Charpentier (p. 279-289).

XXVII

Où sont les autres camarades ? Qui occupe les postes importants ?

Pas un homme connu. — C’est celui-ci ou celui-là, pris au hasard dans le Comité central. On n’a pas eu le temps de choisir, dans le branle-bas du combat. Il ne s’agit que de planter le drapeau prolétarien, là où flottait le drapeau bourgeois… le premier moussaillon venu peut faire cette besogne tout aussi bien que le capitaine.


— Qui est à l’Intérieur ? Savez-vous ?

— Je n’en sais fichtre rien ! dit un des chefs. Allez donc voir par là, Vingtras ; restez-y s’il n’y a personne, ou aidez les camarades s’ils sont dans le pétrin.

— Place Beauvau, l’Intérieur, n’est-ce pas ?

Je n’en suis pas sûr. Il me semble pourtant que c’est là qu’on est allés, au lendemain du 4 septembre, voir Laurier, à propos de je ne sais qui, arrêté par la nouvelle République pour je ne sais quoi.


C’est un maître de lavoir qui a la « signature » à l’Intérieur ; Grêlier, un brave garçon que j’ai connu sur les hauteurs de Belleville et qui s’improvisa mon adjoint, dans la nuit du 31 octobre, à la mairie de La Villette.

Il signe des ordres pavés de barbarismes, mais pavés aussi d’intentions révolutionnaires, et il a organisé, depuis qu’il est là, une insurrection terrible contre la grammaire.


Son style, ses redoublements de consonnes, son mépris des participes et de leur concubinage, ses coups de plume dans la queue des pluriels lui ont valu un régiment et une pièce de canon.

Tous les employés qui n’ont pas filé sur Versailles, depuis le chef de bureau en redingote râpée jusqu’au garçon en livrée cossue, ont peur de cet homme qui fusille ainsi l’orthographe, qui colle Noël et Chapsal au mur. Il a peut-être — qui sait ! — le même mépris de la vie humaine !


Il m’embrasse quand j’arrive.

— Heureusement, mon vieux, que Vaillant va venir, me dit-il, j’en ai mon sac ! Que c’est embêtant d’être ministre !… Tu ne l’es nulle part ?

— Ah ! mais non !


J’allais partir quand, entre les battants d’une porte qui vient de s’ouvrir, j’ai vu se glisser la tête d’un type du Figaro, Richebourg, qui était secrétaire de l’administration quand j’étais chroniqueur, et qui, une fois ses chiffres alignés, bâtissait des plans de romans qu’il comptait bien vendre, un jour, trois sous la ligne.

Il est envoyé par Villemessant pour demander que l’on veuille bien revenir sur l’arrêté de suspension dont est frappé le journal.

Il invoque la liberté de la Presse, et fait appel à ma clémence.


Je n’ai pas tant de pouvoir que ça, mon garçon !

La force anonyme qui s’est emparée de Paris et qui rédige les proclamations et les décrets n’obéit pas à M. Vingtras, journaliste, et partisan du laisser dire à outrance. Certes, je suis d’avis que, même dans le brouhaha du canon et en pleine saison d’émeute, on devrait permettre aux mouches d’imprimerie de courir à leur guise sur le papier, et je voudrais que le Figaro qui longtemps me laissa libre, le fût aussi.


Mais le maître de lavoir s’est levé :

— Libre, le Figaro ? Allons donc ! Il n’a fait que blaguer et salir les socialistes et les républicains, alors qu’ils ne pouvaient pas se défendre. Il a toujours été pour les mouchards et les sabreurs, pour l’arrestation et l’écrasement de ceux qui viennent de faire la révolution.


Le Bellevillois s’anime et s’emporte :

— Tenez ! je me rappelle un jour où Magnard écrivit que, pour avoir la tranquillité, il faudrait choisir cinquante ouvriers ou bohèmes parmi les agitateurs, et les envoyer à Cayenne en convoi de galériens… Mais aujourd’hui, si je pensais comme ça, si j’étais un gueux aussi, c’est Villemessant, lui, vous, toute la bande, que je ferais coller à Mazas ! Vous demandiez qu’on empoignât les nôtres, et qu’on assassinât nos journaux. On n’exécute que la moitié de votre programme… et vous réclamez ! Fichez-moi le camp, et plus vite que ça ! d’autres seraient peut-être moins généreux. Filez, c’est prudent !


Le figarotier a disparu. J’ai essayé de défendre ma thèse.

— Toi, Vingtras, motus là-dessus ! Ces fédérés qui t’entendent vont te suspecter, et s’indigner. Le journal qui les a traités de viande à bagne aurait le droit de reparaître pour les injurier de nouveau ! Y penses-tu ?… Mais un sergent et une compagnie, sans nous demander d’ordres et bousculant nos résistances, iraient sauter sur les rédacteurs et les fusilleraient d’autor et d’achar… Aimes-tu mieux ça ?

Il s’exaltait, et autour de lui on s’exaltait aussi.

La sentinelle, dont on voyait par la fenêtre luire la baïonnette, s’était arrêtée pour écouter ; et quand le ministre eut fini, je vis l’arme bouger et se profiler en noir sur le mur inondé de soleil. L’homme muet faisait le geste de viser et d’abattre ceux qui parleraient de délier la langue aux insulteurs de pauvres.


— Et à l’instruction publique ? Sais-tu qui est là ?

— Eh ! oui, le grand Rouiller.


Rouiller est un fort gaillard de quarante ans, à charpente vigoureuse, et dont le visage est comme barbouillé de lie. Il se balance en marchant, porte des pantalons à la hussarde, son chapeau sur l’oreille, et le pif en l’air. Il semble vouloir faire, avec ses moulinets de bras et de jambes, de la place au peuple qui vient derrière lui. On cherche dans sa main la canne du compagnon du Devoir ou celle du tambour-major, qu’il fera voltiger au-dessus d’un bataillon d’irréguliers.

Il est cordonnier, et révolutionnaire.

— Je chausse les gens et je déchausse les pavés !


Il n’est guère plus fort en orthographe que son collègue de l’Intérieur. Mais il en sait plus long en histoire et en économie sociale, ce savetier, que n’en savent tous les diplômés réunis qui ont, avant lui, pris le portefeuille — dont il a, avant-hier, tâté le ventre, avec une moue d’homme qui se connaît plus en peau de vache qu’en maroquin.

Tandis qu’il cire son fil ou promène son tranchet dans le dos de chèvre, il suit aussi le fil des grandes idées, et découpe une république à lui dans les républiques des penseurs.


Et, à la tribune, il sait faire reluire et cambrer sa phrase comme l’empeigne d’un soulier, affilant sa blague en museau de bottine, ou enfonçant ses arguments, comme des clous à travers des talons de renfort ! Dans son sac d’orateur, il a de la fantaisie et du solide, de même qu’il porte, dans sa « toilette » de serge, des mules de marquise et des socques de maçon.

Tribun de chand de vin, curieux avec sa gouaillerie et ses colères, maniaque de la contradiction, éloquent devant le zinc et au club, toujours prêt à s’arroser la dalle, défendant toutes les libertés… celle de la soûlaison comme les autres !


— G’nia qu’deux questions ! Primo : l’intérêt du Cap’tal !

Il ne fait que deux syllabes du mot. Il avale l’i avec la joie d’un homme qui mange le nez à son adversaire.

— Segondo : l’autonomie ! Vous devez connaître ça, Vingtras, vous qui avez fait vos classes ? Ça vient du grec, à ce qu’ils disent, les bacheliers !… Ils savent d’où ça vient, mais ils ne savent pas où ça mène !

Et de rire en sifflant son verre !


— Expliquez-moi un peu ce que c’est que l’autonomie, pour ouar ! fait-il, après s’être essuyé la barbe.

Tous d’attendre la réponse.

Au milieu du silence, il répète :

— Moi, je suis pour l’autonomie quelconque, des quartiers, des rues, des maisons…

— Et des caves ?

— Ah ! ça !…


Je suis curieux de le voir en fonctions, et prends le chemin de la rue Saint-Dominique.

— Vous demandez M. le Grand-Maître ? me dit un huissier à chaîne d’argent qui me voit errant à travers les couloirs.

Le Grand-Maître ! Est-ce qu’il se moque de moi ?

Néanmoins, je m’incline avec des airs de personnage.

Il me précède dans l’escalier.


Une odeur de tabac, des cris.

— Quand je vous dis que je ne fais jamais de partie à quatre ! Alors, je serai le galérien d’un monsieur dont je deviendrais le solidaire ? Non, non !… Chacun pour soi : l’autonomie !

Bruit de carambolage.

— Votre partenaire l’aurait fait, celui-là !

— Oui, et je lui aurais dû de la reconnaissance ! Du sentiment alors ? J’aime mieux être autonome, mon bonhomme !

— Et puis, où serait l’intérêt ?… l’intérêt du Cap’tal ! ai-je fait en entrant.


On m’a tapé sur le ventre, et on a rempli de rhum les petits verres.

— Vous devez l’aimer, celui-là, car il sent rudement la semelle !

— Vous préféreriez téter votre écritoire, hein ? buveur d’encre !… Et qu’est-ce que vous venez faire ? Nous fiche à la porte, peut-être ?

Il a lampé une autre lichée, et a dit :

— Je m’en bats l’œil ! Ça n’en aura pas moins été un gniaf qui sera entré ici le premier, comme un sorbonniot, et que toute la valetaille de bureau ou d’office aura salué ! Nous aurons introduit le cuir dans le Conservatoire de la langue française, et flanqué un coup de pied au derrière de la tradition !


— Dites-moi donc, Rouiller, qui vous a donné votre délégation ?

— Ah çà, mais ! vous croyez donc que je reçois des ordres et que je m’enrégimente !… J’avais des chaussures à rendre dans le quartier. C’est en voyant l’enseigne que l’idée m’a pris de monter. Le fauteuil était vide, et je m’y suis assis — et j’y suis encore !… Eh ! là-bas, l’homme à la chaîne, ça vous contrarierait-il d’aller nous chercher de la charcuterie : un pied pour moi et de la hure pour Theulière ?… Nous mangerons ici. Allons, Vingtras, vous allez bouffer avec nous ; mettez votre part !

Il a tendu un képi pour faire la quête du déjeuner.

— C’est que nous avons épuisé les quatre sous donnés par le Comité : cinq francs par tête. Maintenant, faut y aller de sa monnaie.


On a boulotté dans le cabinet du ministre, et là, comme on était cinq ou six, et qu’on avait arrosé le cochon, on a discuté chaudement les événements.

Réussira-t-on ? Ne réussira-t-on pas ?

— Et qu’importe ! a grogné Rouiller. On est en révolution, on y reste… jusqu’à ce que ça change ! Il s’agit seulement d’avoir le temps de montrer ce qu’on voulait, si on ne peut pas faire ce qu’on veut !


Puis se tournant vers moi, presque grave :

— Vous croyez peut-être que nous n’avons fait que caramboler et que soiffer depuis que nous sommes ici ? Non, mon cher ! nous avons essayé de bâcler un programme. Voilà de quoi j’ai accouché… Tenez !

Il a tiré de sa poche quelques papiers pleins de taches, sentant la colle, et me les a remis.

— Pourrez-vous lire ? C’est poissé de fautes, n’est-ce pas ? Mais dites-moi tout de même ce que vous en pensez !


Ce que j’en pense ! Je pense, en toute conscience, que cet « autonome » généralement quelconque à la trogne comique, que cet orateur de mastroquet, a l’intelligence plus nette, l’esprit plus haut que les savants au teint jaune, à l’allure vénérable, que j’ai vus pâlir sur les vieux livres, et chercher dans les bibliothèques les lois de la richesse, la raison de la misère.

Il en sait plus long qu’eux, plus long que moi ! Il y a, dans les feuillets froissés et sales qu’il m’a donnés, tout un plan d’éducation qui renverse par sa sagesse les catéchismes des Académies et des Grands Conseils.


Rouiller me suit des yeux.

— Avez-vous vu le passage où je demande que tous les enfants aient leur chopine dès quinze ans ? Eh ! bien, mon cher, voulez-vous que je vous dise ?… Si j’ai pu me faire quelques idées et les aligner en rangs d’oignons, c’est que j’ai toujours gagné assez pour boire mon litre, et prendre mon café avec la consolation ! On dit que j’ai tort de me piquer le nez ? Mais, sacré nom ! c’est quand ce nez-là me chatouille que ma pensée se ravigote, c’est quand j’ai l’œil un peu allumé que j’y vois le plus clair !… C’est pas pour la vertu, croyez-le bien, jeune homme, qu’on recommande aux pauvres de ne pas licher ; c’est parce qu’on a peur que cela leur débrouille un peu la cervelle, et leur graisse les muscles, et leur chauffe le cœur ! Êtes-vous content de ce que j’ai fait ?… Oui… Eh bien, j’ai écrit cela avec la suée de mes cuites !