L’Instant éternel/Vaine sagesse

E. Sansot et Cie (p. 45-47).


VAINE SAGESSE


Comme une ruche d’or je croyais mon cœur sage,
Il avait si longtemps chéri le beau devoir,
Et les rêves ailés et le fervent visage
De l’idéal tourné vers l’étoile du soir.

Je transcrivais la vie en un grave et sûr livre,
Je voulais que l’amour fût lent à conquérir,
Je pensais qu’il fallait, avant que de le vivre,
Avoir su longuement à soi-même mourir.

« Oh ! je le frapperai, disais-je, sur l’enclume,
« Il faudra qu’à mes yeux il ne soit pas amer,
« Il faudra qu’il soit pur ainsi que de l’écume
« Et je le tremperai pour cela dans la mer.

« Je le dédaignerai s’il ne se fait connaître,
« Je ne veux pas qu’il soit l’imprévu, le hasard,
« Eh ! quoi, le saluer à jamais pour le maître,
« Parce qu’il aura ri, tout à coup, du regard !…


« Je le veux conscient afin qu’il soit fidèle,
« Pour qu’il soit averti, longtemps, il pleurera,
« Et si je veux, qu’un jour, s’ouvre toute son aile,
« Je veux n’avoir pas peur du vent qui le prendra.

« Oh ! je le ferai beau comme les vastes grèves,
« Parfumé, délectable et vrai comme le pain,
« Je verserai sur lui le baume des grands rêves,
« Et je l’édifierai comme une arche d’airain.

« J’en ferai le vouloir obstiné de ma vie,
« Il sera le logis patiemment orné,
« La route large et nette et, pas à pas, suivie,
« La vigne qu’on émonde et le sol retourné.

« Ah ! seulement, alors, je goûterai ses charmes,
« Je l’aurai, de mes mains, élevé, combattu,
« Il m’aura plus coûté que les pires des larmes,
« Plus que l’orgueil constant et plus que la vertu. »

Je vivais, désormais, de ce haut songe, forte,
Et voici que, soumise à la fatalité,
Parce que vous avez un jour passé ma porte,
À jamais j’ai perdu mon cœur de vérité.


Je vous ai, tout à coup, chéri du fond de l’être,
À vos pieds j’ai jeté mon destin et mes dieux,
Il n’a fallu qu’un peu de ciel sur ma fenêtre,
L’heure, l’Amour dans l’ombre, et mes yeux et vos yeux…