Charpentier (p. 359-374).

XXXIV

Samedi. Place des Trois-Bornes.

On est restés debout toute la nuit. À l’aube, Cournet, Theisz, Camélinat et moi, nous sommes redescendus vers Paris.

La rue d’Angoulême tient encore. C’est le 209e, le bataillon dont Camélinat est le porte-drapeau, qui se défend là en désespéré.

Quand ils ont vu le camarade arriver, ils lui ont payé une vraie tranche d’ovation. Moi, on m’aime bien aussi, mais avec une nuance de dédain. D’abord, je suis du « gouvernement » puis, je n’ai jamais rien su porter de ma vie, pas même mon écharpe que je ficelle toujours trop haut ou trop bas, et qu’avant le danger je promenais mélancoliquement sous mon bras, roulée dans un journal — comme un homard.

— Eh ! dites donc, sacré poseur, c’est trop commode de faire son Baudin là-haut, les bras croisés, pendant que nous sommes à quatre pattes à chiquer de la vase !

Ils sont en effet, depuis une heure, le ventre dans la boue, le nez crotté, les habits gras de fange, tirant à travers les meurtrières à ras du sol et faisant un mal cruel à l’ennemi.


Le membre de la Commune est debout, adossé à l’encoignure de la barricade. Son front dépasse même les pierres, et les balles le cerclent d’une auréole qui commence à se rétrécir. Les masseurs ne sont pas contents : il prend sa part du péril, oui, mais il faut qu’il masse aussi, qu’il avale du sable, se barbouille le mufle, se fiche par terre comme les copains !

— Poseur, va !


Bah ! Ils m’embêtent, à la fin ! Puisqu’ils ne m’écoutent plus, je reprends ma liberté et choisis mon terrain.

Jadis, quand j’étais commandant du 191e, je sauvais mes airs de garde champêtre et mon incapacité militaire en jurant qu’au moment suprême je serais là avec le bataillon ou ce qui en resterait.

J’y vais.


Il n’en reste pas lourd du bataillon, mais ce reste-là est content de me revoir.

— Alors, vous ne quitterez pas ?…

— Non !

— C’est bien, ça, citoyen !


Dimanche 28 mai, 5 h. du matin.

Nous sommes à la barricade géante qui est au bas de la rue de Belleville, presque devant la salle Favié. On a tiré au sort, avec le galonné qui m’a remplacé, à qui irait se coucher un instant.

J’ai eu le bon numéro, et je m’étire dans un vieux lit, au fond d’un appartement abandonné. J’ai mal dormi. Des vers qui mangeaient la vie du matelas m’ont tout à coup grouillé sur la peau — ils sont vraiment pressés !…


Je vais relayer le collègue.

J’ai plus lutté contre les confédérés que contre Versailles, jusqu’à présent. Maintenant qu’il n’y a plus que ce faubourg de libre, et qu’il ne reste ni traîtres ni suspects à juger, la besogne est plus facile. Il s’agit seulement de tenir pour l’honneur, et d’aller se mettre près du drapeau, comme les officiers près du grand mât, quand le navire sombre.

M’y voici.


Nous répondons par le fusil et le canon au feu terrible dirigé contre nous.

Aux fenêtres de la Veilleuse, et de toutes les maisons de l’angle, les nôtres ont mis des paillasses, dont le ventre fume sous la trouée des projectiles.

De temps en temps, une tête fait Guignol sur une balustrade.

Touché !

Nous avons une pièce servie par des artilleurs silencieux, vaillants. L’un d’eux n’a pas plus de vingt ans, les cheveux couleur de blé, les prunelles couleur de bluet. Il rougit comme une fille, quand on le complimente sur la justesse de son tir.


Un moment de calme.

— Un parlementaire, peut-être ?

— Pour nous demander de nous rendre.

— Nous rendre ! Laissez-le venir !…

— Vous voulez le faire prisonnier ?

— Pour qui donc nous prenez-vous ? C’est réservé aux Versaillais, ces infamies-là ! Mais ça me ferait plaisir de lui lâcher le mot de Cambronne !


On entend des cris vers la rue Rebeval.

— Seraient-ils venus par-derrière tandis que leur messager détournait l’attention ?… Vingtras, allez donc voir !


— Qu’y a-t-il ?

— Il y a que voici un particulier qui est au milieu de nous, et qui refuse sa part d’ouvrage.

— Oui, je refuse… Je suis contre la guerre !

Et le bonhomme : quarante ans, barbe d’apôtre, aspect tranquille, s’avance vers moi et me dit :

— Oui, je suis pour la paix contre la guerre ! Ni pour eux, ni pour vous… je vous défie de me forcer à me battre !


Mais ce raisonnement-là n’est pas du goût des fédérés.

— Tu crois donc qu’on n’aimerait pas mieux faire comme toi ! Tu te figures donc que c’est pour la rigolade qu’on échange des prunes ! Allons ! prends cette tabatière et éternue, ou je te fais renifler moi-même… et ferme !

— Je suis pour la paix contre la guerre !

— Sacré nom d’animal ! Veux-tu la tabatière… ou le tabac ?

Il a renâclé devant le tabac, et a suivi l’autre en traînant son flingot comme une béquille.


Le parlementaire s’éloigne.

— M… ! gueule encore le commandant, debout sur son estrade de pavés.


Soudain les croisées se dégarnissent, la digue s’effondre.

Le canonnier blond a poussé un cri. Une balle l’a frappé au front, et a fait comme un œil noir entre ses deux yeux bleus.

— Perdus ! Sauve qui peut !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Qui veut cacher deux insurgés ?

Nous avons crié cela dans les cours, le regard braqué sur les étages, comme des mendiants qui attendent un sou.

Personne ne nous fait l’aumône ! cette aumône demandée l’arme à la main !


À dix pas de nous, un drapeau tricolore !

Il est là, propre, luisant et neuf, ce drapeau, insultant de ses nuances fraîches le nôtre, dont les haillons pendent encore d’ici, de là, roussis, boueux, et puants comme des pavots écrasés et flétris.


Une femme nous accueille.

— Mon homme est à l’ambulance voisine. Si vous voulez, je vous y conduis !

Et elle nous guide, sous les grêlons de plomb qui sifflent devant nous, derrière nous, cassant les cages des réverbères, coupant les branches des marronniers.


Nous y voici ! Il était temps !

Un chirurgien s’avance, la croix de Genève au bras.

— Docteur, donnez-nous asile ?

— Non, vous feriez massacrer mes malades !


Encore dans la rue !

Mais le mari connaît un autre poste de blessés, pas trop loin.

On s’y rend.

— Voulez-vous de nous ?…

— Oui !


C’est répondu tout net, et cavalièrement, par une cantinière en grand uniforme — superbe créature de vingt-cinq ans, le buste riche et la taille fine dans sa cuirasse de drap bleu. Elle ne cane pas, la gaillarde !

— Voyez, j’ai là quinze entamés. Vous passerez pour le médecin ; votre ami pour le carabin.

Et elle nous attache aux reins la serpillière de clinique.

On se refait. Elle bat des œufs, trousse l’omelette, nous verse du vin de convalescent. On oublie le danger au dessert… on a la peau chaude et les prunelles vives !


Mais, de la chambre des amputés, un soupir arrive qui nous gonfle le cœur.

— Ah ! venez me parler avant que je meure !

Nous nous levons de table… il est trop tard !


Près de ce cadavre encore tiède, dans cette pièce sombre — les lucarnes sont matelassées — des pensées tristes nous reprennent. Nous restons muets, essayant de regarder par une fente sur le trottoir.

Un marin y rôde, avec des airs de chacal. Derrière lui, un marin encore, puis un fantassin ; une compagnie, un lieutenant à visage imberbe.

— Faites descendre tout le monde !

Je descends le premier.


— Où est le chef de l’ambulance ?

— C’est moi.

— Vous vous appelez ?

On m’a fait la leçon. Je la récite.

— Pourquoi cette voiture ?

C’est la vivandière qui l’a fait atteler pour que nous sautions dedans et filions, s’il y a une éclaircie.

Je réponds sans broncher :

— Vous venez faire votre métier, je vais faire le mien : aller soigner et recueillir des éclopés.

Il a froncé le sourcil, et m’a fixé.

— Faut-il dételer ?…

Il m’a regardé encore et a, du bout de sa badine, esquissé un geste qui libérait le chemin.


— Venez-vous, Larochette ?

— Non, vous ne ferez pas vingt mètres. Vous allez à la mort !


J’y trotte même, car je pousse la bête.

J’ai failli être pris dix fois, et j’allais l’être pour de bon, quand un officier de la ligne m’a sauvé à son insu. Il s’est jeté au-devant du cheval.

— Pas de ce côté ! ces crapules tirent encore de là-haut.

— Eh bien ! alors, ma place est ici ; mon bistouri peut servir à quelque chose.

Et j’ai dégringolé de la carriole.

— Vous n’avez pas la frousse, pour un pékin, a dit le militaire en riant.

— Capitaine, je n’en peux plus de soif. Y aurait-il moyen de dénicher un verre de champagne, dans ce pays de sauvages ?

— À ce café, peut-être !…


Nous avons sablé la bouteille, et j’ai regrimpé sur le marchepied.

— Au plaisir de se revoir, docteur !

Cet au revoir-là a rasséréné quelques figures louches qui rôdaillaient autour du véhicule, et m’avaient décidé à ce cabotinage et à cette trinquerie.

— Fouette, cocher !


Mon cocher ne semble point savoir qui il mène, et paraît seulement fouetter le pourboire.

Il faut avancer, pourtant !

— Service d’ambulance !


Je me croise avec des confrères qui promènent le collet violet et les agréments d’or au milieu d’hommes qui font la soupe ou lavent les affûts des canons.

Plus d’un se retourne sur mon passage. Mais qui reconnaîtrait Jacques Vingtras ?… j’ai le menton ras et des lunettes bleues !

Tout à l’heure, j’ai aperçu dans une glace de devanture une tête glabre, osseuse, et blême comme une face de prêtre, les cheveux rejetés en arrière, sans raie ! Physionomie d’impitoyable ! Mine de partisan cruel ! Ils doivent me prendre pour un fanatique qui recherche les blessés moins pour les secourir que pour les achever.


— Des blessés ? nous n’en faisons pas ! m’a dit un adjudant, et les nôtres ont les chirurgiens du régiment qui les dirigent sur des points spéciaux. Mais si vous voulez enlever ces charognes, vous nous rendrez un vrai service ; elles nous empuantent depuis deux jours.

Il s’est tu… heureusement ! Je voyais rouge.


— Une ! deux !

Nous hissons les « charognes » dans la charrette.


Voilà que les soldats eux-mêmes tirent notre rosse par la bride, et poussent à la roue, pour que nous emportions vite les macchabées qui vont leur flanquer la peste.

Sur un de ces macchabées-là, que nous avons ramassé derrière un tas de bois, dans un chantier, les mouches bourdonnaient comme sur un chien crevé !

Nous en avons sept. Il n’en peut plus tenir ; et mon tablier n’est qu’une grande plaque de sang caillé ! Les lignards mêmes détournent les yeux, et nous galopons libres dans un sillon d’horreur.


— Où allez-vous ? interroge une dernière sentinelle.

— Là, à l’hôpital Saint-Antoine !


C’est plein de porte-brassards.

Je marche droit à eux, et leur signale mon lot de chair humaine.

— Versez vos corps dans cette salle !

Elle est pavée de cadavres ; un bras me barre le passage, un bras que la mort a saisi et fixé dans un héroïque défi, tendu, menaçant, avec un poing fermé qui a dû effleurer un nez d’officier devant le peloton d’exécution !


On est en train de fouiller les victimes. Sur l’une, on trouve un cahier de classe : c’est une fillette de dix ans qu’un coup de baïonnette a saignée comme un cochon, à la nuque, sans couper un petit ruban rose qui retient une médaille de cuivre.

Sur une autre, une queue de rat, des besicles, quatre sous, et un papier qui indique qu’elle est garde-malade, et qu’elle a quarante ans.

Par ici, un vieillard dont le torse nu émerge au-dessus du charnier. Tout son sang a coulé, et son masque est si pâle que le mur blanchi contre lequel on l’a adossé en paraît gris. On dirait un buste de marbre, un fragment de statue tombée aux gémonies.


Celui qui fait l’inventaire est inopinément appelé pour reconnaître un suspect. Il me prie de le remplacer un moment.

— Mettez-vous au coin de la table.

Cela m’a permis de cacher mon regard ; mais il faut répondre parfois à une question, et montrer sa voix !

L’inscriveur rentre et se rassied.

— Vous voilà libre, merci !


Libre ! je ne le suis pas encore ; mais ça ne tardera pas… ou j’y passerai !

— Venez ! venez tout de suite ! murmure mon guide avec épouvante. On s’inquiète de savoir qui vous êtes.

Heureusement, on tue pas loin de là ; ils ne veulent point perdre une bouchée du spectacle, et ils y courent.

La bousculade nous protège. Nous repartons.


— Halte-là ! qui êtes-vous ?

J’exhibe mon reçu macabre.

— Bien ! passez… Arrêtez !

— Quoi donc ?

— Voulez-vous prendre et porter à l’ambulance un troupier endommagé ?

Si je veux !

Nous sommes des bons, maintenant ! Nous tenons notre lignard. Je l’embrasserais !

Il demande un pansement. Ah ! sacré nom !

— Mauvais, mauvais ! les pansements, mon garçon ! Ça ne guérit pas !

Il y tient. Tant pis, je vais le panser… il en mourra !

On finit par le dissuader. Mais qu’est-ce qu’il veut encore ?

— Docteur ! docteur ! voici notre colonel et mon commandant. Je voudrais bien leur dire adieu.

— Mauvais, mauvais ! les émotions, mon garçon ! Ça donne la fièvre !


Nous trottons sur le velours maintenant.

Chaque fois qu’on a à doubler un cap plein de soldats, je fais l’ange gardien avec mon fantassin. Il va mal !… pourvu seulement qu’il dure jusqu’à la Pitié !


Malheur ! Le cheval s’est déferré et s’éclope. Il ne veut plus aller ; on lui a donné trop de besogne.

— Voyez-vous, dit le cocher, nous aurions dû lui faire boire du sang !


Oh ! cette fois, je suis perdu !

Un homme est là, qui a plongé ses yeux dans les miens, et qui m’a deviné, je le sens ! N’est-ce pas celui qui, aux Débats, fronça le sourcil en lisant la lettre de Michelet pour nos amis de la Villette, et qui semblait désirer l’abattage des condamnés ?… Aujourd’hui, il n’a qu’à faire un signe, et ses bourreaux me charcutent.


Ce n’est pas encore pour cette fois.

L’autre a-t-il cru à une erreur ? A-t-il eu horreur d’une délation ?… Il s’éloigne.

— C’est M. du Camp qui s’en va là-bas, a dit un épauletier en le montrant.


Cet épauletier-là s’est, à son tour, planté devant moi. Mon cœur sautait dans ma poitrine…

Mais soudain la bâche s’est écartée, l’agonisant a avancé son visage exsangue, et étendu le bras d’un mouvement vague, en balbutiant :

— Que je serre votre main avant de claquer, mon officier !

Il a fait : « Ah ! » et est retombé. Son crâne a rebondi contre les parois du char à bancs.

— Pauvre diable ! Merci, Docteur !


Vite, allons ! Oh ! ce carcan ! Hue donc ! hue !

Il faut remiser notre cadavre : nous nous engouffrons sous la porte de la Pitié.

Le directeur est dans la cour… il me reconnaît illico.

Je suis allé à lui.

— Comptez-vous me livrer ?

— Dans cinq minutes je vous répondrai.


Je les ai trouvées presque courtes, ces cinq minutes. À peine ai-je eu le temps de défriper ma chemise, de redresser mon col, et de me peigner avec mes doigts. Tant de choses à faire ! la toilette à rafistoler, la phrase à léguer, l’attitude à prendre !


Le directeur reparaît et s’adresse au gardien :

— Rouvrez la grille.

Il a tourné les talons, à bout d’efforts, et ne voulant pas que mon geste le remerciât.


Le dada boiteux se remet en route.

— Où allons-nous ?

— Rue Montparnasse.

Chez le secrétaire de Sainte-Beuve ! Il me cachera, si je peux arriver jusqu’à lui.


Mais nous traversons, avec notre rosse qui râle, les coins où j’ai vécu vingt ans, où j’ai passé mardi avec le bataillon du Père Duchêne, où l’on n’a vu que moi pendant les trois premiers jours de la semaine…

Voilà que le courage du cocher est fourbu.

— Je veux sauver ma peau… j’en ai assez ! Descendez… adieu !

Il a enlevé la bête d’un terrible coup de fouet, et a disparu.

Où me blottir ?

Voyons ! Il y a, passage du Commerce, à dix pas, un hôtel que j’ai habité autrefois ; le chemin désert est par la rue de l’Éperon et la ruelle !

Il y a déjà cinq jours que le quartier est pris ; peu de pantalons de garance.

Je monte l’escalier. On beugle dans la maison.

— Oui, c’est moi, le capitaine Leterrier, qui vous dis que votre Vingtras a crevé comme un lâche ! Il s’est traîné par terre ! a pleuré ! a demandé grâce !… Je l’ai vu !!


Je tape doucement, la logeuse vient ouvrir.

— C’est moi, ne criez pas ! Si vous me chassez, je suis mort…

— Entrez, monsieur Vingtras.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .