Charpentier (p. 333-344).

XXXII

Oh ! la première impression a été terrible ce matin, quand, descendant vers la Croix-Rouge pour examiner où en étaient les combattants, j’ai vu des femmes fuir, emportant leurs hardes dans un mouchoir et tirant leurs mioches par la main.

— On met le feu partout !

Ces femmes crient ou pleurent. Il y a aussi quelques isolés qui filent en courant, et me crachent des malédictions.

J’ai voulu tendre, comme une chaîne, ma ceinture rouge en travers de la panique. Mais on n’arrête pas les affolés — pas plus rue de Buci que porte de Versailles !


Une crémière qui m’a fait crédit, dans les temps durs, de quelques quatre de riz et trois de chocolat, s’accroche à moi en poussant des hurlements de désespoir :

— Vous n’allez pas laisser flamber le quartier ! Vous êtes un honnête homme ! Vous vous jetterez avec un bataillon, s’il le faut, sur les pétroleurs !…

J’ai, un instant, été enveloppé par elle et d’autres, par des vieillards et des enfants, un groupe de vingt éplorés se tordant les bras et demandant où il fallait qu’ils aillent, qu’on disait que tout allait périr…


J’ai pu m’échapper à la fin. J’enfile le premier passage, et je cache mon écharpe.

Je sais, sur mon chemin, rue Casimir Delavigne, un cabinet de lecture où je suis allé travailler et lire les journaux pendant dix ans. On me recevra là, et j’aurai deux minutes, cinq — le temps de juger, dans ma conscience, l’incendie.

J’ai cogné.

— Entrez !


Je voulais être en tête à tête avec moi un moment… À peine si je le puis !

Les gens qui sont là me supplient d’abandonner la partie.

— C’est l’abattage sans merci… peut-être le supplice affreux, si vous persistez !

— Je le sais pardieu bien !

— Songez à votre mère que votre mort tuera…


Ah ! les gueux ! ils ont trouvé le joint… Et voilà que, comme un lâche, j’oublie la rue en feu, mon rôle, et mon devoir. Cœur et cervelle, tout cela s’emplit des souvenirs du pays, et je vois, comme si elle venait d’entrer là, une femme en robe de veuve, en bonnet de tulle blanc. Ses grands yeux noirs me fixent comme ceux d’une folle, et ses mains sèches et jaunies se lèvent avec un geste d’indicible douleur !


Une décharge !

Deux ou trois fédérés passent devant la vitre, en courant, et lâchent leur chassepot qui tombe sur le pavé.

— Regardez !… ils s’enfuient !

— Ils s’enfuient ! Mais moi, je n’ai pas le droit de m’enfuir ! Laissez-moi, je vous prie !… J’ai besoin de penser tout seul.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

C’est tout pensé ! Je reste avec ceux qui fusillent — et qui seront fusillés !


Que disaient-elles donc, ces éperdues ? « que tout allait périr » ? On a bien livré deux ou trois bâtisses au pétrole. Et après ?

Voyons ! Au collège, tous les livres traitant de Rome glorieuse ou de Sparte invincible sont pleins d’incendies, il me semble ! — d’incendies salués comme des aurores par les généraux triomphants, ou allumés par des assiégés que se chargeait de saluer l’Histoire. Mes dernières narrations étaient en l’honneur de résistances héroïques… de Numance en ruine, de Carthage en cendres, de Saragosse en flammes.


Et le capitaine Faillard, qui avait été décoré dans la campagne de Russie, levait son chapeau chaque fois qu’il parlait du Kremlin, que ces mâtins de Russes avaient allumé comme un punch ! « Des crânes ! ces Kaiserlicks », disait-il en tordant sa moustache.

Et le Palatinat saccagé et rôti ! Et cent coins du monde brûlés au nom des rois ou des républiques, au nom du Dieu des juifs ou du Dieu des chrétiens ?


Et les grottes de la Zaatcha !… Pélissier n’a-t-il pas des lambeaux de peau grillée collés au talon de ses bottes ? — le Pélissier de Malakoff !

Nous n’avons pas encore, que je sache, enfourné de Versaillais dans une cave pour les y cuire tout vivants !


Ah ! je ne me suis pas rendu, je ne suis pas devenu incendiaire, sans avoir embrassé du regard tout le passé, sans avoir cherché des ancêtres !

Nous avons pioché cela à deux, Larochette et moi qui avons fait nos classes, puis à quatre, à dix. Tous ont voté pour la flambée — en masse !


L’un d’eux écumait de colère.

— Et ce sont des pauvresses qui ont demandé grâce pour leurs quatre meubles, quand c’est pour les pauvres qu’on se bat, quand des centaines d’artilleurs ont eu, non pas leur chemise, mais leur poitrail roussi par le feu du canon, du canon ennemi !… Eh ! sacrebleu ! moi qui parle, j’étais riche avant d’entrer dans la politique sociale — il y a dix ans ! Est-ce que je n’ai pas jeté tout ça dans la fournaise ?… Et aujourd’hui, parce qu’un peu de bois et quelques briques sont atteints par la stratégie des désespérés, ceux pour qui l’on s’est ruinés et pour qui l’on va mourir vont-ils nous jeter leur paquet de frusques à travers les jambes ?

Il a eu comme un rire de fou !


— Ah ! je comprends la fureur des bourgeois, a-t-il repris en se tournant du côté d’où partait la canonnade régulière ! Dans l’éclair de la torche, ils viennent de voir reluire l’arme invincible, l’outil qu’on ne peut casser, et que les révoltés se passeront de main en main, désormais, sur le chemin des guerres civiles… Qu’est-ce que ceci, auprès de cela ? a-t-il conclu en repoussant son fusil, et en nous montrant une fumée sanglante qui coiffait tout un quartier du bonnet rouge.


— Vous disiez donc, lieutenant, qu’il s’agit de brûler un morceau de la rue Vavin ?

— Oui, deux maisons dont le génie de Versailles a percé les murs, et par où les lignards nous tomberont dessus, à l’improviste. Vous savez bien, les deux maisons du coin ?… dans celle de droite, au rez-de-chaussée, il y a une boulangerie.


Drôle de chance !

C’est contre le cadavre d’un pétrisseur de miches que je me suis heurté tout d’abord : c’est maintenant un monceau de farine que je vais faire exécuter.

À feu et à sang, le pays du pain ! Il va griller plus de blé moulu qu’il n’en fallait pour me nourrir pendant toutes mes années de famine !


— Allons ! mettez votre nom là, Vingtras.

— Le voilà !… et flambez une bicoque en plus, s’il le faut !

Je donne un bon en blanc.


— Eh ! nous le savions bien, que vous ne renauderiez pas !

En riant, un fédéré a tiré de sa poche un vieux numéro du Cri du Peuple et mis le doigt sur une ligne : « Si M. Thiers est chimiste, il comprendra. »

— Hein ? vous y aviez pensé déjà !…

— Non ! et ce n’est pas moi qui ai écrit cette phrase si chaude. Je l’ai lue un matin dans l’article d’un collabo. Je l’ai trouvée raide, mais je n’allais pas faire un erratum, sûr ! Et les journaux de Versailles n’ont pas manqué de dire qu’on reconnaissait bien ma griffe et mes instincts de bandit !

— Oui, déclare Totole, nous voulons faire sauter le Panthéon !

Totole est un chef de bataillon qui a une influence sans bornes sur ses compagnies, quoiqu’il soit gavrochien au possible ; mais il a fait des pieds de nez et dit zut aux Allemands avec tant de crânerie, pendant le siège, il a été si rigolo et si héroïque, qu’on l’a élu à l’unanimité.

Son idée a été accueillie par des hurrahs d’enthousiasme.

— Ce n’est pas vous qui défendrez le monument, m’a dit Totole ; les monuments, pour Vingtras… Oh ! la ! la ! C’est lui qui s’en fiche, des temples de la gloire et des boîtes à grands hommes ! Pas vrai, citoyen ?… Allons, voyons à faire écarter tout ce monde-là !…

J’ai eu une peine terrible à retenir Totole et à lui expliquer que, quoique n’aimant pas les monuments, je ne demandais pas qu’on se servît d’eux pour tuer la moitié de Paris.

Mais ils sont têtus en diable, et, malgré tout ce que je puis leur raconter, la mort du Panthéon est résolue. Au mur, le Panthéon !

Et, pendant qu’on y est, au mur aussi Saint-Étienne-du-Mont et la Bibliothèque Sainte-Geneviève !… ça ne coûtera pas plus !


Nous avons dû nous mettre à quatre ou cinq — et des gros bonnets — le maire en tête, quelques commandants sages et un noyau de fédérés plus rassis, pour empêcher ces cerveaux brûlés de se jeter sur le Panthéon comme sur un réac. On lui mettait déjà la ficelle aux pattes, soufrée de salpêtre et baignée de pétrole.

— Mais, en croyant terrifier les ruraux, vous allez terrifier les nôtres ! C’est alors que les commères vous traiteront de brigands, et que les autres quartiers reculeront jusqu’aux Prussiens… peut-être bien jusqu’à Versailles !

Il a fallu leur rabâcher ça, les prendre par le bouton de leur tunique, les chapitrer une heure !


Il a fallu aussi trouver des raisons contre un petit vieux qui s’était gratté le crâne avec persistance pendant la discussion, et qui a fini par dire, d’une voix très douce :

— En vérité, citoyens, il me semble qu’il vaudrait mieux, pour l’honneur de la Commune, ne pas nous retirer pendant l’explosion… Ça n’est une bonne affaire que si nous restons là, et si nous sautons en même temps que les soldats. Je ne suis pas orateur, citoyens, mais j’ai ma petite jugeote… Pardon de ma timidité… je n’ai jamais parlé en public. Mais pour la première fois que je l’ose, je crois que je fais une excellente proposition. Seulement, pressons-nous ; si nous bavardons longtemps encore, nous ne sauterons jamais ! Jamais ! a-t-il conclu avec un énorme soupir.

C’est lui qui a sauvé le condamné ! On a ri de sa crainte de ne pas s’écrabouiller contre le ciel, et on n’en a plus reparlé.


Hôtel des Grands Hommes.

Je suis là depuis minuit.

Nous sommes nombreux. Il y a presque tous les chefs du Ve et du XIIe qui n’avaient pas un commandement militaire.

On taille un jambonneau, et une bavette.

— Chaudey, tu sais ?… a fait mon voisin de gauche, avec un geste qui explique tout.

Je n’ai encore été mêlé à aucune tuerie. C’est de la veine !


Mais quelques autres étaient du poste de Pélagie et racontent l’exécution.

— Comment est-il mort ?

— Pas mal.

— Et les gendarmes ?

— Pas bien.

Les soupeurs causent de cela comme d’une pièce dont ils auraient été spectateurs, et où ils n’auraient pas eu de rôle !

Au matin, quand le feu reprendra, il sera bien temps d’aller à son poste en s’étirant et en bâillant.

Puisqu’on est sûr de la défaite, on peut bien boire le coup de l’étrier, avant de recevoir le coup du lapin.


Mercredi matin.

Lisbonne arrive désespéré.

— Toutes nos positions sont prises. Le découragement s’en mêle… il faut se décider à une manœuvre, s’arrêter à un parti.

— Que faire ?

— Chercher ! chercher ensemble, Régère, Sémerie, toi, moi, Longuet…

Longuet est avec nous, en effet ; il est revenu, lui aussi, au pays latin.

Nous sommes montés dans le cabinet du maire, poussant le verrou pour qu’on n’entendît pas nos paroles d’angoisse, notre consultation in extremis.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Oh ! je viens d’être frappé en plein cœur, j’ai ressenti le mal qui envahit soudain les veines des déshonorés !

Le chef de légion jugeant, comme Lisbonne, la défense vaine, le docteur Sémerie, chef des ambulances, étant de l’avis du chef de légion, le maire s’est levé :

— Nous allons signer l’ordre de mettre bas les armes !


Cela m’a rappelé le jour où Cluseret fut décrété d’accusation.

— Vous n’allez pas dire que je suis un traître ! fit-il, enfonçant les poings dans ses cheveux, secouant sa tête comme si on l’avait souffletée.

Et, tournoyant sur lui-même, il alla s’abattre assommé sur un banc !


Je viens d’avoir le même vertige.

— Nous rendre ! Longuet, ferez-vous cela ! Et vous autres ?

— Moi, je le ferai, a dit froidement le chef de légion.

Le médecin s’est indigné.

— Vous voulez donc que le quartier soit jonché de cadavres et inondé de sang ? vous prenez cela sur vous !…

— Oui, je prends sur moi de ne pas signer un ordre auquel, d’ailleurs, les fédérés n’obéiraient point… Je ne veux pas que mon nom soit honni dans le camp des révoltés ! Je ne le veux pas ! Ma présence ici déjà me rend votre complice, et, si vous capitulez, il faudra que vous me tuiez ou que je me tue !

— Nous nous sommes mal compris ! a dit Régère, effrayé de mon émotion, et qui a bien des torts, mais qui n’est pas un lâche.

Sémerie a paru apaisé aussi.


Mais j’ai peur d’eux.

— Longuet, courons retrouver les nôtres ! Où est la Commune ?

— À la mairie du XIe. C’est là qu’est Delescluze ; c’est là d’où ne part rien, si vous voulez, mais où tout aboutit. C’est là qu’il faut aller !

— Allons !


Une détonation formidable a retenti, faisant éclater les vitres.

Ce doit être le Luxembourg !


Mais le Luxembourg est debout. Ce n’est que la poudrière qui a sauté… Totole voulait son explosion, il se l’est payée.

Je le vois revenir en se frottant les mains.

— Que voulez-vous ! Je ne serais pas mort content. Mais ça n’a servi à rien, il n’y avait pas encore de lignards. Coup raté !

À côté de lui, un bonhomme s’arrache les cheveux.

— Si seulement on était resté !


Ils finiront par l’avoir, leur Panthéon, ce farceur et ce désolé ! Ils ont la folie de la défaite, et tout ce qu’on peut faire ne les arrêtera pas.