeux, et l’on a remisé le drapeau trempé par la pluie et puant la laine mouillée — alors qu’il aurait dû embaumer la poudre !


31 octobre.

Autres nouvelles plus affreuses encore ! Bazaine a trahi !

Le gouvernement de la Défense le savait et le cachait.

— À l’Hôtel-de-Ville !

De quartier à quartier, on s’est entendus pour descendre ensemble.

On descend !


Mais devant la Corderie, des amis sont groupés, qui me confisquent, prétendant que les compagnies peuvent aller de l’avant sans moi, tandis qu’il y a à délibérer au nom du peuple.

— Il s’agit de savoir comment on conduira le mouvement.

Seulement, nous ne sommes que sept. Les célèbres manquent. Blanqui est venu, puis reparti ; Vaillant de même. Les plus populaires sont noyés dans les bataillons qui ont voulu les avoir avec eux, et ne les lâchent pas. Jusqu’à moi, que l’on réclame, là-bas, et qu’on vient reprendre.

— Vingtras ! Vingtras !


Ah ! ceux qui croient que les chefs mènent les insurrections sont de grands innocents !

Émietté, dispersé, déchiré, noyé, ce qu’on appelle l’état-major dans le tumulte des vagues humaines ! Tout au plus, la tête d’un de ces chefs peut-elle émerger, à un moment, comme les bustes de femmes peintes, sculptés à la proue des navires, et qui paraissent et disparaissent à la grâce de la tempête, au hasard du roulis !


Nous avons décidé quand même, sur le bord du trottoir, à cinq ou six, que ce soir il fallait que la Commune fût proclamée.

— La Commune… entendu.

— Mais venez donc ! crie l’homme chargé de me ramener.

En route, j’ai été arraché au sergent et retenu par les arracheurs comme je l’avais été par lui, séparé du gros de la foule, hissé sur une chaise de marchand de vins, forcé de pérorer, chargé par un comité déjà improvisé autour du billard de rédiger une proclamation, et de discuter, entre deux mêlés-casse, ceux qu’on va « porter au pouvoir ».


Une détonation !

Les enfants piaillent et se sauvent.

Le comité de chez le mastroquet, qui est composé de braves, dit que c’est le moment de se montrer, et nous essayons de refouler les fuyards en nous dirigeant vers l’Hôtel-de-Ville, qu’il s’agit de prendre.

— Il est à nous, me dit Oudet qui en revient. Tu ne veux rien être, n’est-ce pas ?

— Eh bien ! retournons au quartier, et restons avec les inconnus dans les faubourgs.


Je n’ai pas osé passer outre ! J’aurais voulu pourtant aller à l’Hôtel-de-Ville, peut-être bien y avoir un poste de combat, être quelque chose dans l’insurrection !

Oudet m’a fait rougir de mes prétentions, ou plutôt j’ai manqué de courage. C’est à regret que j’ai rebroussé chemin.

Mais Oudet, que j’estime et qui m’aime, a dû voir clair. Laissons la place aux autres, et remontons là-haut.


Pas avant d’avoir grimpé l’escalier de la Corderie.

Ils sont là sept ou huit que je déconcerte en leur apprenant ce que je tiens d’Oudet : à savoir que le gouvernement nouveau est constitué.

Ils étaient en train de faire leur liste… comme chez le mannezingue.

— Mais notre devoir est d’en être ! dit, en se drapant dans un pet-en-l’air bleu, un jeune avocat communiste, prêt à mourir au besoin sous le pavillon de l’émeute, mais prêt aussi à avoir les bénéfices de son ambition comme il en a le toupet — un toupet soutenu par une tignasse noire, telle qu’en ont les tribuns dans les gravures, et qu’il secoue à la Mirabeau sur ses épaules de Gringalet !


J’ai gâché là du temps, parce que, peu à peu, quelques-uns sont revenus, et qu’on s’est interrogés, chamaillés et insultés en Byzantins à propos de la conduite à tenir vis-à-vis du peuple — comme si ce peuple nous regardait par le trou de la serrure, et nous attendait sur le palier pour nous supplier d’être les maîtres.

Décidément, je retourne chez mes Sarmates.


— Vous savez qu’à la mairie de la Villette sont restés des gardes nationaux qui, ce matin, n’ont pas voulu participer au mouvement ?

— Allons occuper la mairie de La Villette !

Je suis en sabots, mes bottes d’honneur me faisaient mal. J’ai pris des souliers de bois que j’ai trouvés dans un coin.

Par-dessus ma vareuse, j’ai jeté un mac-farlane usé, râpé, qui fut bleu et qui a verdi… mais j’ai mon sabre au ceinturon.


Je le tire au clair. Et sous la pluie qui tombe d’un ciel brouillé et triste, pataugeant dans les mares de boue, je mène une trentaine d’hommes du côté de la rue de Flandre.

Nous faisons pitié avec nos cheveux ruisselants, nos culottes crottées. Mon coupe-chou a déjà des gales de rouille, et mon mac-farlane les ailes aplaties et veules. J’ai l’air d’une poule qui s’échappe d’un baquet.


— Halte-là !… l’éternel « halte-là ! » qui m’attend à toutes les portes, depuis que je suis au monde.

Mais les trempés qui me suivent ont été rangés en bataille derrière le mac-farlane qui se secoue et se raidit.

— Place au Peuple, maître du pouvoir !

La grille s’ouvre, et nous laisse passer.

— Du moment que l’Hôtel-de-Ville est à vous !…


Grand bruit dans la cour bondée de soldats, hérissée de fusils.

— L’écharpe ! l’écharpe !

Deux ou trois officiers se précipitent sur moi, m’étreignent et me ficèlent.

— Au nom de la Révolution, nous vous nommons maire de l’arrondissement ! disent-ils en serrant la ceinture… en la serrant trop fort.

On desserre un peu ; mais c’est le tour de la tête, maintenant.

— Au nom de la Révolution, recevez l’accolade !

Et je reçois quelques baisers bruyants : des baisers du bon coin, qui sentent l’oignon, voire l’ail !


Et maintenant, à l’œuvre !

— À l’œuvre ! Mais qu’est-ce qu’il faut que je fasse ?

Et des harangues, donc ! Est-ce qu’on va rester sans parler au peuple, sans lui dire qu’on mourra pour lui ?

— Car enfin, vous mourrez pour lui, n’est-ce pas ?

— Certainement !

— Eh bien, dites-le-lui. Il aime à ce qu’on le lui dise… Montez sur la table… Attention !… Là !… Vous pouvez y aller, maintenant.

Et j’y vais.


Quand je sens que je n’ai plus de salive, je conclus :

— Citoyens, le temps des discours est passé !


J’ai à faire maintenant ce que doivent faire les hommes à sous-ventrière.

— Que font-ils ? Voyons !

— Dame ! je ne sais guère, murmure un voisin que l’on a nommé adjoint du coup, et qui attend également qu’on lui apprenne son métier.

— Il faut signer des bons, c’est bien simple ! dit un vieux qui paraît ahuri de mon ignorance.

— Signer des bons, je veux bien, mais des bons de quoi ?

— Des bons pour les voitures, pour les lampes, pour de l’huile, du papier, pour toutes choses généralement quelconques, pardi ! comme ça se fait toujours en révolution !


Diable ! Je croyais qu’on allait seulement me demander des cartouches, et j’aurais paraphé des deux mains. Mais pour le reste…

— Et les nouvelles à aller chercher à l’Hôtel-de-Ville, au secteur ? Il faut des fiacres. Avec votre griffe, on en réquisitionnera de force. Ils viendront se faire payer demain.


Demain ! je ne sais pas trop où nous serons, demain.

Or, je viens non seulement de signer des bons, mais de « voler la caisse » ! Car ils m’accuseront de l’avoir volée, s’ils reprennent l’offensive ! Je les connais, les procès de lendemain d’émeute, et ce n’est pas ma vie seule que je joue. Elle ne m’a pas l’air bien en danger. C’est bel et bien mon honneur qui est sur le tapis où roulent ces quelques pièces de cent sous, prises sous la responsabilité de celui qui commande en ce moment et qui s’appelle Jacques Vingtras.

Ah ! bah ! le sort en est jeté ! Ça tournera comme ça voudra !

Mais je vais tâcher que ça tourne au grave, et ne pas passer mon temps à signer des bons de fourrage et des papiers de factures.


Ça ne tourne pas au grave — au contraire !

Je viens d’entendre dans l’escalier, un boucan de tous les diables.

C’est Richard, l’ancien maire, qui vient de l’Hôtel-de-Ville où il est allé chercher des ordres près de ses patrons, et qui traverse le bataillon des envahisseurs.

Il se précipite sur l’écharpe dans laquelle on m’a saucissonné.

— Rendez-moi çà ! Vous violez la loi. Je vous ferai fusiller demain !

Il me tient au ventre et essaie de m’arracher la ceinture tricolore qui s’est enroulée en nœud coulant. Ce nœud m’écrase le nombril… ma langue devient bleue.

— On étouffe nos frères ! crie un vieux de 48, quoique je ne lui sois aucunement parent.

Et on fait lâcher prise au bonhomme qu’on serre de très près à son tour. Il renverse déjà les yeux !

Heureusement, j’ai retrouvé ma respiration :

— Citoyen, qu’on ne touche pas un cheveu de cette tête vide, qu’on respecte l’écorce de ce coco sans jus !

On rit. Le coco écume !

— Vous pouvez me torturer, je vous dis que demain vous serez châtié !

— Nul ne songe à vous torturer, mais pour que vous n’embêtiez plus le monde, on va vous coller dans une armoire.

Et je l’ai fait porter dans un placard… un placard énorme où il est très à l’aise, ma foi, s’il veut rester debout, et où il peut faire très bien un somme, s’il veut s’étendre sur la planche du milieu, en chien de fusil.

La révolution suit son cours.


Une heure du matin.

Un des gardiens demande à parler au Maire en exercice, au nom du Maire sous les scellés.

— Qu’arrive-t-il ? S’est-il tué ? A-t-il été asphyxié là-dedans ?…

Non ! Le parlementaire reste muet.

— Parlez ! parlez !

Il n’ose pas, mais, se penchant à mon oreille :

— Pardon, excuse, mon officier… mais c’est qu’il se tortille depuis un bon moment… quoi, suffit !… Vous comprenez, faut-il le laisser aller, citoyen ?

— Le laisser aller dans l’armoire, oui, a dit Grêlier, l’adjoint, dans l’armoire, entendez-vous !

— Vous êtes dur !

— Eh ! mon cher, s’il sort, la moitié des hommes est fichue de se rallier à lui et de venir nous enlever ! Il est rageur, le gars, et résolu !… Laissez-le donc mouiller sa poudre !

Qu’il la mouille !


Moins d’une heure après, un sergent se présente, un intraitable, celui-là ! On l’appelle le sapeur à cause du poil qui lui couvre la face. Il se ferait tuer de bon cœur à la place de « son » commandant.

— Même que pour lui je couperais ma barbe ! dit-il, la flamme du dévouement aux yeux.


Il apporte des nouvelles de l’armoire.

— Elle est inondée, sauf votre respect, mon commandant ! Mais c’est pas seulement ça !

— Qu’y a-t-il ?

Il ne sait trop comment s’expliquer, lui aussi.

— Il y a que le particulier ne se gêne plus… et il demande…

— Il demande quoi ?

— Eh bien, mon commandant, il demande à sortir une minute pour… quelque chose de sérieux !


— La réaction relève la tête, vous voyez, dit Grêlier en branlant le chef… tout à l’heure une chose, maintenant une autre !…

Se tournant vers le sapeur :

— Et que disent les hommes de garde ? Que pensent-ils de sa prétention ?

— Dame ! ils disent que ça ne sera pas si drôle, si on le tient trop…

— Lâchez-le-moi pour de bon ! Passez du chlore dans l’armoire, et donnez-lui la clef des champs avec la clef des lieux !


Il ne se l’est pas fait dire deux fois et est parti comme une fusée.

Il s’est égratigné contre la ferrure d’un des battants.

— Au Prussien ! ont crié quelques rigoleurs, qui ont failli faire prendre les armes à tout le bataillon et les présenter au derrière écorché du maire.

Et dire que demain, si nous sommes vaincus, on hurlera que j’ai poussé au massacre et mené la tuerie ! Jusqu’à présent, c’est pourtant tout le sang que j’ai fait répandre, le sang de ce Prussien-là.


Vaincus ! voilà que ça m’en a tout l’air !

Les nouvelles qui arrivent de l’Hôtel-de-Ville sont noires.

Il paraît que le gouvernement retrouve des forces, que l’on est venu le sauver ; un bataillon de l’ordre est parti, Ferry en tête, et marche contre l’insurrection.

Est-ce vrai ?…

— En tout cas, debout, camarades ! Il faut aller au-devant de ce bataillon-là.

— Nous avons faim ! nous avons soif !

— Vous mangerez et boirez dans Paris.


Mais ils prétendent énergiquement qu’ils auront plus de cœur au ventre s’ils mettent quelque chose dans ce ventre-là.

— Allons ! défoncez les tonneaux de la cave ! Tonneaux de harengs et tonneaux de vin… un hareng et un verre par homme !

Et sac au dos ! Je vais reprendre mon sabre et lâcher mon écharpe. Qui la veut ?


— Non, non ! vous ne sortirez pas !

Et l’on s’oppose sournoisement et traîtreusement à mon départ.

Les commandants qui, depuis deux mois, ont tenu ouvertement ou secrètement pour l’ex-maire, et qui me haïssent à cause de ma popularité dans le club, se sont enhardis en apprenant le retour offensif des bourgeois. Et leurs émissaires sèment la révolte dans les groupes qui ont eu le demi-canon et le gendarme.

— Maintenant qu’il a amené le désordre, il s’en va ! Ne le laissez pas filer. C’est vous qu’on arrêtera et qu’on rendra responsables. Savez-vous d’ailleurs où il vous conduit, et ce qui vous attend ?… Il s’est emparé de la mairie ; qu’il en reste le prisonnier !

Et, quand j’ai insisté, les Bellevillois ont fait la sourde oreille ; seuls, quelques simples et braves gens sont partis en peloton, du côté du danger.


Notre étoile baisse !

On annonce que le 139e avance et va nous livrer assaut.

— On ébranle les grilles ! vient me dire le capitaine.

— Par ces grilles-là, descendez leur avant-garde ! Feu !

— Ce sera le carnage !

— Nous serons bien autrement massacrés, s’ils croient que nous avons peur. Allez leur dire que vous tirez, s’ils bougent !


Ils ont gardé leurs distances, point par crainte, je le veux bien, mais parce que, tout en n’étant pas de notre bord, ils ont de la douleur comme nous, et portent aussi au flanc la blessure des patriotes.

N’importe ! J’ai envoyé chercher des cartouches au poste des francs-tireurs, que commande un lieutenant qui a été mon compagnon dans la vie de misère, avec qui nous avons mangé de la vache enragée.

De celui-là au moins je suis sûr : il ne refusera pas les munitions.


Pardieu si ! il les a refusées.

Depuis qu’il a l’épaulette, il est devenu un régulier, ce réfractaire ! Il attend peut-être la croix ou le brevet d’officier pour de bon dans l’armée ! Et s’il s’est battu comme un lion, c’est comme un lion qui a assez du jeûne dans le désert, et veut la pâtée de la ménagerie et les bravos de la foule !

Oh ! c’est à se casser la tête contre les murs.

On a attendu en musulman la fin du drame, au milieu des parfums de harengs et des fumées de vin bleu.


Oh ! ce hareng ! mon écharpe le sent. Un drapeau rouge, que l’on a tiré de je ne sais où pour le planter devant mon pupitre, le sent aussi. Ce que nous avons de poudre, ce qui nous reste d’argent, tout a pris l’odeur des barils défoncés dans la cour.

On se croirait dans la rue aux Poissons de Londres, et non pas dans la citadelle des insurgés de La Villette.


1er novembre.

Elle s’est désemplie peu à peu, cette citadelle. Ceux qui sont partis aux nouvelles ne sont pas revenus, soit qu’ils aient été faits prisonniers, soit qu’ils ne veuillent pas rentrer dans ce guêpier signalé à la colère des bataillons bourgeois.

Et nous restons là quelques-uns, sans savoir rien de ce qui se passe dans Paris.


Une dépêche vient d’arriver.

« Au maire du XIXe. »

C’est moi, le maire — puisque j’ai l’écharpe ! Je décachette et je lis : « Tout est rentré dans l’ordre, sans effusion de sang. »


C’est le moment de détaler. Je tombe de faim, je crève de soif.

J’entre, écrasé, las, sommeillant, dans le restaurant où nous allions casser une croûte avec les collègues, vers midi. Je retrouve ceux qui n’ont pas paru de la nuit — ayant peur de moi ou attendant la fin pour se décider.

La fin, c’est mon arrestation à bref délai, sans doute. Peut-être vais-je même être cueilli avant d’avoir mangé mon omelette.


Oh ! les pauvres gens ! ils plongent leur nez dans leur assiette, font mine de ne pas me voir, me ferment la table en serrant les chaises.

Je les aborde.

— On va venir m’empoigner comme insurgé, comme voleur. Je vous prendrai à témoin.

Ils ne me laissent pas terminer.

— Hé !… Hum !… Dame !… Quoi !… Enfin !… Après tout, vous n’étiez pas forcé de vous emparer de la mairie. Vous avez peut-être sauvé Richard en l’écartant de la foule, mais si vous n’aviez pas pris sa place elle n’aurait pas pensé à l’étrangler… On dit que vous aviez ordonné de fusiller Louis Noir, et lui l’affirme !…


Ils me font lever le cœur. Je siffle un verre de vin, et je dégringole vers l’Hôtel-de-Ville.

Pas trace d’une nuit d’émeute, à peine des sentinelles ; pas une cicatrice faite par les balles sur la peau des murs ! Maison muette ! place vide !


— Pour dix sous de savon noir, s’il vous plaît ! Oui, pour dix sous !

Et j’ai couru chez moi, et j’ai transformé ma chambre en baignoire, et j’ai emprunté à une camarade de palier son eau de Cologne pour en inonder ma vareuse. J’ai mis mes pieds dans l’eau et ma tête dans mes mains !

Me voilà propre, et si une baïonnette m’égratigne en route, j’arriverai à l’hôpital avec une chemise blanche et des chaussettes fraîches.

Il y a quelques chances pour qu’on me picote la peau. Je vais remonter vers la mairie. Après, j’aurai gagné le droit de disparaître et de me dérober aux poursuites.


Mais encore un peu d’eau de Cologne, s’il vous plaît ! Est-ce que ça sent toujours le hareng, ma voisine ?… Au revoir !

— On va vous arrêter, monsieur Vingtras !

— Je crois que oui.

— Restez donc !

— On viendrait me prendre ici, voilà tout.

Elle rougit un peu. Nous sommes bien ensemble.

— Je vous cacherai chez moi, dit-elle, en frottant son museau qui embaume contre ma barbe qui empeste encore !

— Impossible ! Mais si je ne reviens pas, vous m’enverrez du linge. Et de l’eau de Cologne… beaucoup d’eau de Cologne ! Merci d’avance !


Mon concierge m’a prêté cinq francs.

Cinq francs ! J’avais vidé mes poches et laissé tout ce que j’avais entre les mains du caissier de la nuit — même ce qui était à moi. Avec cent sous, je puis attendre les événements !


Me voici dans la cour, où je suis entré sans sabre, et comme dans une prison, cette fois.

La grille s’est refermée sur l’ordre d’un commandant, que je n’ai pas vu pendant la bagarre, et qui arrive maintenant que je suis perdu.

C’est vrai pourtant qu’il a cru que je voulais le faire fusiller, le malheureux !

Et c’est le frère de Victor Noir même, celui qui me reçut au lit de mort de son cadet, tiède encore, c’est celui-là qui prend contre moi la parole, m’interpelle et m’accuse, devant des hommes de garde que je reconnais pour appartenir à un bataillon qui a un bonapartiste pour chef.

Heureusement, il reste des gens à nous, Bouteloup et les siens, qui faisaient un somme, la tête sur le sac, et qui se réveillent au bruit et disent :

— On n’arrêtera pas Jacques Vingtras !


Louis Noir a eu honte, n’a pas osé décidément appeler à son secours le badingueusard, un familier peut-être de la maison d’Auteuil ! — et m’a laissé passer.

À part cet ingrat enragé et les déjeuneurs de ce matin, les autres font leur devoir. Et quand je suis entré dans la salle où ils sont réunis, comme en conseil de guerre, ils m’ont tous accueilli à bras ouverts.

— Mais filez vite, partez ! Il va être lancé un mandat d’amener contre vous, on nous l’a dit dans le cabinet du Gouvernement.


Je suis sorti, escorté de camarades courageux, sorti en singeant l’insouciance et la tranquillité. Au détour de la rue, un fiacre m’attendait, avec un cocher qui est des nôtres.

Ce cocher-là a fouetté sa rosse à faire venir le sang et m’a emporté au galop loin de cette mairie d’où c’est presque un miracle que je sois sorti. Hue ! Cocotte !

Quand nous avons été loin, bien loin, il a fait claquer son fouet, a demandé pardon à son cheval, et m’a dit :

— Sacré nom de Dieu ! embrassez-moi !

XXII

Passedouet, qui est maire du XIIIe, m’a caché trois jours.

Le troisième jour, j’ai pris son rasoir, travaillé ma barbe, coupé les favoris, gardé les moustaches et la mouche, et je suis sorti pour me rendre chez un ami qui ne fait pas de politique, et m’offre une hospitalité commode et sûre, dans un quartier paisible et clérical. Là, je puis défier la police et échapper au conseil de guerre.


Mais veulent-ils nous arrêter ?

Au bout d’une semaine, en ayant assez de la vie d’évadé qui reste caché dans son trou, je suis retourné à la Corderie.

S’ils tiennent à nous prendre, ils n’ont qu’à avoir des agents en bas…

Ils en ont.

Ils savent alors que je reviens, que d’autres reviennent aussi, qui sont poursuivis pour le 31 octobre, et sur qui on aurait le droit de mettre le grappin, qu’on démasquerait d’un revers de main, tant ils sont mal déguisés par leur cache-nez à trois tours et leurs lunettes de carnaval.

Et cependant, le Gouvernement fait le mort, et nous laisse grimper et dégringoler cinquante fois par jour l’escalier de la Corderie.


Elle est devenue un forum, cette Corderie !

Elle arme la Révolution, elle rédige les cahiers de l’insurrection future — elle serait capable de sauver la Patrie !… Elle m’a sauvé l’honneur, il n’y a pas longtemps !


C’était quand j’avais mon képi à quatre galons ! J’étais de garde au bastion. Un officier m’aborde :

— Vous ne savez pas le bruit qui court ? On prétend que vous étiez d’accord avec l’Empire dans votre campagne électorale contre Jules Simon.

— On dit cela !

— Tout haut.

Je plante là le bataillon. Je saute dans un fiacre.


Oui, on dit cela tout haut dans les cafés ; on l’a hurlé hier dans les réunions publiques.

C’est Germain Casse, le créole, qui a colporté la nouvelle.

Si j’allais lui casser la gueule, pour commencer, à celui-là ?…

— Soyez donc calme, me dit Blanqui, chez lequel j’ai couru, et ne cassez rien. C’est votre popularité qui commence.

Ma popularité ? Est-ce qu’il se moque de moi ?


Calme ! je ne puis l’être. Et la tête en feu, le cœur gonflé jusqu’à crever, la gorge sèche, les yeux troubles, je bondis d’un quartier à l’autre, lâchant ma voiture quand elle languit dans les carrefours, et courant comme un fou jusqu’aux maisons amies où sont ceux de mon ancien Comité dont je suis sûr et à qui je crie de ma voix éraillée : « Au secours ! Au secours !! »

Je les traîne avec moi ; j’en ramasse d’autres en route, qui ont connu ma misère et mon courage, et le soleil n’est pas encore tombé que déjà la Corderie est saisie de ma sommation d’enquête. Les Quatre-vingts sont convoqués pour demain, toutes Chambres du peuple siégeant.


Oh ! c’est long ! Quelle nuit j’ai passée !

Enfin, le jour est venu !

Briosne, Gaillard, un autre encore, sont accusés comme moi. Nous sommes descendus ensemble, le matin, vers la Préfecture de police, et nous avons sommé les gens qui sont là de nous montrer les pièces qui nous calomnient, les armes qu’on a empoisonnées pour nous tuer.

Rien ! on ne nous montre rien !


La salle est pleine ; le grand jury est au complet. Le bureau vient d’être élu.

J’ai la parole.


J’ai conté tout, depuis A jusqu’à Z : comment un Comité est venu me prendre, le camarade Passedouet en tête — Passedouet que nul ne soupçonne, n’est-ce pas ?…

J’étais en train de manger un ordinaire chez un marchand de vins. On m’a mis l’épée dans les reins. On m’a répété sur tous les tons que moi, l’historien futur des héros de Juin, je devais représenter ces vaincus contre les républicains qui les maudirent, et redresser devant eux le cadavre mutilé de la guerre sociale.

J’ai accepté, mais j’ai dit : « Voyez, je déjeune à trente sous. Je suis pauvre, je n’ai pas un centime à donner pour mon élection. »

« Un homme est venu qui a offert d’aider pour les affiches », m’a répondu le Comité.

« Vous êtes juges », ai-je conclu.


— S’il était payé par l’Empire, pourtant !

Dans quel but ?… Nous ne faisions pas la campagne pour vaincre. Numériquement, nous étions sûrs d’une honteuse défaite.

Cinq cents voix ! Les aurait-on seulement, cinq cents voix ?

On les a eues. Mais est-ce que c’était cette misère qui pouvait empêcher Simon de passer ?…


Et voilà pourquoi je suis devant vous, accusé de trahir ! Mais regardez-moi donc ! Est-ce que j’ai les yeux d’un vendu ?

Faut-il vous dire ce que j’ai terrassé de souffrances dans le cours de ma vie ? Vais-je conter combien de fois je me suis colleté avec la faim pour rester libre ?

Et après des années de cet héroïsme, dans un moment où je n’avais qu’un peu de patience à avoir pour être presque célèbre, et même heureux, c’est alors que je me serais annihilé, enchaîné, vendu !

Ce n’est pas à moi à vous dire que je vaux quelque chose, mais ne sentez-vous pas que, dix fois déjà, j’aurais pu devenir riche, si j’avais voulu ?


Oh ! je sais bien que vous allez m’acquitter !… seulement, je n’en garderai pas moins dans le cœur la honte de l’accusation.

Mon honneur ?… il va sortir d’ici plus clair que jamais ! Mais mon orgueil ! qui pourra en laver les plaies, qui en retirera le pus que le doigt de Casse y a mis ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ils ne m’ont pas laissé achever.

De tous les coins de la salle, des mains se sont tendues vers moi. Quelques-uns m’ont embrassé ; deux ou trois avaient les larmes aux yeux.

N’importe ! Il se trouvera bien, dans l’avenir, quelques misérables pour ramasser cette ordure dans la boue et la rejeter contre moi, le jour où je serai désarmé par la défaite, la proscription — ou la mort.

XXIII

23 février.

Allons, je me trompais, quand je croyais que ceux de l’Hôtel-de-Ville n’oseraient point nous poursuivre !

Ils l’ont osé.

Le 31 octobre passera devant un tribunal de soldats ! Les officiers d’une armée prisonnière jugeront des hommes libres !


Ils arriveront là, Lefrançais, Tibaldi, Vermorel, Vésinier, Jaclard, Ranvier, et d’autres peut-être qu’on reprendra ; ils arriveront entre deux haies de fusils chargés, baïonnette au canon, qui s’abaisseront sur les poitrines, si quelqu’un voulait fuir ou se révolter.

Ils s’assiéront sur un banc, maigre comme un banc d’école ; enterrés entre une table et un vieux poèle, on ne verra même pas leur tête — cette tête que visent les articles d’un Code sanglant.

Il n’est pas, cette fois, question de leur tête, je le sais, et pas même de leur liberté. Qui donc oserait, s’il a du cœur, les condamner ?

Les condamner !… parce que voyant le navire courir à l’écueil, ils ont sauté vers le capitaine et lui ont crié :

— La France sombre ! Tirez le canon d’alarme !

Les condamner !!… Pourquoi pas les souffleter avec le chapeau à barbe de Trochu, ou les larder avec l’épée de Bazaine ?


Ce n’est pas tout. Le sergent de service aura de l’ouvrage cette semaine, et le commissaire de la République n’a qu’à préparer des réquisitoires.

Ils vont juger encore un morceau de papier. Cela s’appelait l’Affiche rouge — collée sur les murs au moment où le pain manquait et où pleuvaient les bombes.


Quelles transes elle nous a données, cette affiche… à Vaillant, à Leverdays, à Tridon et à moi !

La Corderie, dans sa séance du 5 janvier, nous avait désignés pour servir d’interprètes à la pensée commune.

Il fut convenu que nous apporterions le lendemain, avant dix heures, une proclamation qui, si elle était admise par l’assemblée, devait avoir l’honneur d’être placardée, la nuit suivante, dans tous les faubourgs de Paris.

Mais il s’agissait de la faire.

Il fallait prêter au peuple un langage à la fois simple et large. Devant l’histoire, il prenait la parole, dans le plus terrible des orages, sous le feu de l’étranger. On devait songer à la Patrie, en même temps qu’à la Révolution.

Et dans le petit logis de la rue Saint-Jacques où ils s’étaient enfermés, ces quatre hommes de lettres s’arrachaient les cheveux à chaque ligne qu’ils allongeaient sur les feuilles blanches, craignant de verser dans la platitude ou la déclamation.

Nous avions honte de nous, et chaque sonnerie de la pendule nous tintait douloureusement dans le crâne.

La besogne fut enfin aux trois quarts achevée. Il était cinq heures du matin.


Tridon, malade, et qui devait mourir du mal qui le rongeait, proposa de faire un somme — quitte à donner ensuite un coup de collier.

Nous nous étendîmes tous deux sur un lit improvisé… que je quittai pour lui laisser plus de place, à lui, le pauvre ! qui avait le cou en charpie, la peau en lambeaux, et qui se recroquevillait dans l’unique drap qu’on nous avait abandonné, les camarades ayant pris l’autre.

Sa chair était déjà à l’agonie, sa pensée restait robuste et saine.

Quand on se leva, on entendit le canon tonner d’une voix qu’on ne connaissait pas. C’était le bombardement qui commençait.

Et notre manifeste était là… transi comme nous !

Je ne saurais dire notre douleur : nous avions peur d’avoir été indignes des nôtres, et les obus nouveaux nous sifflaient aux oreilles comme, au théâtre, la colère d’un public déçu.

Il fallait une phrase, rien qu’une, mais il en fallait une où palpitât l’âme de Paris ; il fallait un mot à Paris aussi pour prendre position dans l’avenir.


On se traîna vers la Corderie sans avoir conclu, ne se souciant pas du péril, ayant plutôt le secret désir d’être tué avant d’arriver.

À une détonation plus forte, cependant, Tridon se secoua, et regardant le ciel, fronçant le sourcil, il essaya dans l’air gelé une phrase, un mot…

Il avait trouvé !


La proclamation, lue dans un silence solennel, fut couverte d’applaudissements.

Elle se terminait ainsi :

« Place au Peuple ! Place à la Commune ! »


C’est cette proclamation-là qu’ils vont poursuivre. Ce n’était pas un appel à la rébellion, pourtant, c’était un cri échappé à des cœurs en fièvre, et moins un cri d’indignation qu’un cri de désespoir.

On arrêta des signataires — la foule alla leur ouvrir, tambour en tête, les portes de Mazas. Et voilà que l’huissier du Cherche-Midi les convoque !

Ils se souviennent de ce placard, à l’Hôtel-de-Ville ! Il a pourtant passé sous les ponts, depuis ce temps, la fange de la capitulation et le sang du 22 Janvier.


Mais le 22 Janvier est cité, lui aussi ! Ils veulent en faire un jour criminel.

Et qui donc fut criminel ?…

Pauvre Sapia ! Il avait un jonc de treize sous à la main, quand il tomba. Il criait : « En avant ! » mais sans épée et sans fusil.

L’enfant de neuf ans qu’on releva mort n’avait pas tiré, n’est-ce pas ? Et le vieillard, dont la cervelle sauta sur le candélabre, avait dans sa poche, non pas une bombe, mais un paroissien.


Le 22 janvier, combien d’innocents massacrés !

Ceux qui n’avaient pu fuir assez vite s’étaient affaissés derrière les tas de sable, ou allongés derrière les réverbères abattus, et restaient là, accroupis dans la boue jusqu’aux lèvres.

Quelquefois, un de ces accroupis se détachait de la grappe saignante et roulait sur le ventre vers un coin plus sûr… il s’arrêtait tout à coup et ne roulait plus. Mais on lui voyait au flanc une tache écarlate, comme à la bonde d’un tonneau.

Parmi ceux qu’amèneront demain les gendarmes, il y en a qui étaient venus seulement relever les blessés, ou couvrir de leur mouchoir le visage horrible des morts.

Et les féroces maladroits qui sont au pouvoir n’ont pas compris qu’il valait mieux faire comme ces derniers, et jeter sur ces journées sombres le voile de l’oubli.


8 Mars.

Le 31 octobre est jugé.

Un tribunal de soldats a acquitté la plupart de ceux qui, au nom du traité conclu dans cette nuit au dénouement sinistre, n’auraient jamais dû être arrêtés, ni poursuivis.

L’épée des juges du Conseil de guerre a cloué les parjures de l’Hôtel-de-Ville au pilori de l’Histoire.

Il ne reste plus sur la sellette que Goupil, moi, et quelques autres cités à la barre pour des faits que ne pouvait couvrir la convention.


Car l’Affiche rouge, elle aussi, est sortie victorieuse des débats.

Il y a eu deux séances au Cherche-Midi, deux fournées d’accusés, deux verdicts semblables d’absolution. Les gens de la Défense en sont, jusqu’à présent, pour leur courte honte.


Le Ferry s’était montré enragé pourtant : crossant les vaincus, et jurant sur l’honneur qu’il m’avait parfaitement reconnu — oui, moi, Vingtras ! — la nuit du 31 octobre, à l’Hôtel-de-Ville : que j’étais parmi ceux qui braillaient le plus fort, et qui parlaient de l’expédier à Mazas.


Pour lui mettre la trompe dans son mensonge, il a fallu que j’aille déclarer :

1o Que moi qui ai tâté de Mazas, je préférerais faire guillotiner un camarade que d’y envoyer un ennemi ;

2o Que je le crois lui, Ferry, plus digne de la fessée que du martyre ;

3o Qu’il m’a été impossible, à mon grand regret, d’injurier le Gouvernement sur sa chaise curule, puisque je suis poursuivi pour avoir, à La Villette, à cette heure-là, séquestré le père Richard, maire légitime, et rendu toute une population malade en la nourrissant de harengs « destinés aux blessés. »


Il a bien fallu se rendre à l’évidence, mais Ferry a dû me recommander au prône ; et pour peu que le président du Conseil de guerre ait des attaches avec le Gouvernement, mon affaire est claire… ils vont me soigner ça !


11 mars. Au Cherche-Midi.

— Toi, Vingtras, tu en auras bien pour six mois.

J’en aurai peut-être pour six mois, ça, c’est possible ; seulement je vous fiche mon billet que je m’arrangerai pour ne pas les faire !

Être pris en ce moment et coffré, ce serait peut-être la transportation à bref délai, l’enlèvement un soir de révolte au faubourg, et le départ en catimini pour Cayenne — si ce n’était pas tout simplement la mort, sous le coup de pistolet d’un municipal las d’une journée d’émeute, ou même l’exécution en règle contre un mur du chemin de ronde.

Le vent est aux fusillades, et dans la soûlaison du triomphe, pendant la fureur d’une lutte indécise, gare aux prisonniers !…

Il serait dur de disparaître ainsi.


La porte n’est encore qu’entre-bâillée pour ces abattages sommaires — mais, en dehors du néant, la claustration serait déjà trop pesante !

Qui sait si les bruits de la ville parviendraient jusqu’à moi ; si, à travers les barreaux de ma cellule, glisseraient les éclairs de la tempête ? Je ne saurais donc rien ? je n’entendrais rien ?… pendant que se déciderait le sort des nôtres, qu’ils joueraient leur vie et qu’on les décimerait !

Aussi, fera qui voudra son Silvio Pellico : moi, je vais tâcher de leur filer entre les doigts !


Ça ne sera pas difficile.

Nous sommes accusés libres. C’est de nous-mêmes que nous sommes venus nous offrir à la condamnation. Aussi nous garde-t-on mollement.

Il y a, à ma gauche, une vieille brisque de sergent, droit comme un chêne, avec des moustaches terribles qui, à deux ou trois reprises, ont failli m’éborgner ; il a la tête de plus que moi.

Mais il me regarde — d’en haut — sans colère, et presque avec bonhomie, quoiqu’en mâchant rageusement des bouts de phrases comme s’il chiquait des cailloux.


Le Conseil s’est retiré pour délibérer.

Dans les coins, on jase, on discute. Je n’ai plus que quelques minutes de liberté, peut-être ; j’en vais profiter pour jaser et discuter comme les autres… pour regarder surtout si la porte est ouverte ou fermée.


Vlan ! dans l’œil ! C’est la moustache du voisin qui m’aveugle pour la quatrième fois. Seulement, ce coup-ci, j’ai compris ce qu’il me grognonne aux oreilles depuis un bon quart d’heure.

— Mais, nom de Dieu ! mon garçon, foutez-donc le camp !

— Merci, l’ancien ! On va tâcher.


Le seuil est franchi, me voilà dans la rue. Tout comme à La Villette, je m’éloigne avec nonchalance, je fais celui qui se promène, puis prends ma course au tournant du premier carrefour.

Et j’ai trouvé asile à deux pas de là, non loin de la prison où je devrais être.


Le lendemain, un camarade que j’ai fait avertir m’apporte le verdict. J’en ai pour six mois, bel et bien — et de cela je me soucie comme d’une guigne !

Mais les soudards de l’état de siège ont, d’un trait de plume, biffé six feuilles socialistes, dont Le Cri du peuple qui en était à son dix-huitième numéro, et qui marchait rudement, le gars !

Le Ferry s’est vengé. Je suis libre, mais mon journal est mort.


Il ne s’est pas vengé que de moi, par malheur ! La clémence du conseil de guerre était une feinte, le 31 octobre vient d’être frappé de la peine capitale : — Blanqui et Flourens sont condamnés à mort.

Tant mieux !… puisqu’ils sont hors d’atteinte.

Dans ma retraite, je ne vois personne et je ne sais rien. Mais je n’en sens pas moins couver l’orage, et je vois l’horizon qui s’obscurcit. Qu’ils lui fassent donc perdre patience, à ce peuple, — et que jaillisse le premier coup de tonnerre !

XXIV

18 mars.

— Pan, pan !

— Qui est là ?

C’est un des trois amis qui savent ma cachette ; il est essoufflé et pâle.

— Qu’y a-t-il ?

— Un régiment de ligne a passé au peuple !

— Alors, on se bat ?

— Non, mais Paris est au Comité central. Deux généraux ont eu, ce matin, la tête fracassée par les chassepots.


— Où ?… Comment ?…

— L’un avait commandé le feu contre la foule. Ses soldats se sont mêlés aux fédérés, l’ont entraîné, et massacré : c’est un sergent en uniforme de fantassin qui a tiré le premier. L’autre, c’est Clément Thomas qui venait espionner, et, qu’un ancien de Juin a reconnu. Au mur aussi !… Leurs cadavres sont maintenant étendus, troués comme des écumoires, dans un jardin de la rue des Rosiers, là-haut à Montmartre.

Il s’est tu.


Allons ! C’est la Révolution !

La voilà donc, la minute espérée et attendue depuis la première cruauté du père, depuis la première gifle du cuistre, depuis le premier jour passé sans pain, depuis la première nuit passée sans logis — voilà la revanche du collège, de la misère, et de Décembre !

J’ai eu un frisson tout de même. Je n’aurais pas voulu ces taches de sang sur nos mains, dès l’aube de notre victoire.

Peut-être aussi est-ce la perspective de la retraite coupée, de l’inévitable tuerie, du noir péril, qui m’a refroidi les moelles… moins par peur d’être compris dans l’hécatombe, que parce que me glace l’idée que je pourrai, un jour, avoir à la commander.


— Vos dernières nouvelles sont de quand ?

— D’il y a une heure.

— Et vous êtes sûr qu’on ne s’est point battu, qu’il n’a surgi rien de nouveau, ni de tragique, depuis la fusillade de tantôt ?

— Rien.

Comme les rues sont tranquilles !

Nul vestige n’indique qu’il y ait quelque chose de changé sous le ciel, que des Brutus à trente sous par tête aient passé le Rubicon contre un César nabot !

Qu’est-il devenu, à propos, le Foutriquet ? Où est Thiers ?…

Personne ne peut répondre.

Les uns pensent qu’il se cache et s’apprête à fuir ; d’autres, qu’il se trémousse dans quelque coin et donne des ordres, pour que les forces bourgeoises se rassemblent et viennent écraser l’émeute.


La place de l’Hôtel-de-Ville est déserte ; je croyais que nous la trouverions bondée de foule et frémissante, ou toute hérissée de canons la gueule tournée vers nous.

Elle est, au contraire, muette et vide ; il n’y a pas encore de gars d’attaque là-dedans — pas même le téméraire qui, avec l’audace de sa conviction, fait prendre feu à tout le Forum, comme l’allumeur à tout un lustre !


La cohue se tient sur les bords, en cordon de curiosité et point en cercle de bataille.

Et les propos d’aller leur train !

— La cour est pleine d’artillerie, les canonniers attendent, mèche allumée… Souvenez-vous du 22 Janvier ! si l’on fait un pas en avant, portes et fenêtres s’ouvrent, et nous sommes foudroyés à bout portant !

Voilà ce qui se dit autour de la place que la nuit envahit déjà, et où je crois voir se dresser, sanglantes, les silhouettes des deux généraux.


Mais un citoyen accourt :

— La rue du Temple est occupée par Ranvier… Brunel a massé son bataillon rue de Rivoli…

Ranvier et Brunel sont là ! J’y vais !


— Longez donc les murs ! En cas de décharge, il y a moins de danger.

— Ma foi non ! s’il y a des mitrailleuses dans le préau et des mobiles bretons derrière les vitres, on le verra bien !

Et nous brisons, à quelques-uns, le cordon ; nous enlevons trois grains au chapelet des hésitants, d’autres grains nous suivent, quittent le fil et roulent avec nous.


Voici, en effet, Brunel en grande tenue, mais il est déjà sous la porte, avec ses hommes.

Je cours à lui.

Il m’explique la situation.


— Nous sommes maîtres du terrain. Même s’ils se reforment sur quelque point que nous ne connaissons pas et s’ils nous attaquent, nous pourrons tenir assez longtemps pour que le Comité Central arrive avec du renfort… Ranvier est, en effet, à côté, ainsi qu’on vous l’a dit. On assure que Duval est descendu avec les gens du Ve et du XIIIe sur la Préfecture : si ce n’est pas vrai, on doit lui intimer l’ordre de se mettre en marche… Par exemple, il faut que la rue du Temple soit gardée sur le pied de guerre toute la nuit. J’ai été soldat, et je suis pour la discipline des émeutes contre celle des casernes… Allez donc trouver Ranvier, vous qui êtes son meilleur ami, et transmettez-lui, en camarade, ces observations. Moi, je ne puis guère, j’aurais l’air de vouloir jouer au commandant.

— Entendu !


Il est là, le pâle, faisant construire une barricade.

— Eh bien, ça y est ! Regarde.

Une ligne noire de baïonnettes, toute une file d’hommes muets ! C’est l’armée de Duval, silencieuse comme l’armée d’Annibal ou de Napoléon, après la consigne donnée de passer inaperçue le Saint-Gothard ou les Alpes.

Le peuple est sur ses gardes — la nuit est sûre.


Mais demain, au lever du soleil, il lui faudra un furieux coup de clairon.

Et j’ai été réveiller un copain.

— Le Cri du peuple va reparaître !… Allez avertir Marcel, voyez pour le papier à l’imprimerie… Vite une plume, que je fasse mon premier article !

Et je me suis attablé.


Mais non ! je n’ai point écrit.

Le sang bouillonnait trop fort dans mes veines ; la pensée brûlait les mots dans ma cervelle ; mes phrases me paraissaient ou trop déclamatoires ou indignes, dans leur simplicité, du grand drame sur lequel vient de se lever le rideau, qui a, comme un rideau de théâtre, deux trous — faits par les deux balles qui, paraît-il, ont frappé en plein front chacun des exécutés.


Quand mes artères ont été plus froides, quand, la croisée ouverte, je me suis accoudé et ai plongé mon regard dans la cité, son sommeil et son calme m’ont fait peur !

La Ville ne serait-elle pas d’accord avec la Révolte ? La fusillade des généraux aurait-elle, en traversant les cibles humaines, atteint au cœur le Paris qui n’est pas sur la brèche ? L’insurrection serait-elle seulement l’œuvre de quelques chefs et de quelques bataillons audacieux ?

Pourquoi n’y a-t-il pas un tressaillement, un bruit de pas, un froissement d’armes ?

Si je descendais et retournais du côté des rebelles, vers le troupeau noir de Duval, vers la barricade grise de Ranvier ?…


Allons ! j’ai encore, moi, le défenseur des humbles, l’inquiétude des redingotiers devant les noms obscurs !

Et j’ai fermé ma fenêtre sur la Ville impénétrable et qui semble morte, alors qu’on la dit ressuscitée ! J’ai fermé ma fenêtre, et mon cerveau s’est muré également — les idées ne venaient plus !

J’ai passé sur un canapé qui montrait ses entrailles de crin, les heures que j’aurais dû passer debout, ou couché en chien de fusil, prêt à la détente, sur un lit de camp.


Au matin, j’ai couru chez les intimes.

Eux aussi, ils ont attendu — stupéfiés par le coup de foudre de Montmartre.

Et cependant, parmi ces compagnons, il en est de braves comme des épées. Cela me rassure, et me raccommode avec ma conscience inquiète.

Ce n’est pas devant le péril que mes amis et moi nous avons reculé toute une nuit, c’est devant une moitié de victoire gagnée sans nous, et que nous pouvions perdre en entrant en ligne trop tard.


Je me dirige vers l’Hôtel-de-Ville.

— Où siège le Comité central ?

— En haut. Et à droite.


Je marche en enjambant par-dessus les hommes endormis et affalés, comme des bêtes fourbues, sur les marches de l’escalier. Ils me rappellent les bœufs tombés dans les rues, pendant le siège, et dont la lune éclairait les grands corps roux.

Plusieurs de ceux qui, depuis la veille, à l’aube, étant sur pied, ont fait leur devoir et la corvée : qui, après avoir harcelé de leur baïonnette le poitrail des chevaux montés par les gros épauletiers de Vinoy, ont, le soir, taillé le pain, distribué les vivres : plusieurs de ceux-là ont arrosé leur charcuterie et leur lassitude d’un peu de vin qui les a ragaillardis — et ils ont une pointe.


Mais pas un qui ne puisse sauter sur son fusil, viser, et faire feu, si Moreau, ou Durand, ou Lambert — voilà les noms de leurs généraux ! — se mettait à crier que Ferry revient avec un Ibos et un 106e, comme au 31 octobre.

— Aux armes !

Tous laisseraient le gobelet d’étain pour prendre l’écuelle à cartouches, et piqueraient, non plus dans le petit-salé de faubourg avec leur couteau de treize sous, mais dans le gras-double des bourgeois, avec la fourchette à une dent qui est au bout du flingot.


Mais, pour l’instant, rien qui sente la colère, ni même qui embaume l’enthousiasme !

On dirait d’un régiment qui a reçu permission de pioncer sur le perron d’une préfecture, faute d’assez de billets de logement, et à qui on a dit de s’organiser, tant bien que mal, pour la soupe, le feu et la chandelle.


XXV


Où est le Comité Central ?

Le Comité ?… Il est égrené dans cette pièce. L’un écrit, l’autre dort ; celui-ci cause, assis à moitié sur une table ; celui-là, tout en racontant une histoire qui fait rire les voisins, rafistole un revolver qui a eu la gueule fendue.

Je n’en connais aucun. On me dit leurs noms : je ne les ai pas encore entendus. Ce sont des délégués de bataillons, populaires seulement dans leur quartier. Ils ont eu leurs succès d’hommes de parole et d’hommes d’action dans les assemblées, souvent tumultueuses, d’où est sortie l’organisation fédérale. Je n’ai point assisté à ces réunions, étant forcé de me cacher avant et après ma condamnation.


Ils sont six ou sept, pas plus, en ce moment, dans cette grande salle où l’Empire, en uniforme doré et en toilette de gala, dansait, il n’y a pas déjà si longtemps !

Aujourd’hui, une demi-douzaine de garçons à gros souliers, avec un képi à filets de laine, vêtus de la capote ou de la vareuse, sans une épaulette ni une dragonne, sont sous ce plafond à cartouches fleurdelisés, le Gouvernement.


À peine ils s’aperçoivent qu’un étranger est entré ! Ce n’est qu’au bout de cinq minutes de rôderie que je me décide à approcher du récureur de pistolet qui, du reste, ne rit plus et dit, d’une voix ferme, à un nouvel arrivé :

— Ah ! mais non ! On veut encore escamoter la Révolution ! J’aimerais mieux me faire sauter le caisson que de signer… je ne signe pas !


Il me voit, et m’interpellant brusquement :

— Est-ce que vous êtes aussi un délégué des mairies, vous ?

— Je suis le rédacteur en chef du Cri du Peuple.

— Et vous ne disiez rien ! Et vous restiez là comme le dernier venu !…


Je suis le dernier venu, en effet ; je n’ai été ni avec les fusilleurs hier matin, ni avec les barricadiers hier soir.

Je lui avoue mes hésitations, comment je suis resté sur la défensive.

— Je comprends, dit-il, notre obscurité nous rend suspects !… Mais il y a derrière nous un demi-million d’obscurs — armés ! — et ceux-là nous suivront !


— En êtes-vous sûr ? reprend l’interlocuteur qui a été lâché pour moi, Bonvalet, maire du IIIe, un petit boulot qui paraît très animé et élève le ton, comme un parlementaire qui pose des conditions ou transmet un défi. Êtes-vous sûr que la population vous suivra comme vous le dites ?… Nous venons vous proposer, nous, Ligue des droits de Paris, de mettre le pouvoir en dépôt dans nos mains (rien qu’en dépôt !) pour qu’on ait le temps de voir venir !

— Les copains feront ce qu’ils voudront. Moi je retourne dans mon arrondissement, je me cantonne dans votre boîte, et je vous défends d’y entrer… Voilà !


— Sans nous, vous ne serez rien !

— Mais vous-mêmes, qu’êtes-vous donc ? Vous croyez que toute la municipaillerie et toute la députasserie pèsent une once aujourd’hui ?… Certes oui, si elles étaient mises à la tête du mouvement ! Elles nous auraient même volés, fourrés dedans ! Nous étions fichus ! nous, les socialistes. Si les élus de la Ville étaient entrés dans le branle… flambée, la Commune !


Puis, se mettant à rire :

— Mon cher, allez dire à vos patrons que nous sommes ici par la volonté des gens de rien, et nous n’en sortirons que par la force des mitrailleuses.

— Alors, c’est votre dernier mot ?

— Vous pouvez consulter les autres, si ça vous plaît ! Mais je ne vous répète là que ce que nous avons dit cette nuit… tous en bloc !


Au même moment, un peloton d’hommes sans armes est entré : quelques-uns bâillant, tout ébouriffés ; d’autres agitant des paperasses l’œil allumé, tapant sur les feuillets, comparant les pages.

C’était le noyau du Comité qui venait de recevoir des nouvelles, et de décider la réponse aux députés.


— La paix ou la guerre ?… a demandé Bonvalet.

— Cela dépend de vous. Ce sera la paix si vous n’êtes pas des entêtés et des orgueilleux, si les représentants du peuple acceptent qu’on en appelle au peuple. Nous consentons à rester dans les souliers de votre tradition, mais ne barguignez pas, ne biaisez pas et ne trahissez pas ! — vous avez l’air de ne faire que ça !… Et maintenant, mon gros, laissez-nous tranquilles ; nous avons à fouiller nos poches. Il faut un million pour nos 300,000 fédérés… j’ai dix francs !


— Eh bien, il n’y a qu’à défoncer les caisses !

— Pour qu’on nous accuse de pillage, de vol !…

Et des exclamations de frayeur, un mouvement d’hésitation, un effroi de pauvres, un tremblement de ces mains noires qui n’ont jusqu’ici touché que l’argent du travail, aux soirs de paie, et qui ne veulent pas toucher à des billets de banque en tas, à des monceaux d’or mis sous clef !


— Il faut pourtant bien fournir la solde aux gardes nationaux, leur conserver leurs trente sous ! Que diraient les femmes ? Si la bourgeoise se met contre nous, le mouvement est enrayé, la Révolution est perdue.

— C’est vrai !

— Et le pire, ce qui est plus à craindre encore, c’est qu’il y aura des indisciplinés qui iront en bandes prendre le pain qu’il leur faut, et plus de vin qu’il ne faudra. Ils forceront les portes, au gré de leur appétit ou de leur soif, à la suffisance de leur colère… et il y aura trois cents canailles ou étourneaux qui feront passer les communards pour un ramassis de trois cent mille coquins !


— Mais il n’y a peut-être pas de quoi régler deux journées dans ces malheureux coffres !

— Quand il n’y en aurait que pour vingt-quatre heures, c’est ce temps-là qu’il faut gagner. Tout nous retombera sur la tête… mais elles tiennent si peu aux épaules, nos têtes ! Pour mon compte, j’accepte de faire la première pesée. Qu’en dis-tu, Varlin ?

— Allons chercher les pinces.


L’abîme est définitivement creusé comme avec une pioche de cimetière. Ce crochetage de serrures engage le Comité autant que la fusillade des généraux. Toute la race de ceux qui ont quatre sous, les « honnêtes gens » de toute classe et de tout pays, vont lancer sur ce foyer de pilleurs, malédictions, bombes et soldats.


Je rencontre Ferré.

— Tu sais ce qu’ils viennent de décider ?

— Oui ! Et tu trouves qu’ils marchent !… Ils ont osé rédiger un procès-verbal pour renier l’exécution de Lecomte et de Thomas ! Déjà, le peuple est désavoué ; et c’est toi qui as imprimé le désaveu dans ton canard ! Tu es aussi un de ceux qui ont réclamé l’élargissement de Chanzy !… Tu vas bien ! a-t-il ajouté avec amertume.

— Alors, tu cries à la trahison ?

— Non ! Mais les trahisons se châtient, tandis que les faiblesses s’excusent. Mieux vaudrait des criminels, et point des hésitants. Le jardin de l’Hôtel-de-Ville est bien aussi grand que celui des Rosiers… qu’ils prennent garde !


XXVI

Le Cri du Peuple a reparu.

— Demandez le Cri du Peuple par Jacques Vingtras !

Il est deux heures de l’après-midi, et déjà quatre-vingt mille pages se sont envolées de l’imprimerie sur cette place et sur les faubourgs.

— Demandez le Cri du Peuple par Jacques Vingtras !

On n’entend que cela, et le marchand n’y peut suffire.

— Voulez-vous mon dernier, citoyen ?… Pour vous, ce sera deux sous, fait-il en riant : vrai, ça les vaut !

— Voyons !


26 mars

» Quelle journée !

» Ce soleil tiède et clair qui dore la gueule des canons, cette odeur de bouquets, le frisson des drapeaux, le murmure de cette révolution qui passe, tranquille et belle comme une rivière bleue ; ces tressaillements, ces lueurs, ces fanfares de cuivre, ces reflets de bronze, ces flambées d’espoir, ce parfum d’honneur, il y a là de quoi griser d’orgueil et de joie l’armée victorieuse des républicains.

» Ô grand Paris !

» Lâches que nous étions, nous parlions déjà de te quitter et de nous éloigner de tes faubourgs qu’on croyait morts !

» Pardon ! patrie de l’honneur, cité du salut, bivouac de la Révolution !

» Quoi qu’il arrive, dussions-nous être de nouveau vaincus et mourir demain, notre génération est consolée ! Nous sommes payés de vingt ans de défaites et d’angoisses.

» Clairons ! sonnez dans le vent ! Tambours ! battez aux champs !

» Embrasse-moi, camarade, qui a comme moi les cheveux gris ! Et toi, marmot, qui joue aux billes derrière la barricade, viens que je t’embrasse aussi !

» Le 18 mars te l’a sauvé belle, gamin ! Tu pouvais, comme nous, grandir dans le brouillard, patauger dans la boue, rouler dans le sang, crever de honte, avoir l’indicible douleur des déshonorés !

» C’est fini !

» Nous avons saigné et pleuré pour toi. Tu recueilleras notre héritage.

» Fils des désespérés, tu seras un homme libre ! »


J’ai du bonheur pour mon argent ! Par-dessus mon épaule, un ou deux fédérés essaient de lire, en disant d’un air entendu :

— Il a tout de même le fil, ce sacré Vingtras ! Vous ne trouvez pas, citoyen ?


Je ressens une ivresse profonde, perdu dans cette multitude qui me jette aux oreilles tout ce qu’elle pense de moi.

Ma réserve, quand on frappe sur le journal en disant : « Est-ce tapé ! là, voyons ?… » me vaut même, de la part des enthousiastes qui me trouvent tiède, des moues de colère, et aussi des bourrades sournoises — qui me cassent les côtes, mais me rapiècent le cœur.

Il me semble qu’il n’est plus à moi, ce cœur qu’ont écorché tant de laides blessures, et que c’est l’âme même de la foule qui maintenant emplit et gonfle ma poitrine.


Oh ! il faudrait que la mort vînt me prendre, qu’une balle me tuât dans cet épanouissement de la résurrection !

Je mourrais aujourd’hui en pleine revanche… et qui sait ce que demain la lutte va faire de moi !

Jadis, mon obscurité masquait de noir mes faiblesses d’inconnu ; maintenant, le peuple va me regarder à travers les lignes qui, comme les veines de ma pensée, courent sur la feuille de papier gris. Si ma veine est pauvre, si j’ai le sang blanc, mieux valaient les coups de pied de vache de la misère, les portions à quatre sous, les faux-cols en carton, les humiliations innombrables !


On avait, au moins, une âpre jouissance à se sentir le plus fort dans le pays de la détresse, à être — pour pas trop cher de vaillance et parce qu’on avait appris du latin — le grand homme de la gueuserie sombre.

Et voilà qu’à cette heure d’évasion, je me trouve comme tout nu devant un demi-million de braves gens qui ont pris les armes pour être libres, et pour qu’on ne crevât plus de faim… malgré le travail ou faute de travail !


Tu as crevé de faim, Vingtras, et tu as presque chômé pendant quinze ans. Tu as dû alors, pendant les moments durs, tu as dû songer au remède contre la famine, et ruminer les articles frais d’un code de justice humaine !

Qu’apportes-tu de nouveau, du fond de ta jeunesse affreuse ?

Réponds, pauvre d’hier !

J’ai à répondre en montrant mes poignets cerclés de bleu, et ma langue tuméfiée par les coups de ciseaux de la censure impériale.

Réfléchir ! Étudier !

Quand ?…

L’Empire tombé, le Prussien est venu : le Prussien, Trochu, Fabre, Chaudey, le 31 Octobre, le 22 janvier !… On avait assez à faire de ne pas mourir de froid ou d’inanition, et de tenir en joue la Défense nationale, tout en tenant tête à l’ennemi ! Toujours sur la brèche, aux aguets, ou en avant !…


Allez donc peser les théories sociales, quand il tombe de ces grêlons de fer dans le plateau de la balance !

XXVII

Où sont les autres camarades ? Qui occupe les postes importants ?

Pas un homme connu. — C’est celui-ci ou celui-là, pris au hasard dans le Comité central. On n’a pas eu le temps de choisir, dans le branle-bas du combat. Il ne s’agit que de planter le drapeau prolétarien, là où flottait le drapeau bourgeois… le premier moussaillon venu peut faire cette besogne tout aussi bien que le capitaine.


— Qui est à l’Intérieur ? Savez-vous ?

— Je n’en sais fichtre rien ! dit un des chefs. Allez donc voir par là, Vingtras ; restez-y s’il n’y a personne, ou aidez les camarades s’ils sont dans le pétrin.

— Place Beauvau, l’Intérieur, n’est-ce pas ?

Je n’en suis pas sûr. Il me semble pourtant que c’est là qu’on est allés, au lendemain du 4 septembre, voir Laurier, à propos de je ne sais qui, arrêté par la nouvelle République pour je ne sais quoi.


C’est un maître de lavoir qui a la « signature » à l’Intérieur ; Grêlier, un brave garçon que j’ai connu sur les hauteurs de Belleville et qui s’improvisa mon adjoint, dans la nuit du 31 octobre, à la mairie de La Villette.

Il signe des ordres pavés de barbarismes, mais pavés aussi d’intentions révolutionnaires, et il a organisé, depuis qu’il est là, une insurrection terrible contre la grammaire.


Son style, ses redoublements de consonnes, son mépris des participes et de leur concubinage, ses coups de plume dans la queue des pluriels lui ont valu un régiment et une pièce de canon.

Tous les employés qui n’ont pas filé sur Versailles, depuis le chef de bureau en redingote râpée jusqu’au garçon en livrée cossue, ont peur de cet homme qui fusille ainsi l’orthographe, qui colle Noël et Chapsal au mur. Il a peut-être — qui sait ! — le même mépris de la vie humaine !


Il m’embrasse quand j’arrive.

— Heureusement, mon vieux, que Vaillant va venir, me dit-il, j’en ai mon sac ! Que c’est embêtant d’être ministre !… Tu ne l’es nulle part ?

— Ah ! mais non !


J’allais partir quand, entre les battants d’une porte qui vient de s’ouvrir, j’ai vu se glisser la tête d’un type du Figaro, Richebourg, qui était secrétaire de l’administration quand j’étais chroniqueur, et qui, une fois ses chiffres alignés, bâtissait des plans de romans qu’il comptait bien vendre, un jour, trois sous la ligne.

Il est envoyé par Villemessant pour demander que l’on veuille bien revenir sur l’arrêté de suspension dont est frappé le journal.

Il invoque la liberté de la Presse, et fait appel à ma clémence.


Je n’ai pas tant de pouvoir que ça, mon garçon !

La force anonyme qui s’est emparée de Paris et qui rédige les proclamations et les décrets n’obéit pas à M. Vingtras, journaliste, et partisan du laisser dire à outrance. Certes, je suis d’avis que, même dans le brouhaha du canon et en pleine saison d’émeute, on devrait permettre aux mouches d’imprimerie de courir à leur guise sur le papier, et je voudrais que le Figaro qui longtemps me laissa libre, le fût aussi.


Mais le maître de lavoir s’est levé :

— Libre, le Figaro ? Allons donc ! Il n’a fait que blaguer et salir les socialistes et les républicains, alors qu’ils ne pouvaient pas se défendre. Il a toujours été pour les mouchards et les sabreurs, pour l’arrestation et l’écrasement de ceux qui viennent de faire la révolution.


Le Bellevillois s’anime et s’emporte :

— Tenez ! je me rappelle un jour où Magnard écrivit que, pour avoir la tranquillité, il faudrait choisir cinquante ouvriers ou bohèmes parmi les agitateurs, et les envoyer à Cayenne en convoi de galériens… Mais aujourd’hui, si je pensais comme ça, si j’étais un gueux aussi, c’est Villemessant, lui, vous, toute la bande, que je ferais coller à Mazas ! Vous demandiez qu’on empoignât les nôtres, et qu’on assassinât nos journaux. On n’exécute que la moitié de votre programme… et vous réclamez ! Fichez-moi le camp, et plus vite que ça ! d’autres seraient peut-être moins généreux. Filez, c’est prudent !


Le figarotier a disparu. J’ai essayé de défendre ma thèse.

— Toi, Vingtras, motus là-dessus ! Ces fédérés qui t’entendent vont te suspecter, et s’indigner. Le journal qui les a traités de viande à bagne aurait le droit de reparaître pour les injurier de nouveau ! Y penses-tu ?… Mais un sergent et une compagnie, sans nous demander d’ordres et bousculant nos résistances, iraient sauter sur les rédacteurs et les fusilleraient d’autor et d’achar… Aimes-tu mieux ça ?

Il s’exaltait, et autour de lui on s’exaltait aussi.

La sentinelle, dont on voyait par la fenêtre luire la baïonnette, s’était arrêtée pour écouter ; et quand le ministre eut fini, je vis l’arme bouger et se profiler en noir sur le mur inondé de soleil. L’homme muet faisait le geste de viser et d’abattre ceux qui parleraient de délier la langue aux insulteurs de pauvres.


— Et à l’instruction publique ? Sais-tu qui est là ?

— Eh ! oui, le grand Rouiller.


Rouiller est un fort gaillard de quarante ans, à charpente vigoureuse, et dont le visage est comme barbouillé de lie. Il se balance en marchant, porte des pantalons à la hussarde, son chapeau sur l’oreille, et le pif en l’air. Il semble vouloir faire, avec ses moulinets de bras et de jambes, de la place au peuple qui vient derrière lui. On cherche dans sa main la canne du compagnon du Devoir ou celle du tambour-major, qu’il fera voltiger au-dessus d’un bataillon d’irréguliers.

Il est cordonnier, et révolutionnaire.

— Je chausse les gens et je déchausse les pavés !


Il n’est guère plus fort en orthographe que son collègue de l’Intérieur. Mais il en sait plus long en histoire et en économie sociale, ce savetier, que n’en savent tous les diplômés réunis qui ont, avant lui, pris le portefeuille — dont il a, avant-hier, tâté le ventre, avec une moue d’homme qui se connaît plus en peau de vache qu’en maroquin.

Tandis qu’il cire son fil ou promène son tranchet dans le dos de chèvre, il suit aussi le fil des grandes idées, et découpe une république à lui dans les républiques des penseurs.


Et, à la tribune, il sait faire reluire et cambrer sa phrase comme l’empeigne d’un soulier, affilant sa blague en museau de bottine, ou enfonçant ses arguments, comme des clous à travers des talons de renfort ! Dans son sac d’orateur, il a de la fantaisie et du solide, de même qu’il porte, dans sa « toilette » de serge, des mules de marquise et des socques de maçon.

Tribun de chand de vin, curieux avec sa gouaillerie et ses colères, maniaque de la contradiction, éloquent devant le zinc et au club, toujours prêt à s’arroser la dalle, défendant toutes les libertés… celle de la soûlaison comme les autres !


— G’nia qu’deux questions ! Primo : l’intérêt du Cap’tal !

Il ne fait que deux syllabes du mot. Il avale l’i avec la joie d’un homme qui mange le nez à son adversaire.

— Segondo : l’autonomie ! Vous devez connaître ça, Vingtras, vous qui avez fait vos classes ? Ça vient du grec, à ce qu’ils disent, les bacheliers !… Ils savent d’où ça vient, mais ils ne savent pas où ça mène !

Et de rire en sifflant son verre !


— Expliquez-moi un peu ce que c’est que l’autonomie, pour ouar ! fait-il, après s’être essuyé la barbe.

Tous d’attendre la réponse.

Au milieu du silence, il répète :

— Moi, je suis pour l’autonomie quelconque, des quartiers, des rues, des maisons…

— Et des caves ?

— Ah ! ça !…


Je suis curieux de le voir en fonctions, et prends le chemin de la rue Saint-Dominique.

— Vous demandez M. le Grand-Maître ? me dit un huissier à chaîne d’argent qui me voit errant à travers les couloirs.

Le Grand-Maître ! Est-ce qu’il se moque de moi ?

Néanmoins, je m’incline avec des airs de personnage.

Il me précède dans l’escalier.


Une odeur de tabac, des cris.

— Quand je vous dis que je ne fais jamais de partie à quatre ! Alors, je serai le galérien d’un monsieur dont je deviendrais le solidaire ? Non, non !… Chacun pour soi : l’autonomie !

Bruit de carambolage.

— Votre partenaire l’aurait fait, celui-là !

— Oui, et je lui aurais dû de la reconnaissance ! Du sentiment alors ? J’aime mieux être autonome, mon bonhomme !

— Et puis, où serait l’intérêt ?… l’intérêt du Cap’tal ! ai-je fait en entrant.


On m’a tapé sur le ventre, et on a rempli de rhum les petits verres.

— Vous devez l’aimer, celui-là, car il sent rudement la semelle !

— Vous préféreriez téter votre écritoire, hein ? buveur d’encre !… Et qu’est-ce que vous venez faire ? Nous fiche à la porte, peut-être ?

Il a lampé une autre lichée, et a dit :

— Je m’en bats l’œil ! Ça n’en aura pas moins été un gniaf qui sera entré ici le premier, comme un sorbonniot, et que toute la valetaille de bureau ou d’office aura salué ! Nous aurons introduit le cuir dans le Conservatoire de la langue française, et flanqué un coup de pied au derrière de la tradition !


— Dites-moi donc, Rouiller, qui vous a donné votre délégation ?

— Ah çà, mais ! vous croyez donc que je reçois des ordres et que je m’enrégimente !… J’avais des chaussures à rendre dans le quartier. C’est en voyant l’enseigne que l’idée m’a pris de monter. Le fauteuil était vide, et je m’y suis assis — et j’y suis encore !… Eh ! là-bas, l’homme à la chaîne, ça vous contrarierait-il d’aller nous chercher de la charcuterie : un pied pour moi et de la hure pour Theulière ?… Nous mangerons ici. Allons, Vingtras, vous allez bouffer avec nous ; mettez votre part !

Il a tendu un képi pour faire la quête du déjeuner.

— C’est que nous avons épuisé les quatre sous donnés par le Comité : cinq francs par tête. Maintenant, faut y aller de sa monnaie.


On a boulotté dans le cabinet du ministre, et là, comme on était cinq ou six, et qu’on avait arrosé le cochon, on a discuté chaudement les événements.

Réussira-t-on ? Ne réussira-t-on pas ?

— Et qu’importe ! a grogné Rouiller. On est en révolution, on y reste… jusqu’à ce que ça change ! Il s’agit seulement d’avoir le temps de montrer ce qu’on voulait, si on ne peut pas faire ce qu’on veut !


Puis se tournant vers moi, presque grave :

— Vous croyez peut-être que nous n’avons fait que caramboler et que soiffer depuis que nous sommes ici ? Non, mon cher ! nous avons essayé de bâcler un programme. Voilà de quoi j’ai accouché… Tenez !

Il a tiré de sa poche quelques papiers pleins de taches, sentant la colle, et me les a remis.

— Pourrez-vous lire ? C’est poissé de fautes, n’est-ce pas ? Mais dites-moi tout de même ce que vous en pensez !


Ce que j’en pense ! Je pense, en toute conscience, que cet « autonome » généralement quelconque à la trogne comique, que cet orateur de mastroquet, a l’intelligence plus nette, l’esprit plus haut que les savants au teint jaune, à l’allure vénérable, que j’ai vus pâlir sur les vieux livres, et chercher dans les bibliothèques les lois de la richesse, la raison de la misère.

Il en sait plus long qu’eux, plus long que moi ! Il y a, dans les feuillets froissés et sales qu’il m’a donnés, tout un plan d’éducation qui renverse par sa sagesse les catéchismes des Académies et des Grands Conseils.


Rouiller me suit des yeux.

— Avez-vous vu le passage où je demande que tous les enfants aient leur chopine dès quinze ans ? Eh ! bien, mon cher, voulez-vous que je vous dise ?… Si j’ai pu me faire quelques idées et les aligner en rangs d’oignons, c’est que j’ai toujours gagné assez pour boire mon litre, et prendre mon café avec la consolation ! On dit que j’ai tort de me piquer le nez ? Mais, sacré nom ! c’est quand ce nez-là me chatouille que ma pensée se ravigote, c’est quand j’ai l’œil un peu allumé que j’y vois le plus clair !… C’est pas pour la vertu, croyez-le bien, jeune homme, qu’on recommande aux pauvres de ne pas licher ; c’est parce qu’on a peur que cela leur débrouille un peu la cervelle, et leur graisse les muscles, et leur chauffe le cœur ! Êtes-vous content de ce que j’ai fait ?… Oui… Eh bien, j’ai écrit cela avec la suée de mes cuites !

XXVIII

La liste de la Commune est sortie, en vingt morceaux, de vingt quartiers de Paris.

Je suis un des trois élus de Grenelle.


C’est que j’ai été jadis petit employé dans la bicoque de la mairie ; c’est qu’on m’y a vu, au bureau des naissances, pâlir et écraser des larmes, quand le nouveau-né était apporté dans une blouse qu’avait enlevée de ses épaules le père misérable, grelottant sous le froid de l’hiver. J’en avais connu qui en moururent, et j’étais allé à leur enterrement.

On se l’est rappelé, dix ans après. Mon nom, jeté par un de ces pères venus en bras de chemise sous la neige, a été ramassé et porté comme l’enfant dans le bourgeron des ouvriers.


— Te voilà content, j’espère !

— Oui, content que le peuple ait pensé à moi. Mais cette nomination-là, tu entends bien, c’est la condamnation à mort !

— Sérieusement, tu crois qu’on y laissera sa peau ?

— Guillotinés ou fusillés, au choix ! Si nous sommes fusillés, nous aurons de la veine.

— Brrr !… ça fait tout de même froid dans le dos, l’idée d’avoir le cou coupé !

Il n’a pas l’air enchanté de la perspective non plus, le camarade ; seulement, il garde au fond de lui-même l’espérance que je cabotine et que je la lui fais à l’hécatombe.

Allons, il faut me rendre à mon poste.


— Où siège la Commune, s’il vous plaît ?

Je demande cela à tous les échos de l’Hôtel-de-Ville. Je traverse des salles vides, des salles pleines, sans qu’on puisse me renseigner.

Je rencontre des collègues qui ne sont pas plus avancés que moi, mais qui sont plus en colère. Ils se plaignent du Comité central, qui a l’air de se moquer d’eux et leur fait faire le pied de grue devant des portes closes.


Enfin, nous avons trouvé !

C’est dans l’ancien local de la Commission départementale qu’on a allumé les lampes, et que nous allons délibérer.

On cherche sa place, on cherche ses amis, on cherche son attitude et son accent.

La voix ne sonnera point ici comme dans les salles de bal, faites pour les coups de grosse caisse ou les coups de gueule — il n’y a pas l’acoustique des tempêtes oratoires.

Le parleur n’aura point le piédestal de la tribune, du haut de laquelle on laisse tomber son geste et son regard.

Dans cet amphithéâtre à gradins chacun causera de son banc, debout, dans la demi-lune de sa travée. D’avance, la déclamation a du plomb dans l’aile !

Il faudra des faits, non des phrases ! — la meule de l’éloquence qui écrase du grain, et non le moulin que le vent des grands mots fait tourner !


Quand tous ont été casés, que la Commune a eu pris place, il s’est fait un grand silence.

Mais, tout à coup, j’ai eu le tympan écorché. Un individu, placé derrière moi, vient de se lever et agitant, comme un pianiste allemand, de longs cheveux plats qui graissent le collet de sa redingote, roulant des yeux mourants derrière les verres de son lorgnon, il proteste, d’un accent fébrile, contre ce que vient de dire je ne sais qui.


Ce je ne sais qui est peut-être moi, qui ai demandé comment les élus de Paris qui étaient en même temps députés à Versailles allaient manigancer leur petite affaire.

Il faut savoir à quoi s’en tenir, pourtant.

L’homme à la tignasse en saule a déclaré que, devant des sommations faites sur ce ton, il se retirait. Il a jeté son paletot sur son bras, et il est sorti en faisant claquer la porte !


C’est commode, cela !

Mais est-ce que j’ai songé à partir, en secouant la poussière de mes souliers, quand j’ai vu, clair comme le jour, que nous serions dévorés, nous autres, par la majorité des Jacobins ?

Plus le danger est grand, plus le devoir de rester est sacré !

Pourquoi ne demeure-t-il pas à la disposition de ceux qui l’ont nommé, ce Tirard, afin de les représenter et de les défendre ?


— Je vais rejoindre le Gouvernement ! Allez-vous m’arrêter ? a-t-il crié avec des regards furibonds sous ses conserves.

Eh non ! on ne t’arrêtera pas ! Tu le sais bien, lâcheur ! toi qui n’as pas même le courage de suivre des yeux Paris en fièvre. D’autres donneront peut-être leur démission, mais continueront à vivre sur le pavé d’où a jailli la Révolution, au risque d’être dévorés par elle !… Bon voyage !


Que s’est-il passé encore ce jour-là ? Rien. Séance d’installation !

Mais, en sortant, quelqu’un s’approche de moi.

— Vous avez vraiment fait de la peine à Delescluze, tout à l’heure. Il se figure que vous l’avez visé, désigné même, pendant que vous parliez de ceux qui hésitaient entre Paris et Versailles.

— Et il est furieux ?

— Non, il est triste.

C’est vrai, son masque n’est plus creusé par le pli du dédain ; il y a dans ses yeux de l’inquiétude, et sur ses lèvres détendues de la mélancolie !


Il est dérouté dans ce milieu de blousiers et de réfractaires. Sa République, à lui, avait ses routes toutes tracées, ses bornes milliaires et ses poteaux, sa cadence de combat, ses haltes réglées de martyre.

On a changé tout cela.

Il s’y perd et rôde, sans autorité et sans prestige, dans ce monde qui n’a encore ni un programme, ni un plan — et qui ne veut pas de chef !

Et lui, le vétéran de la révolution classique, le héros de la légende du bagne qui, ayant été à la peine, voulait aussi être à l’honneur, et se croyait droit à deux pouces de socle, voilà qu’il se trouve au ras du sol, et qu’on ne le regarde pas davantage, et qu’on l’écoute peut-être moins que Clément, le teinturier, qui arrive en galoches de Vaugirard.


Je me sens pris d’une respectueuse pitié devant ce chagrin qu’il ne peut cacher. On souffre à le voir essayer de faire les enjambées doubles pour suivre le pas accéléré des fédérés : sa conviction s’essouffle et saigne, à rejoindre la Commune en marche.

Cet effort est toute une confession, une pénitence, un aveu muet et héroïque de trente ans d’injustice vis-à-vis de ceux qu’il accusait d’être des trouble-fête, voire des traîtres, parce qu’ils allaient plus vite que son comité de Vieux de la montagne.


De son cœur, jusqu’alors bronzé par la discipline, ont jailli de vraies larmes, qu’il a étouffées, mais qui sont allées tout de même mouiller le métal de son regard et rouiller sa voix, quand il m’a remercié de l’explication que je lui ai portée, avec les égards qu’un jeune doit à un ancien qu’on a, sans le vouloir, blessé… et fait pleurer.


Terribles, les sectaires ! Conscrits ou grognards, marguilliers de la Convention ou démocsocs de l’Église.


Vermorel : un abbé qui s’est collé des moustaches ; un ex-enfant de chœur qui a déchiré sa jupe écarlate en un jour de colère — il y a un pan de cette jupe dans son drapeau !

Son geste garde le ressouvenir des messes servies, et son air de jeunesse ajoute encore à la ressemblance.

On voit, en effet, derrière les processions de province, de ces grands garçons montés en graine, avec une tête mignonne, ronde et douce sous la calotte coquelicot, qui effeuillent des roses ou secouent l’encensoir en avant du dais où le prélat donne la bénédiction.

Le crâne de Vermorel appelle le petit couvercle pourpre, quoiqu’il y ait mis le bonnet phrygien.

Il zézaie presque, ainsi que tous les benjamins de curé, et sourit éternellement, du rire de métier qu’ont les prêtres — rire blanc dans sa face blanche, couleur d’hostie ! Il porte, sur tout lui, la marque et le pli du séminaire, cet athée et ce socialiste !


Mais il a tué, de son éducation religieuse, ce qui sent la bassesse et l’hypocrisie ; il a arraché, en même temps que ses bas noirs, les vices de dessous des dévots, pour en garder les vertus féroces, l’énergie sourde, la tension vers le but, et aussi le rêve inconscient du supplice.

Il est entré dans la Révolution par la porte des sacristies, comme un missionnaire allant au-devant de la cangue en Chine ; et il y apportera une ardeur cruelle, des besoins d’excommunier les mécréants, de flageller les tièdes — quitte à être, lui-même, percé de flèches, et crucifié avec les clous sales de la calomnie !


Lisant tous les jours son bréviaire rouge, commentant, page par page, sa nouvelle Vie des Saints, préparant la béatification de l’Ami du peuple et de l’Incorruptible, dont il publie les sermons révolutionnaires et dont il envie tout bas la mort.

Ah ! qu’il voudrait donc périr sous le coup de couteau de Charlotte ou le coup de pistolet de Thermidor !


Nous bataillons quelquefois là-dessus.

Je hais Robespierre le déiste, et trouve qu’il ne faut pas singer Marat, le galérien du soupçon, l’hystérique de la Terreur, le névrosé d’une époque sanguine !

Je joins mes malédictions à celles de Vermorel, quand elles visent les complices de Cavaignac dans le massacre de Juin, quand elles menacent la bedaine de Ledru, la face vile de Favre, la loupe de Garnier-Pagès, la barbe prophétique de Pelletan… mais, plus sacrilège que lui, je crache sur le gilet de Maximilien et fends, comme l’oreille d’un cheval de réforme, la boutonnière de l’habit bleu barbeau où fleurit le bouquet tricolore, le jour de la fête de l’Être suprême.


Dire que c’est pour cela peut-être que, sans le dire ou sans le savoir, Vermorel défend le tueur d’Hébert et de Danton !… parce que les défroqués ne font que changer de culte et que, dans le cadre de l’hérésie même, ils logent toujours des souvenirs de religion ! Leur foi ou leur haine ne fait que se déplacer ; ils marcheront, s’il est utile, comme les jésuites — leurs premiers maîtres ! — par des chemins de scélérats, au but qu’ils ont juré d’atteindre.

Il aurait fallu que Vermorel naquît dans un Quatre-vingt-treize. Il était capable d’être le Sixte-Quint d’une papauté sociale. Au fond, il rêve la dictature, ce maigre qui est venu trop tard ou trop tôt dans un monde trop lâche !


Parfois une rancœur lui prend.

Pour ceux qui ont cru au ciel, souvent la terre est trop petite ; et, ne pouvant frapper ou être frappés sur les marches de quelque Vatican de faubourg, en plein soleil, ils se dévorent les poings dans l’ombre, ces déserteurs de la chaire ! Ayant ruminé la vie éternelle, ils agonisent de douleur dans la vie étroite et misérable.

Le spleen ronge, avec la gloutonnerie d’un cancer, la place où jadis ils croyaient avoir une âme, et fait monter la nausée du dégoût jusqu’à leurs narines, qui palpitèrent aux odeurs d’encens. Faute de ce parfum, il leur fallait le parfum de la poudre… or, l’air n’est chargé que de torpeur et de couardise ! Ils se débattent quelque temps encore ; un beau soir, ils avalent du poison pour crever comme les bêtes — qui n’ont pas d’âme !


C’est ce qu’il a fait, lui, jadis !

Il s’est donné six mois. Il a essayé de dépenser sa fièvre, de distribuer son mal, successivement éditeur, marchand de livraisons, romancier, courriériste du Quartier-Latin, lâchant un livre sur Bullier, fondant une gazette de semaine, puis écrivant un roman : Desperanza. Son activité a mordu à tout, et s’y est cassé les dents. Alors, il a acheté une drogue qui tue, a voulu mourir… puis s’est cramponné à l’existence, ayant rendu un peu de sa tristesse dans le vomissement de l’arsenic.


On dit que l’amour a été pour quelque chose dans cette tentative.

L’amour, non ! — Une femme, peut-être.


Ce vouleur terrible, ce travailleur à outrance, se bat nuit et jour avec une créature qui est sa compagne de foyer et de lit !

Sa tête, faite pour les grandes blessures, — plaie de barricade ou saignée d’échafaud ! — se montre quelquefois griffée et ridicule. Une mégère le tient sous ses ongles et l’escorte de ses injures, en pleine rue.

Il doit se passer chez lui des scènes affreuses : la gouvernante de cet abbé laïque l’assassine à coups d’épingle. Il aime peut-être cet envoûtement, ayant la nostalgie du cilice entrevu, la soif du vinaigre — offert au bout d’un balai de ménagère, faute de la lance du Golgotha !


Il n’a jamais entendu frissonner une source, jamais regardé babiller un oiseau — portant son ciel en soi, jamais il n’a contemplé l’horizon pour y suivre une nuée folle, une étoile d’or, le soleil mourant.

N’aimant pas la terre, il s’irrite de m’y voir enfoncer mes pieds, comme si je transplantais un arbre, chaque fois que je trouve une prairie qui ressemble à un lambeau de Farreyrolles.

Il n’admet le sol qu’à la façon d’un échiquier sur lequel il y a des fous à conduire, des cavaliers à désarçonner, des rois à faire mat. Il ne voit les fleurs que si elles sont dans la gueule des fusils, avant le tir ; et il écoutera le bruit des feuilles quand il en poussera aux hampes des drapeaux !


Aussi me méprise-t-il. Il me tient pour un poète et m’appelle un fainéant, parce que j’écrivais mes articles, même de combat, là-bas, à la campagne, dans un bateau, au fond d’une crique sous les saules, et que le soir je restais, les coudes à la fenêtre, devant un champ où il n’y avait, pour faire relief dans l’ombre, que le squelette d’une charrue — dont le soc jetait parfois, sous la lune, des éclairs de hache.


Combien ils sont plus simples, ceux qui sont du peuple pour de bon !


Ranvier. Un long corps maigre au haut duquel est plantée, comme au bout d’une pique, une tête livide, qu’on croirait coupée s’il baissait les paupières.

Cette tête-là semble avoir déjà perdu tout son sang, le long du mur aux fusillades ou dans le panier du bourreau ; les cheveux même retombent comme la chevelure emmêlée d’un supplicié ; les lèvres sont blanches et gardent, au coin, la moue de détente des agonies.


Telle est, au repos, la physionomie de Ranvier — destiné par sa précoce pâleur au martyre, portant d’avance la marque d’une vie de douleur et d’une fin tragique !

Mais qu’il ouvre la bouche et qu’il parle, un sourire d’enfant éclaire son visage et la voix, éraillée par la phtisie, est sympathique, avec son reste d’accent berrichon et son arrière-goût de lutrin. Il a dû entonner les vêpres, dans son village, quand il était jeune, car il a conservé un peu de la mélopée du répons, au fond de sa gorge brûlée par l’air vicié des villes.


Il a été petit patron ; la faillite lui a mangé ses quelques sous. Il n’en parle jamais, capable de croire qu’il a entaché le blason du parti — mais la blêmeur qui lui enfarine la face est peut-être venue le matin où le syndic a prononcé la déchéance.

Ceux qui le connaissent savent qu’il en souffre… mais combien savent également qu’il a été et qu’il est homme de bien et d’honneur !

Sobre, buvant des sirops — le grand cadavre ! — pour trinquer avec les buveurs de vin ; mangeant mal pour laisser sa part aux autres ; pouvant à peine, en passant les nuits, arriver à nourrir six enfants qui poussent autour de lui, sans mère.


Elle est morte, après avoir été l’éducatrice de son mari — femme de cœur vaillant à qui les petits qui sont là doivent une éternelle reconnaissance pour son dévouement ; et aussi, peut-être, l’éternelle détresse, pour le levain de colère sociale qu’elle fit fermenter dans leur cœur, leur prêchant la solidarité avec les humbles et le droit de révolte des meurtris, même du haut de son grabat d’agonie !

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XXIX

Dimanche, 21 mai.

La dernière séance avait été chaude. Trois membres de la minorité s’étaient présentés pour déclarer qu’avant tout ils voulaient la lutte sans merci contre l’ennemi, et qu’ils revenaient sur leur résolution de ne pas reparaître à l’Hôtel-de-Ville si le peuple pouvait croire que leur colère contre le Comité de Salut Public n’était qu’un prétexte à fuir les responsabilités sanglantes.


Ah ! mieux vaut sombrer sous le pavillon fait avec les guenilles de 93, mieux vaut accepter une dictature renouvelée du déluge et qui nous a paru une insulte à la révolution nouvelle, mieux vaut tout ! — que paraître abandonner le combat !

Et la paix s’est faite ; on l’a signée verbalement, et sur un coup de canon qui a, soudainement, fait trembler les vitres et fait sauter les cœurs. Il a éclaté à l’improviste, et a retenti formidable et lugubre.

La main dans la main, camarades !


Aujourd’hui, la séance est plus solennelle encore.

Pour sceller la réconciliation d’avant-hier, on vient de nommer président Vingtras, celui dont le journal a été l’organe des dissidents depuis le commencement de la lutte.

Et ceux de la minorité qui, comme Tridon, avaient mis leur courage à ne pas venir, restant fidèles quand même à la résolution votée, ceux-là ont, cette fois, regagné leur place, parce qu’il est écrit, dans la Déclaration blâmée par les faubourgs, que s’il y avait, un jour, à juger l’un des nôtres, on rendrait la justice tous guidons réunis, toutes haines éteintes, dans la salle de la Commune repeuplée et érigée en tribunal suprême.

Or, Cluseret, l’accusé, va être amené.


Le voici ! Son sort va se décider.


Qu’a-t-on dit ?…

Les rancunes se sont apaisées, les défiances assoupies.

On devine que la liberté est au bout du débat, mais il se déroule imposant. Les orateurs sont réfléchis et l’auditoire muet.


À ce moment, une porte s’ouvre, celle par où entrent d’ordinaire les membres du Comité de Salut public, et Billioray apparaît.

Il demande la parole.

— Quand Vermorel aura terminé, ai-je répondu.

— Il s’agit d’une communication à faire à l’Assemblée… d’une communication des plus graves !

— Parlez !…

Il lit le papier qu’il tient à la main.

C’est une dépêche de Dombrowski :

« Les Versaillais viennent de forcer l’entrée… »


Comme une nappe de silence !


Cela a duré le temps pour chacun de faire ses adieux à la vie !

Il m’a semblé, à moi, que tout mon sang descendait vers la terre, tandis que mes yeux devenaient plus clairs et plus grands dans ma face pâlie.

Il m’a semblé entrevoir loin, bien loin, une silhouette grotesque et défigurée. Je me suis vu couvert de boue !

Oh ! la peur de la torture n’y est pour rien ! mais pour rien !! — C’est mon orgueil qui râle. Vaincu ! tué ! avant d’avoir rien fait !…

En une seconde, ces pensées m’ont sabré l’esprit.


Président de l’agonie de la Commune, comment vas-tu sonner le glas de sa mort ?


Laissant le silence planer — le temps de montrer à l’histoire que le calme n’avait pas déserté les âmes à la nouvelle de la défaite et devant les premières affres du supplice — j’ai repris d’une voix que j’avais armée de sérénité, en m’adressant à Cluseret :

— Accusé, vous avez la parole pour vous défendre !

Il me semble que c’est bien de finir sur un mot de justice, de paraître oublier tout le danger pour ne pas retarder un verdict d’où dépendent l’honneur et l’existence d’un homme.


C’est fini. — Acquitté !

La séance est levée !


Je vais à mon banc chercher des paperasses qui traînent, et sur lesquelles j’avais griffonné les premières lignes d’un article pour demain.

XXX

Demain !

Je m’imagine que nous n’avons plus que quelques heures devant nous pour embrasser ceux que nous aimons, bâcler notre testament, si c’est la peine, et nous préparer à faire bonne figure devant le peloton d’exécution.


Corrompu que je suis ! Je voudrais dîner royalement avant de partir ! Il m’est bien permis de me gargariser la gorge et le cœur avec un peu de vin vieux, avant qu’on me lave la tête ou qu’on me rince les entrailles avec du plomb !

La Commune ne sera pas perdue pour si peu !… Et j’aurai eu la veine de finir comme un viveur, après avoir vécu comme un meurt de faim !


— Madame Laveur ! une bouteille de Nuits, du boudin aux pommes, une frangipane de quarante sous — j’en emporterai ! — et des confitures de la grand’mère, de celles-là, en haut, sur l’armoire, vous savez !… Messieurs, à votre santé !


J’ai bien traîné là une heure. J’ai trouvé le Bourgogne si chaud, le boudin si gras, et la frangipane si sucrée !

— Encore un verre de fine…

— Ah ! mais non ! Pas la caboche lourde !

Je jette la serviette et prends mon chapeau.

Avec Langevin, nous filons du côté où l’on nous dit qu’est Lisbonne.


Porte de Versailles.

— Présent, colonel !

— Tant mieux ! Les trente sous seront contents de voir des gouvernants à côté d’eux. Tout est en ordre, mes mesures sont prises, et comme je tombe de fatigue, je vais piquer un somme dans ce coin. Faites-en autant, croyez-moi ; mieux vaut ne pas s’esquinter d’avance.


Nous suivons le conseil, et nous nous étendons chacun sur une vareuse, avec une giberne pour oreiller, pas bien loin d’un lit où est allongé, hideux dans son costume bleu de ciel, un turco, l’ordonnance de Lisbonne, qui hier a été mis en capilotade par un obus, et dont le crâne défoncé a l’air d’avoir été rongé par les rats.

Je ne dors pas ! J’écoute, l’oreille contre terre, les bruits qui peuvent venir du lointain.


Y a-t-il un lien de défense, un plan d’ensemble ? C’est le général La Cécilia, m’a-t-on dit, le commandant de ce rayon de Paris, qui porte ces secrets dans les fontes de sa selle. Il doit venir donner à Lisbonne les dernières instructions.


Nous ne savons rien, nous autres !

Quand, à la Commune, nous voulions toucher aux choses de guerre, le Comité militaire faisait sonner ses éperons, et l’on nous renvoyait à l’Instruction publique, ou ailleurs — chacun dans son trou !

— Avez-vous été soldat ? qu’y connaissez-vous ? Il y a une commission nommée, ne lui mettez pas votre porte-plume dans les jambes… laissez faire les spécialistes !…


Ah ! maintenant, je m’en ronge les poings !

Où est-il, La Cécilia ? Je n’entends pas approcher son fameux cheval noir, qu’il aime à faire piaffer, dit-on.

J’ai envie de me lever, de prendre la première rosse venue, de l’enfourcher, et de descendre au galop sur Paris, pour aller hurler ma rage et en appeler au peuple.

Mais ce serait déserter quand l’ennemi approche !…

Dans la matinée, des femmes trop en guenilles, des individus à mine louche, ont été surpris par les éclaireurs. Ils se réclament de la misère pour expliquer leur rôderie nocturne, et comme l’un d’eux a dit qu’il allait arracher de quoi manger dans un champ, j’ai, au nom de mes faims d’autrefois, empêché qu’on le fusillât. Les mains sont bien blanches, pourtant… le langage bien pur !


Voilà que le sommeil arrive… Je jette un dernier regard, lourd et morne, sur ce rez-de-chaussée mal éclairé, où nous sommes cinq ou six affalés sur le carreau, s’arrêtant de ronfler quand un obus est tombé tout près, mais ne se dérangeant pas pour si peu.


Lundi. Aux armes !

— Debout !

C’est Lisbonne qui nous secoue.

— Il y a du nouveau ?

— Presque rien… Un régiment de ligne est là ! Tiens, d’ici, tu peux voir les pantalons rouges !


Un peu de fièvre — d’avoir dormi ! Un frisson dans le dos — c’est le frais du matin ! Un flot de mélancolie au cœur — c’est la vue du ciel blêmissant !

Où est mon écharpe ?…

Les hommes se massent autour de nous.

— Dis-leur un mot ! me souffle Lisbonne qui défripe sa tunique et achève de boucler son ceinturon.

J’ai prononcé un bout de discours et j’ai été prendre place à l’angle de la barricade, en élargissant ma ceinture sur mon paletot. Langevin en fait autant.


Lisbonne, lui, est monté sur les pavés… on peut le viser en plein du fond de la rue.

À son tour, il parle en révolutionnaire, et termine par un geste d’orateur romain rejetant sur l’épaule le pan du peplum. Seulement, sa vareuse est bien courte, et il a beau tirer, ça ne se retrousse pas plus haut que le nombril.

Langevin s’étonne de me voir sourire. En effet, il a passé un éclair de gaieté sur mes lèvres en retrouvant l’acteur dans le héros, et je n’ai vu que cela pendant un moment, dans le paysage de combat qu’éclaire la pâleur de l’aube.


Drapage à part, il a été simple, franc et crâne, le colonel Lisbonne !

Il a grimpé encore d’un cran, a élevé son chapeau tyrolien, et se tournant du côté des Versaillais, a crié : « Vive la Commune ! »


À la besogne, maintenant !

— Il manque quelque chose ici… fait observer un garde.

— Les pierres ne sont pas bien étayées par là !… prétend un autre.

— Est-ce que nous avons assez de cartouches ?… demande un troisième.


Voilà que de divers côtés des plaintes s’élèvent ! Un murmure monte.

Ce ne sont pas les fantassins qui font feu. Ce sont les fédérés qui tirent sur nous avec des paroles de reproche et de colère.

— Nous sommes las ! Il y a des semaines que nous traînons ici… Nous voulons revoir nos femmes !… Pas une précaution n’est prise…

À l’envi, on montre le bâillement de la barricade, le trou fait par le manque de sacs — sacré trou, placé juste assez haut pour que la lumière naissante passe à travers, éclairant le vide d’une blancheur crue ! Par ce trou-là va s’évader tout le courage du bataillon !


Est-ce le courage qui manque ?…

Eh ! non ! c’est l’amour du foyer qui les reprend aux entrailles ! On veut embrasser l’enfant, caresser la bourgeoise, avant de plonger dans l’inconnu de la suprême bataille, sur le pavé de ce Paris où l’on préfère mourir, si c’est la fin.

Ce ne sont pas des gens de caserne, des coucheurs de chambrée ! Ils ont de la famille, ces irréguliers, mauvais hommes de camp et de bivouac !


Puis ils ont peur de notre ignorance, ils ne croient pas que ces deux gouvernants, un mécanicien et un journaliste, même ce colonel — qui fut comédien — soient de force à commander contre des officiers pour de bon, sortant de Saint-Cyr, venus d’Algérie, aguerris, bronzés, disciplinés, matés !


Nous sommes débordés : on nous pousse jusque sous un hangar, où l’on délibère à mots hachés, avec des gestes furieux.

— Où sont les ordres ? quel est le plan ?…

On crie cela tout haut, comme je me le disais tout bas, l’oreille à terre, attendant le cheval de La Cécilia.

— Vous ferez mieux de filer, dit Lisbonne ; ils sont capables de vous fiche au mur ! Moi, ils me connaissent, m’aiment un peu, je vais tâcher de les retenir !


— Une voiture !

— Voici, patron.

— Vous n’avez pas peur sur votre siège, l’ami ?

— Peur !… je suis de Belleville ! Et je vous connais bien, allez. Hue ! Cocotte !

Les balles sifflent, Cocotte secoue l’échine, le cocher se penche et bavarde.

— Ils n’entreront pas, citoyen… si chacun défend bien son quartier.

C’est ce qui va nous tuer, cette idée ! Quartier par quartier !… La Sociale reculera !


Du Trocadéro, la troupe a tiré sur le Champ de Mars. L’École Militaire s’est vidée : le Ministère de la guerre aussi !

Je viens de grimper les escaliers, d’enfoncer les portes.

Personne !

En bas, la galopade de la défaite !

— Tout le monde est à l’Hôtel-de-Ville, me crie un capitaine sous la voûte.

— C’est là qu’on va ! disent les officiers en roulant vers la place de Grève.


Quelques résolus se sont mis en travers du chemin.

— Vous ne passerez pas ! hurlent-ils.

L’un d’eux, cheveux au vent, bras nus, poitrail à l’air, a du sang qui gomme dans les poils. Il vient de recevoir un coup de baïonnette lancé de loin, mais il a croisé la sienne contre la multitude.

— Halte-là !

Et il va piquer dans le tas !


Ah bien, oui ! L’inondation humaine l’a emporté, lui et son arme, comme une miette de chair, comme un fétu de limaille, sans qu’il y ait eu un cri, même un geste, qui ait déchiré l’air. L’on n’a entendu que le fourmillement de la foule, comme la marche dans la poussière d’un troupeau de buffles.


Hôtel-de-Ville.

Ils y sont en effet, La Cécilia et vingt autres : chefs de corps ou membres de la Commune.

Les visages sont mornes ; on parle presque à demi-voix.

— Tout est perdu !

— Rentrez ces mots dans votre gorge, Vingtras ! Il faut, au contraire, crier au peuple que la cité sera le tombeau de l’armée, lui donner du cœur au ventre, et lui jeter l’ordre d’élever les barricades.

Je conte ce que j’ai vu.

— À la porte de Versailles, ils ont hésité, c’est possible ; mais, dans Paris, vous verrez qu’ils tiendront contre les soldats tant qu’ils auront des cartouches et de l’artillerie.


Dans Paris ! Mais que dit ce Paris ?…

Je n’ai eu que le spectacle de la déroute, depuis que le soleil est levé !


Midi.

Où avais-je la tête ! Je croyais que la Ville allait sembler morte avant d’être tuée. Et voici que femmes et enfants s’en mêlent ! Un drapeau rouge tout neuf vient d’être planté par une belle fille, et fait l’effet, au-dessus de ces moellons gris, d’un coquelicot sur un vieux mur.

— Votre pavé, citoyen !


Partout la fièvre, ou plutôt la santé ! On ne crie pas, on ne boit point. À peine, de temps en temps, une tournée sur le zinc, et vite on se balaie les lèvres du revers de la main et l’on retourne à l’établi.

— Nous allons tâcher de faire une bonne journée, me dit un des piaillards de ce matin. Vous avez douté de nous tout à l’heure, camarade ! Repassez quand ça chauffera, et vous verrez si vous aviez affaire à des lâches !

La moisson de coquelicots frissonne… on peut mourir maintenant !


Point de chef ! Personne avec quatre filets d’argent à son képi, ou même ayant aux flancs la ceinture à glands d’or de la Commune.

J’ai presque envie de cacher la mienne, pour n’avoir pas l’air de venir une fois la besogne faite ; d’ailleurs, on ne la salue guère.

— Votre place n’est pas ici, m’a même dit brutalement un fédéré à visage ridé. Allez rejoindre les autres ; constituez-vous en Conseil, décidez quelque chose ! Vous n’avez donc rien préparé ? Ah ! nom de Dieu !… Par ici le canon, François ! Femme, mets là les dragées !


Je ne vaux pas cette rouleuse de boulets et ce pousseur de canon ! Comme écharpier, je ne compte pas !

XXXI

Ve arrondissement.

Mais peut-être ceux qui m’ont coudoyé depuis que je me défends contre la vie seront-ils contents de revoir, debout au milieu d’eux, en ce moment suprême, l’ancien camarade de misère et de travail, le pauvre diable qui se promena si longtemps, en habits élimés, au Luxembourg.

Ce Pays Latin, où a langui ma jeunesse douloureuse, n’a jamais dépêché de combattants, dans les guerres sociales, d’un autre côté que du côté des assassins. Les neveux de Prudhomme ont toujours renâclé devant les batailles où leurs paletots frôleraient des blouses, où le contremaître de la barricade brutaliserait les bacheliers — s’ils embarrassaient la manœuvre et gênaient le tir.

Qui sait s’ils ne seront pas plus décidés, ayant un des leurs pour capitaine !

J’ai couru à l’Hôtel-de-Ville.

— Gambon, mets le cachet là-dessus.

— Bonne idée ! ils te connaissent tous, là-haut, autour de la Sorbonne. Seulement, tu es mal avec Régère, je crois ? Enfin, voilà ton papier… Et maintenant, embrasse-moi ! On ne sait pas ce qui peut arriver !

Il m’a embrassé, en paraphant, comme membre du Comité de Salut Public, ma commission d’envoyé pour présider à la direction de la défense au Panthéon.


Je ne suis guère fort en stratégie. Comment fortifie-t-on un quartier ? Comment met-on des pièces en batterie ?

Est-ce que ça sait quelque chose, un éduqué ?

En passant devant le collège Sainte-Barbe, puis Louis-le-Grand, je leur ai montré le poing — écolier aux moustaches grisonnantes qui en veut à ces casernes de ne lui avoir rien appris qui puisse lui servir maintenant contre la troupe !


Régère était de la majorité, et un des enragés. On se dit bonjour tout de même. Mais il veut garder le commandement… tout le commandement !

Allons ! Jacques, fourre la paperasse dans ta poche ; n’invoque que ton passé de Bibliothèque et d’Odéon, des semaines de dèche et de prison, auprès des vieux copains.

J’en ai retrouvé plusieurs en pleine rue. La moitié fuyait, allait se cacher, mais le reste a mis la main à la pâte — bravement !

J’ai dû, par exemple, signer des tas de nominations de délégués, au nom de ma délégation à moi, que j’ai retirée fripée de mon gousset.

Il en faut, de ces chiffons-là, pour ceux qui ont un orgueil de vingt ans. Ils s’exposent à être fusillés ce soir, pour avoir, ce matin, un brevet d’officier à montrer.


Pourtant, ils se sont mis à l’œuvre, matelassant, approvisionnant, munitionnant — et se compromettant jusqu’à la mort.

C’est ce qu’il faut !

Si quelques-uns de ces fils de famille sont, demain, massacrés ou transportés, c’est de la graine d’insurrection jetée dans le champ des bourgeois.


Je prends pied et langue dans le bivouac qui s’est installé autour du Panthéon. Ah ! l’on ne dit pas de bien de la Commune !

— Si elle avait été plus énergique !…

— Et si vous n’aviez pas endormi le peuple avec votre journal de modérés, vous, Vingtras ! fait un lieutenant, me prenant presqu’à la gorge.

Dans cette compagnie-là, on n’aime pas la minorité.

Une détonation !

— Tiens ! il faudra faire mettre une pièce à mon pardessus.

Un peu plus bas, c’était ma peau même qu’il y aurait eu à recoudre.

Un pistolet est parti… par mégarde.


On s’est raccommodés.

Les rancunes se taisent devant l’ennemi qui approche.

Il est gare Montparnasse déjà !

Va-t-il sauter sur le quartier ?


— Si l’on sautait sur lui ?…

Cette idée est jetée, le soir, dans le conseil des commandants réunis, par un compagnon d’autrefois, un lettré aussi, mais qui ne croit point à la stratégie classique et à la défense derrière des pierres.

— Marchons en avant, et délogeons-les !

— C’est une folie ! ripostent à l’unanimité ceux qui ont été soldats.

Folie hardie, en tout cas, qui peut déconcerter l’adversaire, et ne sera guère plus dangereuse que la résistance passive ! Mais nous restons, seuls avec notre projet de fous, le camarade et moi, nous jurant d’aller jusqu’au bout, côte à côte, coûte que coûte.

— Si je recevais une blessure trop cruelle, promettez-moi de m’achever ?

— Oui, à condition que vous me rendrez le même service, si c’est moi qui étrenne ?

— Entendu !


C’est que la souffrance me fait une peur du diable ; par lâcheté, j’aimerais mieux la mort. Quoique, cependant, crever d’un dernier gnon donné par un copain, au coin d’un mur, ce ne soit pas précisément gai !

— Et être lardé vivant par les baïonnettes, vous trouvez que ce serait drôle ?

— Lardé !…

— Mon cher, ces lignards nous auraient déjà hachés s’ils avaient pu, quand nous prêchions la guerre à outrance. Ils nous arracheront cette fois les yeux avec le tire-bouchon de leur sabre, parce que c’est à cause de nous qu’on les a fait revenir de leurs villages.


Un combattant m’aborde.

— Citoyen, voulez-vous voir comment c’est fait, le cadavre d’un traître ?

— On a exécuté quelqu’un !

— Oui, un boulanger qui a nié d’abord, qui a avoué ensuite.


Le fédéré m’a vu blêmir.

— Vous auriez peut-être voté l’acquittement, vous ! Ah ! vingt dieux ! ne pas comprendre que casser la tête d’un Judas, c’est sauver la tête de mille des siens ! J’ai l’horreur du sang et j’en ai plein les mains : il s’est accroché à moi au coup de grâce ! Seulement, s’il n’y en a pas qui tuent les espions, alors quoi ?


Un autre est intervenu dans le débat.

— C’est pas tout ça ! Vous voulez garder vos pattes nettes pour quand vous serez devant le tribunal ou devant la postérité ! Et c’est nous, c’est le peuple, l’ouvrier, qui doit toujours faire la sale besogne… Pour qu’on lui crache dessus après, n’est-ce pas ?


Il dit vrai, cet irrité !

Oui, l’on veut paraître propre dans l’histoire, et n’avoir pas de fumier d’abattoir attaché à son nom.

Avoue-toi cela, Vingtras ; ne mets pas à ton acquit la pâleur qui t’a envahi la face devant le geindre fusillé !


Mardi, 5 h. du matin.

La bataille est engagée du côté du Panthéon.

Ah ! que c’est triste, par ce soleil levant, cette descente des civières toutes barbouillées de pourpre humaine ! Ce sont les blessés de là-haut — de la rue Vavin et du boulevard Arago — qui sont apportés aux ambulances.

J’ai dormi dans je ne sais quel endroit de la mairie ; voisin d’un mort, cette nuit comme l’autre.

Le boulanger est là, derrière ces planches, et des brins de paille humide ont été roulés, par une rigole d’eau, jusqu’à mes pieds.


On m’a réveillé au petit jour, et j’ai pris le chemin des barricades.

Mais, en route, commandants et capitaines m’arrêtent, me saisissent les mains, les basques, demandant des munitions, du pain, un conseil… quelques-uns un discours.

Il en est qui menacent :

— Avec ça que la Commune a le droit d’élever la voix !


Ah ! je m’y perds ! Et personne n’est avec moi pour me renseigner et me soutenir, pour partager le fardeau ! Des membres de la Commune qu’a élus le quartier, je n’ai encore vu que Régère, assailli, débordé, noyé à la municipalité — et Jourde, qui est apparu un moment, mais qui a bien d’autres responsabilités sur les épaules.

C’est lui qui tient les derniers écus qui vont alimenter l’insurrection, payer les vivres que les plus résolus réclament si haut. Il a, en plus, son ministère qui brûle, grâce aux obus de Versailles.

Et je suis seul.

De temps en temps, on me colle contre une maison et l’on parle de me régler mon compte.

Würtz, l’Alsacien, un des juges d’instruction de Ferré, vient de m’en sauver d’une belle à l’instant.


— Vous n’êtes pas Vingtras !

On s’est rassemblés.

— Un mouchard ! Abattez-nous çà !

— À la mairie ! À la mairie !

— Pourquoi à la mairie ? Là, contre la palissade !

— Jacques Vingtras a de la barbe. Vous n’êtes pas Jacques Vingtras !

— Au mur ! Au mur !!

Ce mur est la devanture d’un café de la rue Soufflot.

J’ai essayé de m’expliquer.

— Mais, sacrelotte ! depuis mon évasion du Cherche-Midi, j’ai gardé le menton ras !…


Malgré tout, j’allais quand même y passer, je crois bien, lorsque Würtz a sauté dans le groupe en fureur.

— Qu’allez-vous faire là !

On le connaît, si on ne me reconnaît pas. Et il jure que j’ai droit à mon nom.

— Pardon, excuse, citoyen !

Je me suis secoué comme un chien mouillé, et l’on est allés prendre un verre… tous en chœur !

Maintenant qu’on est bien sûr que je suis Vingtras, je suis prisonnier de tous ces bataillons qui arrivent, et dont les gradés veulent serrer la pince, — ou la vis — au rédacteur en chef du Cri du peuple, la seule écharpe écarlate qui traîne dans l’arrondissement.

Et les détails m’empoignent, m’étranglent ! C’est à moi qu’on s’adresse pour tout. Pour tout — et pour rien.


J’ai à peine eu le temps, depuis qu’on lutte, d’aller voir comment on se défend. Deux ou trois fois, j’ai voulu remonter du côté où Lisbonne et Henry Bauer tiennent comme des enragés…

Mais j’ai été retenu, rappelé, repris ; la plupart du temps, parce qu’on parlait de trahison, et qu’un homme se débattait aux mains de défiants et d’exaspérés qui étaient pour la justice sommaire.

Il n’y a eu cependant de tué, à ma connaissance, que le mitron. On dit bien qu’on a fusillé le commandant Pavia dans une cour, sans crier, de peur que je ne le sauve, mais on n’a pas vu le corps.


Une estafette.

— La rue Vavin demande du secours !

Le roulement veut que ce soient les Enfants du Père Duchêne qui se portent vers la barricade en détresse.

Ils ne se le font pas dire deux fois.

— Vermersch en tête !

L’appel est parti de divers points.

Mais Vermersch n’est pas là.

— Ah ! les gendelettres, les journalistes !… Dans les caves, quand il s’agit de se battre !

— Les journalistes ! Vous en voulez un ?… Me voilà.


En route !

Le tambour bat. Je suis près de lui, et les vibrations de la caisse résonnent dans mon cœur : ma peau frémit autant que la peau d’âne.


À mi-chemin, des hommes accourus au bruit m’attirent à eux.

— Il faut que vous veniez… Versailles a des gens qui travaillent en dessous à la mairie du VIe ; ils ont des connivences avec le génie, qui tient Montparnasse. Je m’appelle Salvator ; vous devez me connaître, vous m’avez entendu au club de l’École de Médecine. Croyez-moi, suivez-nous… Carrefour Bréa, le premier venu fera votre ouvrage, tandis qu’à Saint-Sulpice on vous écoutera sûrement.

— Si cela est utile, quittez-nous, m’a dit le capitaine même des Enfants du Père Duchêne.


Il y a, en effet, dispute, et presque bataille.

Je tâche d’y voir clair.

Mais voici venir Varlin — Varlin, qui est l’idole du quartier, et devant qui l’on s’est tu, dès qu’il est entré.

J’ai ma liberté !


Pas encore. Un officier qui campe au Ve me cherche partout. Dès qu’il m’aperçoit :

— Vingtras, voulez-vous remonter tout de suite là-haut ? On parle de faire sauter le Panthéon.

Je remonte.


Une douzaine d’obus éclatent autour de la fontaine Saint-Sulpice, et lancent jusque sous nos semelles leurs éclats qui puent.

Un profil de prêtre derrière un rideau ! Si les fédérés qui sont avec moi l’aperçoivent, il est mort !

Non ! ils ne l’ont pas vu !… Passons vite.


Elle est vide et lugubre, cette rue, pleine seulement des tessons de fonte qui courent, devant et derrière nous, comme des rats rentrant dans l’égout.

Les maisons sont closes. On dirait de grands visages d’aveugles, toutes ces façades sans regards.


Dans une encoignure, un aveugle pour tout de bon, son caniche aux pieds, dit lamentablement :

— La charité, s’il vous plaît !

Je le connais depuis trente ans. Il est venu là avec des cheveux noirs ; il a maintenant des cheveux blancs. Il me semble qu’il était à cette même place le 3 décembre 1851, quand Ranc, Arthur Arnould et moi, nous vînmes pour nous emparer de cette même mairie où sont les nôtres aujourd’hui — avec des traîtres en surplus !


Une autre bombe, d’autres tessons chauds et sentant mauvais.

— La charité, s’il vous plaît !


Oh ! mendiant, qui ne lâches pas ta sébile, même sous le canon ! Mécanique montée pour la lâcheté, qui as l’impassibilité d’un héros ! et dont le cri guttural sort, monotone parmi cette tempête humaine, impitoyable dans cette lutte sans pitié !

Il est là, contre la colonne de l’église, comme une statue — la statue de l’Infirmité et de la Misère, debout au milieu d’un monde qui avait rêvé de guérir les plaies et d’affranchir les pauvres !


On lui donne ! Les gens qui vont se battre jettent les sous et mendient les cartouches.

— Merci, mes bons messieurs !

XXXII

Oh ! la première impression a été terrible ce matin, quand, descendant vers la Croix-Rouge pour examiner où en étaient les combattants, j’ai vu des femmes fuir, emportant leurs hardes dans un mouchoir et tirant leurs mioches par la main.

— On met le feu partout !

Ces femmes crient ou pleurent. Il y a aussi quelques isolés qui filent en courant, et me crachent des malédictions.

J’ai voulu tendre, comme une chaîne, ma ceinture rouge en travers de la panique. Mais on n’arrête pas les affolés — pas plus rue de Buci que porte de Versailles !


Une crémière qui m’a fait crédit, dans les temps durs, de quelques quatre de riz et trois de chocolat, s’accroche à moi en poussant des hurlements de désespoir :

— Vous n’allez pas laisser flamber le quartier ! Vous êtes un honnête homme ! Vous vous jetterez avec un bataillon, s’il le faut, sur les pétroleurs !…

J’ai, un instant, été enveloppé par elle et d’autres, par des vieillards et des enfants, un groupe de vingt éplorés se tordant les bras et demandant où il fallait qu’ils aillent, qu’on disait que tout allait périr…


J’ai pu m’échapper à la fin. J’enfile le premier passage, et je cache mon écharpe.

Je sais, sur mon chemin, rue Casimir Delavigne, un cabinet de lecture où je suis allé travailler et lire les journaux pendant dix ans. On me recevra là, et j’aurai deux minutes, cinq — le temps de juger, dans ma conscience, l’incendie.

J’ai cogné.

— Entrez !


Je voulais être en tête à tête avec moi un moment… À peine si je le puis !

Les gens qui sont là me supplient d’abandonner la partie.

— C’est l’abattage sans merci… peut-être le supplice affreux, si vous persistez !

— Je le sais pardieu bien !

— Songez à votre mère que votre mort tuera…


Ah ! les gueux ! ils ont trouvé le joint… Et voilà que, comme un lâche, j’oublie la rue en feu, mon rôle, et mon devoir. Cœur et cervelle, tout cela s’emplit des souvenirs du pays, et je vois, comme si elle venait d’entrer là, une femme en robe de veuve, en bonnet de tulle blanc. Ses grands yeux noirs me fixent comme ceux d’une folle, et ses mains sèches et jaunies se lèvent avec un geste d’indicible douleur !


Une décharge !

Deux ou trois fédérés passent devant la vitre, en courant, et lâchent leur chassepot qui tombe sur le pavé.

— Regardez !… ils s’enfuient !

— Ils s’enfuient ! Mais moi, je n’ai pas le droit de m’enfuir ! Laissez-moi, je vous prie !… J’ai besoin de penser tout seul.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

C’est tout pensé ! Je reste avec ceux qui fusillent — et qui seront fusillés !


Que disaient-elles donc, ces éperdues ? « que tout allait périr » ? On a bien livré deux ou trois bâtisses au pétrole. Et après ?

Voyons ! Au collège, tous les livres traitant de Rome glorieuse ou de Sparte invincible sont pleins d’incendies, il me semble ! — d’incendies salués comme des aurores par les généraux triomphants, ou allumés par des assiégés que se chargeait de saluer l’Histoire. Mes dernières narrations étaient en l’honneur de résistances héroïques… de Numance en ruine, de Carthage en cendres, de Saragosse en flammes.


Et le capitaine Faillard, qui avait été décoré dans la campagne de Russie, levait son chapeau chaque fois qu’il parlait du Kremlin, que ces mâtins de Russes avaient allumé comme un punch ! « Des crânes ! ces Kaiserlicks », disait-il en tordant sa moustache.

Et le Palatinat saccagé et rôti ! Et cent coins du monde brûlés au nom des rois ou des républiques, au nom du Dieu des juifs ou du Dieu des chrétiens ?


Et les grottes de la Zaatcha !… Pélissier n’a-t-il pas des lambeaux de peau grillée collés au talon de ses bottes ? — le Pélissier de Malakoff !

Nous n’avons pas encore, que je sache, enfourné de Versaillais dans une cave pour les y cuire tout vivants !


Ah ! je ne me suis pas rendu, je ne suis pas devenu incendiaire, sans avoir embrassé du regard tout le passé, sans avoir cherché des ancêtres !

Nous avons pioché cela à deux, Larochette et moi qui avons fait nos classes, puis à quatre, à dix. Tous ont voté pour la flambée — en masse !


L’un d’eux écumait de colère.

— Et ce sont des pauvresses qui ont demandé grâce pour leurs quatre meubles, quand c’est pour les pauvres qu’on se bat, quand des centaines d’artilleurs ont eu, non pas leur chemise, mais leur poitrail roussi par le feu du canon, du canon ennemi !… Eh ! sacrebleu ! moi qui parle, j’étais riche avant d’entrer dans la politique sociale — il y a dix ans ! Est-ce que je n’ai pas jeté tout ça dans la fournaise ?… Et aujourd’hui, parce qu’un peu de bois et quelques briques sont atteints par la stratégie des désespérés, ceux pour qui l’on s’est ruinés et pour qui l’on va mourir vont-ils nous jeter leur paquet de frusques à travers les jambes ?

Il a eu comme un rire de fou !


— Ah ! je comprends la fureur des bourgeois, a-t-il repris en se tournant du côté d’où partait la canonnade régulière ! Dans l’éclair de la torche, ils viennent de voir reluire l’arme invincible, l’outil qu’on ne peut casser, et que les révoltés se passeront de main en main, désormais, sur le chemin des guerres civiles… Qu’est-ce que ceci, auprès de cela ? a-t-il conclu en repoussant son fusil, et en nous montrant une fumée sanglante qui coiffait tout un quartier du bonnet rouge.


— Vous disiez donc, lieutenant, qu’il s’agit de brûler un morceau de la rue Vavin ?

— Oui, deux maisons dont le génie de Versailles a percé les murs, et par où les lignards nous tomberont dessus, à l’improviste. Vous savez bien, les deux maisons du coin ?… dans celle de droite, au rez-de-chaussée, il y a une boulangerie.


Drôle de chance !

C’est contre le cadavre d’un pétrisseur de miches que je me suis heurté tout d’abord : c’est maintenant un monceau de farine que je vais faire exécuter.

À feu et à sang, le pays du pain ! Il va griller plus de blé moulu qu’il n’en fallait pour me nourrir pendant toutes mes années de famine !


— Allons ! mettez votre nom là, Vingtras.

— Le voilà !… et flambez une bicoque en plus, s’il le faut !

Je donne un bon en blanc.


— Eh ! nous le savions bien, que vous ne renauderiez pas !

En riant, un fédéré a tiré de sa poche un vieux numéro du Cri du Peuple et mis le doigt sur une ligne : « Si M. Thiers est chimiste, il comprendra. »

— Hein ? vous y aviez pensé déjà !…

— Non ! et ce n’est pas moi qui ai écrit cette phrase si chaude. Je l’ai lue un matin dans l’article d’un collabo. Je l’ai trouvée raide, mais je n’allais pas faire un erratum, sûr ! Et les journaux de Versailles n’ont pas manqué de dire qu’on reconnaissait bien ma griffe et mes instincts de bandit !

— Oui, déclare Totole, nous voulons faire sauter le Panthéon !

Totole est un chef de bataillon qui a une influence sans bornes sur ses compagnies, quoiqu’il soit gavrochien au possible ; mais il a fait des pieds de nez et dit zut aux Allemands avec tant de crânerie, pendant le siège, il a été si rigolo et si héroïque, qu’on l’a élu à l’unanimité.

Son idée a été accueillie par des hurrahs d’enthousiasme.

— Ce n’est pas vous qui défendrez le monument, m’a dit Totole ; les monuments, pour Vingtras… Oh ! la ! la ! C’est lui qui s’en fiche, des temples de la gloire et des boîtes à grands hommes ! Pas vrai, citoyen ?… Allons, voyons à faire écarter tout ce monde-là !…

J’ai eu une peine terrible à retenir Totole et à lui expliquer que, quoique n’aimant pas les monuments, je ne demandais pas qu’on se servît d’eux pour tuer la moitié de Paris.

Mais ils sont têtus en diable, et, malgré tout ce que je puis leur raconter, la mort du Panthéon est résolue. Au mur, le Panthéon !

Et, pendant qu’on y est, au mur aussi Saint-Étienne-du-Mont et la Bibliothèque Sainte-Geneviève !… ça ne coûtera pas plus !


Nous avons dû nous mettre à quatre ou cinq — et des gros bonnets — le maire en tête, quelques commandants sages et un noyau de fédérés plus rassis, pour empêcher ces cerveaux brûlés de se jeter sur le Panthéon comme sur un réac. On lui mettait déjà la ficelle aux pattes, soufrée de salpêtre et baignée de pétrole.

— Mais, en croyant terrifier les ruraux, vous allez terrifier les nôtres ! C’est alors que les commères vous traiteront de brigands, et que les autres quartiers reculeront jusqu’aux Prussiens… peut-être bien jusqu’à Versailles !

Il a fallu leur rabâcher ça, les prendre par le bouton de leur tunique, les chapitrer une heure !


Il a fallu aussi trouver des raisons contre un petit vieux qui s’était gratté le crâne avec persistance pendant la discussion, et qui a fini par dire, d’une voix très douce :

— En vérité, citoyens, il me semble qu’il vaudrait mieux, pour l’honneur de la Commune, ne pas nous retirer pendant l’explosion… Ça n’est une bonne affaire que si nous restons là, et si nous sautons en même temps que les soldats. Je ne suis pas orateur, citoyens, mais j’ai ma petite jugeote… Pardon de ma timidité… je n’ai jamais parlé en public. Mais pour la première fois que je l’ose, je crois que je fais une excellente proposition. Seulement, pressons-nous ; si nous bavardons longtemps encore, nous ne sauterons jamais ! Jamais ! a-t-il conclu avec un énorme soupir.

C’est lui qui a sauvé le condamné ! On a ri de sa crainte de ne pas s’écrabouiller contre le ciel, et on n’en a plus reparlé.


Hôtel des Grands Hommes.

Je suis là depuis minuit.

Nous sommes nombreux. Il y a presque tous les chefs du Ve et du XIIe qui n’avaient pas un commandement militaire.

On taille un jambonneau, et une bavette.

— Chaudey, tu sais ?… a fait mon voisin de gauche, avec un geste qui explique tout.

Je n’ai encore été mêlé à aucune tuerie. C’est de la veine !


Mais quelques autres étaient du poste de Pélagie et racontent l’exécution.

— Comment est-il mort ?

— Pas mal.

— Et les gendarmes ?

— Pas bien.

Les soupeurs causent de cela comme d’une pièce dont ils auraient été spectateurs, et où ils n’auraient pas eu de rôle !

Au matin, quand le feu reprendra, il sera bien temps d’aller à son poste en s’étirant et en bâillant.

Puisqu’on est sûr de la défaite, on peut bien boire le coup de l’étrier, avant de recevoir le coup du lapin.


Mercredi matin.

Lisbonne arrive désespéré.

— Toutes nos positions sont prises. Le découragement s’en mêle… il faut se décider à une manœuvre, s’arrêter à un parti.

— Que faire ?

— Chercher ! chercher ensemble, Régère, Sémerie, toi, moi, Longuet…

Longuet est avec nous, en effet ; il est revenu, lui aussi, au pays latin.

Nous sommes montés dans le cabinet du maire, poussant le verrou pour qu’on n’entendît pas nos paroles d’angoisse, notre consultation in extremis.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Oh ! je viens d’être frappé en plein cœur, j’ai ressenti le mal qui envahit soudain les veines des déshonorés !

Le chef de légion jugeant, comme Lisbonne, la défense vaine, le docteur Sémerie, chef des ambulances, étant de l’avis du chef de légion, le maire s’est levé :

— Nous allons signer l’ordre de mettre bas les armes !


Cela m’a rappelé le jour où Cluseret fut décrété d’accusation.

— Vous n’allez pas dire que je suis un traître ! fit-il, enfonçant les poings dans ses cheveux, secouant sa tête comme si on l’avait souffletée.

Et, tournoyant sur lui-même, il alla s’abattre assommé sur un banc !


Je viens d’avoir le même vertige.

— Nous rendre ! Longuet, ferez-vous cela ! Et vous autres ?

— Moi, je le ferai, a dit froidement le chef de légion.

Le médecin s’est indigné.

— Vous voulez donc que le quartier soit jonché de cadavres et inondé de sang ? vous prenez cela sur vous !…

— Oui, je prends sur moi de ne pas signer un ordre auquel, d’ailleurs, les fédérés n’obéiraient point… Je ne veux pas que mon nom soit honni dans le camp des révoltés ! Je ne le veux pas ! Ma présence ici déjà me rend votre complice, et, si vous capitulez, il faudra que vous me tuiez ou que je me tue !

— Nous nous sommes mal compris ! a dit Régère, effrayé de mon émotion, et qui a bien des torts, mais qui n’est pas un lâche.

Sémerie a paru apaisé aussi.


Mais j’ai peur d’eux.

— Longuet, courons retrouver les nôtres ! Où est la Commune ?

— À la mairie du XIe. C’est là qu’est Delescluze ; c’est là d’où ne part rien, si vous voulez, mais où tout aboutit. C’est là qu’il faut aller !

— Allons !


Une détonation formidable a retenti, faisant éclater les vitres.

Ce doit être le Luxembourg !


Mais le Luxembourg est debout. Ce n’est que la poudrière qui a sauté… Totole voulait son explosion, il se l’est payée.

Je le vois revenir en se frottant les mains.

— Que voulez-vous ! Je ne serais pas mort content. Mais ça n’a servi à rien, il n’y avait pas encore de lignards. Coup raté !

À côté de lui, un bonhomme s’arrache les cheveux.

— Si seulement on était resté !


Ils finiront par l’avoir, leur Panthéon, ce farceur et ce désolé ! Ils ont la folie de la défaite, et tout ce qu’on peut faire ne les arrêtera pas.

XXXIII

Il fait grand soleil, un temps doux !

Dans les rues calmes où nous nous engageons, des bouts de treille pendent par-dessus les murs sur les moellons des barricades. Des pots de fleurs couronnent la crête des digues de pierre.

La Seine roule, scintillante et bleue, entre les quais déserts, mais tout inondés de lumière.


Dès la rivière traversée, la résistance prend un aspect robuste. À chaque tas de pavés est attachée une poignée d’hommes qui nous saluent, et qui répondent à nos mauvaises nouvelles :

— Par ici, on aura peut-être plus de chance… Et puis, tant pis !… On fera ce qu’il faudra, voilà tout !

Et les sentinelles se rassoient, avec des airs de paysans qui se reposent vers midi, et à qui l’on a porté la soupe dans les champs.

Des robes à côté des vareuses, des petites blouses aussi. La bourgeoise et le moutard sont venus avec du bouillon et un rata ; on a mis la nappe sur la dure.

Nous offrons quelques rasades. Ils disent : « Pas trop ! » Nous n’en avons pas trouvé un qui eût un grain, un vrai grain, parmi tous ceux avec qui l’on a voulu trinquer.


Place Voltaire. Mairie du XIe.

La Commune siège en ce moment.

— Où donc ?

— Là-haut, dans la grande salle.


C’est faux ! la Commune ne siège pas !

Tout le monde est mêlé, officiers, simples gardes, porteurs de képis à un ou plusieurs filets, ceintures à glands blancs ou à glands jaunes, membres de chez nous ou du Comité Central — et c’est tout ce monde qui délibère.

Un lieutenant, debout sur une table, demande qu’on établisse un cordon d’outranciers autour de l’arrondissement et qu’il soit décrété que personne ne le franchira.

— Il y a déjà des désertions, crie-t-il d’une voix menaçante ; il y en aura encore…

Et étendant la main du côté d’une porte où quelques galonnés s’étouffent :

— Douze balles pour qui voudra fuir !

La prise de Montmartre a exaspéré les plus sages, et semé le vent du soupçon.

Montmartre, qui devait être armé pour la lutte jusqu’aux dents, Montmartre, que ne laissait pas approcher l’état-major du quartier, sorti on ne sait d’où, Montmartre, dont le Délégué à la Guerre éloignait lui-même les pékins, Montmartre a été livré, vendu ! — les munitions n’étaient pas de calibre, les pièces ne tenaient pas sur leurs jambes, des mots d’ordre menteurs avaient été donnés… le drapeau tricolore flotte sur la butte !


Cette trahison a décapité la défense. Elle a aussi culbuté dans la mort tous ceux sur qui, depuis deux jours, s’est abattue la poigne d’un fédéré ou contre qui s’est levé le pouce d’une femme — dans ce cirque ourlé de sang d’où le César nabot est parti et où il veut rentrer.

Il n’a pas ménagé le boursicot de la République pour avoir raison des républicains : il faut bien qu’il ait présenté le mulet chargé d’or pour que certaines issues aient été ouvertes, pour que le Mont sacré qui avait vomi Vinoy et gardé deux généraux ait été violé si vite par les soldats !


Des suspects ont déjà passé devant nous, roulés par la foule ; nous avons plongé dans le flot, mais sans pouvoir repêcher l’individu !

L’un a été crâne. Il avait fait feu d’une fenêtre ; il s’en est vanté au dernier moment, et est tombé en hurlant : « À bas la Commune ! »

L’autre s’est défendu d’avoir trahi, et a demandé à être conduit auprès des autorités. Il parle en rentier du Marais.

— Je ne me suis jamais occupé de politique !

— C’est pour cela que je te tue ! a répondu un combattant qui avait reçu dans la patte gauche une balle, une heure avant, mais qui, de la patte droite, a braqué son revolver sur celui qu’on traînait.

Et il allait tirer, quand on a décidé qu’on ne pouvait pourtant pas exécuter sans preuves, et qu’il fallait mener l’autre au Salut public, comme il le réclamait en pleurant.


— Ceux du Comité le laisseront… aussi sûr que j’ai cinq doigts de perdus ! a grogné le blessé en agitant son moignon ganté de rouge. Les gens qui ne s’occupent pas de politique !… Mais ce sont les plus lâches et les plus coquins ! Ils attendent, ceux-là, pour savoir sur qui ils baveront ou qui ils lécheront, après la boucherie !

Et il a couru, blême de rage, vers l’escorte du prisonnier — perdant en route les chiffons qui entouraient sa plaie et ne les ramassant pas, déposant seulement sa main, comme un gros caillot de sang, dans la poche de sa vareuse.


Terrible à voir, cette noyade d’un homme dans des vagues humaines !… Il lève quelquefois la face au-dessus du tourbillon, comme un noyé, et regarde le ciel… Le dernier même en appelait à Dieu ! Mais un coup de poing ou un coup de crosse l’atteint, et il sombre de nouveau pour reparaître encore, la tête meurtrie et ballottant sur le col !


— S’il n’était pas coupable, pourtant !

— Est-ce que la police prend des mitaines pour assommer ses victimes ? Est-ce que la justice regarde à deux fois si le prévenu a vraiment fait ce dont on l’accuse… quand elle envoie en cour d’assises, après le ligotage, après le passage à tabac, après le Dépôt, après Mazas, des innocents que le jury acquitte ? Et quand il les condamne donc !… Alors c’est la camisole de force, la toilette, l’échafaud — ou le bagne !

Il s’est interrompu pour se mettre à compter, fiévreusement, les cartouches de sa giberne !


Varlin arrive en char à bancs.

— Tu ne sais pas où j’ai pris ce carrosse ? C’est la voiture du bourreau.


— De quoi causez-vous donc ?

Près de lui, dans un groupe qui crie et gesticule, j’ai reconnu Malezieu, le forgeron.

— De Dombrowski. Figure-toi que c’est moi qui l’ai arrêté à Saint-Ouen. Je croyais qu’il voulait s’échapper. On s’y serait trompé à moins, vois-tu ! Des chevaux sellés dans un coin, ses aides-de-camp regardant du côté des Prussiens !… Ah ! il ne prenait pas le chemin de Paris, sûr ! lui qui devait se faire tuer si bien !

— Je vous dis, moi, que c’était louche ! soutient avec énergie un fédéré. Sans compter que d’avoir transmis les propositions de Versailles, c’est joliment loin de prouver qu’il ne s’entendait pas avec Thiers !

Le mort est encore intact dans son cercueil, et sa mémoire tombe déjà en pourriture. Vermorel a perdu son temps et sa peine à faire l’oraison funèbre du Polonais.


Après une tournée avec Lefrançais, Longuet et quelques camarades, dans les bivouacs des combattants, nous remontons vers la mairie.

On me frappe sur l’épaule. C’est Genton, le blanquiste.

— Comment va ?

— Peuh ! pas trop bien ! Nous venons de faire une sacrée besogne ; il a fallu fusiller l’archevêque de Paris, M. Bonjean, trois à quatre autres !

Une sorte d’avorton tout noir dit son mot :

— Darboy a voulu me donner sa bénédiction… c’est moi qui lui ai envoyé la mienne !


J’ai eu déjà l’occasion de le voir, ce gringalet ! Il était un farouche dans les réunions — et partisan acharné surtout de l’union libre.

Il avait femme illégitime, mais qu’il adorait, et qui le faisait tourner comme un toton ; il répondait aux bourrades par des tendresses d’enfant ! On se raccommodait vite, la commère n’étant pas méchante, et il était touchant à voir, ce petit merle roucoulant sous l’aile de cette grosse poule.

C’est ce merle-là qui vient de se hérisser, et de siffler à l’oreille du prélat, dans le chemin de ronde, la chanson blagueuse de son impiété.


Lefrançais, Longuet, moi, nous sommes devenus pâles.

— Et de quel droit, au nom de qui a-t-on tué ? La Commune tout entière sera responsable de cet égorgement ! Nous avons des éclaboussures de leur cervelle sur nos écharpes !

— Ferré a signé l’ordre ; Ranvier aussi, dit-on.

Est-ce bien vrai ?…


De Ferré cela ne m’étonne point. Je l’ai rencontré, après qu’il venait de faire justicier Veysset et de regarder le macchabée exécuter, du haut du Pont-Neuf, un plongeon dans la Seine. Il était tranquille et souriant.

C’est un fanatique. Il croit à la force et en use, sans se soucier d’être cruel ou généreux.

Il « nivelle » les désarmés comme les autres, indistinctement : coup pour coup, tête pour tête — tête de loup ou de mouton — timbrant mécaniquement, avec son cachet de délégué, tout papier qui aboutit à la suppression de l’ennemi.


L’ennemi, c’est le prêtre et le sénateur, accroupis dans leur cellule de prison. Bons ou mauvais, qu’importe ! Ils ne comptent pas ; on ne leur en veut point. Ce sont des mannequins qu’il faut jeter bas devant l’histoire : Juin a tué Affre, Mai tuera Darboy.


Pauvre homme ! J’ai vu ce Ferré, qui vient de le condamner sans pitié, faire un geste de douleur quand je lui parlais, après une visite à Mazas, de ce captif blême qui rôdait fiévreux, presque libre, dans la grande cour et qui, à notre vue, s’était enfui comme une bête traquée et visée.

Mais le délégué à la Préfecture a cru devoir écraser son cœur comme un traître, complice de la bourgeoisie, et, au nom de la Révolution, il a obéi à la foule.


— Mais cette boucherie est horrible ! Ces gens étaient âgés, prisonniers, sans armes ! On criera que c’est une lâcheté !

— Une lâcheté !… Dites donc, le lettré, et les massacres de Septembre ? C’était donc une blague quand vous nous disiez de faire comme en 93 !

Un classique se lamente et se désole.

— Vous avez joué le jeu de l’adversaire ; Thiers ne demandait que ça, et va s’en lécher les babines, la petite hyène !… Flotte ne vous a donc point conté la scène de Versailles ? L’autre n’a pas rendu Blanqui parce qu’il pressentait ce dénouement, parce qu’il l’espérait, parce qu’il avait miaulé à la mort… il lui fallait ce stock de dirigeants, ces cadavres de pieux, ces corps de martyrs pour en caler son fauteuil de Président…

— C’est possible ! a riposté un gas du peloton. Mais, en attendant, on saura que si la Commune faisait des décrets pour de rire, le peuple les exécutait pour de bon… Ma balle a tout de même fait un trou dans le ciel !


Jeudi. Mairie de Belleville.

J’ai rejoint Ranvier à la mairie de Belleville.

Il vient de parcourir toute la ligne de défense, et il est rentré éreinté.

Les obus pleuvent ! Le toit en est criblé, le plafond s’écaille sur nous. On amène, à chaque minute, des arrêtés qu’on veut fusiller.


Dans la cour, du bruit.

Je me penche à la fenêtre. Un homme, sans chapeau, en bourgeois, choisit une place commode, le dos au mur. C’est pour mourir.

— Suis-je bien là ?

— Oui.

— Feu !


Il est tombé… il remue.

Un coup de pistolet dans l’oreille. Cette fois, il ne remue plus.

Mes dents en claquent.

— Tu ne vas pas te trouver mal pour une mouche qu’on écrase, me dit Trinquet qui remonte en essuyant son revolver.


Vendredi. Rue Haxo.

— On va en descendre une nouvelle fournée !

— Qui ?

— Cinquante-deux calotins, gendarmes ou mouchards !


Encore une tuerie en dehors de la bataille !

Je les comprenais abattant l’archevêque comme on décapita le roi. L’idée le voulait, ils pensaient qu’il fallait l’Exemple. Mais c’est fait ! La Bible plébéienne a son signet et ses tranches rouges, comme un missel gothique…


Les voilà !

Ils avancent silencieux, un haut et vieux brigadier en tête, droit devant lui, militairement… des prêtres suivent, gênés par leur jupe, forcés de trotter, à intervalles, pour reprendre leur rang. L’inégalité des allures n’empêche pas la cadence, et comme le : une ! deux ! d’une compagnie en marche.

La foule leur emboîte le pas, sans tumulte ni fièvre encore.

Mais voici qu’une mégère glapit !… ils sont perdus, ils n’en réchapperont pas !


— À nous ceux de la Commune ! Au secours !

Ceux de la Commune accourent, se tassent et font tampon contre la multitude. Ils crient, ils jurent… il y en a qui pleurent !

On envoie promener la Commune !


En arrière, essayant de rejoindre, un vieillard sans képi, ses cheveux blancs suants et mêlés, monte, du plus vite qu’il peut, avec ses jambes de soixante ans.

Je le reconnais.

Ce traînard au chef branlant, je l’ai vu, à la fin de l’Empire et pendant le siège, chez le père Beslay. On se chamaillait : ils me traitaient d’indiscipliné et de sanguinaire.

Je le hèle.

— Plus vite, venez à notre aide, dans cinq minutes on va les massacrer !


La fureur commence à courir sur le flanc du troupeau ! On entend une cantinière clamer : « À mort ! »

L’ancien s’est arrêté pour reprendre haleine, et, brandissant son fusil de ses mains ridées, il répète à son tour : « À mort ! à mort ! »

— Comment ! vous aussi !…

Il me bouscule comme un fou.

— Allons ! laissez-moi passer ! ils sont une soixantaine ?… C’est mon compte ! c’est juste soixante hommes que je viens de voir fusiller, après qu’on leur avait promis la vie sauve !

— Écoutez-moi !

— Foutez-moi la paix ou je vous tire dessus !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Un feu de peloton, quelques coups isolés d’abord, puis une décharge longue, longue… qui n’en finit plus…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Des fédérés reviennent en causant.

Devant la table d’un petit café, le vieux est assis, s’épongeant le front. Il m’appelle.

— Je vous ai brutalisé tout à l’heure, mais maintenant que c’est fait, on peut se dire bonjour tout de même. Oh ! mon cher, je me suis revanché ! Si vous aviez vu Largillière ! il sautait comme un lapin.

Largillière !… Ah ! je l’avais bien deviné !


— Mais les autres !

— Les autres ! ils ont payé pour la trahison de la rue Lafayette. Ce n’est plus de la politique, ça, c’est de l’assassinat ! Je n’y entends rien, moi, à votre machine, c’est Galliffet qui m’a jeté là-dedans ! Je ne suis pas avec les communards, mais je suis contre les bourreaux à épaulettes… Qu’on m’indique encore un coin où il y a à canarder, et j’y vais !

Son œil flambait de colère sous la neige de ses sourcils.


Une femme a passé, qu’il a retenue.

— Ah ! vous prendrez un verre avec nous !

— Volontiers, mais laissez-moi demander un peu d’eau pour laver mes manches.


Une créature de trente ans, point laide, l’air souffrant.

Elle est revenue, et l’on a causé.

Elle n’a pas d’idées sur la Sociale, celle-là non plus ; mais sa sœur a été la maîtresse d’un vicaire ; prêtre, puis, enceinte, a quitté les siens en volant leurs épargnes.

— Voilà pourquoi je suis descendue en voyant de ma croisée passer les soutanes ; pourquoi j’ai tiré la barbe à un capucin qui ressemblait à l’amant de Céline ; pourquoi j’ai crié : « À mort ! à mort ! » ; pourquoi mes poignets sont rouges !


Elle nous a dit aussi l’histoire de la vivandière qui a donné le signal de la tuerie.

Cette vivandière est la fille d’un homme qui a été arrêté à la fin de l’Empire sur une dénonciation d’agent provocateur, et qui est mort en prison. Quand elle a entendu dire qu’il y avait des mouchards dans le tas, et qu’on allait les saigner, elle a suivi, puis commandé l’escorte.

C’est elle qui a envoyé la première balle à Largillière.

XXXIV

Samedi. Place des Trois-Bornes.

On est restés debout toute la nuit. À l’aube, Cournet, Theisz, Camélinat et moi, nous sommes redescendus vers Paris.

La rue d’Angoulême tient encore. C’est le 209e, le bataillon dont Camélinat est le porte-drapeau, qui se défend là en désespéré.

Quand ils ont vu le camarade arriver, ils lui ont payé une vraie tranche d’ovation. Moi, on m’aime bien aussi, mais avec une nuance de dédain. D’abord, je suis du « gouvernement » puis, je n’ai jamais rien su porter de ma vie, pas même mon écharpe que je ficelle toujours trop haut ou trop bas, et qu’avant le danger je promenais mélancoliquement sous mon bras, roulée dans un journal — comme un homard.

— Eh ! dites donc, sacré poseur, c’est trop commode de faire son Baudin là-haut, les bras croisés, pendant que nous sommes à quatre pattes à chiquer de la vase !

Ils sont en effet, depuis une heure, le ventre dans la boue, le nez crotté, les habits gras de fange, tirant à travers les meurtrières à ras du sol et faisant un mal cruel à l’ennemi.


Le membre de la Commune est debout, adossé à l’encoignure de la barricade. Son front dépasse même les pierres, et les balles le cerclent d’une auréole qui commence à se rétrécir. Les masseurs ne sont pas contents : il prend sa part du péril, oui, mais il faut qu’il masse aussi, qu’il avale du sable, se barbouille le mufle, se fiche par terre comme les copains !

— Poseur, va !


Bah ! Ils m’embêtent, à la fin ! Puisqu’ils ne m’écoutent plus, je reprends ma liberté et choisis mon terrain.

Jadis, quand j’étais commandant du 191e, je sauvais mes airs de garde champêtre et mon incapacité militaire en jurant qu’au moment suprême je serais là avec le bataillon ou ce qui en resterait.

J’y vais.


Il n’en reste pas lourd du bataillon, mais ce reste-là est content de me revoir.

— Alors, vous ne quitterez pas ?…

— Non !

— C’est bien, ça, citoyen !


Dimanche 28 mai, 5 h. du matin.

Nous sommes à la barricade géante qui est au bas de la rue de Belleville, presque devant la salle Favié. On a tiré au sort, avec le galonné qui m’a remplacé, à qui irait se coucher un instant.

J’ai eu le bon numéro, et je m’étire dans un vieux lit, au fond d’un appartement abandonné. J’ai mal dormi. Des vers qui mangeaient la vie du matelas m’ont tout à coup grouillé sur la peau — ils sont vraiment pressés !…


Je vais relayer le collègue.

J’ai plus lutté contre les confédérés que contre Versailles, jusqu’à présent. Maintenant qu’il n’y a plus que ce faubourg de libre, et qu’il ne reste ni traîtres ni suspects à juger, la besogne est plus facile. Il s’agit seulement de tenir pour l’honneur, et d’aller se mettre près du drapeau, comme les officiers près du grand mât, quand le navire sombre.

M’y voici.


Nous répondons par le fusil et le canon au feu terrible dirigé contre nous.

Aux fenêtres de la Veilleuse, et de toutes les maisons de l’angle, les nôtres ont mis des paillasses, dont le ventre fume sous la trouée des projectiles.

De temps en temps, une tête fait Guignol sur une balustrade.

Touché !

Nous avons une pièce servie par des artilleurs silencieux, vaillants. L’un d’eux n’a pas plus de vingt ans, les cheveux couleur de blé, les prunelles couleur de bluet. Il rougit comme une fille, quand on le complimente sur la justesse de son tir.


Un moment de calme.

— Un parlementaire, peut-être ?

— Pour nous demander de nous rendre.

— Nous rendre ! Laissez-le venir !…

— Vous voulez le faire prisonnier ?

— Pour qui donc nous prenez-vous ? C’est réservé aux Versaillais, ces infamies-là ! Mais ça me ferait plaisir de lui lâcher le mot de Cambronne !


On entend des cris vers la rue Rebeval.

— Seraient-ils venus par-derrière tandis que leur messager détournait l’attention ?… Vingtras, allez donc voir !


— Qu’y a-t-il ?

— Il y a que voici un particulier qui est au milieu de nous, et qui refuse sa part d’ouvrage.

— Oui, je refuse… Je suis contre la guerre !

Et le bonhomme : quarante ans, barbe d’apôtre, aspect tranquille, s’avance vers moi et me dit :

— Oui, je suis pour la paix contre la guerre ! Ni pour eux, ni pour vous… je vous défie de me forcer à me battre !


Mais ce raisonnement-là n’est pas du goût des fédérés.

— Tu crois donc qu’on n’aimerait pas mieux faire comme toi ! Tu te figures donc que c’est pour la rigolade qu’on échange des prunes ! Allons ! prends cette tabatière et éternue, ou je te fais renifler moi-même… et ferme !

— Je suis pour la paix contre la guerre !

— Sacré nom d’animal ! Veux-tu la tabatière… ou le tabac ?

Il a renâclé devant le tabac, et a suivi l’autre en traînant son flingot comme une béquille.


Le parlementaire s’éloigne.

— M… ! gueule encore le commandant, debout sur son estrade de pavés.


Soudain les croisées se dégarnissent, la digue s’effondre.

Le canonnier blond a poussé un cri. Une balle l’a frappé au front, et a fait comme un œil noir entre ses deux yeux bleus.

— Perdus ! Sauve qui peut !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Qui veut cacher deux insurgés ?

Nous avons crié cela dans les cours, le regard braqué sur les étages, comme des mendiants qui attendent un sou.

Personne ne nous fait l’aumône ! cette aumône demandée l’arme à la main !


À dix pas de nous, un drapeau tricolore !

Il est là, propre, luisant et neuf, ce drapeau, insultant de ses nuances fraîches le nôtre, dont les haillons pendent encore d’ici, de là, roussis, boueux, et puants comme des pavots écrasés et flétris.


Une femme nous accueille.

— Mon homme est à l’ambulance voisine. Si vous voulez, je vous y conduis !

Et elle nous guide, sous les grêlons de plomb qui sifflent devant nous, derrière nous, cassant les cages des réverbères, coupant les branches des marronniers.


Nous y voici ! Il était temps !

Un chirurgien s’avance, la croix de Genève au bras.

— Docteur, donnez-nous asile ?

— Non, vous feriez massacrer mes malades !


Encore dans la rue !

Mais le mari connaît un autre poste de blessés, pas trop loin.

On s’y rend.

— Voulez-vous de nous ?…

— Oui !


C’est répondu tout net, et cavalièrement, par une cantinière en grand uniforme — superbe créature de vingt-cinq ans, le buste riche et la taille fine dans sa cuirasse de drap bleu. Elle ne cane pas, la gaillarde !

— Voyez, j’ai là quinze entamés. Vous passerez pour le médecin ; votre ami pour le carabin.

Et elle nous attache aux reins la serpillière de clinique.

On se refait. Elle bat des œufs, trousse l’omelette, nous verse du vin de convalescent. On oublie le danger au dessert… on a la peau chaude et les prunelles vives !


Mais, de la chambre des amputés, un soupir arrive qui nous gonfle le cœur.

— Ah ! venez me parler avant que je meure !

Nous nous levons de table… il est trop tard !


Près de ce cadavre encore tiède, dans cette pièce sombre — les lucarnes sont matelassées — des pensées tristes nous reprennent. Nous restons muets, essayant de regarder par une fente sur le trottoir.

Un marin y rôde, avec des airs de chacal. Derrière lui, un marin encore, puis un fantassin ; une compagnie, un lieutenant à visage imberbe.

— Faites descendre tout le monde !

Je descends le premier.


— Où est le chef de l’ambulance ?

— C’est moi.

— Vous vous appelez ?

On m’a fait la leçon. Je la récite.

— Pourquoi cette voiture ?

C’est la vivandière qui l’a fait atteler pour que nous sautions dedans et filions, s’il y a une éclaircie.

Je réponds sans broncher :

— Vous venez faire votre métier, je vais faire le mien : aller soigner et recueillir des éclopés.

Il a froncé le sourcil, et m’a fixé.

— Faut-il dételer ?…

Il m’a regardé encore et a, du bout de sa badine, esquissé un geste qui libérait le chemin.


— Venez-vous, Larochette ?

— Non, vous ne ferez pas vingt mètres. Vous allez à la mort !


J’y trotte même, car je pousse la bête.

J’ai failli être pris dix fois, et j’allais l’être pour de bon, quand un officier de la ligne m’a sauvé à son insu. Il s’est jeté au-devant du cheval.

— Pas de ce côté ! ces crapules tirent encore de là-haut.

— Eh bien ! alors, ma place est ici ; mon bistouri peut servir à quelque chose.

Et j’ai dégringolé de la carriole.

— Vous n’avez pas la frousse, pour un pékin, a dit le militaire en riant.

— Capitaine, je n’en peux plus de soif. Y aurait-il moyen de dénicher un verre de champagne, dans ce pays de sauvages ?

— À ce café, peut-être !…


Nous avons sablé la bouteille, et j’ai regrimpé sur le marchepied.

— Au plaisir de se revoir, docteur !

Cet au revoir-là a rasséréné quelques figures louches qui rôdaillaient autour du véhicule, et m’avaient décidé à ce cabotinage et à cette trinquerie.

— Fouette, cocher !


Mon cocher ne semble point savoir qui il mène, et paraît seulement fouetter le pourboire.

Il faut avancer, pourtant !

— Service d’ambulance !


Je me croise avec des confrères qui promènent le collet violet et les agréments d’or au milieu d’hommes qui font la soupe ou lavent les affûts des canons.

Plus d’un se retourne sur mon passage. Mais qui reconnaîtrait Jacques Vingtras ?… j’ai le menton ras et des lunettes bleues !

Tout à l’heure, j’ai aperçu dans une glace de devanture une tête glabre, osseuse, et blême comme une face de prêtre, les cheveux rejetés en arrière, sans raie ! Physionomie d’impitoyable ! Mine de partisan cruel ! Ils doivent me prendre pour un fanatique qui recherche les blessés moins pour les secourir que pour les achever.


— Des blessés ? nous n’en faisons pas ! m’a dit un adjudant, et les nôtres ont les chirurgiens du régiment qui les dirigent sur des points spéciaux. Mais si vous voulez enlever ces charognes, vous nous rendrez un vrai service ; elles nous empuantent depuis deux jours.

Il s’est tu… heureusement ! Je voyais rouge.


— Une ! deux !

Nous hissons les « charognes » dans la charrette.


Voilà que les soldats eux-mêmes tirent notre rosse par la bride, et poussent à la roue, pour que nous emportions vite les macchabées qui vont leur flanquer la peste.

Sur un de ces macchabées-là, que nous avons ramassé derrière un tas de bois, dans un chantier, les mouches bourdonnaient comme sur un chien crevé !

Nous en avons sept. Il n’en peut plus tenir ; et mon tablier n’est qu’une grande plaque de sang caillé ! Les lignards mêmes détournent les yeux, et nous galopons libres dans un sillon d’horreur.


— Où allez-vous ? interroge une dernière sentinelle.

— Là, à l’hôpital Saint-Antoine !


C’est plein de porte-brassards.

Je marche droit à eux, et leur signale mon lot de chair humaine.

— Versez vos corps dans cette salle !

Elle est pavée de cadavres ; un bras me barre le passage, un bras que la mort a saisi et fixé dans un héroïque défi, tendu, menaçant, avec un poing fermé qui a dû effleurer un nez d’officier devant le peloton d’exécution !


On est en train de fouiller les victimes. Sur l’une, on trouve un cahier de classe : c’est une fillette de dix ans qu’un coup de baïonnette a saignée comme un cochon, à la nuque, sans couper un petit ruban rose qui retient une médaille de cuivre.

Sur une autre, une queue de rat, des besicles, quatre sous, et un papier qui indique qu’elle est garde-malade, et qu’elle a quarante ans.

Par ici, un vieillard dont le torse nu émerge au-dessus du charnier. Tout son sang a coulé, et son masque est si pâle que le mur blanchi contre lequel on l’a adossé en paraît gris. On dirait un buste de marbre, un fragment de statue tombée aux gémonies.


Celui qui fait l’inventaire est inopinément appelé pour reconnaître un suspect. Il me prie de le remplacer un moment.

— Mettez-vous au coin de la table.

Cela m’a permis de cacher mon regard ; mais il faut répondre parfois à une question, et montrer sa voix !

L’inscriveur rentre et se rassied.

— Vous voilà libre, merci !


Libre ! je ne le suis pas encore ; mais ça ne tardera pas… ou j’y passerai !

— Venez ! venez tout de suite ! murmure mon guide avec épouvante. On s’inquiète de savoir qui vous êtes.

Heureusement, on tue pas loin de là ; ils ne veulent point perdre une bouchée du spectacle, et ils y courent.

La bousculade nous protège. Nous repartons.


— Halte-là ! qui êtes-vous ?

J’exhibe mon reçu macabre.

— Bien ! passez… Arrêtez !

— Quoi donc ?

— Voulez-vous prendre et porter à l’ambulance un troupier endommagé ?

Si je veux !

Nous sommes des bons, maintenant ! Nous tenons notre lignard. Je l’embrasserais !

Il demande un pansement. Ah ! sacré nom !

— Mauvais, mauvais ! les pansements, mon garçon ! Ça ne guérit pas !

Il y tient. Tant pis, je vais le panser… il en mourra !

On finit par le dissuader. Mais qu’est-ce qu’il veut encore ?

— Docteur ! docteur ! voici notre colonel et mon commandant. Je voudrais bien leur dire adieu.

— Mauvais, mauvais ! les émotions, mon garçon ! Ça donne la fièvre !


Nous trottons sur le velours maintenant.

Chaque fois qu’on a à doubler un cap plein de soldats, je fais l’ange gardien avec mon fantassin. Il va mal !… pourvu seulement qu’il dure jusqu’à la Pitié !


Malheur ! Le cheval s’est déferré et s’éclope. Il ne veut plus aller ; on lui a donné trop de besogne.

— Voyez-vous, dit le cocher, nous aurions dû lui faire boire du sang !


Oh ! cette fois, je suis perdu !

Un homme est là, qui a plongé ses yeux dans les miens, et qui m’a deviné, je le sens ! N’est-ce pas celui qui, aux Débats, fronça le sourcil en lisant la lettre de Michelet pour nos amis de la Villette, et qui semblait désirer l’abattage des condamnés ?… Aujourd’hui, il n’a qu’à faire un signe, et ses bourreaux me charcutent.


Ce n’est pas encore pour cette fois.

L’autre a-t-il cru à une erreur ? A-t-il eu horreur d’une délation ?… Il s’éloigne.

— C’est M. du Camp qui s’en va là-bas, a dit un épauletier en le montrant.


Cet épauletier-là s’est, à son tour, planté devant moi. Mon cœur sautait dans ma poitrine…

Mais soudain la bâche s’est écartée, l’agonisant a avancé son visage exsangue, et étendu le bras d’un mouvement vague, en balbutiant :

— Que je serre votre main avant de claquer, mon officier !

Il a fait : « Ah ! » et est retombé. Son crâne a rebondi contre les parois du char à bancs.

— Pauvre diable ! Merci, Docteur !


Vite, allons ! Oh ! ce carcan ! Hue donc ! hue !

Il faut remiser notre cadavre : nous nous engouffrons sous la porte de la Pitié.

Le directeur est dans la cour… il me reconnaît illico.

Je suis allé à lui.

— Comptez-vous me livrer ?

— Dans cinq minutes je vous répondrai.


Je les ai trouvées presque courtes, ces cinq minutes. À peine ai-je eu le temps de défriper ma chemise, de redresser mon col, et de me peigner avec mes doigts. Tant de choses à faire ! la toilette à rafistoler, la phrase à léguer, l’attitude à prendre !


Le directeur reparaît et s’adresse au gardien :

— Rouvrez la grille.

Il a tourné les talons, à bout d’efforts, et ne voulant pas que mon geste le remerciât.


Le dada boiteux se remet en route.

— Où allons-nous ?

— Rue Montparnasse.

Chez le secrétaire de Sainte-Beuve ! Il me cachera, si je peux arriver jusqu’à lui.


Mais nous traversons, avec notre rosse qui râle, les coins où j’ai vécu vingt ans, où j’ai passé mardi avec le bataillon du Père Duchêne, où l’on n’a vu que moi pendant les trois premiers jours de la semaine…

Voilà que le courage du cocher est fourbu.

— Je veux sauver ma peau… j’en ai assez ! Descendez… adieu !

Il a enlevé la bête d’un terrible coup de fouet, et a disparu.

Où me blottir ?

Voyons ! Il y a, passage du Commerce, à dix pas, un hôtel que j’ai habité autrefois ; le chemin désert est par la rue de l’Éperon et la ruelle !

Il y a déjà cinq jours que le quartier est pris ; peu de pantalons de garance.

Je monte l’escalier. On beugle dans la maison.

— Oui, c’est moi, le capitaine Leterrier, qui vous dis que votre Vingtras a crevé comme un lâche ! Il s’est traîné par terre ! a pleuré ! a demandé grâce !… Je l’ai vu !!


Je tape doucement, la logeuse vient ouvrir.

— C’est moi, ne criez pas ! Si vous me chassez, je suis mort…

— Entrez, monsieur Vingtras.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

XXXV

Voilà des semaines que j’attends, du fond de mon trou, une occasion de leur filer entre les doigts.

Leur échapperai-je ?… je ne crois pas.

Par deux fois, je me suis trahi. Des voisins ont pu voir sortir ma tête, blême comme celle d’un noyé.

Tant pis ! si l’on me prend, on me prendra !


Je suis en paix avec moi-même.

Je sais, maintenant, à force d’y avoir pensé dans le silence, l’œil fixé à l’horizon sur le poteau de Satory — notre crucifix à nous ! — je sais que les fureurs des foules sont crimes d’honnêtes gens, et je ne suis plus inquiet pour ma mémoire, enfumée et encaillotée de sang.

Elle sera lavée par le temps, et mon nom restera affiché dans l’atelier des guerres sociales comme celui d’un ouvrier qui ne fut pas fainéant.

Mes rancunes sont mortes — j’ai eu mon jour.

Bien d’autres enfants ont été battus comme moi, bien d’autres bacheliers ont eu faim, qui sont arrivés au cimetière sans avoir leur jeunesse vengée.

Toi, tu as rassemblé tes misères et tes peines, et tu as amené ton peloton de recrues à cette révolte qui fut la grande fédération des douleurs.

De quoi te plains-tu ?…


C’est vrai. La Perquisition peut venir, les soldats peuvent charger leurs armes — je suis prêt.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je viens de passer un ruisseau qui est la frontière.

Ils ne m’auront pas ! Et je pourrai être avec le peuple encore, si le peuple est rejeté dans la rue et acculé dans la bataille.

Je regarde le ciel du côté où je sens Paris.

Il est d’un bleu cru, avec des nuées rouges. On dirait une grande blouse inondée de sang.


FIN
  1. Jules Vallès tenait cette particularité de M. Lalou, directeur de la France, qui a continué de servir la pension allouée par M. de Girardin à la personne en question. D’un autre côté, M. Bohn, neveu de celle qui fut la véritable et dévouée compagne d’Armand Carrel, vint trouver Vallès, après la publication de l’Insurgé dans la Nouvelle Revue, pour le prier de démentir le fait. Sa tante, à ce qu’il affirmait, était dans une situation à ne recevoir aucune espèce d’aumône, n’avait jamais eu de fils, et de plus, n’avait aucun rapport avec la femme secourue par M. de Girardin — la bonne foi de celui-ci, disait-il, ayant été absolument surprise.
    S.------