Paul Ollendorff (N° 14 de la Collection Ollendorff illustréep. 166-185).
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X


Cependant le mouvement que la maladie d’Anthony avait produit dans l’opinion, allait s’accentuant. Les plus intraitables s’adoucirent jusqu’à laisser tomber des paroles de pitié. Il y eut des conciliabules où l’on discuta la conduite à tenir. Quelques personnes osèrent déposer leurs cartes au château, d’autres envoyèrent des fleurs, parmi lesquelles on remarqua la belle couronne des élèves du lycée : car de tout temps les hommes se sont plu à couronner leurs victimes. La ville entière suivit le convoi. Oui, mon cher ami, ils voulurent tous prendre leur rang derrière le petit cercueil, si léger aux bras des fossoyeurs, ces bourreaux inconscients dont chacun avait lancé sa pierre ; depuis les anciens amis, premiers inventeurs de la légende meurtrière, — Mme  d’Ormoise, la famille Lesdiguettes au grand complet, Me  Féréday et tutti quanti, — jusqu’aux anonymes, jusqu’aux inconnus dont la malveillance, moins efficace, ne s’était exercée qu’à voix basse, dans le demi-jour des boutiques, grossissant pourtant de son murmure le concert haineux de la calomnie. Il y avait aussi mes anciens camarades, groupés autour du grand Frédéric Lambert, qui les dépassait de la tête. Et ce troupeau suivait, avec des mines contrites, des chuchotements, s’interrogeant les uns les autres, mettant en commun leurs renseignements sur lesquels leur incorrigible imagination brodait déjà ses fioritures :

— Et la comtesse ? Elle n’est pas là ?

— Elle est malade : elle a la fièvre, elle divague, elle dit que son fils va revenir.

— On dit qu’elle s’est jetée sur le corps, au moment de la mise en bière, et qu’elle criait : « Laissez-le-moi ! Je veux le garder ! »

Là encore, la curiosité primait la pitié ; pourtant, quelques-uns murmurèrent, d’un ton de compassion sincère :

— La pauvre mère !

Pour moi, qui connaissais le détail vrai des dernières scènes, je n’aurais eu garde de les raconter à aucun d’entre eux, tant ils me semblaient indignes qu’on leur parlât de leur adorable victime. En réalité, les choses ne s’étaient point passées comme se le représentait leur imagination banale. Point de cris, point de violence, point de vaine révolte : rien qu’un morne désespoir, trop profond pour se manifester, qui prend l’apparence de la résignation, une chute de l’être dans le trou soudain creusé par la destinée, sans plaintes, sans paroles, sans larmes, l’effondrement irrémédiable d’une pauvre vie qui ne se gouverne plus. Le matin de ce jour des obsèques où la ville l’attendait, la comtesse Micheline s’était habillée, parce qu’on lui avait dit que le moment approchait, qu’on viendrait tantôt chercher la chère dépouille, et qu’il faudrait l’accompagner ; elle ne put pas, simplement. Elle n’avait plus de forces. Au moment du départ, un évanouissement prolongé l’abattit sur le sol, où je la vis s’affaisser, comme si ses membres se disjoignaient. Sur l’avis de mon père, le cortège se mit en route quand même, la laissant seule avec mes parents, dans le grand château vide.

Plus tard, deux ou trois heures après la cérémonie, quelques personnes, dont Mme  d’Ormoise, vinrent chez nous aux nouvelles. J’étais seul avec ma mère qui les reçut sans empressement. Elles caquetèrent longtemps, emplissant la maison du bruit de leurs questions qui ne tarissaient pas.

— Est-ce que l’évanouissement s’est beaucoup prolongé ?

— Est-ce que le docteur croit qu’elle sera gravement malade ?

— Qu’est-ce qu’elle a dit en reprenant ses sens ?

— N’a-t-elle pas voulu venir au cimetière ?

Ma mère répondait avec discrétion, évitant d’être précise, ayant le sentiment que cette douleur ne les regardait point.

— Mon mari ne sait que penser… la comtesse ne parle pas…

Alors des réflexions s’entre-croisaient, désolément banales, et plus curieuses toujours que bienveillantes :

— C’est un bien grand malheur pour elle !

— Qu’est-ce qu’elle va devenir, à présent ?

— … Avec son père dont l’état est aussi très inquiétant !

— Un malheur n’arrive jamais seul !

— … Heureusement que Mlle  Éléonore est rentrée au château !

— Dans des moments comme celui-là, on oublie toutes ses rancunes…

Mme  d’Ormoise resta la dernière. Sans doute, il y avait quelque chose qu’elle désirait savoir ou dire ; car, d’habitude si sûre d’elle-même, elle hésitait, cherchait ses mots, tombait dans des redites, et surtout, prenait un air doucereux, attendri, qui semblait un masque posé sur son dur visage. Ma mère ne l’encourageait pas : assise vis-à-vis d’elle, dans l’attitude de politesse déférente qu’elle prenait en causant avec les personnes de marque, elle gardait sa réserve et ne répondait qu’en pesant ses paroles. Mme  d’Ormoise, cependant, soupirait en répétant :

— Ah ! la pauvre jeune femme !… la pauvre jeune femme !…

Bientôt elle ajouta :

— La voilà seule au monde, maintenant… À son âge, chère madame, ne trouvez-vous pas cela affreusement triste ?

Ma mère dit simplement :

— Oui, c’est très triste.

Mme  d’Ormoise revint à son idée :

— Seule !… Elle qui semblait si bien faite pour être heureuse !

Puis, passant d’un trait condamnation sur les événements des dernières années, elle ajouta :

— Heureusement qu’elle pourra compter sur beaucoup de sympathie.

Comme ma mère levait sur elle des yeux stupéfaits, elle ajouta :

— Ah ! je sais ce que vous allez me dire, chère madame !… Il y a eu des commérages, des malentendus, n’est-ce pas ?… Mais qu’est-ce qui reste de tout cela en présence d’un tel malheur ? Vous verrez, chacun comprendra son devoir, chacun s’efforcera de témoigner à la comtesse que son deuil est bien partagé.

Ma mère détourna les yeux sans répondre. Il y eut un silence embarrassé. Mme  d’Ormoise le rompit en reprenant, d’un ton insinuant :

— Pensez-vous qu’elle reçoive, chère madame ?

Je t’ai déjà dit que ma mère était une femme modeste et résignée, de celles qui n’ont dans l’âme aucune flamme sourde de révolte contre les gens ni contre les choses, qui acceptent sans critique ni colère les cruautés de la vie, ne s’irritant jamais contre les faiblesses humaines et trouvant volontiers que tout ce qui est, est toujours bien, et que tout le monde a toujours raison. Pourtant, cette fois, elle se raidit en répondant :

— Oh ! certainement non, madame, la comtesse ne recevra personne !

Mme  d’Ormoise baissa la tête, parut un peu confuse, réfléchit et trouva ceci :

— Vous continuerez pourtant à la voir chaque jour, vous, chère madame ?

Ma mère répondit :

— C’est que moi, madame, je n’ai jamais cessé de la voir.

C’était l’extrême limite de la critique qu’elle se serait permise.

En se levant pour prendre congé, Mme  d’Ormoise dit encore :

— Surtout, chère madame, ne manquez pas de lui dire que j’ai pris la part la plus vive à son grand chagrin, et que je pense beaucoup à elle, beaucoup, n’est-ce pas ?

Ma mère s’inclina sans répondre, incapable de prendre un engagement qu’il lui eût été impossible de tenir, et la vieille dame partit enfin, avec un dernier sourire confit.


Oh ! le lugubre nouvel an que nous passâmes !

Je me rappelle que la neige était tombée avec une abondance extraordinaire, même en ce pays où chaque hiver en voit de véritables entassements. Lente, molle, incessante, elle descendait à gros flocons étoilés. Bientôt elle obstrua les routes, coupa les communications, nous isola du reste du monde. Nous étions comme enveloppés dans un vaste linceul, épais, moelleux et lourd, que prolongeait l’infini d’un ciel laiteux ; et les yeux se fatiguaient de cette blancheur implacable. D’habitude, notre petite famille célébrait sans bruit, mais avec une intimité très douce, le commencement de la nouvelle année. Nous veillions ensemble jusqu’après minuit. Quand notre vieille pendule sonnait ses douze coups, mon père, un peu enclin aux pensées mélancoliques, murmurait en hochant la tête :

— Savons-nous ce que celle-là nous apportera ?

Ma mère, avec la sérénité de sa tranquille nature, ne manquait pas de répondre :

— Il faut avoir confiance !

Et nous choquions nos verres de vin chaud, jusqu’à ce que la grosse bûche qui brûlait dans la cheminée fût près de s’éteindre. Ce n’était point, si tu veux, une fête, mais c’était la joie de l’intérieur bien clos, bien chaud, bien familier, à l’abri des rafales, tout embelli par l’affection. Cette année-là, une insurmontable tristesse pesait sur nous, épaisse et infinie comme la neige du dehors. Ma mère passa la soirée de la Saint-Sylvestre au château, d’où elle revint les yeux en larmes. J’étais resté seul, mon père ayant été appelé pour un cas urgent. J’avais passé la soirée à lire, et fini par m’endormir, et je m’éveillai l’esprit lourd, indifférent aux impressions du jour solennel. Mon père rentra. En enlevant son manteau de fourrure, il demanda :

— Comment va-t-elle, aujourd’hui ?

Ma mère répondit :

— Toujours de même.

Mon père s’installa dans son fauteuil.

— Ce jour doit lui être bien cruel, fit-il en réfléchissant.

— Pas plus que les autres, dit ma mère. Je crois qu’elle ne sait pas même que l’année va commencer…

— C’est vrai, dit mon père, elle n’a rien à en craindre ni rien à en attendre.

La vieille pendule, de sa voix qui ne changeait pas, sonna ses douze coups. J’attendais la phrase accoutumée. Peut-être monta-t-elle aux lèvres de mon père, mais il ne la prononça pas ; et nous nous regardions tous les trois, en laissant refroidir le vin qui fumait dans nos verres, gagnés ensemble par cette sourde angoisse que donne aux êtres unis le voisinage de la douleur ou le passage de la mort.

Cette impression me hanta pendant les deux ou trois jours qui suivirent. Ma mère passait presque tout son temps au château. Mon père faisait ses visites de malades. Je restais seul, replié sur moi-même, en proie à des pensées qui n’étaient point de mon âge. Si j’ai gardé un souvenir si net des moindres incidents de cette douloureuse aventure, c’est certainement en partie parce que je leur ai dû la brusque révélation de ces mystères que l’âme, d’habitude, découvre peu à peu : la douleur, l’injustice, la séparation, la mort. Je ne sortais pas, par crainte de rencontrer quelqu’un de ces êtres à qui j’en voulais du mal qu’ils avaient fait, que j’accusais de méchanceté noire, que je haïssais, que j’aurais voulu punir, dont la vue faisait bouillonner, comme une onde généreuse, mon indignation d’enfant. En entrant, ma mère me demandait :

— Qu’as-tu fait, Philippe, aujourd’hui ?

Il me fallait lui répondre :

— Rien !

Elle ajoutait :

— Est-ce que tu t’ennuies ?

— Non. Comment va ma marraine ?

La réponse ne variait pas :

— Toujours la même chose, Philippe.

La veille de mon départ, ma mère me dit :

— Ne veux-tu pas la voir, avant de rentrer au lycée ? Je crois que cela lui ferait du bien.

Et elle me prit avec elle.

Au milieu de la neige qui l’entourait de toutes parts, le château se dressait avec un aspect fantastique. Je poussai trop fort la porte cochère, qui se referma brusquement, en éveillant des échos dans le vide. Je frissonnai :

— Fais doucement, me dit ma mère.

Nous suivîmes les longs vestibules, marchant sur la pointe des pieds.

Avec un serrement de cœur, je passai à côté du grand hall, — notre ancienne salle d’études, — où l’on ne verrait plus la pensive figure d’Anthony penchée sur ses chers livres ; et je crus le revoir, et je crus entendre sa voix. Une femme de chambre nous fit signe de la suivre. Elle nous conduisit dans le petit salon où se tenait la comtesse : je vis une ombre noire, affaissée, écrasée, que notre entrée fit remuer. Ses yeux autrefois si beaux, — rougis maintenant et hagards, — se fixèrent sur moi. Une faible main m’attira. Sa voix dit, très bas :

— Cher petit !…

Je l’embrassai.

— Ma bonne marraine !…

Son souffle haletait. Elle me serrait contre elle, en silence. À la fin, elle réussit à parler ; avec un grand effort, elle me dit :

— Tu rentres au lycée ?

— Oui, marraine.

— Bientôt ?

— Demain.

— Tu travailles bien ?

Je regardai ma mère, qui répondit pour moi :

— Ses maîtres sont contents de lui.

Elle essaya de sourire.

— À la bonne heure !

Mais son sourire, à peine esquissé, s’éteignit sur ses lèvres. Elle reprit :

— Est-ce que tu t’ennuies, là-bas ?

— Un peu, marraine.

Elle poussa un long soupir et murmura, pour elle-même :

« Comme il se serait ennuyé, lui !… »

Puis elle me dit encore :

— Il faut toujours travailler… Il faut être sage… Il faut rester brave et bon…, comme tu l’as été…, pour lui

Ces trois phrases me mirent dans une grande exaltation. Le lendemain, en grelottant dans la diligence qui m’emmenait à travers la neige, par un froid de Sibérie, je me les répétais à moi-même, constamment ; et j’y répondais, et je promettais de m’en souvenir toujours.

« Oui, marraine, je travaillerai, je serai sage, je serai brave et bon !… »

Cela me semblait un programme d’existence très normal et très simple, auquel il devait être extrêmement facile de se conformer. Bon Dieu ! que j’y ai souvent manqué ! Pourtant, cette espèce de devise m’est revenue bien des fois dans la suite ; si je ne lui suis pas toujours resté fidèle, du moins l’ai-je toujours retrouvée au fond de moi, et peut-être lui dois-je d’avoir reculé devant certaines actions que je regretterais d’avoir commises.

Les premiers jours de la rentrée me furent pénibles ; j’imagine qu’à ce moment-là, je te parlai souvent de ma marraine. Mais, pauvres petits êtres que nous étions, que pouvions-nous comprendre au drame de sa vie ? Je savais seulement qu’elle était malheureuse et pleurait son fils ; le reste, — ce que je t’ai raconté aujourd’hui, — je n’en avais alors qu’une confuse intuition. Je la suivais de mes pensées ; sa tristesse, en se répercutant en moi, jetait une teinte de deuil sur le monde dont je faisais la découverte. Dans toutes mes lettres à ma famille, je demandais de ses nouvelles. On me répondait qu’elle était faible et malade et qu’elle ne se consolait pas. Puis, un jour, mon père m’écrivit qu’elle venait de s’éteindre subitement, enlevée par la rupture d’un anévrisme. La mort la frappait là même où elle avait souffert : au cœur ; du moins y mit-elle quelque douceur : elle fut subite ; l’être gracieux dont l’âme avait été broyée par de telles cruautés ne connut pas les affres de l’agonie. Je sus que, la veille de sa mort, elle avait parlé de moi ; je jouais un petit rôle dans sa pauvre vie ; à ses yeux, un vestige du frêle enfant perdu subsistait dans le filleul qui avait partagé ses leçons et fait le coup de poing pour sa défense. Quant à moi, cette mort fut mon premier grand chagrin : il me sembla que quelque chose de très beau, de très bon, de très pur et de rare venait de s’éloigner du monde, désormais attristé et enlaidi. Je pris ma ville natale en exécration : j’ai eu beaucoup de peine à lui pardonner.

M. Marian, dont l’esprit se brouillait de plus en plus, s’aperçut à peine du nouveau coup qui le frappait : on l’emmena dans un asile de vieillards. Mlle  Éléonore dut de nouveau quitter le château, qui fut mis en adjudication. Et les événements dont il avait été le théâtre changèrent de caractère en reculant dans le passé.

D’abord, le voile qui les avait enveloppés se dissipa peu à peu : le jour se fit sur le mystérieux suicide de M. des Pleiges, cause première des malheurs des siens. Le désarroi dans lequel on trouva ses affaires, désarroi qui remontait au comte Anthony, l’expliqua en partie. De plus, on sut que, peu de temps après son mariage, il avait ressenti les premiers symptômes de cette maladie terrible, fatale et héréditaire, qu’on appelle vulgairement le haut mal. Il avait fait jurer à mon père de n’en pas révéler le secret, par crainte d’inquiéter l’avenir de son fils. Pendant plusieurs années, il lutta contre le mal ; puis, quand les attaques se rapprochèrent, il prit la résolution désespérée que tu sais, et l’exécuta dans le remords et la douleur. Sa fin coupable, que les siens devaient expier si cruellement, était donc dans sa pensée un acte de dévouement suprême, accompli pour eux. Je crois qu’il s’était ouvert de son sinistre projet à M. Marian. Je crois aussi que la comtesse connut plus tard la cause de sa mort et porta le poids de l’angoissant secret qu’elle recélait. En tout cas, il apparut aux plus malveillants qu’il n’y avait jamais rien eu de fondé dans le roman dont l’imagination de la ville avait fait les frais. Un drame très simple, dont la douleur tissait la trame, s’était déroulé dans le vieux château ; seule, la malignité des gens y avait introduit la faute et la honte. Ne crois-tu pas que cela se passe bien souvent ainsi ? Nous avons tant de peine à nous résigner aux misères de notre sort, que nous sommes enclins à en charger notre responsabilité : quand nous voyons un grand malheur autour de nous, notre premier mouvement n’est-il pas de conclure que les victimes en sont aussi les artisans ?


J’avais écouté ce long récit avec un vif intérêt. Comme Philippe se taisait, je levai les yeux sur le portrait qui me l’avait valu. Je le contemplai longuement : il ne me parut plus aussi détestable. Mon ami le regardait aussi, les yeux attendris. Je dis :

— C’était une douce figure.

Avec un léger tremblement dans la voix, Nattier ajouta :

— Une âme plus douce encore… une pauvre victime !

En rappelant ses souvenirs du fond de leur passé, son récit l’avait incliné à ces réflexions générales qu’il affectionnait ; car, après un silence, il reprit :

— Laisse-moi te dire encore que, vers ce temps-là, je fus stupéfait de la facilité avec laquelle les hommes oublient et se pardonnent à eux-mêmes le mal qu’ils ont causé. Tu t’imagines peut-être que, éclairés sur la vérité des faits, convaincus de la parfaite innocence de la comtesse Micheline, pénétrés du sentiment de leur erreur et de ses tragiques résultats, les bonnes gens des Pleiges prirent le sac et la cendre, et connurent le mal du remords ? Détrompe-toi, mon bon ami ! Ils oublièrent, tout simplement. Oui, ils oublièrent leurs soupçons, leurs commérages, leur injustice ; ils oublièrent la légende qu’ils avaient fabriquée ; et, pour mieux l’oublier sans doute, ils en inventèrent une autre pièce à pièce, celle qui a cours aujourd’hui. Tu auras l’occasion de rencontrer quelques-uns de nos notables. Parle-leur de la comtesse Micheline. Ils te répondront à peu près : « C’était un ange ! mais elle a été bien malheureuse. Elle a perdu un mari qu’elle adorait, et qui s’est suicidé dans ses bras, parce qu’il souffrait de la plus affreuse des maladies ; elle a perdu son fils unique, enlevé par la même maladie que son père. Elle-même est morte de chagrin ; et sa mort a mis en deuil toute la ville, qui la révérait dans sa douleur comme une sainte. » Le curé actuel accentuera : « Oui, une sainte, te dira-t-il. Mon prédécesseur, qui l’a beaucoup connue, me l’a bien souvent répété pendant que j’étais son vicaire, en me disant tout le bien qu’elle faisait, et l’espèce d’adoration qu’on avait pour elle. » Sans parler de la génération nouvelle, les survivants de ce temps éloigné te diront tous, en employant les mêmes mots expressifs et catégoriques : « Oh ! nous l’avons beaucoup connue ! Elle est un de nos plus aimables souvenirs ; nous lui devons de savoir ce que c’est qu’un être parfait, un ange, une sainte !… »

Philippe rêva un instant, et conclut :

— Le malheur, c’est qu’il a fallu qu’ils la tuent pour la connaître…