Charpentier (p. 51-56).

VI

— Oui, vous êtes bête comme un cochon ! Ah ! mes enfants ! quel machin que ce Vingtras ! Le voilà qui pisse de l’œil parce qu’il ne peut pas faire d’articles sur la Sociale, dans la boîte à Girardin !… Et vous dites qu’il ne veut même pas de vos petites fleurs des bois ? Eh bien, je les prends, moi ; à cent francs la botte, une tous les samedis.


C’est Villemessant qui, me rencontrant à l’angle du boulevard, m’a demandé ce que je devenais et m’a fait cette proposition, après m’avoir bousculé avec son ventre, après m’avoir déclaré que j’étais bête comme un cochon.

— Ah ! mes enfants quel machin que ce Vingtras !

Une heure après, je l’ai retrouvé, par hasard, au détour d’une rue ; il criait encore :

— Quel machin ! Ah mes enfants !


Eh bien, oui ! j’avais souhaité de porter dans la politique ma réputation naissante, de sauter en plein champ de bataille…

Girardin m’a guéri de ce rêve-là.

Je ne me suis fié, cependant, ni à ses avis, ni à ses conseils. J’ai monté d’autres escaliers — je les ai redescendus Gros-Jean comme devant. Nulle part il n’y a de place pour mes brutalités.


Je laisse bien passer le bout de mon drapeau entre les lignes de mes chroniques du Figaro ; dans mes bouquets du samedi je glisse toujours un géranium sanglant, une immortelle rouge, mais perdue sous les roses et les œillets.

Je raconte des histoires de campagne ou de baraque, des souvenirs du pays ou des amours de foire ; mais, si je parle des va-nu-pieds, c’est en saupoudrant de soleil leur misère, et en faisant cliqueter les paillettes de leurs costumes.


LE LIVRE

Voici qu’en comptant les feuillets, il me semble que j’ai achevé mon œuvre ! L’enfant est sorti… celui dont le premier tressaillement date de l’enterrement de Murger !

Le voilà devant moi. Il rit, il pleure, il se débat dans cette ironie et ces larmes — j’espère qu’il saura faire son chemin.

Mais comment ?

Ceux du bâtiment disent tous que les articles en volumes « c’est des fours » et que les libraires n’en veulent plus.

J’ai tout de même pris mon gosse sous le bras, et nous sommes allés frapper à deux ou trois portes. On nous a, partout, poliment priés de déguerpir.


À la fin, cependant, là-bas, au diable, un éditeur qui commence s’est aventuré à parcourir les premiers feuillets.

— Topez là ! vous aurez des épreuves à corriger dans quinze jours, et le bon à tirer dans deux mois.

J’ouvre les narines, je me gonfle.

Le bon à tirer, cela équivaut au commandement de « Feu » à la barricade, c’est le fusil passé à travers la persienne !


Le livre va paraître, le livre a paru.

Cette fois, il me semble bien que je suis arrivé. J’ai plus que le visage hors de terre, je suis délivré jusqu’à la ceinture, jusqu’au ventre — je crois que je n’aurai plus jamais faim.


Ne t’y fie pas trop, Vingtras !

Mais, en attendant, savoure ton succès, mon bonhomme : le vagabond et l’inconnu d’hier a du rata dans sa gamelle, avec un brin de laurier.

Le bouquin va de l’avant, le môme a vraiment du sang, et l’on trinque à sa santé dans les cafés du boulevard et les mansardes du quartier Latin. Les sans-le-sou ont reconnu un des leurs, les bohèmes ont vu le gouffre, j’ai sauvé de la fainéantise ou du bagne un tas de garçons qui y couraient, par le sentier que Murger a bordé de lilas !

C’est toujours ça !

J’aurais pu rouler là-dedans, moi aussi !

J’en ai le frisson, quand j’y pense — même sous le rayon de ma jeune gloire !


Ma jeune gloire ? Je dis cela pour me rengorger un peu, mais, vraiment, je ne me trouve guère changé depuis que je lis, dans les journaux, qu’un jeune écrivain vient de naître, qui ira loin.

J’ai eu plus d’émotion à ma conférence ; j’ai été autrement secoué, les jours où il m’a été donné de parler au peuple. J’avais à jeter l’émotion, minute par minute, dans des cœurs qui palpitaient là, devant moi ; pour entendre leur battement, il me suffisait de pencher la tête, je pouvais voir flamber ma parole dans des yeux qui fixaient les miens et dont le regard me caressait ou me menaçait… c’était presque la lutte à main armée !


Mais ces gazettes que voilà sur ma table — comme des feuilles mortes ! — elles ne frémissent pas et ne crient point !

Où donc le bruit d’orage que j’aime ?


J’ai plutôt honte de moi, par moments, quand c’est seulement le styliste que la critique signale et louange, quand on ne démasque pas l’arme cachée sous les dentelles noires de ma phrase comme l’épée d’Achille à Scyros.

J’ai peur de paraître lâche à ceux qui m’ont entendu, dans les cénacles de gueux, promettre que, le jour où j’échapperai à la saleté de la misère et à l’obscurité de la nuit, je sauterais à la gorge de l’ennemi.

C’est cet ennemi-là qui m’encense aujourd’hui.


En vérité, j’ai eu plus de gêne que de plaisir à recevoir certains saluts, faits par des hommes que je méprise.

Mon vrai bonheur, celui qui m’a arraché des yeux de sincères larmes d’orgueil, c’est lorsque, dans des lettres venues de je ne sais où, et qui m’ont rejoint je ne sais comment, j’ai trouvé des poignées de main d’ignorés et d’inconnus, de conscrit effaré ou de vaincu saignant.

« Si je vous avais lu plus tôt ! » dit le vaincu.

« Si je ne vous avais pas lu ! » dit le conscrit.

J’ai donc pénétré dans la foule, il y a donc derrière moi des soldats, une armée !… Ah ! j’ai passé des nuits à rôder dans ma chambre, tenant ces chiffons de papier dans mes doigts crispés, ruminant l’assaut sur le monde avec ces correspondants pour capitaines !


Heureusement, je me suis vu dans la glace : j’avais pris une attitude de tribun et rigidifiais mes traits, comme un médaillon de David d’Angers.

Pas de ça, mon gars : halte-là !

Tu n’as à copier ni les gestes des Montagnards, ni le froncement de sourcils des Jacobins, mais à faire de la besogne simple de combat et de misère.


Contente-toi donc de te dire qu’il est doux de sentir venir à soi des tendresses étrangères, quand on a été incompris et supplicié par les siens.

Avoue la joie que tu éprouves à te découvrir une famille, qui t’aime plus que ne t’aima la tienne, et qui, au lieu de t’insulter ou de rire de tes grands espoirs, tend ses bras vers toi et te salue — comme dans les campagnes on salue l’aîné qui porte l’honneur et le fardeau du nom.

Oui, c’est là ce qui m’a pris l’âme.

Je me sens apprécié par quelques-uns et j’en avais vraiment besoin, car il est dur de rester, comme je l’ai fait, railleur et sombre, tout le long d’une jeunesse robuste.


Il y a dans ces lettres un billet de femme.

« Et personne ne vous a aimé pendant que vous étiez si pauvre ? »

Personne !