Charpentier (p. 33-41).

IV

La mode est aux conférences : Beauvallet doit lire Hernani au Casino-Cadet.

Séance solennelle ! great attraction ! C’est une protestation contre l’Empire, en l’honneur du poète des Châtiments.

Mais il faudra, comme au Cirque, un artiste d’ordre inférieur, clown ou singe, de ceux qui, après le grand exercice, occupent la piste, tandis que l’on reprend les chapeaux et que l’on fait appeler les voitures.

On m’a offert d’être le singe : j’ai accepté.


Dans quel cerceau sauterai-je ? J’offre et je prends pour titre : Balzac et son œuvre.

Les histoires de Rastignac, de Séchard et de Rubempré m’ont agrippé le cerveau. La Comédie humaine est souvent le drame de la vie pénible — le pain ou l’habit arraché à crédit ou payé à terme, avec les fièvres de la faim et les frissons du papier-douleur. Il est impossible que je ne trouve pas quelque chose de poignant à dire, en parlant de ces héros qui sont mes frères d’ambition et d’angoisse !


Le jour de la représentation est venu — le Maître et le singe ont leurs noms accolés sur le programme.

Il y aura du monde. Les vieilles barbes de 48 seront là pour se retrousser contre Bonaparte, chaque fois qu’un hémistiche prêtera à une allusion républicaine. Il y aura aussi toute la jeune opposition : des journalistes, des avocats, des bas-bleus qui, de leur jarretière, étrangleraient l’empereur s’il tombait sous leurs griffes roses, et qui ont mis leur chapeau des dimanches en bataille.

Mais, de loin, je vois qu’on se pousse devant la porte du Grand-Orient, autour d’un homme qui colle sur l’affiche une bande fraîche.

Que se passe-t-il ?


On a interdit la lecture du drame d’Hugo, et les organisateurs annoncent que l’on remplacera Hernani par le Cid.

Beaucoup s’en vont, après avoir dédaigneusement épelé mes quatre syllabes… qui ne leur disent rien.

— Jacques Vingtras ?

— Connais pas.

Personne ne connaît, sauf quelques gens de presse, ceux de notre café qui, venus exprès, restent pour voir comment je m’en tirerai, et dans l’espoir que je ferai four ou scandale.

Je laisse débiter les alexandrins et m’en vais attendre à la brasserie la plus voisine.


— À ton tour ! Ça va être à toi.

Je n’ai que le temps de grimper les escaliers.

— À vous ! à vous !

Je traverse la salle ; me voici arrivé sur l’estrade.

Je prends du temps, pose mon chapeau sur une chaise, jette mon paletot sur un piano qui est derrière moi, tire mes gants lentement, tourne la cuillère dans le verre d’eau sucrée avec la gravité d’un sorcier qui lit dans le marc de café. Et je commence, pas plus embarrassé que si je pérorais à la crémerie :


— Mesdames, messieurs,

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J’ai aperçu, dans l’auditoire, des visages amis, je les regarde, je m’adresse à eux, et les mots sortent tout seuls, portés par ma voix forte jusqu’au fond de la salle.

C’est la première fois que je parle en public, depuis le Deux-Décembre. Ce matin-là, je montais sur les bancs et sur les bornes pour apostropher la foule et crier : « Aux armes ! », je haranguais un troupeau d’inconnus, qui passèrent sans s’arrêter.

Aujourd’hui, je suis en habit noir, devant des parvenus endimanchés qui se figurent avoir fait acte d’audace, parce qu’ils sont venus pour entendre lire des vers.

Vont-ils me comprendre et m’écouter ?


On déteste Napoléon, dans ce monde de puritains, mais on n’aime pas les misérables dont le style sent la poudre de Juin plus que celle du coup d’État. Ces vestales à moustaches grises de la tradition républicaine sont — comme étaient Robespierre et tous les sous-Maximiliens, leurs ancêtres — des Bridoisons austères de la forme classique.

Et les cravatés de blanc qui sont là, et qui m’ont lu, ont été déroutés, les cuistres, par mes attaques d’irrégulier, déchaînées moins contre le buste de Badinguet que contre la carcasse de la société tout entière, telle qu’elle est bâtie, la gueuse, qui n’a que du plomb de caserne à jeter dans le sillon où les pauvres se tordent de douleur et meurent de faim — crapauds à qui le tranchant du soc a coupé les pattes, et qui ne peuvent même pas faire résonner, dans la nuit de leur vie, leur note désolée et solitaire !


Seulement, à cette heure, c’est le dédain plus que le désespoir qui gonfle mon cœur, et le fait éclater en phrases que je crois éloquentes. Dans le silence, il me paraît qu’elles frappent juste et luisent clair.

Mais elles ne sont pas barbelées de haine.

Ce n’est point la générale, c’est la charge que je bats, en tapin échappé aux horreurs d’un siège et qui, porté tout d’un coup en pleine lumière, crâne et gouailleur, riant au nez de l’ennemi, se moquant même des ordres de l’officier, et de la consigne, et de la discipline, jette son képi d’immatriculé dans le fossé, déchire ses chevrons, et tambourine la diane de l’ironie, avec l’enthousiasme des musiciens de Balaklava.


Ma foi, pendant que j’y suis, je m’en vais leur dégoiser tout ce qui m’étouffe !

J’oublie Balzac mort pour parler des vivants, j’oublie même d’insulter l’Empire, et j’agite, devant ces bourgeois, non point seulement le drapeau rouge, mais aussi le drapeau noir.

Je sens ma pensée monter et ma poitrine s’élargir, je respire enfin à pleins poumons. J’en ai, tout en parlant, des frémissements d’orgueil, j’éprouve une joie presque charnelle ; — il me semble que mon geste n’avait jamais été libre avant aujourd’hui, et qu’il pèse, du haut de ma sincérité, sur ces têtes qui, tournées vers moi, me fixent, les lèvres entr’ouvertes et le regard tendu !

Je tiens ces gens-là dans la paume de ma main, et je les brutalise au hasard de l’inspiration.


Comment ne se fâchent-ils pas ?

C’est que j’ai gardé tout mon sang-froid, et que, pour faire trou dans ces cervelles, j’ai emmanché mon arme comme un poignard de tragédie grecque, je les ai éclaboussés de latin, j’ai grandsièclisé ma parole, — ces imbéciles me laissent insulter leurs religions et leurs doctrines parce que je le fais dans un langage qui respecte leur rhétorique, et que prônent les maîtres du barreau et les professeurs d’humanités. C’est entre deux périodes à la Villemain que je glisse un mot de réfractaire, cru et cruel, et je ne leur laisse pas le temps de crier.


Puis il y en a que je terrorise !

Tout à l’heure, je venais de crever un de leurs préjugés avec une phrase méchante comme un couteau rouillé. J’ai vu toute une famille s’étonner et se récrier, le père cherchait son pardessus, la fille rajustait son châle. Alors, j’ai dirigé de ce côté mon œil dur, et je les ai cloués sur leur banc d’un regard chargé de menaces. Ils se sont rassis épouvantés, et j’ai failli pouffer de rire.


Mais il est temps de conclure ; il me faut ma péroraison, je la brûle !

L’aiguille a fait son tour… Je viens de finir mon heure et de commencer ma vie !


On a parlé de moi, pendant vingt-quatre heures, dans quelques bureaux de journaux et quelques cafés du boulevard. Ces vingt-quatre heures-là suffisent, si je suis vraiment bien bâti et bien trempé. Je n’ai plus la tête dans un sac, le cou dans un étau.


Allons, la journée a été bonne ; et ma salive a nettoyé la crasse des dernières années, comme le sang de Poupart avait lavé la crotte de notre jeunesse !

Je pouvais ne jamais saisir cette occasion. Elle m’échappait, en tout cas, si j’étais resté de l’autre côté de l’eau, si seulement je n’avais pas fréquenté l’estaminet où vont quelques plumitifs ambitieux.

C’est parce que je suis venu manger à cette table d’hôte, parce que je me suis grisé quelquefois et qu’étant gris j’ai eu de l’audace et de l’entrain, c’est parce que je suis sorti de la vie de travail acharné et morne pour flâner avec ces flâneurs, que je suis parvenu enfin à trouer l’ombre et à déchirer le silence.


Il fallait avoir un louis à casser de temps en temps !… Je l’avais le jour où je touchais mes appointements.

Combien je te bénis, petite place de 1,500 francs qui m’as permis d’aller là dépenser dix francs, les premiers du mois, trois francs les autres jours, qui m’as donné des airs de régulier et m’as valu, pour ce motif, des leçons à cent sous l’heure — les mêmes que j’avais fait payer cinquante centimes pendant si longtemps !

C’est cet emploi de rien du tout qui m’a sauvé ; c’est grâce à lui que je déjeune ce matin.

Car ma conférence ne m’a pas rapporté un écu. Le directeur m’a payé en nature, largement : hier soir nous avons fait un bon dîner.

Mais aujourd’hui mon gousset est vide : je ne suis pas plus riche que si l’on m’avait sifflé. Mes gants, mes bottines, ma chemise d’apparat m’ont coûté les yeux de la tête. Comment souperai-je ?

Vers neuf heures, mes boyaux grognaient terriblement. Je me suis rendu au Café de l’Europe, où des camarades ont crédit, et j’ai accepté une bavaroise — parce qu’on y met des flûtes.


Le lendemain, comme d’habitude, je suis allé à la mairie. Les employés, qui m’ont vu venir, sortent sur le seuil de leurs bureaux.

— Qu’y a-t-il donc ?

— Monsieur Vingtras ! Le maire vous demande.

Du couloir, j’aperçois en effet, par la porte de la salle des mariages entre-bâillée, le maire qui m’attend.

Il me fait entrer dans son cabinet.

— Monsieur, vous devinez sans doute pourquoi je vous ai appelé ?

— ?…


— Non ?… Eh bien, voici. Vous avez prononcé dimanche, au Casino, un discours qui est une véritable offense au gouvernement. Ce sont, du moins, les termes dont s’est servi l’inspecteur d’Académie, dans son rapport communiqué au préfet. Personnellement, j’ai à vous exprimer mon étonnement de vous voir compromettre une administration dont je suis le chef et une situation qui, vous me l’avez dit vous-même, est, quoique infime, votre véritable et seul gagne-pain. Officiellement, j’ai à vous avertir qu’il vous sera désormais interdit de remonter à la tribune, et à vous prier de me remettre ou de me promettre votre démission.


Ne pas remonter à la tribune — de cela je m’en console ; après tout, le coup est porté, et j’aurai, de plus, le bénéfice de la persécution.

Mais remettre ma démission ! perdre ma petite place ! cette idée me donne froid dans le dos. Tous les bouts d’articles qui me promettent un avenir glorieux ne valent pas une soupe. Et je suis habitué à la soupe maintenant, et j’aurais beaucoup de peine à rester plus d’un jour sans manger !


Il a bien fallu partir, cependant. J’ai pâli en serrant la main de ce brave homme, et en disant adieu à cette bicoque.