L’Instant éternel/Tu ne sais pas

E. Sansot et Cie (p. 250-255).


TU NE SAIS PAS…


Tu ne sais pas… tu vis… tu souris d’être gai,
Le soleil, devant toi, brille et fait les fleurs tièdes,
Tu te sens riche en ignorant que tu possèdes,
Heureux sans t’assurer si le bonheur est vrai.

À ta joie il suffit de l’instant qui l’écoute,
Tu chéris l’arbre où pleut la chaleur du printemps,
Ils sont encor si près de toi que, sur la route,
Tu peux, si tu les veux, rappeler tes vingt ans.

Tu ne sais pas, hélas ! toi que l’espoir réclame,
Toi qui marches, léger, sur le chemin offert,
Quelle tristesse emplit la robe d’une femme
Et tout ce que son cœur en battant a souffert.

Tu ne sais pas… Aussi, je n’ai pas de rancune,
Je me tairai… Je ne veux pas avoir raison !…
Je ne me dirai pas, aux moments d’infortune,
Que ton oubli ressemble à de la trahison.


Va… Je comprends… J’excuse… Adore la lumière,
Écarte l’horizon d’un geste sûr et fort…
Une femme qui pleure et qui fait sa prière
Se guérit de la vie en pensant à la mort.

Que tes yeux de jeune homme aiment les beaux visages,
Que ton pas de jeune homme aille à travers le jour,
Cherche dans les chansons et dans les paysages
De quoi te faire doux pour une nuit d’amour.

Oui, je te veux heureux, ô toi que je pardonne
Avec un cœur brisé de t’avoir trop aimé.
Va… Je regarderai du côté de l’automne,
Pour moi le vent du soir est le plus parfumé.

Je serai seule avec mon âme, avec un livre,
Avec la solitude, un astre, le passé…
Toi, tu seras joyeux en apprenant à vivre
Et ton cœur chantera parmi le vin versé.

Les saisons t’aimeront… Des robes et des roses
Seront belles des jours qui les effeuilleront,
Les lis sentiront bon les tendresses écloses,
Tes cheveux et la nuit seront doux à ton front.


Oui, je te veux heureux… Ouvre encore ta fenêtre…
Tu m’as bien fait souffrir, mais je t’absous tout bas…
Tu ris… Il fait soleil… Le désir te pénètre…
J’ai mal… L’été revient… Tu ris… Tu ne sais pas…

Tu ne sais pas, dans l’heure à jamais effacée,
Quelle était, en son baume amer, délicieux,
L’âme que sur tes pieds j’ai toute renversée
Et combien fut parfait le regard de mes yeux.

Tu ne sais pas comment j’ai chéri ton visage…
J’avais passé ma lèvre au sel, au myrte, au feu,
Et ma main s’était fait un geste noble et sage
Afin d’être agréée autour de toi par Dieu.

Tu ne sais pas combien il est indestructible
L’amour qu’on édifie avec tout ce qu’on sent
Juste, vrai, lumineux, grandiose et terrible,
La vertu de son âme et l’éclat de son sang.

En or pur j’ai bâti ta future sagesse,
Je te voyais portant le boisseau du bon grain,
Distribuant, avec ampleur, avec largesse,
Une justice belle et grave au son d’airain.


Tu ne sais pas combien on aime la tendresse
Qui vous rendit meilleure en vous faisant pleurer,
Et qui tomba, soudain, parmi votre jeunesse
Comme sur le matin un orage doré.

Ah ! tu ne peux savoir quelles larmes divines
Je rapporte des nuits où tout le ciel est nu
Sur le fleuve qui passe et les hautes collines
Et dans mes yeux d’amante à l’abîme inconnu…

Non, tu ne peux savoir… Et ce n’est pas ton heure…
Il te faut être jeune encor et bien longtemps…
Chercher, en t’enfuyant du seuil de ta demeure,
Où se trouve aujourd’hui la place du printemps…

Il te faut être jeune, insouciant encore,
Entendre allégrement l’orgue bohémien
Qui t’offrira l’Espagne avec sa voix sonore
Et d’où s’échappera le rire de Carmen.

Ah ! c’est plus tard, plus tard que tu sauras, sans doute,
Quand, las, quand, attendri, ton rêve aura goûté
La rancœur, la pitié, la vérité, le doute,
Le mensonge des yeux et de la volupté.


Alors, tu comprendras, averti par la vie…
Alors, touché par Dieu, le temps et la douleur,
Si tu veux écouter, sur la route suivie,
Peut-être entendras-tu le sanglot de mon cœur…