Paul Ollendorff (N° 14 de la Collection Ollendorff illustréep. 106-115).
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VI


Comme bien on pense, l’existence qu’on menait au château ne convenait point à la chétive santé d’Anthony. Entre son grand-père rageur et morose, et sa mère attristée et craintive, le pauvre enfant croissait comme une plante qui manque de lumière. Son unique distraction en dehors de l’étude, c’était de jouer avec moi, deux fois par semaine, après les leçons d’anglais ; et nos jeux manquaient d’entrain. Je tâchais de lui apprendre à s’amuser, car il ne savait pas. Je n’y réussissais guère. Dès que nous avions couru quelques minutes, il était hors d’haleine ou couvert de sueur. Il possédait une petite charrette qui faisait ma joie. Je m’y attelais, je le traînais dans le parc ; lui, c’est à peine s’il faisait claquer son fouet et criait de temps en temps :

— Hue ! hue donc !

Mais quand il voulait s’atteler à son tour, cela ne marchait plus du tout. Il allait un instant au trot, puis se mettait au pas, et si je tâchais de l’exciter, s’arrêtait, se tournait vers moi, et me disait avec un pâle sourire :

— Non, vois-tu, Philippe, je suis un mauvais cheval, décidément !

Alors il enlevait ses brides, et s’asseyait tristement au bord du chemin.

Seule, la lecture le passionnait. Il dévorait tout ce qui lui tombait sous la main. Et il devenait un être étrange, d’une incroyable précocité pour certaines choses, prodigieusement arriéré pour d’autres. Il ignorait tout ce qui ne se trouve pas dans les livres, et possédait une foule de connaissances bien au-dessus de son âge, en histoire, en géographie, en voyages, en poésie. Sa petite âme vibrait à ces excitations du dehors qu’elle accueillait comme des réalités immédiates et présentes. Il possédait, par exemple, une traduction illustrée de la Jérusalem délivrée : je crois vraiment qu’il vécut tout le poème, tant il le relut avec passion. Pendant un temps, il ne parlait pas d’autres choses. Il en rêvait. Tancrède, Clorinde, Soliman, Sophronie étaient pour lui des êtres vivants, qu’il rencontrait dans tous les coins du parc, qui lui révélaient l’inconnu de la vie, qui remplissaient sa solitude de songes maladifs d’héroïsme ou d’amour. Il était un chevalier, il conquérait le saint Sépulcre, il délivrait des princesses, il abattait des Sarrasins… Hélas ! au bout de tous ces rêves, auxquels son ardente imagination donnait une intensité extraordinaire, il se retrouvait, selon la réalité, un pauvre enfant malingre, enfermé par des ennemis invisibles dans un château où un méchant enchanteur tourmentait sa mère et lui-même, sans qu’il soupçonnât seulement par quelles armes il pouvait le combattre. Avais-je quelque amitié pour lui ? Je ne crois pas. Il m’étonnait ; il m’effrayait aussi ; car j’entendais quelquefois mon père, en revenant du château, dire à ma mère :

— Jamais elle n’élèvera cet enfant ! Il lui faudrait une tout autre vie !…

Ce fut sur ses conseils pressants qu’ils résolurent enfin de passer un hiver en Italie. Mon père eut beaucoup de peine à les décider. Le colonel faisait opposition :

— Nous aurions l’air de fuir, répondait-il à toutes les bonnes raisons.

Quelquefois, il ajoutait :

— … Devant ces canailles !

Il entendait résister, lui, à ces lâches ennemis insaisissables, dont les coups portaient sans qu’on les sentît, qui tuaient de loin, avec des poisons sûrs, — résister en vaillant soldat, qui se laisse tuer sur une position désespérée. Mais sa conception de l’honneur, héroïque et médiocre, n’était point celle de la comtesse : mère avant tout, elle voulait conserver son fils ; peu lui importait l’opinion des autres, les commentaires infinis qui, dès son départ connu, circuleraient par les rues. Elle dit, — volontaire, je crois, pour l’unique fois de sa vie :

— Le médecin ordonne ; il faut !

Le colonel céda. Ils partirent.

Alors on respira, dans la ville, comme si une épidémie se fût éloignée. Tu entends d’ici les congratulations des commères :

— Enfin, les voilà partis !

— Cela n’est pas trop tôt, ma chère !

— Ils ont compris !… Ils ont compris que leur place n’est point parmi d’honnêtes gens !

— Où sont-ils ?

— Est-ce qu’on sait ? Dans le Midi, en Italie, plus loin peut-être.

— … Probable qu’ils ne reviendront pas !

— Bon débarras !

À plusieurs reprises, Mme  d’Ormoise essaya d’interroger ma mère sur leurs actes et leurs projets. Mais ma mère, toujours prudente, était aussi discrète : elle ne dit pas même où ils étaient, bien qu’elle reçût des lettres de la comtesse, des fleurs et, à Noël, un cadeau pour le « vaillant filleul ». On en fut donc réduit aux renseignements de Mlle  Éléonore, qui n’étaient jamais que des insinuations, contradictoires et mystérieuses. La vieille fille, après avoir longtemps hésité, tergiversé, exécuté de savantes manœuvres entre les deux camps, espion des uns et des autres et versant de l’huile sur le feu, avait passé définitivement à l’ennemi. Rancune, envie, simple méchanceté ? Qui le dira ? On ne sait jamais ce qui se passe dans ces âmes malsaines d’êtres dévoyés et tortueux qui cherchent à nuire avec inconscience, pareils à ces insectes malpropres dont le seul attouchement couvre la peau d’ampoules. Mlle  Éléonore était une de ces âmes-là. Longtemps, dans son cercle de famille, elle avait retenu et caché son venin : libre maintenant, elle se délectait à le répandre ; il coulait abondamment de ses lèvres onctueuses, empoisonnant la plaie ouverte. Toutes sortes de bruits perfides venaient d’elles, d’autant plus dangereux qu’elle ne précisait jamais ; ses paroles pouvaient toujours s’interpréter de trois ou quatre manières différentes : on leur donnait, cela va de soi, l’interprétation la plus fâcheuse ; Mlle  Éléonore la laissait circuler en liberté, souffrait qu’on la lui rapportât, l’appuyait de ses soupirs et de ses roulements d’yeux, puis, un beau jour, la démentait. Mais le mal n’en était pas moins fait : la calomnie laisse toujours quelques traces après soi. Ce fut ainsi que la rumeur courut avec persistance que mon fâcheux cousin Jacques Nattier avait rejoint la comtesse, et qu’ils partaient ensemble pour l’Algérie. Au bout de quelque temps, on sut que Jacques n’avait pas bougé de Mâcon, où ses fonctions le retenaient. Et l’on boucla l’affaire en ces termes :

— D’ailleurs, Mlle  Éléonore affirme qu’il n’y a plus rien entre eux.

D’autres racontars circulèrent : une personne de Bourg les avait rencontrés à Venise, en gondole, avec un prince italien.

— Qu’en dit Mlle  Éléonore ?

Mlle  Éléonore ne sait rien.

— Sa nièce ne lui écrit donc jamais ?

— Oh ! si fait, seulement elle ne lui raconte pas ses petites affaires.

— Heureusement que Mlle  Éléonore est fine : elle sait lire entre les lignes…

Une autre fois, on raconta qu’ils s’étaient amusés « comme des fous » au carnaval de Nice. On donnait des détails. Et on jugeait. En tout cas, il fut admis que Mme  des Pleiges avait abandonné son attitude de veuve désolée et jouissait de la vie, à sa manière :

— Ici, elle n’aurait jamais osé ; mais là-bas !…

On affirma même qu’elle dévorait à belles dents la fortune de son fils. Quelques personnes charitables insinuèrent :

— N’y aurait-il aucune précaution à prendre pour sauvegarder les intérêts de l’enfant ? Les amis ou la famille pourraient peut-être…

D’autres interrompaient :

— Pourquoi la famille s’intéresserait-elle à cet enfant ? Vous savez bien…

Un geste de mépris terminait la phrase et amenait un :

— C’est juste !

Puis on reprenait en chœur :

— D’ailleurs, ces gens ont rompu toutes les attaches qui les retenaient à nous. Mlle  Éléonore n’a plus de nouvelles d’eux depuis longtemps. Vous verrez qu’ils ne reviendront pas.

Cependant ils revinrent, au printemps. Ils revinrent tels qu’ils étaient partis, bien qu’un peu moins tristes : Anthony, avec quelques couleurs aux joues, ma marraine, avec des retours de son cher sourire d’autrefois. Et l’on épiait leurs visages, et les propos allaient leur train :

— Pourquoi sont-ils revenus ? Est-ce que quelque chose les y oblige ?

— Ils narguent l’opinion !

— Ils nous bravent !

— Est-ce que Mlle  Éléonore les a vus ?

— Sans doute, elle est allée au château.

— Ah ! vraiment, elle est allée au château ? Et que dit-elle ?

— Elle dit…

Fidèle à sa méthode, elle ne disait rien, mais elle laissait tout dire, et son attitude prêtait quelque vraisemblance aux propos les plus aventurés.

Peu de temps après leur retour, un incident extraordinaire mit la ville en émoi : à la suite de faits que je n’ai jamais connus, — peut-être simplement dans un accès d’exaspération trop longtemps contenue, — le colonel Marian administra une formidable raclée, en pleine rue, à l’un des fils Lesdiguettes. J’assistai à la fin de la scène. J’aperçus, au milieu d’un cercle de boutiquiers accourus au bruit en abandonnant leurs établis, la victime dont de bonnes femmes bassinaient la figure ensanglantée, tandis qu’à l’écart le vieux vétéran, fumant de son exploit, les bras croisés sur sa poitrine, promenait sur les assistants des regards vainqueurs chargés de menaces. On l’observait à la dérobée, mais personne n’osa s’approcher de lui : ils comprenaient que ses poings vigoureux ne demandaient qu’à recommencer l’exercice et qu’avec allégresse il sonnerait sur leur dos la charge interrompue, heureux de soulager sa longue humiliation par un acte de vigueur.

Tu connais le dicton : « Poignez vilain, il vous oindra. » Un moment, on put croire qu’il allait se trouver juste une fois de plus. L’acte énergique du colonel produisit d’abord un revirement salutaire. Ceux qui s’étaient le plus avancés devenaient prudents, se frottaient les côtes par anticipation, tenaient leur langue. On mit une sourdine aux commérages. On ne parlait plus qu’à voix basse, en regardant autour de soi pour s’assurer que le colonel n’était pas tout près, avec sa canne. On avait peur, en un mot. Mais le battu porta plainte, la justice intervint, le colonel fut condamné à une forte amende : de sorte que les vaincus, se sentant soutenus par les gendarmes, reprirent courage. Tout le monde se réjouit de la condamnation dont la sévérité, semblait-il, écartait un péril public.

Quelques bonnes dames insinuèrent :

— Une amende ne suffit pas : on aurait dû le mettre en prison.

Mlle  Éléonore gémissait que, depuis l’époque des croisades, jamais un des Pleiges ni aucun de leurs alliés n’avait eu de casier judiciaire. Et l’on répétait :

— Après un tel scandale, ils ne pourront plus rester au pays : cette fois, il faudra bien qu’ils partent.