Charpentier (p. 81-86).

IX

Un article de la Rue m’a retiré le pain de la bouche. J’y signalais comme farceurs ou fusilleurs futurs les députés de Paris.

Désormais, les journaux de l’opposition me sont fermés. J’ai osé toucher aux idoles : les bonapartistes m’ont emprisonné, les tricolores vont m’affamer.

Chaque barreau de l’échelle parlementaire porte un des cinq coqs de la gauche que j’ai déplumés, dont j’ai fait saigner le croupion. Ils ont juré, pour leur revanche, de me faire saigner l’estomac et le cœur.

On ne laissera pas plus gazouiller mes rossignols littéraires qu’on ne laissera aboyer mes colères politiques. J’ai engagé la lutte, le rire aux dents. Il faudra que ces dents s’allongent, ou que je me les laisse arracher, que je demande grâce, et que j’aille leur lécher les bottes.

J’ai vraiment eu une riche idée en écrivant ces deux cents lignes !… Elles me désignent à la calomnie et à la mort !


— Elles vous désignent au peuple aussi ! m’a dit un vieil insurgé, en me prenant le poignet et avec un éclair dans les yeux. Tenez bon, nom de Dieu ! et, aux jours de révolution, c’est vous que le faubourg appellera ; c’est eux qu’il collera au mur ! Rappelez-vous ce que je vous dis là, citoyen !


Tenir bon ! Oh ! si j’avais seulement la miche assurée, la chemise blanche, un galetas, l’ordinaire de la crémerie, — cent sous de rente par jour !

Je ne les ai pas !

Il va falloir gagner sa vie à tripoter encore les livres, à compiler les vieux, à pondre des œufs de cane pour les faiseurs de dictionnaires, qui, moyennant dix centimes la ligne, prendront le droit de m’humilier à plaisir, de me faire stationner dans l’antichambre, de hocher la tête en brocanteurs qui déprécient la marchandise qu’on leur apporte… surtout quand celui qu’ils exploitent est un failli du succès.

Oh ! mieux vaudrait casser des pierres sous le grand soleil !


— Je t’écoute ! m’a crié Landriot, qui a lâché la Normale pour être secrétaire d’un gros bonnet de la Sorbonne, lequel a claqué et l’a laissé dans la panne.

Il est devenu la béquille de Gustave Planche ; claqué aussi le père Planche !

Et Landriot, depuis des années, a la salive rouge ; c’est en toussant, et d’une voix cassée, qu’il a cinglé l’ambition de mon souhait avec son rire poussif de gavroche agonisant.


Il a essayé de tout, lui — jusqu’à la mendicité !

Il ne le cache pas, il lance son aveu, avec les lambeaux de ses poumons, à la face de cette société qui a permis à la faim de lui ronger la poitrine — et l’honneur !

Il est même cause que je passe pour un gredin auprès de gens qui se contentent de le plaindre, et de s’égayer au récit et à la pantomime de la scène d’aumône.

— Moi, ai-je crié, j’aurais mieux aimé arrêter l’homme et lui dire : « Donne-moi de quoi acheter du pain, ou je t’étrangle ! »

Ils se sont voilé la face !

— C’est qu’il serait capable de le faire comme il le dit !


Oui, j’aurais préféré attaquer au coin d’un bois que mendier au coin d’une borne ; mais j’aurais préféré aussi me briser la tête contre un mur, ou me jeter à la rivière, que de ne pas garder ma probité intacte. C’est un outil qu’il me faut conserver pur et tranchant comme une lame neuve.

Landriot a ricané de nouveau.

— Ta pro-bi-té ? Tu en crèveras, comme moi de ma phtisie. Seulement, il faudra peut-être qu’ils te tuent, parce que, toi, tu es solide… Mais si tu te figures que tu vas manger ton saoul de par les dictionnaires, et avoir ton chalumeau de paille et ton droit au vin sur le radeau de Lachâtre ou de Larousse, il faut en rabattre, mon fiston ! Moins qu’avant, je te dis ! Ils se tiennent comme les doigts du pied, les libérâtres, et tu as marché, avec tes sabots, sur leurs bottines. En quarantaine ! au Lazaret !… Ah ! il te reste une chance, néanmoins, celle de devenir poitrinaire aussi. Alors, ils te feront peut-être la charité de te donner à rédiger des mots ayant rapport à ton mal. Et même, la veille de ton agonie, ils t’augmenteront, parce que tu n’auras eu qu’à coller, sur la page blanche, ton mouchoir plein de sang, pour décrire une pneumonie, comme Apelles, ce vieux birbe, peignit la rage !… Tiens ! quand on ne croit ni à Dieu, ni à diable, on devrait se faire prêtre ! On a au moins des hosties à manger ! Toi, imbécile, tu es l’hostie qu’on mange !


Heureusement, j’ai mon ardoise chez Laveur, le père nourricier de quelques vilains jeunes, comme moi, et de quelques beaux vieux, comme Toussenel et Considérant.

— Nous ne sommes pas inquiets, allez ! Vous nous paierez à la façon de M. Courbet chez Handler… quand ça lui plaît. Et ne vous ne gênez pas pour les extra ! Seulement, quand vous serez quelque chose vous vous souviendrez de nous, n’est-ce pas ?

Les simples ont l’air de croire que je serai « quelque chose » un jour, mais les éduqués haussent les épaules en entendant prononcer mon nom.

— Pourquoi, diable, vous occupez-vous de la politique ! Avec ce que vous avez dans le ventre, si vous faisiez seulement de la littérature, l’avenir serait si beau pour vous ! tandis que c’est la misère, la prison… Tenez, vous êtes toqué !


— Moi d’abord, je rogne les basques ! a dit, avec une moue significative, un tailleur des grands quartiers qui m’habillait depuis longtemps, et à qui je donnais de l’argent… quand j’en avais de trop. Comment ! vous pourriez être député, et vous vous mettez à insulter les Cinq ! Je ne travaille pas pour les barricadiers, je ne coupe pas des redingotes qui vont se salir contre les blouses.

Justement, j’avais besoin d’un complet de demi-saison.


Heureusement, un juif qui habille des camarades — à tempérament — a bien voulu me prendre mesure, et m’offrir toute sa maison. Mais il a à écouler un stock de velours tramé et il faut que j’accepte un costume de charpentier.

J’hésite, je soupire. Le juif en appelle à mes convictions. Un peu plus, il me traitait de renégat !

— Fus gui hêdes pur les hufriers, foyons ! Fus ruchiriez te hêdre hapillé gomme eusses ! Vaut bas êdre incrat, cheune homme, gui zait se gu’ils veront pur fus !

Lui aussi !

À qui se fier : de l’insurgé, du patron de table d’hôte ou de ce Shylock à tant par mois ?

Lequel croire ?


Je n’ai à croire ni ceci, ni cela. J’ai à reprendre, tout connu que je suis, le collier des anciennes détresses.

Mais cette fois, si l’on appelle : « Aux armes ! » quand j’apparaîtrai, on me reconnaîtra, et si je suis vêtu en gueux, on saluera ma misère.

Seulement, il faut pouvoir attendre le moment de bien mourir — et c’est dur d’être en complet de commissionnaire, lorsqu’on a été un moment sur le chemin de la fortune et de la gloire.

C’est moi qui l’ai voulu.

Pourquoi n’ai-je pas baissé d’un cran mon pavillon ? Pourquoi ai-je défendu les pauvres ?

Mais où serait le mérite : si je vivais d’eux — comme leur vermine !