L’Instruction secondaire à la campagne

L’INSTRUCTION SECONDAIRE
À
LA CAMPAGNE

Les impressions reçues pendant l’enfance, toujours les plus vivaces, ont une telle influence sur la direction de l’homme au début de la carrière que rien ne commande davantage l’attention. Les sujets dont il est préférable d’entretenir la jeunesse et la manière de les enseigner s’imposent aux plus graves méditations, car ce qui est en jeu, c’est l’élévation ou l’abaissement de l’élite de la société. Quinze ans et plus ont passé depuis le jour où, dénonçant les fautes des systèmes d’enseignement, nous voulûmes démontrer les avantages des méthodes naturelles[1]. L’esprit de nombreux lecteurs sembla touché; mais, bientôt vint l’oubli. Pour qu’une vérité se répande, il ne suffit pas de l’exprimer ; pour que d’un grand intérêt public la notion se propage, il ne suffit pas de le signaler, même de prouver cet intérêt. On sait avec quelle froideur furent accueillies dans le siècle dernier, comme dans le siècle actuel, les préceptes des philosophes réclamant l’instruction que prescrit la loi de nature. Des moyens d’action sont nécessaires pour le triomphe des meilleures causes, et ces moyens ne sont guère le partage des hommes dont la vie s’écoule dans l’étude, dans l’effort pour réaliser quelque progrès, dans le rêve d’améliorer l’état social et de concourir à la grandeur de la patrie. L’indifférence pour les choses les plus sérieuses qui règne dans noire pays d’une manière si générale, la soumission aux règles établies qui dispense de préoccupations plus ou moins lourdes, l’antipathie que suscite l’idée de certains changemens capables d’affecter des intérêts mesquins ou des goûts particuliers, les colères que soulèvent les transformations les mieux justifiées et les plus fécondes étouffent promptement toute velléité d’écouter la voix de la raison. C’était en 1871, la France venait de traverser des jours qui compteront parmi les plus malheureux de son histoire. La nation paraissait découvrir qu’à l’étranger le savoir était plus répandu que dans notre société; on ne craignait même pas d’attribuer nos défaites sur les champs de bataille à la solidité de l’instruction classique de nos ennemis, c’était excessif; néanmoins, l’heure ne se montrait-elle pas propice pour captiver les amis du progrès ? Sous l’inspiration d’un sentiment d’amertume et mû par l’espoir d’un noble réveil, nous faisions un appel pour qu’on accoutumât la jeunesse à puiser dans l’observation les règles de toute conduite : observation et expérience ! Paroles emportées par le vent; idées naguère inconnues quand il fallait arrêter les programmes de l’enseignement; plus encore, termes presque incompris. Le fait est rappelé sans la moindre intention de reproche. Les conditions où se distribue l’enseignement de la jeunesse dans des édifices perdus au milieu des habitations des grandes villes rendent bien difficile, peut-être impossible, tout changement notable dans la tenue des classes. Aussi est-ce à changer ces conditions que tend notre pensée.

Il s’agirait de transporter hors des villes collèges et lycées, de les installer à la campagne, dans des sites choisis. Autant il est indispensable que les écoles supérieures se trouvent au plus grand foyer de lumière, là où l’activité intellectuelle se déploie sous toutes les formes, autant il serait essentiel que les établissemens d’instruction secondaire fussent placés dans les lieux les plus paisibles. Par les hasards de la vie, ne pouvant avoir d’autre préoccupation que celle du bien général, faisant, pour quelques jours, trêve à d’autres pensées, nous venons plaider une cause immense par les conséquences. Si, après notre défense, la cause n’est pas gagnée devant l’opinion publique, elle n’en restera pas moins bonne; seul, le talent aura manqué pour la faire réussir.


I.

A contempler la société, on éprouve un chagrin : l’indifférence règne en grande maîtresse. Dans le monde qu’on dit le plus éclairé, voit-on les pères de famille s’inquiéter des matières de l’enseignement, rechercher si telle catégorie d’études doit rendre plus de services qu’une autre? C’est au moins assez rare. Chacun, pleinement satisfait de l’instruction qu’il a reçue, se croit un homme accompli, en possession de tout ce qu’il importe de savoir. C’est comme par aventure que se manifeste le regret d’être privé de certaines connaissances, — peut-être d’ignorer l’anglais ou l’allemand; cela ne va guère plus loin. Avec quel dédain des gens qui se trouvent suffisamment instruits ne parlent-ils pas d’études, de travaux, de recherches dont ils ne comprennent nullement la portée ! Ce n’est pas eux qui voudraient en apprendre la moindre chose. On connaît le rire saccadé qui accompagne d’ordinaire de semblables déclarations. Serait-il donc inutile de préparer la jeunesse à concevoir l’idée de la valeur que présentent les différens travaux dans les sociétés civilisées? Dans le monde où l’on n’a pas besoin de se préoccuper d’une carrière pour les jeunes gens, les pères de famille désirent naturellement que leurs fils reçoivent, sans trop de fatigue, une instruction distinguée. Quelle sera cette instruction? Inutile d’y penser; c’est l’affaire de l’état. Ailleurs, on entrevoit, pour la sortie du collège, l’admission dans une grande école du gouvernement, l’entrée dans l’administration, l’accès dans les affaires; ce qu’il faut, c’est le savoir nécessaire pour obtenir le baccalauréat. Dans les familles, qui donc prendra souci du programme scolaire? Un jeune homme doit être bachelier : qu’on le prépare à devenir bachelier. On n’en demande pas davantage. Les philosophes mûris par l’étude, amoureux de tous les progrès, et ainsi plus que d’autres aptes à comprendre l’intérêt, la valeur, l’importance plus ou moins considérable des différens sujets qui peuvent entrer dans l’instruction secondaire, sont en nombre restreint; on ne juge pas nécessaire de compter avec leur sentiment.

Longtemps il semblait tout simple de donner pareille instruction aux hommes qui seraient appelés aux occupations les plus diverses. Aujourd’hui, on en vient à une meilleure appréciation des exigences de chaque situation. Dans certains milieux où les jeunes gens se destinent au commerce, aux affaires, à l’industrie, on répète volontiers : «quoi donc pourra servir à mon fils d’apprendre le grec et le latin? Dans ce sens, avec lenteur, l’opinion publique s’est accentuée. Le premier, un chef d’institution, Prosper Goubaud, se montra frappé d’une réflexion sans cesse renouvelée : il essaya de fonder une école professionnelle. Adopté par la ville de Paris, cet établissement est devenu le collège Chaptal ; c’était sans doute insuffisant pour répondre aux tendances contemporaines, et, depuis, à côté du vieil enseignement classique, s’est développé un enseignement secondaire spécial, dont le grec et le latin sont exclus. La nécessité d’être familiarisé avec les principales langues vivantes fait écarter l’étude des langues mortes pour les carrières où l’on ne saurait en tirer profit; néanmoins, l’instruction ne devant jamais se borner à l’étude des langues, les conditions de l’enseignement scientifique dans tous les cas demeurent absolues.

On ne saurait, en ce moment, trouver bien utile un historique des phases qui se sont succédé dans l’enseignement scientifique des collèges. Il suffira de rappeler quelques incidens. A l’École normale supérieure, les élèves de la section des sciences, après deux années d’études communes, se partageaient pour la dernière année en trois catégories. Les uns adoptaient les sciences mathématiques, les autres les sciences physico-chimiques, les autres les sciences naturelles. Ils étaient libres dans leur choix, l’agrégation pour les jeunes professeurs de lycée répondant à chacune des divisions. En l’année 1858, il y eut parmi les élèves de l’École normale un peu d’entraînement pour les sciences naturelles. Pareille tendance ne fut pas goûtée dans certaines sphères. Vite on décida que l’agrégation des sciences naturelles serait confondue avec l’agrégation des sciences physico-chimiques; — C’en était fait de l’enseignement de l’histoire naturelle dans les lycées. Pendant plus de vingt ans, tout sommeille, on se dispense de donner aux élèves les moindres notions sur les sujets qui touchent d’une façon tout intime l’existence de l’homme, la végétation et le monde animal, le plus simple aperçu des phénomènes de la vie. On put constater une infériorité manifeste des nouvelles générations sur celles qui les avaient précédées.

Dans un temps où les sciences ne cessent d’apporter à l’humanité de nouvelles grandeurs dans l’ordre intellectuel, de nouveaux bienfaits dans l’ordre matériel, il semblait qu’on cherchait à en désintéresser la nation. C’était trop extraordinaire pour qu’on n’en revînt pas un jour à des idées mieux en rapport avec tous les intérêts du pays. A l’école primaire, des membres du corps enseignant s’efforçaient d’introduire quelques élémens d’histoire naturelle. En 1872, le ministre de l’instruction publique, M. Jules Simon, adressait aux proviseurs une circulaire restée fameuse. Le ministre proclamait la nécessité de réformes successives. Il prescrivait dans nos lycées les exercices de gymnastique, l’étude des langues vivantes et de la géographie. Il formulait la volonté d’apprendre aux élèves à beaucoup voir, et déjà recommandait les promenades où l’on fait une herborisation, où l’on visite une usine, un monument historique, un champ de bataille. Dès l’année 1869, d’anciens élèves de l’École polytechnique s’étaient concertés en vue d’une amélioration dans l’enseignement secondaire. L’école Monge dut répondre à cette pensée[2]. On allait prendre pour base de l’instruction la langue française et sa littérature, commencer l’étude de la langue latine à une époque plus tardive qu’il n’est en usage dans l’Université, avoir d’une façon régulière des promenades dirigées par un professeur, afin de parcourir les musées, de visiter des manufactures, de reconnaître une carrière ou des points stratégiques. En 1873 s’installait à Paris l’École alsacienne. S’inspirant des vues d’un pédagogue célèbre, Comenius, qui mettait son ardeur à instruire les enfans par la vue des objets plutôt que par les longs discours[3], les fondateurs s’attachaient à favoriser les exercices du corps, à diminuer la longueur des classes par la suppression des devoirs de médiocre utilité; enfin, à charmer les élèves par des excursions à la campagne. De la part des chefs d’établissemens particuliers, cela ne pouvait être que de louables efforts.

On allait enfin comprendre dans les hautes régions l’énormité de certaines lacunes dans l’enseignement. La résolution est prise d’attribuer, dans l’instruction secondaire, une part notable à la science ; l’histoire naturelle va reprendre une place. En 1880, les programmes universitaires sont renouvelés, et, en1885, amendés à quelques égards. Les leçons de choses : air, plantes vulgaires, animaux communs, sont pour les plus jeunes écoliers. Sur ces choses se fera le silence pendant l’année suivante. Aux élèves de sixième, âgés de onze ans, sont réservés les élémens de zoologie, et à ceux de cinquième, la botanique. Chaque série d’études se trouve donc coupée ou interrompue. Or, la mémoire est fugitive chez les enfans, et même à tout âge s’effacent vite les connaissances qui ne sont pas profondément enracinées. Nous rappelons simplement de quelle manière est réglée, à l’heure présente, la marche de l’instruction scolaire, renonçant à élever des critiques faciles qui seraient justifiées, mais inutiles pour le but que nous désirons poursuivre. De grandes améliorations ne sont réalisables qu’en changeant les conditions de l’enseignement, et c’est à changer ces conditions qu’il importe de montrer les avantages. On ne saurait vraiment, dans l’état actuel, méconnaître les difficultés, même l’impossibilité d’une distribution parfaite des études dans les classes du collège. Les matières de l’enseignement sont nombreuses ; par suite des nécessités sociales, elles resteront nombreuses, et les heures de travail ont des limites infranchissables. De là une obligation de recourir, pour diverses études, à d’autres procédés que les procédés qui sont en usage; il s’agit de confondre le plus souvent possible la leçon et la récréation. Toutes les fois que des questions analogues, que des intérêts semblables sont, en différens pays, l’objet d’une constante sollicitude et d’importantes résolutions, il est utile de voir comment on a pensé, comment on a exécuté chez les peuples étrangers. Par suite de certains courans, on ne pense pas toujours de même, on n’agit pas partout avec un égal bonheur, souvent il est des comparaisons qui peuvent devenir instructives. Tantôt elles rassurent contre la crainte d’une infériorité, tantôt elles montrent où il y a un progrès à réaliser. Allons-nous en Angleterre, à Eton, à Harrow, à Rugby : en trouvant les élèves installés dans les familles des professeurs, nous pourrons être séduits par les avantages d’une tutelle vigilante ; les programmes ne nous suggèrent l’idée d’aucun emprunt. En Allemagne, un mouvement particulier appelle l’attention. Depuis peu d’années, pour les gymnases, de nouveaux programmes ont été adoptés. Toute trace des vieux erremens n’a pas disparu, l’histoire religieuse conserve une place vraiment excessive, mais à beaucoup d’égards d’immenses améliorations ont été introduites. Après les classes préparatoires pour les enfans de six, de sept, de huit ans, les écoliers commencent l’histoire naturelle, qui ne sera plus abandonnée que sur la fin des cours. La marche ascendante des études des sciences naturelles est réglée d’une façon presque irréprochable. Dans cette Allemagne qu’on suppose toujours hantée par les rêveries philosophiques et fort entichée du système de Kant ou des opinions d’Hegel, la vieille philosophie a été bannie du programme de l’enseignement secondaire. En 1882, dans une circulaire adressée au directeur des établissemens d’instruction, le ministre, M. Gossler, avait déclaré que la philosophie pouvait disparaître à raison de l’impossibilité de l’enseigner sans trop d’obscurité et sans une fatigue intolérable pour les élèves[4].

Ce n’est pas assez de formuler avec plus ou moins de bonheur des programmes d’enseignement, l’application de ces programmes ne sera point également facile, féconde dans tous les milieux. Selon les circonstances, par une pente naturelle parfois irrésistible, des sujets d’étude s’imposeront davantage. Comment donc, en vérité, ne pas soumettre à un sérieux examen les conditions les plus favorables pour instruire la jeunesse? Dans les conflits, dans les luttes qui, depuis un demi-siècle, ont amené des variations dans le choix des matières de l’enseignement, on ne s’est pas préoccupé d’un fait pourtant bien digne de préoccupation. Les collèges, les lycées sont dans les villes : ils sont en nombre dans Paris. Qui songe à les en éloigner? Presque personne, croyons-nous. Si l’on y a pensé, c’est au point de vue de la bonne installation, de l’hygiène, de l’air propice à la santé. A merveille ; mais ce n’est nullement avec l’idée d’en tirer profit pour les études. Or, c’est en raison des avantages pour les études que nous voudrions rendre aux enfans et aux adolescens l’instruction attrayante, souvent même récréative, et que nous venons tenter, pour servir les intérêts des générations qui se succèdent, de soulever un mouvement d’opinion.

Pour instruire, il y a une méthode naturelle ; seuls, quelques philosophes l’ont compris. C’est la méthode qui consiste à s’identifier avec les goûts, avec les penchans, avec les aptitudes les plus ordinaires aux jours de l’enfance et de l’adolescence ; celle qui conduit à diriger l’esprit sur les sujets de l’intérêt le plus immédiat pour les sociétés humaines, et en même temps les plus propres à élever le sens moral et le sens intellectuel. L’instinct de l’enfant est une indication. N’en pas tenir compte est aussi fou que de méconnaître les instincts de l’ordre purement matériel. Les parens s’indignent ou s’affligent de voir les enfans avides de fruits verts. Il a fallu que des gens éclairés vinssent déclarer que l’appétence des enfans pour les fruits acides ou astringens répond à un besoin qui assure le meilleur fonctionnement de l’appareil digestif. Ce qui est bon dans le jeune âge sera mauvais dans un âge plus avancé; il convient de ne pas l’ignorer. Garçons et fillettes se plaisent à pousser des cris; c’est fort ennuyeux pour les personnes qui détestent le bruit, cependant on aurait tort de vouloir réduire les enfans à un silence trop prolongé. En jetant des cris, ils obéissent à un instinct indispensable pour amener le développement du larynx, et par suite rendre la voix sonore. Il a fallu que de graves penseurs en fissent la démonstration.

Tout enfant, même le moins doué, apprend à parler et arrive de très bonne heure à comprendre et à exprimer tout ce qui se rapporte à des sujets tangibles. Bientôt, comme s’il découvrait les objets qui l’entourent, il y porte attention et s’informe et des noms et des usages. Il prend intérêt à la plante qui épanouit ses fleurs ; il considère avec une sorte de passion l’animal dont la vie se manifeste par des actes saisissans, et tout de suite il demande comment on l’appelle. Qu’on mette donc à profit cette disposition, ainsi que plus d’une fois le réclamèrent des hommes d’étude, et l’enfant se trouvera, sans beaucoup d’efforts, en possession de notions utiles sous le rapport de la vie matérielle et de connaissances qui poussent l’âme vers les sentimens délicats, vers les hautes aspirations. On aura fait usage de la méthode naturelle.

II.

A l’heure présente, les mesures que nous réclamons pour l’enseignement second lire sont au moins, à un certain degré, en exercice pour l’instruction primaire dans quelques localités. Comme exemple, nous en montrerons les bienfaits. Qu’on se laisse donc transporter dans le village fortuné où l’école est dirigée par un instituteur tout épris de sa noble mission. Pour arriver au succès, cet homme intelligent a partout glané le savoir dont il avait besoin. Sur les bancs de la classe, les enfans lisent, écrivent ou se livrent au calcul avec une bonne volonté feinte ou réelle ; — on leur a tant dit qu’à notre époque, il faut être savant ! Il y a un jour où l’entraînement doit être général, les cris de joie retentissent; c’est qu’une ou deux fois par mois, on va chercher des plantes, recueillir des insectes. A peine la porte franchie, la bande s’éparpille dans un rayon déterminé, et chaque élève est en quête d’une verveine, d’une scabieuse dont il mettra une belle tige fleurie dans sa boîte à herborisation, d’un coléoptère qu’il emprisonnera dans un flacon.

Aux alentours du village, de tous côtés, se fait entendre le chant des oiseaux, mésanges, fauvettes, rouges-gorges, qui nichent dans les herbes, les buissons, les branches d’arbres, et l’on est prêt de s’étonner. La destruction de ces gentilles créatures a été poussée comme à l’envi sur presque tous les points de la France; mais ici nos écoliers respectent les nids. Pendant ses entretiens, le maître a montré les pinsons, les roitelets, les bergeronnettes, saisissant de leur bec les insectes cachés sous les feuilles, et les petits villageois ont compris que les oiseaux gardent les champs contre la dévastation des bêtes nuisibles.

Le maître a fait assister ses élèves à la construction d’un nid ; maintenant ils suivent du regard la mère qui couve ses œufs, et, à certaines heures, le père qui la remplace; puis les jeunes nouvellement éclos ouvrant un large bec, tandis que les parens s’emploient sans relâche à fournir la pâture à la famille. Souvent, au récit des peines infinies, de la sollicitude constante, de l’affection inaltérable des petits oiseaux pour leurs enfans, la parole peut être un peu attendrie du narrateur aura mis pour toujours au cœur de ses élèves un sentiment de compassion pour tous les êtres qui excitent l’intérêt, la sympathie et qui réclament protection. Par suite de l’ignorance extrême, au milieu des champs, les bêtes les plus utiles sont devenues très rares. Dans le canton privilégié où l’enseignement est donné de façon à devenir tout à fait profitable à la population, on aperçoit assez fréquemment des musaraignes, les plus mignons de tous les mammifères. C’est que nos écoliers ont appris à ne pas confondre ces animaux insectivores avec les souris et les mulots, rongeurs terribles aux moissons. Fréquemment aussi on voit courir à travers les sentiers le gros insecte bien cuirassé aux élytres d’un vert éclatant, aux antennes effilées, aux pattes longues et grêles, le carabe doré. Il est le type d’une nombreuse famille dont tous les représentans ne vivent que de proie. Un monde vaguant par les chemins et les champs cultivés à la chasse des bêtes nuisibles à la végétation. L’instituteur a dit : « Enfans, respectez l’insecte qui protège les récoltes avec une ardeur féroce. » Et sa parole a été entendue.

Dans la plupart de nos départemens, qui n’a vu clouées sur la porte de la grange, ou même au fronton de la maisonnette du paysan, chouettes et chauves-souris? Le pauvre idiot qui s’est livré à pareille exécution est fier de son acte stupide ; dans son ignorance, ces bêtes de la nuit lui semblent déplaisantes. Cette brute qu’on n’a pas pris soin d’éclairer est plus à plaindre qu’à blâmer. Rien de pareil n’existe au village où l’on a été conduit. Chacun sait que les hiboux, les effraies et les chauves-souris sont des animaux qu’il faut épargner et même dont il importe de faciliter la multiplication en leur ménageant des refuges. Lorsque les cris rauques des hiboux et des effraies rompent le silence de la nuit, personne n’est loin de s’en réjouir. Comme les chauves-souris, le hibou et l’effraie s’établissent près des habitations. Les chauves-souris ne vivent que d’insectes, et les oiseaux de proie nocturnes, pourchassant surtout les petits mammifères, ne causent à l’homme et à ses biens aucun préjudice. Ils sont les plus précieux auxiliaires des agriculteurs. Ils constituent la garde qui seule peut arrêter l’effrayante propagation des animaux malfaisans. Il y a peu d’années, en certains endroits des départemens de Seine-et-Oise, de Seine-et-Marne, de l’Eure, de la Somme, ainsi que dans la Beauce, on se désolait à cause de l’invasion des mulots, des campagnols, c’étaient des appels désespérés aux moyens d’exterminer les horribles rongeurs ; on évaluait à des millions le chiffre des pertes subies. C’était à qui viendrait proposer un genre de piège parfois bien inoffensif, ou des appâts empoisonnés, sans souci d’accidens graves. « Ramenez aux champs vos défenseurs naturels, les hiboux et les chouettes, disait un philosophe, et alors vous n’aurez plus à gémir sur les désastres qui, aujourd’hui, vous affligent. » Mais on voulait un remède immédiat, et l’on ne songeait pas à un avenir qui pourtant ne tarderait guère à être le présent.

Pour un instant, revenons à notre village de prédilection. Pendant les excursions, les élèves recueillent des échantillons géologiques, des plantes et des animaux; ainsi à l’école a été formée une collection où chaque espèce est désignée par le nom vulgaire, avec la mention des services ou des dommages qu’on doit en attendre. Est-il besoin d’insister sur le bienfait d’une pareille éducation dans nos campagnes ? Vous rencontrez de braves paysans familiarisés avec ce qui les entoure, sachant distinguer entre les êtres redoutables et les créatures utiles. Ils ont appris à servir un grand intérêt, l’intérêt de l’agriculture. En même temps, la connaissance exacte de certains faits les a éloignés des idées fausses, des conceptions absurdes, des superstitions insensées qui sont l’apanage inévitable de l’ignorance des phénomènes les plus ordinaires de la nature. Ce résultat est assez beau pour qu’on en demeure frappé[5].

En passant, nous avons voulu signaler les avantages d’une éducation bien comprise pour les populations agricoles, sans intention de nous y arrêter. L’école primaire sera toujours au village et dans chaque quartier de la grande ville. C’est aux conditions d’instruire la jeunesse destinée à devenir l’élite de la société qu’en ce moment il importe de s’attacher sur la scène même où les conditions peuvent être réalisées ; il ne déplaira pas, sans doute, de suivre les écoliers pendant les études qui ne manquent guère de les captiver.

En un lieu propice, dans un site agréable, où le silence n’est troublé que par les bruits des désordres de l’atmosphère, s’élève notre lycée. Tout a été aménagé en vue d’un dessein parfaitement défini : faire large part aux sciences, comme en Allemagne, surtout à l’histoire naturelle, en laissant aux études, dans la mesure possible, le caractère de récréations. Ainsi, dans les classes, le temps consacré aux lettres se trouvera moins disputé.

Souvent on a répété que les études classiques ont pour objet principal d’ouvrir l’esprit et de le préparer pour les occupations que détermine le choix d’une carrière. Personne peut-être ne voudrait affirmer que la bonne voie a toujours été suivie pour obtenir un aussi modeste résultat. C’est après avoir arrêté le meilleur emploi possible de chaque heure, de chaque jour, de chaque année, qu’on sera fondé à concevoir des espérances pour l’avenir. Il faut donc ne jamais abandonner la préoccupation de mettre dans l’esprit de la jeunesse des notions si claires et si précises que l’empreinte en reste presque ineffaçable. Ainsi devra-t-on s’attacher à des sujets qui sans cesse appellent la comparaison, comme puissant moyen de donner à la pensée une rigueur, une justesse dont l’effet est prodigieux dans tous les actes de la vie. Tout ce qui est acquis par l’observation directe et par l’expérience vit en la mémoire d’une autre manière que ce qui est fourni par de simples récits ou par des images fugitives. Tout arrive par l’intermédiaire des sens, et chez l’individu tous les sens ne rendent pas un office d’égale valeur. Dans l’instruction, on est loin encore aujourd’hui de tirer grand profit du sens de la vue, le sens qui permet d’acquérir le plus de notions positives; le sens qui transmet les impressions dont on garde plus particulièrement le souvenir. Il est ordinaire d’entendre des personnes fort indifférentes à tous les genres d’instruction s’écrier : « Je me rappelle bien cette rivière, ce monument, cet arbre; je les voyais dans mon enfance, toujours je les vois ; ou bien encore, c’est un événement qui s’est passé sous mes yeux, il y a trente, quarante ans ; pour moi, c’est comme si c’était hier.» Une fois aura suffi, si l’esprit a été frappé avec énergie. Autrement, pour que l’impression soit durable, il faudra qu’une attention assidue se soit longtemps exercée. Ces personnes qui se flattent d’avoir conservé une vision nette d’objets qui attiraient leurs regards à une époque éloignée ajouteront : « J’ai connu ces choses autrefois, j’en ai souvent entendu parler; mais je les ai oubliées, je n’en ai gardé qu’un souvenir extrêmement vague. » De tels récits sont de chaque jour, et, chose merveilleuse, on n’en tire aucun enseignement. Dans l’instruction, qu’on appelle donc tout d’abord le service des yeux, sans négliger le service des oreilles.

Nulle connaissance sérieuse ne s’acquérant qu’à la peine, il convient de bien apprécier l’étendue moyenne d’application que les individus possèdent à un degré si variable. Mais il est certainement plus essentiel encore de s’inquiéter des circonstances où la notion des faits pourra pénétrer avec le moins d’effort. Chez les enfans, l’immobilité pendant les cours est en général fort pénible ; il y a un besoin de mouvement qui empêche l’esprit de se fixer longtemps sur un sujet. N’arrive-t-il pas, même chez le jeune homme résolu à se livrer à un travail d’esprit et dominé par une forte volonté, que l’application soutenue amène encore la fatigue et jusqu’au trouble de la pensée? Ce n’est pas à contrarier le tempérament des élèves qu’il est permis d’espérer le plus grand succès dans les études. On ne saurait trop le répéter : dans les occasions où il est permis de débarrasser les enfans de toute contrainte, il faut les instruire en éveillant leur intérêt, en charmant leur esprit, en suscitant leur admiration. Que les leçons porteront alors de meilleurs fruits ! Au collège, pendant des classes réglées, il n’est guère possible de donner de sérieuses notions sur la nature vivante; les sujets à traiter sont nombreux, et dans une salle ils ne forcent point à l’observation. S’agit-il de plantes, le professeur a sans doute devant lui quelques fleurs coupées, quelques images propres à la démonstration. Assis près les uns des autres, les écoliers restent assez distraits ; la leçon passe, et le résultat en est bien faible. Que ces mêmes auditeurs soient en excursion botanique, quel changement! Comme ils vont fureter à la recherche d’une plante qui a été signalée! Un des écoliers apporte une tige de bouton d’or; un autre une touffe de potentilles, un autre a découvert une campanule. Aux élèves des classes inférieures, dans le groupe qui se presse autour de lui, le maître dit le nom de la plante et montre de la fleur les particularités les plus saisissantes. Aux élèves plus avancés, le professeur explique les caractères des végétaux qui viennent d’être recueillis ; on marque la forme, on énumère les usages et les propriétés. Les indications se transmettent, se répètent entre les enfans, et deux heures d’une pareille promenade laissent des traces profondes. De telles promenades, renouvelées pendant toute la durée des études, impriment dans l’esprit des jeunes gens un ensemble de connaissances presque ineffaçables. Ceux qui, entre l’âge de quinze et vingt ans, ont suivi les herborisations conduites par un de nos éminens professeurs, n’ont jamais tout à fait oublié ce qu’ils ont appris sur la végétation du pays, dans l’espace d’une saison. Pour entrer plus ou moins dans l’intimité de la vie des plantes ou des animaux, il convient de se familiariser d’abord avec le nom, l’aspect, les traits essentiels des sujets les plus vulgaires. Plus tard seulement, on s’occupera de la structure ou de l’organisation de ces êtres, de leurs affinités naturelles, de leur classification. A des étudians qui n’ont encore nulle conception des objets dont on veut les entretenir, traiter des caractères des familles, d’ordres, de classes, est une idée aussi malheureuse que de parler de grammaire et de syntaxe à des enfans, et même à de grandes personnes qui, voulant apprendre une langue, n’en possèdent encore ni les mots les plus ordinaires, ni les phrases les plus usuelles.

Pour mieux comprendre l’agrément des leçons de sciences, en particulier des leçons d’histoire naturelle que les enfans reçoivent au lycée de la campagne, on acceptera bien de se mêler un peu aux élèves. Au moins deux fois par semaine, au printemps, en été, en automne, s’effectueront les excursions. On est à la fin d’avril ou aux premiers jours de mai. C’est à l’heure matinale ; mais déjà l’air est tiède, la classe conviée à la promenade scientifique est animée d’un beau zèle, et après une assez belle course, la bande entière s’engage dans la forêt. Les rayons du soleil qui se brisent aux branches des arbres projettent sur les gazons de longues traînées lumineuses : des gouttes d’eau, perles irisées, tombent du feuillage, rosée de la nuit qui au matin se résout en vapeur, ou se condense pour se répandre en larmes sur le sol ; enfin, pour récréer l’âme, tous les attraits de la nature en ses jours de fête. Tout à coup, parmi nos écoliers, se manifeste une attention, une surprise, une joie, qui se trahit par de bruyantes exclamations. En ce moment, des écureuils courent à travers les allées, grimpent sur les troncs d’arbres, s’élancent de branche en branche avec une prestesse vertigineuse. Quelques-uns gagnent le nid où ils élèvent une jeune famille. Le maître ne laisse point échapper si belle occasion d’instruire son monde au sujet de l’écureuil, l’élégant mammifère qui donne aux forêts de l’Europe une singulière animation, le gracieux rongeur qui semble avoir emprunté aux singes l’agilité, les mouvemens, les attitudes. Puis on chemine et l’on s’arrête au chant du coucou qui demeure invisible, on marche et l’on s’arrête encore à la vue d’une famille de pinsons ou de rossignols envoyant des fusées de notes joyeuses. Enfin, on considère le papillon qui voltige, paraissant ne voir personne, et sachant toujours échapper à la main prête à le saisir. En avançant sous la feuillée, les parfums excitent les cerveaux. Alors quel plaisir en découvrant les muguets aux feuilles luisantes et aux petites fleurs d’un blanc d’ivoire, les violettes odorantes presque cachées entre les herbes, les fraisiers garnis de fleurs et montrant sur certaines tiges des fruits appétissans. On frôle les buissons de genêts aux fleurs jaunes, et tout près on aperçoit des églantines. Comme les jolies fleurs aux larges pétales roses et aux étamines d’or ravissent tous les yeux, et comme s’ouvrent les oreilles lorsque le maître apprend que ces fleurs sont des roses sauvages dont la culture fait les roses volumineuses et superbes qui embellissent les parcs, les jardins et même les habitations ! Avec les enfans des petites classes, on ne s’occupe que des plantes aux fleurs d’une grâce particulière ou d’un aspect saisissant. Aux élèves des classes moyennes est réservée l’histoire des végétaux, qui ne captivent point par d’égales séductions. On se met à contempler des chênes magnifiques, un hêtre gigantesque, dans la clairière de flexibles bouleaux à l’écorce blanche. Sommes-nous au printemps, les chênes sont en pleine floraison ; l’instant est propice pour examiner de l’arbre, au port incomparable, les fleurs en chatons d’apparence si modeste. On parlera de la croissance du chêne, des qualités et des usages de son bois, de la valeur de son écorce. Par une pente naturelle sera évoqué le souvenir des temps anciens où le chêne était l’objet de la vénération des peuples, où de naïves légendes s’attachaient à l’arbre dont l’existence datait de plusieurs siècles, dont l’ombrage avait été recherché de vingt générations d’hommes. Par la pensée revivront les poétiques hamadryades de la Grèce, les sombres druides des Gaules, pratiquant de mystérieuses cérémonies. Vers la fin de l’été, alors que les glands, à la forme gracieuse et singulière, jonchent la terre, une telle abondance dira que, si quelques-uns doivent germer, la plupart serviront à la pâture des bêtes sauvages, comme autrefois ils servaient à la nourriture de nos ancêtres. Devant le hêtre, le compagnon, et, par ses caractères, l’allié du chêne, nous verrons nos élèves admirer son tronc à l’écorce lisse et sa large cime. Ils apprendront les services que le bois rend pour nos foyers, pour l’industrie, pour les constructions navales, le profit que l’on tire des fruits, les faines donnant l’huile aux populations de l’Europe tempérée.

Une autre fois, l’excursion scientifique a pour objectif une belle mare, une sorte d’étang encadré de beaux arbres : c’est une des plus délicieuses parties de la forêt. On arrive, et dès qu’on aperçoit la nappe d’eau toute chatoyante par l’effet de l’ombre et de la lumière, une impression suave prend l’esprit, une jouissance monte au cœur. En cet endroit, presque tous les hôtes de la forêt sont rassemblés, les insectes sont plus nombreux que sous la futaie, les bourdonnemens répondent aux notes les plus variées. Nulle part, les oiseaux qui viennent se désaltérer ne se montrent plus en fête. Les cris et les chants se mêlent. C’est la vie sous tant de formes ! Sur cette mare s’étalent les larges feuilles et se dressent les fleurs des blancs nénuphars, les lis d’eau, comme se plaisent à les nommer ceux qui, par analogie, appliquent le nom d’un objet bien connu à un objet qui tombe moins souvent sous l’observation. On rappellera que les nénuphars sont de la famille de ces plantes que vénéraient les anciens Égyptiens, le lotus du Nil, et que vénèrent aujourd’hui les peuples de l’extrême Orient, le nelumbo des rivières de l’Inde et de la Chine. Sur un point de l’étang, l’iris des marais aux fleurs jaunes s’offre aux regards comme un type tout particulier de la végétation. Les joncs fleuris aux lourds panicules d’un rose pâle[6], les massettes noirâtres qui dominent à côté des joncs fleuris et contrastent par la simplicité de leur allure, achèvent de fournir à la leçon de botanique.

À ce moment même ou un autre jour, si l’heure est venue de quitter la place, il faudra considérer les êtres animés. De la main ou avec le moindre filet, on s’empare de mollusques. Voilà les limnées à la coquille mince et vitreuse, qui respirent par une sorte de poumon, à la manière des escargots terrestres; puis des paludines à la coquille épaisse, qui respirent par une branchie à la façon des mollusques marins. Un coup de filet procure de très gros insectes, des dytisques et des hydrophiles, les premiers de terribles carnassiers s’attaquant à d’autres insectes, ainsi qu’aux poissons et aux grenouilles, les seconds de paisibles herbivores broutant les conferves : ils ont des ailes, ces gros coléoptères, et, de temps à autre, ils en profitent pour changer de résidence. Ils séjournent néanmoins dans l’eau, et alors, pour les besoins de la respiration, ils recourent à des manœuvres singulières, à des stratagèmes étranges que les élèves suivent avec curiosité, constatent avec joie. Comment ne pas remarquer les libellules traversant l’espace d’un vol rapide à la poursuite d’une mouche ou d’un papillon? Les jolies demoiselles aux allures si élégantes appartiennent à la catégorie des bêtes féroces. Aériennes sous la forme parfaite, ces créatures sont aquatiques pendant le premier âge ; et qu’il est intéressant de comparer aux insectes adultes, si agiles, les larves massives rampant sur la vase! Rien n’aura manqué pour une instructive et charmante leçon de zoologie.

Imagine-t-on combien de connaissances du plus haut intérêt et de la plus grande portée puisera la jeunesse dans de simples excursions à travers champs? A peine a-t-on franchi la porte de la maison que se pressent les sujets d’observation. Sur les bords du chemin pousse l’herbe commune, et vraiment il n’y aurait point à regretter que nos élèves prissent une idée de cette plante de la famille des graminées, qui semble croître pour les humbles de ce monde. Une vieille femme coupe de cette herbe et en emporte sa charge pour nourrir les animaux qu’elle garde en sa pauvre demeure. De l’autre côté du sentier, une chèvre broute cette herbe coriace ; l’histoire de la chèvre n’est pas indifférente. Les écoliers écouteront le maître racontant la vie du petit ruminant, venu des montagnes de l’Asie et vaguant encore à l’état d’indépendance sur les flancs de l’Altaï. En général, ils prêteront une oreille attentive en apprenant ce que les chèvres, dans les âpres contrées, offrent de ressources aux hommes réduits à la plus misérable condition. De quelques broussailles se contente l’animal qui produit des chevreaux, donne du lait, fournit une toison. Et quelle toison! Dans certaines vallées de l’Asie-Mineure et sur les pentes de l’Himalaya, c’est l’incomparable matière textile dont on fabrique les cachemires, ces merveilleux tissus de l’Inde, de la Perse, de l’Anatolie. Les plantes les plus agrestes s’offrent aux regards. Sur le bord du chemin, des chardons et des molènes étalent leurs fleurs, qui attirent les bêtes avides de miel. Au milieu du bourdonnement des insectes, on parlera du caractère et du rôle de ces types de la végétation. Parmi les débris d’une masure abandonnée, on remarquera les magnifiques grappes de fleurs empourprées qu’on nomme les gueules-de-loup[7] et tout à côté les gypsophiles aux délicates fleurs blanches, aux tiges fines et raides. Qui ne connaît les gypsophiles cultivés des jardins, dont on fait aux bouquets une tunique si simple et si vaporeuse qu’elle rehausse l’éclat des roses et des œillets[8] ? En considérant les plantes qui sont la parure des vieilles murailles, ce sera peut-être l’heure d’expliquer comment chaque végétal réclame pour son existence et pour son développement un terrain spécial : à l’un le plâtre, les élémens calcaires, à l’autre l’argile, les matériaux siliceux. Là s’étendent les champs de trèfle et de luzerne tout fleuris que hantent les papillons bleus ; c’est Irais, c’est gai, c’est joli. Ce sont des plantes légumineuses qui font d’excellent fourrage; les bêtes à l’étable qui le consomment en hiver s’en délectent. Sur les corolles des trèfles, les abeilles sont en multitude ; elles pompent le miel avec une ardeur plaisante à observer. Les laborieux insectes obéissent à un instinct qui est la prévoyance. Il y a dans la nature des jours de fête qui ne se renouvellent pas en la même saison. Aujourd’hui, pour certains êtres, c’est la fortune ; demain, c’est la misère. Pour les abeilles, en ce moment sur ces fleurs si fraîches, la récolte est facile ; bientôt les fleurs seront fanées ; il n’y a donc pas en ces beaux jours un instant à perdre. Justement, voilà qu’au détour de la route se dresse une maisonnette, de jeunes enfans se promènent aux alentours de la route, mordant à belles dents dans une tartine de miel. Dans le jardin, de quelques mètres de superficie, il y a deux ou trois ruches ; les abeilles qu’on a vues butinant sur les trèfles et les luzernes apportent les provisions. À ce spectacle s’ouvrent les yeux des écoliers ; à la description des instrumens si parfaits dont disposent les abeilles pour exécuter leurs admirables travaux, les oreilles sont tendues; à la narration simple et précise de la vie des insectes qui comptent parmi les plus extraordinaires ; à l’exposé des avantages que procure à de pauvres paysans la possession de quelques ruches, l’esprit est émerveillé. Resteront le sentiment d’un grand fait de la nature et la pensée d’une question économique, petite dans le détail, considérable par sa faculté d’expansion. Il n’en faut pas douter, une telle leçon laissera un sentiment durable dans la plupart des jeunes têtes. Cet après-midi, le temps n’est pas propice aux longues promenades ; il a plu, les chemins sont mauvais, le ciel est menaçant, on n’ira pas loin; mais les champs de céréales, le blé, le seigle, l’avoine, sont à notre porte. Plus d’une fois, on a redit l’ignorance de l’habitant de la ville au sujet des végétaux qui fournissent en Europe la base de l’alimentation. Le jour où l’instruction secondaire se donnera dans les campagnes, il n’y aura bientôt plus personne qui ne connaisse l’histoire, les caractères, le développement de la précieuse graminée dont les graines se convertissent en farine pour la fabrication du pain. L’automne venu, les travaux des champs sont en pleine activité ; le spectacle de cette vie laborieuse, tant de fois célébrée, où hommes et femmes de tous les âges ont un rôle, est un exemple à présenter à des adolescens qui approchent des jours où ils prendront une place dans les rangs de la société. Que de notions utiles saura mettre dans l’esprit de ses élèves le professeur un peu familiarisé avec les choses de l’agriculture! Instruits à pareille école, les hommes influens se montreront habiles à conserver une juste opinion touchant les plus graves intérêts économiques du pays. Ayant à prendre parti entre des intérêts contraires, ils décideront d’après leurs vues personnelles. Dans les débats qui s’élèvent d’un côté pour la défense du progrès et du bien-être des masses, et, d’autre part, pour la protection de l’agriculture et de l’industrie, on verrait des législateurs assez avisés des situations pour se reconnaître au milieu de l’explosion des appels les plus contradictoires. A notre époque s’effectue avec lenteur la transition dans les procédés agricoles ; les vieux erremens d’une pratique toute naïve et les méthodes nées de la science moderne sont en présence. Le progrès, qu’on l’aime ou qu’on ne l’aime pas, s’impose aux sociétés humaines. Il faut donc le favoriser; l’intérêt du pays tout entier le commande. Éclairer les populations rurales et mettre aux mains des cultivateurs pauvres les meilleurs engins est une lourde tâche sans doute, elle est de celles qui peuvent s’accomplir. Au milieu de ces champs où s’exerce la première des industries, que d’enseignemens pourraient recevoir les élèves de nos lycées ! Les semailles commencent sur un terrain : un homme, beau comme le semeur antique, sème le grain à la volée; sur un domaine voisin, le grain est semé en lignes, à l’aide d’un instrument qu’une ingénieuse invention a mis au service des agriculteurs. Les collégiens demeureraient frappés en apprenant que si, par toute la France, on employait le semis régulier, on éviterait une perte de 8 millions d’hectolitres de blé, représentant une valeur d’environ 180 millions de francs. Au mois de juin, à la vue des moissons, chacun demande quelle sera l’importance de la récolte ; les blés, les avoines seront bientôt fauchés. Il y a des champs où le blé va donner 12 à 14 hectolitres à l’hectare ; l’avoine, 20 à 28 ; sur d’autres, le blé fournira 30 à 35 hectolitres à l’hectare; l’avoine, 40 à 50, ou davantage encore. Ne serait-il pas bon que le jeune homme, dût-il par la suite être bien éloigné de la vie rurale, garde l’impression d’une pareille différence? Qui ne sait, en effet, combien il restera toujours instructif de comparer au champ entretenu selon la vieille routine le champ productif, parce que le terrain a reçu les substances chimiques convenables, parce que le choix des semences n’a pas été décidé au hasard, parce que tous les procédés scientifiques ont été mis en usage?

En plein air, combien de leçons de chimie et de physique peuvent être rendues attrayantes ! Où mieux qu’à la campagne observerait-on l’eau dans ses aspects variables et dans ses différens états? En quelque endroit, sous la futaie, on voit sourdre l’eau claire, transparente comme le pur cristal, tandis qu’à la rivière ou sur l’étang elle se montre verte comme si elle empruntait sa couleur aux feuillages d’alentour. Après une crue, mêlée à du limon, elle aura pris la teinte triste qui dénonce une souillure. Pendant la grande chaleur, en présence d’une mare, on va reconnaître l’eau qui se convertit en vapeur, la vapeur qui, de la surface terrestre, s’élevant dans l’espace pour former les nuages, doit retomber en pluie, la vapeur qui, à certaines heures, par suite d’une inégalité de température des couches de l’atmosphère, séjourne dans la vallée, s’emparant de l’air qu’on respire ; alors, elle est le brouillard. Au soir, par la nuit claire, on voudra examiner la vapeur chaude se dégageant du sol, qui, bientôt refroidie, se condense et devient la rosée, si précieuse dans les temps de sécheresse pour conserver un peu de fraîcheur à la végétation. En hiver, ne manque pas l’occasion d’un entretien sur l’eau passée à l’état solide, la glace, la neige, la grêle. A médiocre distance du lycée, il existe un marécage où se décomposent les matières organiques. Dans l’obscurité d’une nuit profonde, sur la nappe liquide, voltigent de petites flammes, et les écoliers ont entendu les gens des villages voisins parler avec une sorte d’effroi des feux follets. Ils sont fort intrigués ; ils seront ravis si, entraînés sur les lieux, ils aperçoivent les feux follets, tout en apprenant la formation du gaz des marais aussi bien que ses propriétés. En promenade, on s’arrête devant une bâtisse en construction; une fosse a été creusée pour la préparation du mortier. Où trouver instant plus favorable pour instruire les élèves au sujet de la chaux, pour signaler les caractères de la substance, sa diffusion dans le sol, son emploi, son traitement? Le jour où il s’agit de traiter de la pesanteur, les incidens se multiplient pour fournir des exemples. Des feuilles et des fruits tombent à terre avec une vitesse fort inégale; ainsi se démontre la résistance de l’air. Sur l’eau, la poire disparaît dans la profondeur, tandis que la pomme surnage ; alors se manifeste à tous les yeux la différence de poids spécifique entre deux corps. Où mieux encore qu’au grand air, lorsque chacun apprécie le bienfait des ombrages, pourrons-nous exposer les lois de la chaleur? Les paroles seront d’autant moins emportées par le vent que plus fortes seront les sensations personnelles. Le moment est venu pour faire connaître la dilatation d’un métal ou d’un liquide sous l’influence du calorique, pour faire admirer l’invention du thermomètre, le principe et la construction du précieux instrument qui nous donne, avec une parfaite exactitude, le degré de la température. Pour l’étude de l’électricité atmosphérique, il est des instans qui semblent indiqués. Dans la saison où se développe la végétation, sur la montagne comme sous le couvert des bois, l’air se révèle par une impression agréable ; il est électrisé, c’est l’ozone, l’air jugé particulièrement salubre. Un aperçu touchant l’électricité atmosphérique sera d’un grand effet à l’heure où le soleil s’obscurcit, où de sombres nuages couvrent le ciel, où une fraîche brise traverse l’atmosphère brûlante et annonce l’orage. L’exposition du maître reçoit une puissante approbation lorsque l’éclair sillonne la nue et que le coup de foudre souligne ses paroles, en donnant une mesure de l’énorme différence dans la vitesse de propagation entre les ondes sonores et les ondes lumineuses.

En courant la campagne, on rencontre des exemples propres à fixer l’esprit sur des phénomènes géologiques. Une tranchée montre une superposition de terrains qui frappent par la dissemblance des caractères, et ainsi apparaît sous un aspect saisissant la formation de l’écorce terrestre depuis des temps antérieurs jusqu’à l’époque actuelle. Une carrière a été ouverte pour l’exploitation de la pierre ou d’un minerai : c’est un sujet d’informations spéciales. Pendant les excursions, tout élève se renseigne de la façon la plus simple sur la topographie d’une région et prend une idée parfaite des mouvemens du sol. Muni de la carte de la contrée qu’il est appelé à parcourir, il s’accoutume à reconnaître les positions sur un tracé et, sans en prendre souci, il se prépare, selon la plus excellente méthode, à l’intelligence de la géographie. Comme, en notre pays, il est peu d’endroits qui n’aient été ou le théâtre d’un combat ou le témoin d’un événement mémorable, n’est-ce pas à la place même qu’un singulier relief peut être donné à une leçon d’histoire?

Assez d’exemples viennent d’être cités, croyons-nous, pour mettre chacun en humeur de rêver longuement sur les prodigieux avantages d’une instruction qui serait donnée en partie sans infliger aux élèves la pénible obligation de demeurer assis sur les bancs de la classe.

III.

Le simple aperçu qui vient d’être présenté dit assez combien de connaissances solides doivent acquérir la plupart des écoliers par une instruction donnée à travers bois, à travers champs, le long d’une rivière. Dès le commencement des études, les collégiens se sont familiarisés avec les principales formes de la végétation et du monde animal ; ils les distinguent par l’aspect, par les couleurs, ils les désignent par les noms vulgaires. Guidés par un maître habile, ils saisissent bientôt des ressemblances et des différences entre les êtres qui les ont occupés; ainsi arrive la conception nette des objets, de leurs qualités, de leur utilité. On ne s’étonnerait pas que le professeur de grammaire lui-même sût tirer avantage dans sa classe d’une telle préparation. Le moment vient d’apprendre les noms scientifiques des espèces, des genres, des familles. Ces noms, les mêmes en usage dans tous les pays du monde où l’on rencontre un adepte de la science, sont en langue latine. Le langage scientifique est donc bien propre à fixer, dans la mémoire des enfans, une foule de mots latins, et à prêter son concours dans l’étude classique de l’idiome qu’on parlait et qu’on écrivait dans la Rome antique. D’autre part, dans l’histoire naturelle, la nomenclature ayant été faite en grande partie de mots grecs, à la connaître chacun sentira le bienfait pour l’étude de la langue de Platon et d’Aristote. En parvenant aux classes supérieures, les jeunes gens qui n’ont jamais pu perdre les notions acquises dans les années précédentes, parce que les mêmes sujets sont toujours demeurés à portée de leur observation, se trouvent heureusement préparés pour s’instruire des traits les plus essentiels de l’organisation des êtres et des grands phénomènes de la vie. C’est par une ascension régulière qu’on s’élève aux vues philosophiques nées de l’observation et de l’expérience, et s’appuyant sur des faits dont la réalité est indiscutable. La dernière année d’étude est arrivée. Les jeunes gens ont de seize à dix-huit ans. Cette année appelle, selon l’expression scolaire, le couronnement des études ; tous les élèves faibles ont disparu : ils n’avaient rien à couronner. On est donc en présence d’une élite, et quelle influence doit exercer, sur une jeunesse intelligente, une année d’application sur des sujets d’ordre élevé, si l’enseignement est à la hauteur de sa mission ! Un homme éclairé ayant passé sa vie au milieu d’un peuple de sens pratique, venant à tomber tout à coup dans notre société, éprouverait peut-être une surprise. Ne se serait-il pas imaginé que la dernière année d’études classiques porte sur des matières où l’esprit va se former aux méthodes capables d’assurer la direction de la vie et l’accoutumer aux raisonnemens sur des choses où l’on parvient à dégager la vérité, à démontrer l’erreur, à peser la valeur des probabilités?

Suivant toute apparence, l’étranger s’étonnerait en songeant qu’on offre aux méditations de la jeunesse des collèges des idées de rêveur, des systèmes bizarres, propres à troubler les cerveaux les mieux équilibrés et à pervertir la raison. Il contredirait à la pensée d’inculquer le goût de la dispute, même de la chicane, sans souci de la vérité; mais avec le désir de dominer son interlocuteur ou un adversaire par une accumulation de sophismes. La philosophie qu’on enseigne dans les lycées est la survivance d’un autre âge, un reste des vieux erremens scolastiques. Aujourd’hui, comme autrefois, on se préoccupe d’idées qui ont surgi dans la tête d’un homme souvent en opposition avec celles qui ont pris naissance dans l’esprit d’un autre homme. Les sages, les vrais philosophes diront quelle force de très jeunes gens tirent de dissertations sur le système de Kant, sur la doctrine de Spinoza, plus encore sur des sujets qui échappent à toute détermination rigoureuse. Aussi est-il assez ordinaire d’entendre des élèves de philosophie se plaindre de la fatigue causée par de stériles efforts pour comprendre certaines questions bien étranges, et de les voir n’aspirant qu’à l’heure de la délivrance. Parfois, durant le cours de l’année, les professeurs changent : ce ne sont plus les mêmes opinions, ce ne sont plus les mêmes interprétations, et alors les pauvres jeunes gens se sentent perdus dans un océan de nuages.

Lorsque se révélèrent les penseurs du XVIIe siècle, ils excitèrent un engouement justifié : ils promettaient de conduire à la démonstration de toute vérité. Précédés par des naturalistes et des anatomistes du XVIe siècle dans l’idée d’un abandon des vieilles traditions et d’un recours constant à l’observation et à l’expérience, François Bacon prescrivait la recherche scientifique; Descartes, déclarant vouloir « toujours pencher du côté de la défiance plutôt que de la présomption, » en appelait au libre examen et à la raison. La voie semblait tracée pour donner un puissant essor aux plus hautes et aux plus nobles facultés humaines. De nos jours on s’aperçoit que les tendances, que les aspirations, que les intérêts sociaux du XVIIe et du XVIIIe siècle sont d’une autre époque. Au déclin du XIXe siècle, toutes les connaissances acquises, toutes les lumières accumulées, tous les progrès réalisés ont produit un état de la civilisation absolument différent des états antérieurs. Il importe donc, pour l’avenir du pays, de ne point engager en pure perte la jeunesse dans des débats d’un autre âge, mais à la préparer à bien figurer dans une société où tant de choses se perfectionnent et se transforment. Certes, tant qu’il y aura des hommes instruits pour tenir en honneur toutes les manifestations de la pensée, il sera utile, nécessaire, indispensable, qu’on s’occupe en certains milieux des diverses opinions philosophiques et de l’influence des métaphysiciens d’autrefois; seulement, ce n’est point au lycée qu’il est bon d’en traiter, mais dans quelques chaires du haut enseignement. L’amphithéâtre de la Sorbonne semble encore garder l’écho d’étonnantes dissertations sur des sujets en dehors des réalités de ce monde, où se sont donné carrière de vaillans esprits. On n’a point perdu le souvenir des heures où un maître plein d’art, transportant une nombreuse assemblée dans un pur idéal, la charmait par la finesse des aperçus, l’émerveillait par l’élévation des idées, l’enthousiasmait par d’éloquentes paroles. Il ne faudrait pas croire que la plupart des leçons infligées aux collégiens ravissent également l’auditoire. D’ailleurs, plus ou moins réussies, des dissertations sur des écrits capables de faire méconnaître à la jeunesse des vérités aujourd’hui pleinement démontrées ne peuvent avoir qu’une influence funeste. Invoquera-t-on la grande figure de Descartes; celui-ci n’est pas un philosophe ordinaire : il est un savant. En dehors de la foi religieuse, il n’aspire qu’à la connaissance de la nature ; il ne voudrait raisonner qu’en s’appuyant de l’observation et de l’expérience; il met en relief toute la valeur des comparaisons. Des pages du Discours sur la méthode, dictées par la plus haute raison, et entraînantes par l’allure superbe, pourront sans doute être toujours proposées en modèle. Dans les années où les élèves doivent se familiariser avec les chefs-d’œuvre de la littérature française. Descartes trouve sa place parmi les penseurs comme parmi les écrivains. N’allons pas plus loin, car on ne parvient guère à comprendre les réflexions du grand philosophe sans avoir la notion précise du misérable état de la science à son époque. De nos jours, Descartes formulerait d’autres réflexions sur les sujets qui l’occupèrent autrefois. On ne saurait mettre trop d’attention à éviter aux écoliers la lecture du chapitre consacré à la physiologie. En diverses rencontres, le philosophe, revenant sur les. caractères de la certitude, laisse apparaître une indécision peu propre à satisfaire l’esprit, mais fort explicable par la difficulté d’une application sur des objets rigoureusement déterminés ; il déclare néanmoins prendre pour règle générale « que les choses que nous concevons fort clairement, fort distinctement, sont toutes vraies. » Longtemps des hommes éclairés prétendirent à la conception très nette du monde de l’Olympe, ou de certains êtres depuis réputés fabuleux, et pourtant plus tard cette conception ne fut plus qu’une chimère.

Au programme des études classiques, Malebranche a une place d’honneur avec son principal ouvrage, la Recherche de la vérité. Penseur ou écrivain, Malebranche est, pour ses biographes ou ses commentateurs, une de nos gloires nationales. Ce n’est pas au collège qu’il est bon de vouloir le faire apprécier. La recherche de la vérité ! mais Malebranche n’entendait nullement la recherche de la vérité comme il convient de l’entendre de nos jours. Le pieux oratorien ne s’inquiétait point de la vérité qu’on recherche et qu’on découvre en multipliant et en aiguisant les ressources de l’observation et de l’expérience. Le prêtre studieux, à la pensée ardente, aux angoisses sublimes, croyait, par l’effort de son raisonnement, obtenir une révélation de la vérité pour un monde que l’homme ne voit qu’en rêve. Respectons les rêves, les exaltations mystiques; c’est tout. Il y a mieux à faire que d’en troubler le cerveau des écoliers; il y a l’esprit à séduire par la connaissance de vérités indiscutables. A notre époque, rendue si vivante par la science, qui le croirait? dans la classe de philosophie, les idées les plus bizarres et les plus fausses, les conceptions les plus nuageuses n’effraient personne. Gravement on explique la doctrine de Spinoza, on estime de grande portée les assertions du philosophe hollandais, que « la substance est ce qui est, de soi et par soi, et n’a besoin de rien autre pour être ; que la volonté, le devoir, l’amour, sont des modes qui appartiennent à la nature naturée et non pas à la nature naturante, etc. » A la fin du XIXe siècle, lorsque le champ des notions utiles pour tous est sans bornes, il est permis de perdre un temps précieux à discuter de pareilles propositions ! Que dire maintenant de l’abbé de Condillac? On occupe nos collégiens de ce rêveur, qu’un juge doux envers les maîtres de la scolastique, Victor Cousin, appréciait en ces termes : « Le sens de la réalité manque à Condillac; il ne connaît ni l’homme, ni les hommes, ni la vie, ni la société. Le sens commun ne le retient jamais ; son esprit est pénétrant, mais étroit. » Eh bien ! c’est encore avec révérence que, dans l’école, on parle de l’auteur du Traité des sensations. Supposerait-on qu’il y ait le moindre intérêt, pour le développement de nos facultés intellectuelles, à suivre la pensée d’un homme divaguant sur les sensations, dans l’ignorance absolue de la structure des organismes qui transmettent les sensations ?

Il est inutile de s’appesantir davantage sur des œuvres qu’il faut à jamais rayer des programmes de l’enseignement secondaire. L’abandon de l’ancienne philosophie scolastique est complet dans le pays étranger qui prétend à la plus grande diffusion du savoir. La France, parfois si éveillée aux clartés nouvelles, eut souvent l’initiative des progrès ; on regrette qu’elle n’ait point été la première dans l’accomplissement d’une réforme absolument nécessaire. S’il convient de ne laisser ignorer à personne du monde des lettrés l’influence sur la marche de l’esprit humain de Platon et d’Aristote, de Descartes et de Leibniz, un simple aperçu historique donnerait satisfaction à de légitimes exigences.

Il est une autre philosophie que la vieille métaphysique, et celle-là semble bien près de s’offrir à l’activité de nos jeunes professeurs, une philosophie qui a pour fondement essentiel les phénomènes de la nature, celle que visait Descartes, encore dépourvue des élémens qui en permettent la pratique. C’est par la connaissance des fonctions de la vie chez les différens êtres, c’est par une juste appréciation de l’esprit des bêtes qu’on se prépare à l’étude de l’esprit humain : la psychologie. Avec les conditions d’enseignement dont le tableau a été esquissé, les dissertations sur les écrits philosophiques désormais bannies, une année tout entière nous reste pour assurer les résultats d’une instruction qui s’acquiert surtout par l’observation et l’expérience.

Il est remarquable de voir comment, dans la meilleure société, presque tout le monde se contente des définitions les plus vagues. On écoute un récit sortant de la bouche de personnes qui passent pour être fort éclairées ; on lit dans un ouvrage certaines descriptions, et l’on est frappé de n’avoir pu saisir aucun fait précis. A la façon trop habituelle de s’exprimer, il y a des inconvéniens; mais, avec le système d’instruction en usage, c’est inévitable. Autour de la table, dans un festin, lorsqu’est apporté le plat d’asperges, voilà les convives en joie et en admiration. Que ces asperges sont belles ! Quelle excellente chose que les asperges ! s’avise-t-on de prier un des assistans de dire ce que c’est qu’une asperge, sur les visages se manifeste un ahurissement : personne ne le sait; les uns gardent le silence, les autres ricanent d’un air hébété, afin de se donner une contenance, et aussi pour marquer le mépris que leur inspirent des connaissances de cet ordre. Des asperges : on les mange, chacun pense, et cela suffit. On ira jusqu’à trouver que ce sont des légumes, au même titre que les pommes de terre et les haricots. Au salon, on parle de chevaux; il y a là de fins connaisseurs. On vante l’attelage d’un homme riche; on cite avec enthousiasme les chevaux de selle d’une écurie renommée. Au milieu du groupe de personnages vaniteux, s’il était permis de demander qu’on veuille bien apprendre à un ignorant ce que c’est qu’un cheval, la question semblerait prodigieuse. Il ne faut pas en être surpris : il y a très brillante société où l’on se plaît à déclarer que l’écrevisse est un poisson. Dans les sciences, il est de premier principe de définir les corps d’une façon rigoureuse. Avec la méthode et les procédés aujourd’hui réclamés, l’habitude des vraies définitions prise dès la jeunesse aurait la plus heureuse influence dans les actes, dans la manière de concevoir et d’exprimer ses idées à l’égard de tous les sujets. Malgré une indifférence assez habituelle, tout le monde reconnaît combien dans la façon de rapporter les faits, soit par la parole, soit par l’écriture, on a en général médiocre souci de la parfaite exactitude. Un événement a eu des témoins plus ou moins attentifs ; les récits abondent, et, sur des points essentiels, ils sont contradictoires. À discerner ouest le vrai, le plus avisé se débat en efforts stériles. Une conversation sérieuse a été entendue ; elle va être l’objet de mille commentaires, et tous les termes sont autres que ceux des interlocuteurs ; les assenions sont exagérées ou travesties, les intentions faussées et le sens général complètement dénaturé. Tous les jours, en effet, chacun trouve de bonnes raisons pour se récrier : on lui affirme qu’il a pris part à un acte dont il n’a pas même eu connaissance ; on lui attribue des relations avec des personnes dont il ignore jusqu’à l’existence ; on lui prête les opinions les plus éloignées des siennes. Il se révolte en apprenant qu’on le cite comme ayant tenu des discours capables de blesser ses propres sentimens… À l’égard de la négligence dans le soin de se mettre en régie avec la réalité, les plaintes sont fréquentes, et pourtant on est si bien accoutumé à être en butte à des erreurs de tout genre qu’on n’y voit rien de bien extraordinaire. D’ailleurs, la plupart du temps, on se montre si crédule, que les faits les plus controuvés sont reçus avec faveur dans une société qui songe rarement à réclamer un contrôle. Nulle déconsidération n’atteint l’auteur de récits entachés d’exagération ou de malignité dans les interprétations. On va même jusqu’à excuser chez le biographe ou l’historien l’esprit de parti qui l’entraîne loin de la vérité, c’est que, pendant les classes, la réflexion des enfans est à peine sollicitée sur des faits précis ou sur des comparaisons faisant ressortir où est le vrai. Le jour où sera reconnue la nécessité de soumettre la jeunesse à des études qui appellent l’observation et l’expérience personnelles, un changement sensible ne tardera guère à s’établir dans les habitudes de la vie. On verra beaucoup s’étendre, sinon se généraliser, les sentimens qui demeurent aujourd’hui le partage d’un petit nombre : la crainte de l’erreur, la passion de la vérité. Ce n’est pas tout encore. Par l’observation constante des objets que la nature a répandus autour de nous, on en vient aisément à n’aimer que l’exactitude rigoureuse ; la pratique, mieux que toutes les dissertations, fixe l’esprit sur le caractère de la certitude.

Pour s’orienter au milieu d’affaires compliquées, pour conduire de grandes opérations, il faut se tracer une méthode. Longtemps les hommes ne disposèrent que des méthodes qu’ils imaginaient. Tout d’abord, les savans eux-mêmes ne classèrent les plantes et les animaux que d’après des signes choisis de la façon la plus arbitraire. Aujourd’hui, nous sommes en possession de la plus admirable méthode, de la méthode qui défie toute comparaison ; en un mot, de la méthode naturelle. Celle-ci n’a été inventée par personne ; elle a été découverte, car elle est de la nature même. À raison de son origine supérieure, elle doit être prise comme un modèle pour l’ordre à suivre dans toutes les choses spéciales. Et cette méthode reste inconnue en dehors d’un petit groupe d’hommes d’étude ! On ne songe jusqu’ici, dans l’enseignement, à en montrer ni la haute valeur ni la portée exceptionnelle. En effet, si bien définies sont les divisions zoologiques, que chaque ensemble, parfois formé de légions d’espèces, apparaît comme un monde particulier offrant des relations plus ou moins intimes avec les représentans d’autres types. L’image d’un tel monde est faite pour mener à la juste conception de l’immense famille humaine, variable suivant les races et suivant les individus. Deux opérations de l’esprit, propres à bien servir l’entendement, ne sauraient trouver ailleurs que dans la nature un solide fondement, l’analyse et la synthèse. Dans la reconnaissance des caractères que présente un être, le premier soin est d’en considérer les parties, en un mot d’en faire l’analyse. L’enfant appelé à l’observation d’une fleur apprend à la voir dans ses détails : le calice, les pétales formant la corolle, le pistil, les étamines. Où rencontrerait-on plus avantageux modèle pour exercer à l’analyse, si précieuse quand il s’agit de débrouiller des matériaux un peu confus ? La synthèse aussi, une grande généralisation bien assurée, parce qu’elle repose sur une connaissance approfondie de tous les élémens particuliers, est d’un secours sans pareil pour soulager des forces intellectuelles, toujours trop limitées. Si l’on en comprend la puissance, on néglige néanmoins, dans l’instruction, d’en montrer les exemples les plus grandioses. Autrefois, à la vue d’un homme, d’un oiseau, d’un poisson, on ne saisissait que des différences ; par la science, il est prouvé que la charpente osseuse de ces créatures si dissemblables dérive d’un seul type primordial soumis à des modifications infinies. À une époque, les mâchoires de la sauterelle, le suçoir de la cigale, la trompe du papillon, l’appareil buccal de l’écrevisse, semblaient des organes si particuliers qu’on n’avait pas même l’idée de les comparer. Il est devenu de la dernière évidence que, chez tous les insectes et les crustacés, les appendices qui entrent dans la constitution de la bouche sont de même essence. Insérés dans les mêmes rapports et en nombre égal, ils affectent les formes les plus diverses et subissent les appropriations aux usages les plus variés. Au premier abord, en songeant aux centaines de millions d’espèces d’insectes répandus sur notre globe, en présence d’une diversité sans fin, on se croirait perdu. La science, sinon faite, du moins fort avancée, tout est rendu simple. En quelques phrases, on explique le plan fondamental. C’est seulement dans l’étude des êtres animés qu’ont été réalisées de telles synthèses, les plus grandes qui aient jamais été dévoilées par l’esprit humain. Il ne serait pas inutile d’en saisir la jeunesse.

C’est bien pendant la dernière année d’étude que les élèves des lycées, alors en possession d’un guide aussi sûr que la méthode, se trouveront aptes à recevoir quelques notions essentielles touchant l’organisme et les grandes fonctions de la vie chez l’homme et chez les êtres d’un intérêt immédiat dans nos sociétés. Avec une certaine vue passablement assurée à l’égard des organes des sens, chacun pourra se flatter d’apprécier sainement les impressions, les perceptions, les sensations. Ainsi, avec le moins d’effort et le plus de sûreté, on parvient à s’initier aux actes qui dérivent de l’instinct et de l’intelligence, c’est-à-dire à la psychologie. Dans l’instruction de la jeunesse, on ne manqua jamais, sans doute, d’éveiller le sentiment par la morale et par les exemples des plus nobles aspirations humaines. À cette tâche, personne ne voudrait faillir ; mais, en même temps, n’est-il pas utile d’exalter l’esprit à la source inépuisable de la nature? Dans l’ensemble, ce sont d’admirables spectacles; dans le détail, des scènes gracieuses ou d’un effet saisissant; partout enfin, l’attrait des phénomènes de la vie. Nul ne saurait y porter un peu sérieusement les regards sans être entraîné à l’admiration. Savoir admirer, c’est la sagesse d’estimer toutes choses selon la juste valeur; c’est la faculté de défendre l’esprit contre les engouemens irréfléchis, contre les enthousiasmes exagérés! Dans un temps où la société semble se dégager de certaines croyances qui ont passionné pendant une série de siècles, seule la nature peut procurer des ravissemens dont parfois se montre avide l’âme humaine. Les sujets nous environnent, ils rendent possible notre existence, ils demeurent à notre portée pour satisfaire à nos besoins matériels, pour servir à notre instruction, pour exalter nos qualités affectives. L’observation de la nature faisant aimer la vérité et, avec la vérité, la justice, en inspirant le goût de ce qui est utile et beau, en suscitant l’amour pour les magnificences les plus grandioses qu’il soit permis de contempler, est encourageante pour toutes les consciences. L’admiration des spectacles de la nature a été l’origine de chefs-d’œuvre de la littérature : elle a fait surgir les merveilleuses descriptions de Buffon, les narrations simples et limpides de Jean-Jacques Rousseau, les pages si touchantes de Bernardin de Saint-Pierre. A notre époque même, des écrivains, animés d’un sentiment délicat de la nature, n’ont-ils pas obtenu les plus légitimes succès pour avoir tracé des tableaux de paysages romantiques avec un si réel bonheur qu’on se sent transporté sur les scènes dont on a lu la description ? Des jeunes gens sur le point d’entrer dans la carrière, et qui ont puisé dans une instruction solide une tendance à s’attacher aux faits bien observés, si un souffle poétique vient à les toucher, ils compteront parmi les mieux préparés à la fois pour les luttes de l’existence, pour les plaisirs qui charment l’esprit, pour les joies qui emplissent le cœur.


IV.

Il est juste de proclamer chez la nation l’égalité de tous les citoyens. Lorsqu’une créature humaine vient au monde, nul ne peut savoir ce qu’elle vaudra, soit dans l’ordre intellectuel, soit dans l’ordre moral. Les conditions défavorables n’empêchent pas toujours l’essor, les circonstances les plus heureuses trompent souvent l’espérance. Que les principes vivent dans tout leur éclat, ce sera, il faut l’espérer, l’éternel honneur des civilisations modernes. Cependant, à trop admirer les principes, on verse dans des voies déplorables ; il y a la réalité qui s’impose. La nature parle, montrant partout l’inégalité. Impossible de rencontrer deux sujets pareils de tous points, d’une valeur égale. Parmi les êtres les plus infimes, entre deux individus, tout de suite, on constate une différence ; l’enfant qui a cueilli deux pâquerettes dit : Celle-ci est plus belle que celle-là. A la maison, on s’amuse de deux oiseaux pris au nid. Ils sont nés le même jour, ils ont reçu les mêmes soins, la même éducation ; l’un est gentil, aimable, il accourt vite à l’appel du maître, il a besoin de plaire; l’autre n’écoute aucune voix : à la main qui s’approche pour le flatter, il distribue des coups de bec. Plus l’espèce est d’ordre élevé, plus s’accentuent les différences entre les individus. Parmi les hommes, la diversité dans les aptitudes, dans les goûts, dans les sentimens, est prodigieuse. Cette diversité, capable de mettre en déroute toutes les prévisions, se manifeste plus ou moins dès la première enfance. Il convient donc, pour arrêter des programmes d’instruction et déterminer les conditions de l’enseignement, d’avoir en vue cette diversité et de songer aux moyens les plus propres à servir le grand nombre. Or, il n’est guère douteux que, si une expérience comparative était réalisée, on arriverait à reconnaître que l’étude de la nature vivante est, de toutes les études, celle qui trouve le mieux son chemin à travers les intelligences diverses et qui, en général, prépare l’esprit de la manière la plus efficace pour tous les genres d’occupations. Reconnaître par les résultats de l’enseignement dans quelles proportions se répartissent les forces intellectuelles est d’un intérêt capital, si l’on vise à élever le niveau de l’instruction. Nulle part il n’est aussi aisé que dans les écoles supérieures, où les jeunes gens n’accèdent qu’à la suite d’épreuves réputées plus ou moins difficiles, de mesurer la différence des aptitudes. Là, on croit voir le tableau de l’ensemble des élémens qui composent la partie la plus éclairée de notre société. Quelle inégalité entre les sujets d’une promotion! Parfois il en est un qui émerveille tous ses professeurs : il retient et comprend tout ce qui a été dit dans chacun des cours ; aux questions il répond sans hésiter, avec méthode, soit qu’on lui demande simplement l’énoncé des faits, soit qu’on désire des développemens; c’est vraiment un esprit d’élite. Quelques-uns de ses camarades le suivent à une certaine distance. Puis vient un groupe d’élèves qui comptent parmi les travailleurs; ils n’excellent en rien, ils sont ordinaires. Il y a une suite; il y a ceux qui ont désolé les répétiteurs et qui désespèrent les examinateurs. Ce qu’il fallait apprendre reste vague dans leur esprit ; le petit côté des choses les a particulièrement frappés. Est-ce bien là une image fidèle de la société moderne? A peu près, pus absolument. Le premier d’une promotion, le brillant élève riche de savoir, doué d’une intelligence qui le classera toujours parmi les hommes de haute distinction, ne jettera peut-être pas l’éclat qu’on en attendait, et cela malgré les circonstances les plus favorables. Il avait la grande intelligence qui permet de tout s’approprier; il n’avait pas l’initiative de la pensée, qui conduit aux œuvres originales, aux découvertes. Néanmoins, personne n’en doute, ce sont bien les hommes déjà remarqués dans l’école qui sont appelés à rendre le plus de services à la société aie mieux honorer les carrières où s’exercent le savoir et les talens. Parmi les élèves sans passion pour l’étude, ayant en réalité appris peu de choses, si la plupart doivent rester assez ternes, beaucoup d’entre eux peuvent encore avoir assez bonne apparence dans toutes situations où de hautes facultés ne sont pas nécessaires. Il en est de peu instruits, par suite d’un défaut d’application, plus ordinairement d’un défaut d’aptitude, qui montrent parfois une singulière habileté dans la conduite de certaines affaires. Il en est même qui parviennent à s’élever à des positions où l’on s’étonne de les trouver. Quelques-uns, faibles dans une école supérieure, comme ils l’avaient été pendant les classes, viennent même, par aventure, marquer tout à coup par un acte de grande habileté ou par une idée neuve; seulement le cas est rare. De temps à autre, lorsque se produit un événement de ce genre, on entend dire à d’anciens condisciples : c’est étrange, il ne faisait rien à l’école! Quelles que soient les matières enseignées, quels que soient les vices ou les perfections des programmes, chacun en prendra selon sa capacité. Cependant, comme tous les sujets ne captivent pas également les jeunes intelligences, comme ils n’excitent pas au même degré chez les enfans l’intérêt et, par suite, le goût d’apprendre, il importe à ceux qui ont mission de décréter des méthodes, non-seulement de concevoir et d’adopter les meilleurs programmes, mais encore d’assurer les moyens de rendre les leçons vraiment profitables. Eh bien! pour une partie importante des études, ce n’est pas dans les déplorables conditions qui existent dans les grandes villes, mais dans les conditions avantageuses de la campagne, qu’on obtiendra des succès.

En vérité, c’est fâcheux de n’avoir point un instrument propre à mesurer les degrés de l’intelligence humaine, comme on prend au thermomètre le degré de la chaleur, comme on détermine la force physique avec le dynamomètre. Faute d’un instrument de précision appliqué à l’intelligence, on en est réduit à juger à l’aide de comparaisons qui n’entraînent point à tous les yeux le caractère de l’évidence. Il n’en est pas moins intéressant d’y arrêter l’attention. Toutes les personnes pourvues d’une certaine instruction parlent et écrivent. S’agit-il d’hommes faisant également état de la parole, beaucoup n’accomplissent leur tâche qu’à la faveur de l’habitude, de la nécessité, lis fatiguent ceux qui les écoutent. D’autres, en nombre, parlent non pas excellemment, mais avec assez d’agrément, et seuls quelques-uns, par l’élévation de la pensée, par le bonheur de l’expression, par le charme de la diction, captivent un auditoire; ils ont l’éloquence. En possession de l’orthographe et des règles de la grammaire, tout le monde écrit; chacun trace à sa manière des descriptions, des récits d’événemens. Que de nuances dans l’art d’exposer les faits et de traduire la pensée ! Il y a loin de la narration banale à l’œuvre dont on admire le style, et, en un siècle, se trouve bien petit le nombre des auteurs qu’on appelle de grands écrivains. S’agit-il des sciences? Les distinctions entre les facultés de ceux qui s’en occupent acquièrent une remarquable netteté, une sorte de précision. On croirait voir une échelle : sur les premiers gradins, on rencontre une foule qui sait se rendre utile. Aux échelons supérieurs, les rangs deviennent de plus en plus clairsemés. A l’égard de l’histoire naturelle, rien de plus frappant: les parties élémentaires semblent à la portée de toutes les intelligences. On s’aperçoit bientôt que l’étude des détails de l’organisme et des fonctions de la vie dépasse la limite accessible à l’esprit de celui qui se montre habile dans la caractérisation des espèces. Les savans capables de comprendre où peuvent conduire tous les faits mis en lumière, et de formuler avec certitude de grandes généralisations, ne sont jamais nombreux. Nulle part, il est vrai, autant que pour les productions de l’esprit, ne s’affirment les degrés de la puissance intellectuelle. Néanmoins, ils se manifestent dans toutes les situations. En reconnaissant que, chez tout individu, les aptitudes ont des limites infranchissables, cependant, comme les facultés se développent par l’exercice, on sent de quelle valeur peut être pour la jeunesse la préférence de certaines études.

Dans le monde on parle souvent de vocations ; on dit d’un homme qui a réussi : c’était sa vocation. Si les vocations étaient fréquentes, ceux qui ont mission d’instruire la jeunesse devraient les épier chez les élèves, afin de les découvrir et d’en favoriser l’essor. Tout d’abord, il ne semble pas qu’il y ait lieu de beaucoup s’en préoccuper. Déjà, au collège, les mieux doués sont les premiers dans tous les genres d’étude, et les incapables n’apparaissent dans un rang élevé pour aucun ordre de connaissances. Du sein de la société, là où l’on peut observer les individus dans l’épanouissement d’existences bien remplies, on s’aperçoit tout de suite que le choix d’une carrière a été déterminé par les circonstances, par la nécessité, pour vivre, d’adopter une profession. Il est évident que chacun apporte dans la lutte contre les peines, contre les difficultés, contre les obstacles, une intelligence vaste ou bornée. Tel applique indifféremment son esprit sur les sujets les plus variés , et le résultat atteste toujours une supériorité ; tel n’atteint une valeur sur certains points qu’à la condition de limiter son effort ; les autres dénoncent la médiocrité, la faiblesse intellectuelle, dans les différentes situations. Il arrive que, cédant à une sorte d’étreinte, on se jette dans une voie avec un véritable engouement, avec une extrême passion. L’acharnement que mettent parfois des hommes dans l’accomplissement d’une tâche facultative prend l’apparence d’une vocation. Tout est venu d’un esprit actif qui s’est attaché avec tant de force à une idée que l’idée le mène. Ainsi, il est des personnages dominés au point de croire qu’il y aurait une grave perturbation dans le monde s’ils n’obéissaient à quelque prétendu devoir dont eux seuls ont conscience, s’ils n’entreprenaient tel ouvrage dont personne ne se préoccupe. Des hommes dégagés de toute ambition d’honneur ou de richesse éprouvent presque une honte à la pensée de mourir avant d’avoir livré une œuvre, avant d’avoir réalisé une invention. Ces esclaves d’un sentiment personnel sont conduits par un inévitable phénomène psychique, que détermine l’application longtemps soutenue sur le même sujet. Ils pensent être les bienfaiteurs d’un pays, ils en sont souvent la gloire.

Il n’est pourtant pas impossible qu’une aptitude se manifeste avec un éclat singulier, tandis que la plupart des forces intellectuelles restent assez ordinaires. Le don de la musique, qui apparaît comme l’exaltation d’un sens, n’en a-t-il pas offert plus d’un exemple? Le génie des mathématiques, quelquefois accompagné de l’ensemble des plus hautes facultés, n’a-t-il pas aussi paru isolé dans un rayonnement superbe, comme s’il avait arrêté le développement de tout ce qui peut d’ailleurs jaillir de l’esprit? Ici, on n’aurait sans doute pas tort de s’écrier qu’il y a une vocation. Eh bien ! qu’il y ait une vocation, qu’il y ait un entraînement occasionné par les circonstances, comme on en reconnaît presque toujours les premières manifestations dès l’adolescence, il conviendrait, au temps des études classiques, de ne point en entraver le progrès. L’influence du milieu est souvent considérable sur les intelligences ; on ne saurait le nier. Un choc soudain peut allumer une flamme dans quelque jeune esprit. Faute de conditions propres à éveiller les idées, l’intelligence reste endormie.

Quand il importe d’instruire des multitudes d’élèves, on conçoit aisément qu’on néglige de s’inquiéter des exceptions. Cependant, ce sont les exceptions qui dans les genres produisent les hommes supérieurs. Or, comme ce sont de tels hommes qui réalisent les progrès, qui, entre toutes les nationalités, placent ou maintiennent un peuple au rang le plus élevé, il faut craindre de stériliser les germes qui promettent une belle floraison. Que l’on considère la vie des hommes les plus marquans dans les lettres, dans les arts, dans les sciences, on trouve, la plupart du temps, qu’ils ont été dès l’adolescence hantés par un goût particulier, par une idée fixe, par une passion exclusive, soit pour un art, soit pour des problèmes de physique ou de mécanique, soit pour l’histoire ou la stratégie. Refouler chez le jeune homme de quinze à seize ans le goût ou la passion pour une des branches de l’activité de l’esprit, c’est, selon toute probabilité, éteindre une puissance intellectuelle. Que l’écolier, au lieu de pouvoir s’abandonner à son penchant, se trouve, en vue du baccalauréat, obligé de poursuivre des études qui l’obsèdent, il y aurait raison de maudire pareille contrainte, dont l’effet pourrait être regrettable. Le jour où les conditions de l’enseignement secondaire seront réalisées selon notre vœu, les professeurs, mieux placés qu’aujourd’hui pour apprécier la capacité des élèves, auraient le devoir de ne jamais comprimer le penchant qui s’annonce de manière à faire prévoir un réel succès.

Dans le groupe des hommes qui, aux différentes époques, se sont signalés par l’étendue des connaissances ou la hauteur des vues, par l’esprit d’invention ou le caractère grandiose des œuvres, ils sont en nombre, ceux qui n’ont pas reçu l’enseignement ordinaire. On croirait volontiers qu’échappant au système classique, qu’affranchis de lisières incommodes, leur esprit, prenant un vol mieux assuré, s’est fait une originalité féconde. D’un autre côté, on cite parmi les plus éminens des hommes qui, au collège, ont remporté toutes les palmes. Pleine d’intérêt serait l’étude comparative et approfondie des genres de préparation intellectuelle chez les personnages qui se sont illustrés dans la carrière où le savoir pèse d’un grand poids ; mais ce n’est pas avec les vagues indications dont se contentent les meilleurs biographes qu’on parviendrait à mettre dans une heureuse opposition les profits d’une instruction régulière et les ressources d’une instruction simplement dirigée d’après les goûts et les appétits de l’enfant ou du jeune homme studieux. C’est assez naturellement qu’une semblable réflexion trouve ici sa place. Cependant, nous ne saurions oublier que, dans l’enseignement, les préoccupations doivent porter sur la masse des élèves : aussi c’est avec une conviction d’autant plus forte que nous réclamons des conditions d’études qui tourneraient à l’avantage du grand nombre, qui favoriseraient des élans spontanés chez les intelligences d’élite.

A l’heure actuelle, une plainte monte et commence à produire dans le public une pénible impression. Réagissant contre l’idée que, pour jouer un rôle dans la société moderne, il est nécessaire de posséder des connaissances multiples, on rappelle avec énergie qu’en général le cerveau s’approprie peu de chose, s’il est sollicité sur de trop nombreux sujets, et l’on s’écrie : Les élèves de nos collèges sont surmenés ! De juges pleins de compétence insistent sur les dangers de la fatigue du cerveau pendant la période du développement de l’organisme. Tout le monde discerne les inconvéniens du défaut d’exercice, et des hygiénistes s’insurgent contre les habitudes scolaires qui obligent des enfans et des adolescens à demeurer sédentaires. De mon temps, disait naguère un littérateur célèbre, « les pensions avaient sur les lycées d’aujourd’hui une grande supériorité; elles avaient l’espace ! Les écoliers d’aujourd’hui ne savent plus jouer, parce qu’ils n’ont plus de place[9] ! » Maintenant, on n’a plus comme autrefois la facilité des excursions hors de l’enceinte des grandes villes; c’en est fait des longues promenades. Que le lycée soit à la campagne, les écoliers marchent et courent à travers les chemins, sautent les fossés. On se plaît à voir que, pour les besoins d’une leçon, ils prennent beaucoup de cet exercice, salutaire à toutes les époques de la vie, indispensable dans l’âge de la croissance. De la sorte vient, avec l’agilité, l’adresse, la vigueur physique. Il y a repos de la pensée quand l’esprit s’arrête à la contemplation d’objets qui le frappent et l’intéressent. Ainsi, tout en donnant satisfaction aux exigences du corps, et à peu près sans fatigue intellectuelle, seraient acquises des notions de science, de géographie, et, si on le voulait, la pratique d’une ou deux langues étrangères. Avec la transformation de la classe de philosophie, on obtiendrait d’immenses avantages pour l’instruction, et, au point de vue de l’hygiène, on réaliserait des améliorations qui auraient les conséquences les plus heureuses. Sous le rapport de la santé, tout le monde tombe d’accord que le grand air de la campagne procure un bienfait incomparable. Le visage des enfans, de pâle et étiolé par le séjour permanent dans les villes, prend, par la vie habituelle au milieu des champs, une fraîcheur qui réjouit les familles. Si l’on éloigne les collèges des grands centres dépopulation, ne va-t-on pas chagriner les personnes qui affirment hautement que la vie de famille est du meilleur effet sur le moral des enfans? il sera permis à un vieux philosophe, qui a observé la société sous ses aspects multiples, de ne point prendre de l’assertion un souci exagéré. Le moment venu de mettre l’enfant au collège est le plus souvent une satisfaction ; on va au moins être un peu débarrassé du garnement qui fait tapage dans la maison, qui n’aime guère à travailler, qui fatigue père et mère par ses exigences incessantes. On verra l’enfant chéri toutes les semaines ou tous les mois. On l’aura pendant les vacances: c’est très suffisant. Que le collège soit à Paris, aux environs de la forêt de Sénart ou des bois de Luzarches, si l’avantage pour l’instruction est énorme, la différence pour l’affection des parens n’est guère sensible. S’il y a des mères incapables de supporter la pensée de se séparer de leurs fils un seul jour, ce sentiment est trop délicat pour qu’on n’en demeure pas touché. Il est de la meilleure politique de ne jamais blesser les intérêts, les penchans, les opinions qui sont respectables et de ne chercher à convaincre que par l’exemple. Il suffirait de conserver les externats dans les villes. On installerait les collèges d’internes à la campagne, pour la plus grande joie comme pour la meilleure instruction de la jeunesse. On ne se dissimule pas les difficultés matérielles d’un tel changement. Certes, la mesure ne saurait s’effectuer qu’avec lenteur et de longues préparations. Aussi, en ce moment, ne voulons-nous réclamer qu’un essai, qu’un modèle, c’est-à-dire un lycée installé à la campagne et pourvu de professeurs animés du désir de tirer grand parti de la bonne méthode. Alors on jugerait, et le succès du modèle conduirait aux meilleures résolutions.

A l’égard des professeurs, on aurait tort de se laisser endoctriner par l’idée fausse que le séjour dans une sorte de retraite serait peu propice à l’expansion de leurs facultés. Le jeune maître qui, au sortir de l’École normale, est envoyé au lycée d’une ville secondaire, où il ne trouve personne à entretenir de ses occupations, n’a que le travail pour tromper l’ennui. A la campagne, au contraire, tout intéresse l’homme enclin à l’étude et à la méditation : les travaux des champs, les récoltes, les aspects variés de la nature. En dehors du devoir imposé, on prend volontiers, dans le calme, goût à la recherche littéraire ou scientifique; puis on songe, pour les jours de liberté, à des voyages et à des visites aux grandes bibliothèques. Pour les maîtres ayant une famille, des enfans qui grandissent, abondent les agrémens de la vie; le modeste traitement procure un bien-être, une sorte d’aisance qui remplace la gêne inévitable de l’existence dans les villes. D’ailleurs, si, dans la préoccupation de faire prévaloir les meilleures méthodes dans l’instruction secondaire, on regrette de ne pas satisfaire le goût de certains professeurs, c’est qu’une sollicitude plus haute est commandée envers les élèves dont il s’agit de favoriser le succès dans les études.

Plus on étudie sous tous les aspects la grande question de l’enseignement secondaire, plus on se convainc que, si les personnes vraiment éclairées s’appliquaient à la comprendre, on arriverait bientôt à la conclusion la mieux justifiée. En ce moment, les uns disent : Instruisez fortement les jeunes générations, car à ces jeunes générations incombe le devoir de chercher la réalisation de tous les progrès dans l’ordre matériel et de porter haut la gloire intellectuelle de la France. Les autres crient : Arrêtez, pour nos enfans, les fatigues qui dépassent les forces ordinaires, qui altèrent la santé, qui nuisent au développement physique ; la patrie a besoin d’hommes vigoureux. Les uns et les autres élèvent de justes réclamations; mais, à l’heure présente, elles sont inconciliables. Il est possible, cependant, de satisfaire les divers intérêts : il suffira de donner l’enseignement dans les conditions dont nous avons exposé les avantages; et, pour une partie considérable des études, de changer absolument les procédés en usage dans le système actuel. En terminant, pour la belle expérience qu’il serait heureux de voir instituer, nous ne pouvons que faire un pressant appel aux pouvoirs publics et à tous ceux qui, dans les conseils et dans les assemblées délibérantes, exercent une influence. Il s’agit de prendre une détermination dans une affaire qui importe à la prospérité comme à la grandeur du pays. Les hommes qui auront servi utilement cette noble cause de l’instruction de la jeunesse s’assureront, avec l’honneur, bientôt peut-être la reconnaissance de la nation.


EMILE BLANCHARD.

  1. Voir, dans la Revue du 15 octobre 1871, l’Instruction générale en France, l’Observation et l’Expérience, et l’édition de Toulouse, 1872.
  2. Cette école est dirigée par M. Godard.
  3. Comenius, né à Niwnitz en Moravie le 28 mars 1596, mort le 25 novembre 1671, fut le dernier évoque de la secte des Frères Moraves.
  4. Ordnung der Entlassungsprüfungen an den höheren Schulen; Berlin, 27 mai 1882.
  5. Le petit tableau qui vient d’être tracé ne répond pas à un idéal, mais à une réalité. Un maître d’école dont nous nous plaisons à inscrire le nom, M. Froville, instituteur à Épinay-sur-Orge (Seine-et-Oise), a fait aimer l’histoire naturelle dans son village. Ses élèves ont formé entre eux une Société protectrice des petits oiseaux et de tous les animaux utiles ou inoffensifs. Peu à peu ont disparu dans le pays les scènes de barbarie si fréquentes au milieu des campagnes. L’instituteur d’Épinay-sur-Orge a distribué des collections à différentes écoles. Il a maintenant des imitateurs.
  6. Butomus umbellatus.
  7. Antirrhinum majus (famille des Labiées).
  8. Le gypsophile des murailles est de la même famille que la saponaire et les œillets (cariophyllées).
  9. Legouvé, Soixante ans de souvenirs, t. I, p. 221.