L’Innocente/Texte entier


ÉDOUARD ROD



L’Innocente
ILLUSTRATIONS DE L. KOWALSKY
PARIS
PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR
28 bis, rue de Richelieu, 28 bis

MDCCCXCVII


À
M. L. LAVEDAN


L’INNOCENTE






Il y a des amitiés de jeunesse sur lesquelles le temps passe sans les détruire : il les ralentit, il les attiédit, il les diminue ; il ne les tue pas. On peut rester des mois sans se revoir, sans échanger une lettre, sans rien savoir l’un de l’autre ; pourtant on se retrouve tel que si l’on s’était quitté la veille. Chacun a vécu sa vie, dont l’autre ignore les péripéties : et, dès la première poignée de main qu’on échange, c’est comme si l’on avait, côte à côte, traversé les mêmes épreuves, vaincu les mêmes obstacles, accompli les mêmes efforts. Précieuses et rares sont ces amitiés, que, seule, la mort dénoue, et qui ne se remplacent pas.

Telle est celle qui m’unit encore à Philippe Nattier. Elle date de notre quatorzième année : du lycée de B***, où le hasard nous fit entrer le même jour et nous plaça à côté l’un de l’autre. J’étais embarrassé par un thème latin, qui me semblait extrêmement difficile : étant plus « fort », il me vint en aide ; après quoi, nous passâmes deux ans sans nous quitter.

Au temps de notre adolescence, Philippe Nattier, avec ses grands yeux noirs, son front intelligent, ses traits réguliers et purs, était un garçon silencieux, presque morose, qui s’enfermait en lui-même, ne parlait à personne de ses affaires intimes, s’intéressait aux idées abstraites, et professait un profond mépris pour tout ce qui touche à la vie pratique. Il n’a point changé. Maintenant, il approche de la quarantaine ; quelques cheveux blancs se montrent au-dessus de ses tempes, qui commencent à se dégarnir ; sa forte barbe noire, dont il était justement fier, est déjà toute grise. Et quand je le rencontre, bien qu’à des intervalles éloignés, je retrouve, sous l’homme mûr et vigoureux, l’enfant qui fut mon camarade, l’adolescent qui fut mon ami. Nous passons des heures charmantes, pendant lesquelles nous parlons peu et pensons ensemble. Il n’a plus cette beauté qui, jadis, arrêtait les regards des femmes, mais sa figure a conservé tout son caractère : énergique et doux à la fois, pensif, bienveillant avec une pointe d’ironie. Il a dans les yeux cette lueur indéfinissable qui semble le reflet de trop de réflexions, de trop de voyages autour de soi-même dont le retour est rempli d’incurables mélancolies : car il a beaucoup vécu seul. Son cercle d’observation est demeuré borné ; mais, s’il a vu peu de gens, il les a bien vus ; s’il connaît peu de choses, il les connaît bien : pour s’être exercé sur un panorama restreint, son coup d’œil n’en est ni moins pénétrant, ni moins sûr.

Quand nous étions ensemble sur les bancs de l’école, pendant les récréations ou les promenades, j’aimais à lui raconter ma vie, toute simplette, dont les moindres incidents prenaient pour nous un relief extraordinaire. Lui, ne me disait à peu près rien de la sienne. À peine parlait-il quelquefois de ses parents, qui vinrent le voir de temps en temps, et dont j’aperçus les rapides silhouettes. Je le savais fils unique d’un médecin fort habile, établi dans la petite ville des Pleiges, dans le Jura. Une fois, à la rentrée des grandes vacances, il revint en deuil : sa mère était morte. Je lui demandai :

— Tu as beaucoup de chagrin ?

Il me répondit, avec un tremblement dans la voix :

— Oui, beaucoup.

Il ajouta, les yeux perdus, d’un ton pénétré :

— Ma mère était très, très bonne !

Et ce fut tout.

D’où venait cette extrême réserve ? Les uns l’attribuaient à une dureté d’âme dont les raideurs d’attitude de Philippe semblaient témoigner. Mais je savais bien, moi, que mon ami n’était point insensible, qu’au contraire son âme vibrait et frémissait aux moindres chocs, qu’il portait en lui un monde de sensations dont la vivacité allait parfois jusqu’à la violence, et que, seul, le masque restait impassible. Ce que j’ai connu plus tard de sa vie ne m’a point expliqué non plus sa retenue presque sauvage, qui découragea bien des sympathies. Je crois donc qu’il faut simplement l’attribuer à son caractère : il était réservé comme d’autres sont expansifs, mélancolique comme d’autres sont gais ; peut-être qu’il devait ces traits à la nature de son pays natal, à cet âpre Jura froid, triste, monotone, où la voix des oiseaux s’étouffe dans les bois sourds, où la bise gémit à travers les sapins et glace les vallées, où la neige enveloppe les horizons, pendant de longs mois, comme un linceul de mort. Quelles que fussent les causes de sa manière d’être, elle l’empêcha d’avoir d’autre ami que moi. Je l’en aimai davantage. On nous citait, dans les classes, comme doublures d’Oreste et de Pylade. Aux récréations, nous avions toujours d’importants secrets à nous communiquer dans des coins ; aux heures de classe, nous trouvions mille moyens de nous entr’aider : je crois bien que chacun de nous a toujours ignoré certaines choses que l’autre apprenait pour lui, et que la réussite de notre bachot fut celle d’une entreprise collective.

Aussi fut-ce un déchirement quand il fallut nous séparer, Philippe devant faire sa médecine, moi mon droit. Arrivés ensemble à Paris, nous nous promîmes de nous voir au moins tous les jours, pour nous consoler de ne plus travailler ensemble. Il n’en fut rien. Entraînés chacun par nos occupations différentes, nous ne nous rencontrions pas comme nous l’aurions voulu, ni même, bientôt, comme nous l’aurions pu. Ce n’était ni sa faute ni la mienne : c’était celle de la vie, peu propice aux grandes amitiés, destructrice naturelle des sentiments. Souvent, il nous arriva de passer toute une semaine sans nous rencontrer ; en revanche, nous restâmes pendant plusieurs années fidèles à l’habitude de dîner ensemble, le dimanche, dans une certaine crémerie de la rue Monsieur-le-Prince, où l’on buvait un petit vin de Beaugency qui nous plaisait extrêmement. Cette habitude entretint notre confiance réciproque : chacun de nous resta pour l’autre un livre ouvert, et il ne nous arriva rien que nous ne mîmes en commun. Les vacances nous séparaient : à leur approche, nous faisions le projet de les passer ensemble ; quelque obstacle nous en empêchait toujours. Nos parents n’habitaient plus la même contrée, il y avait trop d’espace entre nous. Une fois pourtant, nous fîmes ensemble un voyage en Italie : un beau voyage, joyeux et libre, dont nous aimons toujours à réveiller le souvenir. Nos études, cependant, s’achevèrent : nous fûmes plus séparés. Philippe s’établit aux Pleiges, où il reprit la clientèle de son père, qui se retira, et, peu de temps après, mourut. Je ne le vis plus que de loin en loin : il venait une fois par année à Paris, au printemps, restait huit jours, qu’il consacrait à « se tenir au courant », me donnait le plus de temps possible, partait en m’invitant chez lui :

— Mon pays est un beau pays, me répétait-il chaque fois. Il faut absolument que tu le connaisses. Je veux que tu l’aimes.

J’acceptais pour l’été. Mais un empêchement survenait : la partie était remise à l’année suivante.

Elle a eu lieu, enfin, cette année-ci.

Je suis arrivé, par un beau jour de juillet, dans la vieille bourgade, si originale, si pittoresque, dont Nattier m’avait dit souvent le charme bizarre, et dont l’aspect m’a tout de suite impressionné. Représentez-vous un petit lac, aux eaux que colore en vert la tonalité générale du paysage ; un ancien château fort, avec des tourelles, des meurtrières, des fossés, — tout un appareil d’un temps évanoui, — domine la lente colline où s’étagent les vieilles maisons. Dans les rues silencieuses, pavées de grosses pierres inégales, on passe sans rencontrer personne ; seulement on aperçoit, dans des ateliers ou des boutiques, de laborieux horlogers, la loupe au front, courbés sur les délicates pièces de métal que manient leurs mains attentives. Il y a aussi une église romane, d’un style assez pur, dont les vastes proportions semblent attester que la ville eut jadis plus d’importance ; un évêché qui n’a plus d’évêque et dont on a fait une prison ; une terrasse plantée de marronniers, où flanent de rares promeneurs. C’est la tranquillité des villes mortes, l’industrie horlogère, qui occupe et enrichit la population, ne faisant aucun bruit. Pas d’usine, pas de cheminées : les gens travaillent, chacun chez soi, dans la retraite et le silence. Un austère paysage, qui, cependant, ne manque pas d’une beauté grave et triste, encadre la petite ville : au premier plan, sur la plus proche colline, des ruines informes suggèrent l’idée des guerres locales qui troublèrent autrefois la paix de ces montagnes ; plus loin, moutonnent de vastes horizons, aux lignes arrondies, boisés de sapins, semés de clairières où les moissons ondulent, où pointent les clochers des villages ; puis, des sommets plus hauts, très noirs, arrêtent les regards : on se sent séparé du reste du monde, ou plutôt, on se sent dans un petit monde bien à part, qui doit avoir ses lois spéciales, sa gravitation particulière.

Philippe était venu me chercher à la station voisine dans un cabriolet de médecin de campagne, avec Naine, sa jument gris pommelé, qui nous emmena chez lui, d’un bon trot rapide, en un quart d’heure. La route, excellente, filait entre des sapins, avec, de place en place, des tas de planches ou des arbres coupés déposés sur le bord. Nous passâmes devant une scierie, dont le grincement fit dresser les oreilles de Naine et nous poursuivit un instant. Une éclaircie découvrit l’ensemble du paysage. Philippe étendit son fouet, et me dit :

— Regarde !

Je répondis :

— Oui, c’est très beau !

Ce qui, pour l’heure, me plaisait davantage, c’était l’exquise pureté de l’air. Je le humai délicieusement. Il avait une saveur et un parfum, une saveur de framboise, un parfum d’herbe humide. Sa fraîcheur vous caressait avec une gaieté de fée bienveillante et malicieuse. Je m’écriai :

— Mon Dieu ! que cet air est bon !

Philippe répéta :

— Oui, c’est bon !…
d’un ton satisfait et convaincu ; je repris :

— Je commence à comprendre que tu aimes ce pays.

Sa figure s’épanouit comme s’il désirait et attendait cet éloge :

— N’est-ce pas ? dit-il.

Il semblait si parfaitement satisfait, que je ne pus m’empêcher de lui demander :

— Tu comptes y rester toujours ?

Il n’hésita point à me répondre :

— Certainement.

Je réfléchis que, tout de même, cette beauté qui l’enchantait, devait à la longue paraître monotone. Je repris :

— Ce que tu as ici te suffit ?

Ma question parut l’étonner.

— Certainement, fit-il. Que pourrais-je souhaiter encore ?

— Tu n’as aucune envie d’un plus grand cercle, d’un autre milieu ?

— Pas la moindre.

Ses réponses, solides, sûres, tranquilles, indiquaient une résolution bien prise, une volonté ferme, qui sait ce qu’elle veut, et pourquoi.

Comme je ne l’interrogeais plus, il ajouta :

— De l’air, de l’espace, des sapins, des montagnes : que faut-il donc de plus ? Tu sais que j’ai des goûts très simples.

J’insinuai :

— Autrefois, tu avais de l’ambition.

Il haussa les épaules :

— Il y a si longtemps ! fit-il avec un geste de dédain. Depuis, la vie a passé…

Et il trouva cet étonnant argument :

— Il y a des millions d’hommes qui feront ce que j’aurais pu faire, aussi bien que moi, ou mieux ; il n’y en a point qui jouirait davantage de ce paysage !…

Je ne pus m’empêcher de rire, tant le raisonnement me parut saugrenu ; mais je l’approuvai :

— Tu es un sage : tu l’as toujours été !

Il habitait une maison isolée, à quelques minutes de la ville, au bord de la route. Devant la porte, sa gouvernante attendait : une vieille femme très droite, en bonnet blanc, le visage parcheminé, dont l’air de gravité s’harmonisait avec la contrée. Cérémonieuse à l’excès, elle me fit plusieurs révérences ; mais, en observant l’énergie de son nez en bec d’aigle, de son menton carré et proéminent, de son regard direct, de son front têtu, je pensai que mon ami ne devait pas diriger grand’chose dans son ménage. Il demanda :

— Tout est-il prêt, Madeleine ?

Familièrement, la vieille bonne répondit :

— Oui, monsieur Philippe.

— Bon. J’espère que tu soigneras bien mon ami, pendant les quelques jours qu’il nous fera le plaisir de passer ici.

On m’examina de la tête aux pieds. J’aime à croire que cet examen ne me fut point défavorable, car on répéta :

— Oui, monsieur Philippe.

— Maintenant, viens voir ta chambre, me dit Nattier.

En me précédant dans l’escalier, il expliqua :

— Madeleine m’a vu naître. C’est une personne qui a ses lubies. Mais elle est très bonne et m’aime beaucoup. Je ne saurais pas me passer d’elle.

La chambre, qui ouvrait sur la campagne, m’enchanta. Comme j’en admirais les anciens meubles, le visage de Philippe s’épanouit.

— Oui, me dit-il, je sais que tu aimes les vieilles choses. Eh bien, mon cher, je t’en montrerai !

Dès que j’eus achevé de me rafraîchir, en effet, il voulut me faire les honneurs de sa maison. Elle était spacieuse, avec de larges corridors, des murs épais comme ceux d’une forteresse, des fenêtres pittoresques, des balcons. Cependant l’impression de bien-être que m’avait fait éprouver, en arrivant, la pureté de l’air, se dissipait à mesure que je contemplais les divers aspects du paysage. Philippe m’en indiquait les détails : un ruisseau, tout argenté d’écume, serpentant dans les champs, la profondeur intense d’un bois voisin, les lignes sombres des montagnes, leurs sommets encore blancs de neige. Toutes ces choses dégageaient je ne sais quelle âpreté, qui me faisait penser au visage de la vieille Madeleine. Je me sentais prêt à les admirer, mais sans aucune sympathie. Et, comme je ne pus m’empêcher de trahir ce sentiment, Philippe, un peu déçu, s’écria :

— Eh bien, moi, je l’aime ce pays ! Oui, je l’aime tout de bon. Je l’aime à tel point que, pour peu que je m’en éloigne, j’y suis bien vite ramené par une insupportable nostalgie. Que veux-tu ? Il y a accord entre nos âmes et les lieux où nous avons beaucoup vécu. J’ai trop rêvé le long de ces routes, sous ces sapins, au bord de ce petit lac qui semble toujours vert, — vert pâle quand le ciel est pur, vert profond quand le ciel se brouille, — mais qui ne change jamais que de nuance. Je me suis beaucoup ennuyé, ici. Raison de plus pour m’attacher ! Il y a des fils mystérieux qui me lient à tous les brins d’herbes, et plus encore aux choses immatérielles, à cet aspect, à cet ensemble, à l’âme rude et forte de cette contrée.

Rarement, Philippe parlait autant. Mais il y avait si longtemps que nous ne nous étions vus ! Et puis, il était heureux de m’avoir chez lui, après tant de vaines promesses : notre intimité d’autrefois renaissait ; sans doute, elle allait nous incliner aux larges confidences. Et je souriais déjà de son petit discours, car je venais d’y retrouver le philosophe, l’abstracteur, le solitaire à la fois raisonneur et sentimental que j’aimais. Pour l’exciter à parler davantage, je répondis :

— Pourtant, les journées doivent être quelquefois longues, la solitude quelquefois lourde.

Il se contenta de hausser les épaules de ce geste qui lui était familier, où il y avait du dédain et de la résignation :

— Si ce paysage ne te plaît qu’à moitié, reprit-il bientôt, regarde les bibelots et les meubles !

Justement, je me trouvais devant une vitrine. Je m’en approchai, et la vis remplie d’insectes, scarabées et papillons, piqués à de longues épingles. Je m’écriai :

— Tu es donc devenu collectionneur ?

— Mon Dieu, oui : on s’amuse comme on peut, n’est-ce pas ?

— Aux dépens de ces innocentes bestioles ?

— Cela me distrait, entre mes visites et mes consultations. Mais je chasse autre chose aussi. L’on trouve des vieilleries, dans ce pays. Qu’en dis-tu ?

Il me montrait, disposée sur un espèce d’écusson recouvert de velours rouge, une collection de clefs antiques, dont quelques-unes me parurent d’un travail intéressant. Il me fit admirer aussi, dans une sorte de cadre, une série de montres, spécimens curieux de la vieille horlogerie du pays. Puis des armes et des meubles, parmi lesquels je remarquai un merveilleux bahut en marqueterie hollandaise du xviie siècle, et des chaises paysannes dont la grossièreté avait je ne sais quel grand air d’art naïf et juste.

— Où as-tu trouvé tous ces objets ? lui demandai-je.

— Un peu partout : chez des paysans, chez des antiquaires, chez des marchands de bric-à-brac. Tu sais que les collectionneurs ont un flair particulier qui guide leurs recherches. Le mien n’est pas mauvais. Et tu n’as pas tout vu !

Là-dessus, il m’introduisit dans un petit salon Louis XVI, tendu d’étoffe bleue à ramages. Cette fois, ce ne furent pas les meubles qui m’arrêtèrent, bien qu’ils fussent du plus pur style de l’époque, avec des moulures exquises : ce furent les quinze ou vingt portraits qui décoraient les murailles, dont quelques-uns portaient les marques de vrais maîtres. Et déjà mon ami me les expliquait avec complaisance :

— Voici un portrait de Moultou, peint par Liotard : Moultou était cet honnête pasteur genevois, qui prit avec tant d’ardeur le parti de Rousseau. Je ne suis pas fâché de posséder son image, car c’était un brave homme. À côté de lui, je crois bien que c’est un Latour, et j’ai de bonnes raisons pour penser que ce portrait est celui de Mme  d’Houdetot, bien que la ressemblance ait paru contestable à quelques connaisseurs. Là, tu reconnais Jean-Jacques en personne. Tu sais l’admiration que je lui ai vouée : tu ne t’étonnes donc pas de le trouver ici. Je ne te dirai pas de qui est ce pastel, je l’ignore ; mais tu vois bien que ce n’est pas un morceau banal. Le vieux solitaire a été pris sur le vif, dans une de ses heures de mélancolie. As-tu jamais vu des yeux plus navrés, un sourire plus amer ? Les autres, je ne sais pas leurs noms ; mais ce sont des contemporains : toutes ces femmes ont lu la Nouvelle Héloïse, je les en aime davantage. Quant à ces messieurs poudrés, bons bourgeois ou gentilshommes, je suis sûr qu’ils ont discuté l’Émile, peut-être même le Contrat social ; plusieurs de ces têtes ont dû rouler sur l’échafaud de la Révolution.

Dans le fait, le xviiie siècle finissant revivait en ce vieux coin de province. Par je ne sais quel enchantement, on se sentait tout près de ces gens d’autrefois ; on les eût vus sans étonnement descendre de leurs cadres pour prendre place dans ces gracieux fauteuils qui semblaient les attendre.

— Celui-ci, c’est Grétry, me dit Nattier.

Mes yeux se fixèrent sur l’épinette devant laquelle le bon maître eût très bien pu s’asseoir.

Mais voici que, comme je les relevais, ils tombèrent sur un portrait de femme, véritable croûte, entourée de la plus banale des baguettes dorées, qui faisait étrange figure parmi ces œuvres de choix, dont plusieurs n’auraient déparé aucune galerie célèbre.

— Ce pastel-là ? demandai-je en souriant. Est-ce aussi un Latour ?

Avec le plus grand sérieux, Philippe me répondit :

— Non, c’est un « Claude Fermière ».

Du doigt, il me montrait, au bas du pastel, un monogramme ignoré.

Je dis :

— Je ne connais pas cet artiste.

— Cela ne m’étonne pas, répondit Philippe ; il est complètement inconnu. Son nom ne figure dans aucun dictionnaire. D’abord, ce n’était point un artiste professionnel : c’était un simple pharmacien, un ami de mon père, qui avait du goût pour la peinture, et qui a fait, à ses moments perdus, trois ou quatre pastels, dont aucun n’est un chef-d’œuvre. Celui-ci ne vaut pas mieux que les autres.

— Alors, pourquoi lui as-tu fait place dans ce sanctuaire ?

— Je ne suis pas assez connaisseur en art pour songer à l’artiste seulement. Je pense quelquefois au modèle.

En effet, la tête était charmante, quelque adresse que le peintre eût déployée à la gâter, d’une pureté de lignes adorable ; sous la gaucherie du crayon subsistait la délicatesse des traits, qui dégageaient une ineffable impression d’harmonie et de grâce. Peu à peu l’âme apparaissait sur cette figure, non parce que l’artiste avait su la montrer, mais parce qu’il n’avait pas réussi à la détruire : on en devinait la douceur, on la sentait très bienveillante ; on finissait par restaurer, pour ainsi dire, la magnifique chevelure châtain qui encadrait le front pensif, un peu étroit, les yeux de violettes au regard caressant, le sourire à la fois mélancolique et gai, que de mobiles impressions faisaient se jouer, frais comme un reflet changeant, sur les lèvres, les belles épaules à carnation de lis, dont le dessin rappelait celles de la Diane de Houdon. Je dis :

— C’est vrai. Un tel modèle eût été digne d’un meilleur pinceau. Sais-tu qui était cette femme ?

Philippe répondit :

— Ma marraine. Te rappelles-tu qu’elle est morte pendant que nous faisions notre rhétorique ?

— Oui, tu me parlais d’elle souvent.

— Mais je ne t’ai pas raconté son histoire. Je ne la savais pas, en ce temps-là. Quelques détails m’avaient frappé, sans que j’en pusse comprendre le sens. Si tu veux, je te la raconterai ce soir. Peut-être qu’elle te fournira la matière d’un roman.

Il se tut, les yeux fixés sur le portrait. Puis, après un silence, il ajouta presque tendrement :

— J’espère qu’elle est bien ici, la pauvre, dans ce décor d’une époque où elle eût été plus heureuse, parmi ces personnes qui, par leur intelligence des choses du cœur, étaient dignes d’elle. Et je l’y laisserai. Et j’éprouve une sorte de joie à honorer son portrait, bien qu’il soit médiocre : c’est une revanche qui lui était due, — c’est la seule que je puisse lui offrir !

La perspective d’une « histoire » ne m’avait point d’abord enthousiasmé : on nous en offre si souvent, à nous autres romanciers, et d’habitude, d’un si mince intérêt ! Mais les paroles de Philippe, surtout la piété de leur accent, excitèrent ma curiosité. D’ailleurs, la femme était assez belle pour avoir eu un roman, même en ce coin perdu du monde ; et la beauté n’exerce-t-elle pas presque toujours une action singulière sur notre imagination, qu’elle excite et qu’elle entraîne ? Dans l’après-midi, Nattier dut me quitter pour ses visites de malades. Je flânai par la ville, je rôdai autour du château, je cherchai l’ombre des sapins : je voyais toujours dans ma pensée la douce et belle figure, dont le sourire semblait me dire : « Regarde-moi bien, car il y a du mystère dans mes yeux, ma vie a eu ses secrets ; ma beauté, selon le lot spécial à la beauté, a fait couler des larmes… » En sorte que, le soir, quand nous fûmes installés, pour la veillée, dans le petit salon Louis XVI, — car un violent coup de bise nous privait du plaisir de passer la soirée en plein air, — ce fut moi qui rappelai sa promesse à Philippe. Il ne fit aucune difficulté pour la tenir. Son récit m’intéressa beaucoup plus que je ne l’aurais pensé : il contenait, en effet, la matière d’un roman, mais d’un roman simple, comme je les aime, d’un roman sans aventures extraordinaires, qui n’est qu’un feuillet de la vie du cœur. J’employai donc les quelques jours que je passai aux Pleiges à le transcrire, aussi fidèlement que j’ai pu, dans les pages qui vont suivre. La veille de mon départ, dans le même décor du salon Louis XVI, sous les regards des vieux portraits, j’en fis lecture à Philippe. Il m’a dit :

— C’est presque tout à fait cela. Allons, tu es un bon sténographe !

Ai-je besoin de dire que ce compliment ambigu n’a point froissé mon amour-propre d’auteur ? Ce n’est pas moi qui parle ici, c’est mon ami ; si je n’ai trahi ni son émotion ni son affection, j’ai fait tout ce que je me suis proposé de faire, et je lui offre ce petit récit dont il est le véritable auteur.


I


Philippe commença en ces termes :

Je t’ai dit déjà que cette jeune femme fut ma marraine. Elle est gracieusement mêlée à mes meilleurs souvenirs d’enfance. Elle a joué un grand rôle dans ma petite vie, le rôle qu’on prête, dans certains contes, aux bonnes fées ou aux belles princesses. Mon père était un homme laborieux et grave, qui ne s’occupait guère de moi : non par indifférence, mais par manque de loisir. Ma mère, souvent malade, m’aimait en tristesse, si je peux dire : c’était un être doux et craintif, d’une bonté trop timide pour être bien efficace, très inquiète d’observer les caprices de l’opinion, très sujette à s’effrayer de dangers imaginaires. Si mon père n’eût trouvé quelquefois le temps d’intervenir, elle m’aurait toujours gardé dans ses jupes en tremblant pour moi. Ma marraine fut donc le sourire, la grâce, la gaieté de mes premières années.

Les figures chères que la mort a emportées me reviennent toujours en une attitude déterminée. Elle, quand je cherche à me la rappeler autrement qu’à travers son portrait, je la revois les mains chargées de fleurs, descendant le sentier qui ramène du bois à la ville, en passant devant la grille de notre jardin, en toilette claire, sur un fond de printemps, de lumière, de prés semés de boutons d’or. Les fleurs qu’elle portait, c’était une touffe de reines-des-prés, dont les grappes pâles affectionnent l’ombre de nos bois et la fraîcheur de nos ruisseaux. Le jour où je la vis ainsi, elle ne s’arrêta pas, comme elle faisait volontiers, pour m’embrasser ou pour dire à ma mère quelques paroles affectueuses. J’étais sur le balcon : elle se contenta de m’envoyer un sourire, en agitant vers moi son beau bouquet blanc. Et son image se photographia dans mes yeux, où je la retrouve avec une surprenante netteté : sans doute parce que, très peu de temps après, le lendemain ou le surlendemain, pendant que je pensais encore à ma belle marraine revenant de la forêt comme une princesse de conte, le printemps dans les mains et dans les yeux, éclata le drame qui, comme un coup de baguette d’un enchanteur mauvais, la changea en une pauvre créature de souffrance et de deuil.

Après ce préambule, Philippe s’arrêta un instant, comme s’il eût cherché la meilleure manière de poursuivre son récit, dont j’attendais la suite. Il reprit :

Tu ne saurais comprendre sa destinée qu’après quelques explications sur notre milieu, que tu ignores. Nous n’avons pas encore traversé la ville ensemble. Cependant, il a dû te suffire de la parcourir cet après-midi pour acquérir une idée assez exacte de ce qu’en est la population. La province se ressemble toujours à elle-même. Pourtant, il y a des nuances : ici, l’on est avant tout tranquille et travailleur. Point de bruit : toi qui aimes le silence, tu seras servi à souhait. En revanche, beaucoup de travail. D’honnêtes artisans, qui sont à la fois bourgeois, paysans et ouvriers, confectionnent des mouvements de montres, tant que durent les quatre saisons, sans se reposer jamais, sauf les dimanches et jours fériés qu’ils observent pieusement. Ce métier, qui absorbe leur vie, leur assure, pour leurs vieux jours, une modeste aisance : retirés des affaires, ils cultivent de petits jardins autour des anciens remparts ; ceux qui ont le mieux réussi achètent, hors de ville, une maison dans le genre de la mienne, car je la dois à mon arrière-grand-père, qui fut horloger comme les autres. Parfois, au bout de trois ou quatre générations, quelque membre de la famille ayant couru le monde ou fait fortune, les petits-fils des artisans les plus économes sont devenus des espèces de gentilshommes campagnards : ils vivent alors de leurs terres, qu’ils cultivent en s’aidant du produit de leurs valeurs mobilières, placées en bonnes rentes ; et il est bon qu’ils en aient, car notre sol est peu généreux. Un trait frappant de ces familles, enrichies ou en voie de s’enrichir, c’est qu’elles ne quittent pas volontiers le pays. Ceux qui sont partis reviennent : ce qui explique que la ville augmente peu à peu, sans perdre aucun de ses caractères traditionnels. Ai-je besoin de te dire que ces braves gens sont vertueux ? Il n’y a pas un vice ici. Point d’ivrognes : si tu en rencontres, tu peux être sûr que ce sont des journaliers savoyards, engagés pour les gros travaux de la campagne : on ne les aime guère, mais on ne peut se passer d’eux. Pas de rixes, même en temps d’élections : l’on s’inquiète peu de la politique. Mais cette vertu, hélas ! a les inconvénients de la vertu trop consciente et trop sûre : elle est âpre, exigeante, sévère, maussade : elle manque de grâce et de vraie bonté ; à l’occasion, elle s’exaspère jusqu’à devenir féroce. Non seulement ces honnêtes gens ne pèchent pas : ils veulent encore que personne ne pèche autour d’eux. Ils sont ombrageux, ils s’épient les uns les autres avec le désir constant de se prendre réciproquement en faute. Ce jeu-là développe la malveillance : dans le fait, ils se complaisent à interpréter en mal leurs actes les plus innocents, ils se prêtent volontiers les uns aux autres d’abominables pensées. D’aigres racontars, enfiellés de calomnie, circulent sans cesse parmi eux : on ne sait jamais s’ils y croient ou non, mais, en tout cas, ils les colportent, ils les répètent, ils les aggravent comme s’ils y croyaient. Ce sont d’honnêtes gens insupportables, qui feraient presque aimer toutes les abominations, par la façon dont ils les détestent et les combattent. Ils ressemblent à ces haies d’épines qui séparent leurs champs : en automne, elles portent de bons petits fruits dont on peut faire des confitures ou du sirop ; mais elles piquent toute l’année.

Tel est le fonds de la population.

Mais il y a « la noblesse », comme dit le menu fretin, c’est-à-dire une douzaine de familles, qui constituent un petit cercle très fermé, avec des subdivisions. Trois ou quatre d’entre elles sont de noblesse authentique ; deux ou trois sont parvenues à affubler leur nom de la particule ; les autres ne sont acceptées qu’en raison de leur fortune et du mélange des classes. Comme il arrive aux animaux humains qui vivent d’une existence semblable, ces personnes ont fini par se ressembler entre elles. Leur type ne varie guère : l’homme est solennel, épais, sentencieux, lourd dans sa démarche, lent dans ses paroles, plutôt gras, car la bonne chère est son seul défaut, si tant est qu’il en puisse avoir un. Tu sais que nous touchons à la Bresse, terre classique de la gourmandise, que nos ruisseaux abondent en truites que tu as pu apprécier, et en écrevisses que tu apprécieras demain, « à la Nantua ». Tu m’en donneras des nouvelles ! Quant aux femmes, elles sont petites, pointues, guindées, loquaces. L’aisance générale leur enlève, ou à peu près, la ressource des bonnes œuvres ; il ne leur reste donc d’autre occupation que le commérage. Elles en abusent : leur bonté n’ayant pas l’occasion de s’exercer, c’est leur méchanceté qui se développe.

Il me sembla que Philippe devenait satirique. Je ne pus m’empêcher de l’interrompre en insinuant :

— Voilà un tableau qui promet.

Il se reprit :

— Peut-être vais-je un peu loin dans ma critique. C’est parce que je pense à ma pauvre marraine, qui a tant souffert par eux, — oiseau du Paradis tombé dans une ruche et dévoré par l’essaim. Mais je t’assure que ces gens ont d’excellentes qualités. Leur commerce n’est point aussi désagréable que mes paroles ont pu te le faire croire ; ils ne manquent ni d’esprit ni de finesse ; à défaut de bienveillance, ils ont du bon sens ; ils ne sont pas aimables, mais ils sont loyaux et solides. Il en est d’eux comme du paysage : on s’y accoutume et on l’aime.

Philippe s’arrêta un instant pour rallumer son cigare, en tira quelques bouffées, continua :

— Il faut maintenant que je t’introduise de plus près dans ce monde dont je viens de t’indiquer le caractère général ; il faut que je te présente mes héros. Tu sais que je ne suis pas romancier, moi. Je ne sais pas raconter. Point de ficelles. C’est la vérité qui te parle. Je te dis ce que j’ai vu, comme je l’ai vu, sans ornements de rhétorique.

Parmi les familles les plus haut cotées, celle des comtes des Pleiges occupait naturellement le premier rang. Ils étaient, ceux-là, de vieille noblesse, et de la meilleure, avec des merlettes dans leurs armoiries, un long passé d’histoire locale, quelques échappées dans l’histoire générale. Sans parler des croisades, où l’un de leurs ancêtres avait péri devant Saint-Jean-d’Acre, un des Pleiges avait combattu à Arques contre Henri IV, un autre à Rocroy avec Condé. Ils habitaient ce château qui, après eux, a été acquis par un brasseur anglais, lequel l’a fait restaurer à son idée, s’y est ennuyé considérablement pendant deux étés, et l’a revendu à la Ville. Dans mon enfance, la famille se composait du comte Anthony, un vieillard très vert, très vigoureux, très intelligent, qui, du haut de son château, avait vu passer presque tout le siècle ; de sa mère, la comtesse Adélaïde, âgée de près de quatre-vingt-dix ans : une volonté terrible, trempée par de redoutables épisodes de la Révolution changée ensuite en despotisme intraitable par l’étroitesse du milieu où elle avait pu se développer ; de sa sœur, plus jeune, qu’on appelait mademoiselle Éléonore : personne effacée et sournoise, qui avait dû souffrir beaucoup de la rigoureuse sujétion où la tenait la comtesse, chef véritable du clan ; enfin, de son fils unique, le vicomte Pierre : un jeune homme de vingt-cinq ans, timide, épeuré, et d’ailleurs d’une santé toujours chancelante, qui semblait incapable d’action, comme effarouché par la vie. On racontait que sa terrible grand’mère lui en voulait d’être faible, le traitait mal, et qu’il tremblait devant elle. Élevé hors de la maison, il venait d’y rentrer ; on se demandait quel y serait son rôle. Quelquefois, on le voyait passer à cheval, à côté de son père, — et c’était lui qui semblait le vieillard. Plus souvent, il se promenait seul, au pas, comme si son indolence naturelle se fût communiquée à sa monture. Quand il passait ainsi par les rues de la ville, les bons horlogers arrêtaient un instant leur travail, mettaient leur loupe au milieu du front, et le suivaient d’un regard pitoyable. On disait :

— Les des Pleiges n’ont pas de chance avec leur héritier.

Ou bien :

— Sûrement, c’est par celui-là que finira la race !

Et l’on s’en affligeait : car nos tranquilles bourgeois restaient attachés par de solides liens d’affection et de respect à la famille de leurs anciens maîtres. À leurs yeux, elle était l’ornement de la ville, ne faisant qu’un avec le vieux château dont l’effondrement aurait déparé la contrée ; elle représentait des choses passées que peut-être ils ne connaissaient pas très bien, mais qui exhalaient pour eux un parfum glorieux de vaillance et de chevalerie. Les des Pleiges demeuraient les seigneurs du pays : seigneurs sans droits d’aucune sorte, idéaux, si l’on peut dire, dépourvus d’autorité effective, mais qui conservaient leur prestige ancien et dont nul ne se fût avisé de discuter les actes. D’ailleurs, ils se montraient bons princes, volontiers accessibles à ce que la ville produisait de mieux, frayant même avec les autres familles, bien qu’inférieures, pourvu qu’elles eussent rang sur le « livre d’or ». Seulement, pour marquer la nuance, ils invitaient beaucoup et ne sortaient guère. Et personne ne s’en offusquait. Les plus prétentieux, qui éprouvaient seuls le besoin de les excuser de cette réserve un peu haute, alléguaient leur grand âge. On disait d’eux :

— Ils sont si vieux !

Et l’on englobait, dans cette explication, les vingt-cinq ans du vicomte.

Parmi les personnes de leur intimité, je ne parlerai que de ceux dont le nom viendra dans mon histoire :

C’était, d’abord, Mme  d’Ormoise, une vieille dame dont il serait oiseux de te faire la généalogie, de trente ans plus jeune que la comtesse, dont elle semblait le lieutenant. Vive, alerte, pimpante, avec des cheveux gris en tire-bouchons, des allures de gendarme, elle était toujours en mouvement et se mêlait de toutes choses. C’était elle qui dirigeait l’opinion : force occulte indéfinissable, qui joue parmi nous un rôle important. Elle venait souvent chez mes parents, où l’amenaient des prétextes divers. Elle élevait une jeune nièce, nommée Alice, assez insignifiante, que son rêve ardent eût été de faire épouser au vicomte. Pour le réaliser, ce rêve ambitieux, elle déploya une ingéniosité prodigieuse. Mais il ne devait point aboutir.

Ensuite, il y avait les Lesdiguettes. Ceux-ci, père, mère, deux fils, une fille, étaient des bourgeois enrichis depuis deux générations à peine. Ils n’en mettaient que plus de passion à s’élever sur l’échelle mondaine, menant grand train, — pour autant qu’on peut mener grand train dans notre contrée, — éblouissant nos bons horlogers par la calèche qui les promenait en ville, par leurs toilettes d’été, par leurs voyages de vacances dont les détails fastueux défrayaient mille conversations, par les belles étrangères qu’ils recevaient parfois en séjour. On disait d’eux :

— C’est une famille qui a fait son chemin !

Mais on les critiquait à voix basse, et même on se moquait de leurs prétentions.

Leur vanité, d’ailleurs, souffrait d’un mal permanent : ils avaient une parente restée pauvre, qui s’appelait comme eux et que la ville connaissait sous le nom de Mlle  Félicité. Elle donnait des leçons de musique. En vain ses « cousins » essayèrent-ils, à maintes reprises, de la faire renoncer à ce métier qui, jugeaient-ils, n’était point compatible avec la dignité de leur famille ; Mlle  Félicité était une originale qui s’enorgueillissait de sa pauvreté, l’exagérait, l’affichait, et voulait absolument gagner sa vie. Très active, très âpre, elle enseignait le piano à n’importe qui, pourvu qu’on la payât si peu que ce fût, sans avoir même le bon goût élémentaire de trier sa clientèle ; et elle parlait sans cesse, avec une nuance de comique mépris, de ses « cousins les millionnaires ! » Ceux-ci, au contraire, ne parlaient jamais d’elle : en revanche, rien ne les réjouissait comme de pouvoir citer leurs belles relations, et, depuis qu’on les accueillait deux ou trois fois par année au château, ils affectaient de considérer les des Pleiges comme des amis intimes. C’étaient donc de simples snobs, comme on dit aujourd’hui. Le snobisme est un travers bien innocent : tu verras qu’il peut tourner à l’aigre, et devenir pernicieux et cruel.

Un été, — quelque temps avant que je fusse au monde, — parmi les hôtes auxquels s’ouvrit l’hospitalière maison des Lesdiguettes, se trouvèrent deux personnes qui attirèrent bientôt l’attention des Pleiges : le colonel Marian et sa fille Micheline. Quelles étaient leurs attaches avec nos snobs ? quelles circonstances les avaient amenés parmi nous ? je n’en sais rien. Toujours est-il que le colonel, causeur spirituel, bel homme, élégant cavalier, ne tarda point à faire la conquête de la ville. Avec ses crânes allures d’ancien officier de la campagne d’Afrique et de parfait gentleman, il apportait dans notre petit milieu une note nouvelle : il étonna et il plut, bien que dans les cercles étroits ces deux sentiments soient plutôt contradictoires. D’ailleurs, j’imagine qu’on l’aurait accueilli avec moins d’empressement si l’on avait prévu qu’il prendrait racine dans notre sol : car sa franchise un peu brusque eût inquiété nos prudentes habitudes, et sa fille était si jolie, que les demoiselles du cru ne l’eussent regardée qu’avec méfiance. Elle n’avait pas encore vingt ans ; le portrait que tu vois là est d’une époque un peu postérieure. Mais on les prenait pour des oiseaux de passage, et tu sais que ces oiseaux-là, hirondelles ou cigognes, bénéficient toujours un peu de ce qu’on les sait passagers. Cependant un beau jour, le bruit se répandit que M. Marian venait d’acheter une maison de campagne, assez modeste, aux portes de la ville. Ce fut un événement ; on parla d’un mariage probable entre sa fille et l’un des fils Lesdiguettes. Cette rumeur ne se confirma pas. En revanche, peu de temps après son établissement, on annonça les fiançailles de Micheline et du vicomte Pierre. Je ne te raconte pas les commentaires dont cette nouvelle fut entourée, ni les déceptions qu’elle causa. Mme  d’Ormoise en fut atterrée. On affirma que la vieille comtesse n’aurait jamais permis un tel mariage, et que s’il pouvait se faire, c’est qu’elle venait d’être frappée d’une attaque de paralysie qui la privait de ses facultés. On blâma le comte Anthony, coupable de s’être laissé enjôler par « des gens qu’on ne connaissait pas ». Mlle  Éléonore prit des airs doucereux de personne qui en sait long et ne veut rien dire. Mais les rumeurs ne circulèrent qu’en sourdine et s’apaisèrent sitôt le mariage célébré, nul n’ayant envie de se fâcher avec les des Pleiges ou de leur déplaire. Le colonel resta dans sa propriété. Les nouveaux époux s’installèrent dans une aile du château. On répéta qu’ils s’adoraient et que le comte Anthony était enchanté de sa bru : il n’y avait donc plus rien à dire.

Au bout d’une année, la jeune Mme  des Pleiges mit au monde un garçon. Elle eut des couches difficiles. Les soins que lui donna mon père, qui la sauva, nous valurent son amitié ; et, comme je vins au monde quelques semaines après son fils, elle voulut me servir de marraine.

Je ne te décrirai pas mon baptême ; mais il paraît que ce fut une belle cérémonie. Ma mère aimait à le raconter, avec le détail des costumes, le menu du repas, les propos des invités. Pendant ma petite enfance, on m’en fit maintes fois le récit, en sorte que c’est presque comme si j’en avais gardé mémoire. J’étais « noyé dans des flots de dentelles », mon cher ! Beaucoup de personnes profitèrent de l’occasion pour envoyer quelque témoignage de leur reconnaissance à mon père, que tout le monde aimait : la majeure partie de mon argenterie date de ce jour-là. Ma marraine portait sa belle robe de satin bleu, celle-là même qu’elle a dans son portrait. Le curé lut une pièce de vers. Et les dragées ! Jamais aux Pleiges, il n’y avait eu pareille débauche de dragées. On eût dit, devant l’église, une couche de neige fleurie, une couche de neige d’été, rose et blanche. Enfin, rien ne manqua à la cérémonie. Après l’avoir racontée, ma mère ajoutait quelquefois, avec un soupir :

— Pourtant, c’est de ton baptême qu’est venu « tout le mal ».

C’est qu’il y avait à ce baptême, parmi les assistants, — non certes parmi ceux de marque, — un mien cousin, mon aîné d’un bon quart de siècle, nommé Jacques Nattier. C’était un beau garçon : en fouillant mes souvenirs, — car il ne quitta la ville que plusieurs années plus tard, et j’eus le plaisir de jouir de sa compagnie, — je retrouve un grand gaillard avec des moustaches fauves et des yeux luisants. On lui trouvait l’air crâne et des allures d’officier. Pourtant, il n’était que fonctionnaire. Très vivant, très gai, il parlait abondamment et bien. Il chantait aussi : sa voix, vibrante et chaude, se prêtait aux grands effets des airs d’opéra. Il ne manquait point d’esprit, ni surtout d’une certaine drôlerie communicative, qui devait lui valoir de jolis succès dans une ville où l’on ne riait guère. Or, le jour de mon baptême, il fut présenté à ma marraine : honneur auquel, en d’autres circonstances, il n’aurait jamais pu prétendre. Et il arriva que, au lieu d’être intimidé, au lieu de se montrer embarrassé et gauche, il s’efforça de plaire, comme si elle eût été une simple petite bourgeoise à marier, et ne la quitta pas. On remarqua son audace et le succès qu’il en obtint ; on observa que la vicomtesse l’écoutait volontiers, qu’elle riait de ses propos derrière son éventail, qu’elle dansa plusieurs fois avec lui. De bonnes personnes commencèrent à murmurer sur leur passage :

— Le joli couple !

Ou bien :

— Comme ils vont bien ensemble !

À des étrangers, on expliqua complaisamment que ce n’était point le mari et la femme.

— Le mari de cette jolie dame, le voici !

Et on leur montrait le vicomte Pierre qui, suivant sa coutume, s’effaçait, l’air lassé ou absent, souriant quelquefois de la gaieté de sa femme qu’il ne quittait pas du regard.

Peu de jours plus tard, la ville apprit avec stupéfaction que Jacques Nattier, le petit fonctionnaire, avait été retenu à dîner au château, où il faisait de la musique avec la vicomtesse. Quelque invraisemblable qu’elle fût, la nouvelle était vraie. Jacques ne se gêna point de la confirmer. Il en triomphait : il se rengorgeait au café, il se dandinait en passant par les rues, comme un homme qui vient d’obtenir un très grand succès, il jouissait vaniteusement des propos qui l’accompagnaient :

— Il dîne au château… Ah ! ah !…

— Pas possible !… Qu’en dit le comte Anthony ?

— Il le trouve charmant !

— Est-ce bien vrai ?… Et le vicomte ?

— Ah ! lui, il approuve tout ce que fait sa femme. Et vous savez, c’est elle qui invite !

— C’est elle, ah ! vraiment… Vous êtes sûr que c’est elle ?

— Parfaitement.

De tels propos couraient la ville, défrayant les conversations chez les « gros » et chez les « minces », selon les expressions locales qui désignent les classes extrêmes de la population. Nos bons horlogers interrompaient leur patient travail pour s’étonner, leur loupe fichée au milieu du front comme un œil de cyclope. Il y avait du scandale dans l’air. On rapportait que Mme  d’Ormoise avait osé dire :

— On a toujours tort de se mésallier !

Et de bonnes dames secouaient leur tête respectable en approuvant ce propos, marqué au coin de la sagesse.

Le comte Anthony et sa mère étant morts à peu d’intervalle l’un de l’autre, ce double événement interrompit les commérages. Il fut d’ailleurs suivi d’une absence prolongée des jeunes époux, que les exigences de la vie de famille avaient jusqu’alors internés aux Pleiges, et qui s’en allèrent passer un hiver dans le Midi. Cet hiver-là fut mélancolique pour tout le monde : les Lesdiguettes s’étaient aussi absentés avec leur train, de sorte que la ville semblait plus morne encore que de coutume. Mlle  Éléonore y promenait son abandon, non sans se plaindre de l’égoïsme de ses petits-neveux qui auraient dû, selon elle, l’emmener avec eux. Quant à mon cousin Jacques, le pauvre garçon ne s’amusa pas : il n’était plus qu’un héros déchu, un don Juan sans Elvire, une épave oubliée par le beau vaisseau parti vers la lumière. Après l’avoir envié, on s’apitoya sur son compte avec des douceurs qui griffaient. Il y eut des conversations dans ce goût-ci :

— Vous voyez qu’il n’y avait rien, puisqu’elle est partie.

— Je vous l’avais bien dit.

— On est toujours très pressé de croire au mal.

— Après tout, qu’est-ce que nous en savons ? La seule chose certaine, c’est qu’à présent, on nous l’a laissé pour compte !

Le revirement se dessinait d’autant mieux que, depuis la mort de son père, Pierre des Pleiges se trouvait être le chef de la famille, que l’antique respect inspiré par son nom se reportait sur lui seul, qu’on le savait épris de sa femme et dominé par elle : on redevenait prudent, par crainte de l’irriter. Mme  d’Ormoise elle-même ne parlait plus des absents qu’avec précautions. Mlle  Éléonore, tout en se plaignant d’être délaissée, ne tarissait pas d’éloges sur sa « chère nièce ». Bref, les langues les plus vipérines se tournaient, comme on dit, trois fois dans la bouche avant de rien dire, et l’on pouvait croire l’ordre rétabli.

Mais au retour, le chœur mauvais reprit, en sourdine, avec toutes sortes de réticences, d’autant plus que le genre de vie qu’adopta le jeune couple, par cela seul qu’il différait des habitudes consacrées par leurs parents, ouvrit aux commentaires une large carrière. Avec eux, le château perdait ses derniers airs féodaux. La grâce accueillante de la comtesse Micheline et la bienveillance timide de son mari en firent bientôt une maison ouverte, où l’on entra sans distinction de caste. Le colonel Marian s’y était installé : il y reçut des amis de « son monde », qui n’était point celui de son gendre. Les Lesdiguettes furent admis sur le pied d’égalité. Facilement conquise, volontiers amicale, la comtesse, maintenant, rendit les visites, entra dans des maisons que jamais ses beaux-parents n’eussent honorées de leur présence : loin de lui en savoir gré, on blâma son libéralisme. Mme  d’Ormoise disait, en pinçant les lèvres :

— Cette chère amie a un peu trop de bienveillance : cela nuit à son discernement.

Mlle  Éléonore prenait des airs désolés de reine dont le trône chancelle :

— Nous ne serons bientôt plus que les premiers bourgeois des Pleiges, disait-elle.

Et, comme mon cousin Jacques figura de nouveau parmi les hôtes les plus assidus du château, l’on recommença à rapprocher son nom de celui de ma marraine, avec plus de prudence que jamais et plus de perfidie.

Connais-tu cette façon particulière qu’a la province de calomnier ? Une façon discrète, pateline, d’air innocent. On ne se compromet pas : on lance sa flèche et l’on s’enfuit. Par exemple, on prononce le nom de la femme à qui l’on en veut, puis celui de l’homme qui doit justifier les soupçons. Rien de plus. On ne sourit même pas : on se tait, on se regarde, et l’infamie est commise :

— J’ai rencontré cet après-midi la comtesse Micheline, qui faisait des emplettes.

— Moi aussi. Un instant après, j’ai rencontré M. Nattier… Pas le docteur, l’autre, son neveu.

Cela est clair ; des naïfs n’y verraient pas malice.

Deux ou trois ou quatre années passèrent ainsi : en province, tu sais, les drames se développent avec lenteur. L’orage s’amassait, sans qu’aucun des intéressés s’en doutât. Mlle  Éléonore, qui ne manquait pas une occasion d’ajouter quelque perfidie aux insinuations dont sa « chère nièce » était l’objet, l’accablait de démonstrations affectueuses. M. Marian, qui s’entendait à merveille avec son gendre, commençait à vieillir. Toujours gaie, le rire facile et clair, la jeune comtesse avait trouvé moyen de transformer le château par les inventions de son esprit enjoué. C’est surtout pendant cette période qu’elle me fut bonne et chère. Elle venait souvent à la maison, quelquefois pour un instant :

— Bonjour ! C’est moi, je passe !…

Un rayon de soleil qui entre et se retire, une fée dont l’ombre amicale s’estompe sur le clair de lune et disparaît. Son passage, si rapide qu’il fût, nous mettait tous en joie. Le visage de mon père s’illuminait ; ma mère souriait, tout heureuse de se lever, pour la visiteuse, du fauteuil où ses souffrances l’immobilisaient souvent. Moi, je courais dans les bras de ma marraine :

— Eh bien, filleul, es-tu sage ?

Le petit sac qu’elle portait d’habitude avec elle cachait toujours quelque surprise. Quand elle n’en avait aucune, elle me donnait une fleur, et j’étais aussi content que d’un jouet ou d’un bonbon, parce que ses fleurs à elle ne ressemblaient point à celles que je pouvais cueillir au jardin ou dans la prairie. Avant de me les offrir, ma marraine les touchait de sa baguette magique, dont elles recevaient des couleurs plus vives, un meilleur parfum…

J’interrompis Philippe et j’insinuai :

— En deux mots, ta marraine fut ton premier amour.

— Peut-être bien, me répondit-il en souriant.

Avec un soupir, il ajouta :

— Je crois que je n’en ai jamais eu de meilleur !

Et il reprit son récit :


II


Je me rappelle, comme si c’était hier, le jour tragique ; le souvenir si précis que j’en ai demeure lié, dans ma mémoire, à un autre souvenir, puéril et charmant, celui-là.

J’avais sept ans. Peu de jours auparavant, nous avions eu la visite de ma marraine, gaie et gentille comme d’habitude. Après avoir causé un moment avec mon père, elle ne s’était plus occupée que de moi, — et nous avions eu notre première querelle.

Jusqu’alors, quand elle ne m’appelait pas « filleul », elle m’appelait « bébé ». Or, je devenais un gamin, dans le sens vaniteux et insupportable que ce mot comporte : j’allais à l’école, je jouais aux billes, je faisais le coup de poing avec mes camarades, je déchirais mes culottes, je tachais mes blouses, et de tout cela j’étais très fier. Ce terme de « bébé » m’offusquait : il ne pouvait plus convenir à un personnage de mon importance ; j’avais pris la résolution de le chasser de notre vocabulaire domestique. Donc, quand ma marraine se tourna vers moi et me dit :

— Eh bien, bébé, tu ne m’embrasses pas ?

Je fis la sourde oreille, bien que je fusse friand de ses chères caresses.

Étonnée de mon peu d’empressement, elle répéta :

— Eh bien, bébé, eh bien ?…

Je m’approchai d’un air maussade, et je déclarai résolument :

— Je ne suis plus un bébé, marraine…

Elle éclata de rire, de son joli rire qui sonnait clair, montrait ses belles dents, creusait dans ses joues deux fossettes gracieuses :

— Tu n’es plus un bébé ! s’écria-t-elle. Alors, qu’es-tu donc, je t’en prie ?

— Je suis un garçon !

Elle rit plus fort :

— Un garçon !… un garçon !… Comment veux-tu donc qu’on t’appelle ?… Monsieur Bébé ?… Monsieur le garçon ?…

Son rire, que j’aimais tant à entendre quand il éclatait sans raison pour saluer la gaieté des choses, me blessa davantage, car il me parut qu’elle se moquait de moi. Je me mis en colère, je frappai du pied, je répondis :

— Je m’appelle Philippe ! Je veux qu’on m’appelle Philippe !

Ma mère me blâmait des yeux ; mon père me traita de nigaud. Alors ma colère tomba, je me mis à pleurer tout de bon. Et mes larmes touchèrent ma marraine, dont l’âme compatissante pouvait comprendre toutes les tristesses ; en sorte qu’elle capitula :

— Viens, Philippe ! me dit-elle… Mon pauvre petit Philippe !… Va, va, ce n’est pas moi qui te ferai du chagrin pour si peu de chose… Mais c’est fini !… Ne pleure plus !…

Ses douces mains caressaient mes cheveux, ses douces lèvres se posèrent sur mon front, sa douce voix me répétait :

— Tu es un bon Philippe !… Un gentil Philippe !… Un cher petit Philippe !…

C’était charmant. Bientôt consolé, j’oubliai ma sotte humeur, j’embrassai ma marraine, et conservai de cette petite scène l’orgueil de ma victoire et le sentiment de ma dignité de grand garçon, enfin conquise…

Or, le jour fatal, à midi, quand je revins de l’école, mon père, qui tenait à l’heure exacte du déjeuner, n’était pas encore rentré ; comme il tardait, ma mère s’inquiéta :

— Il devait passer au château, pour voir le petit Anthony, dit-elle, qui est malade. Serait-ce grave ?

Notre attente se prolongea plus que de raison.

Enfin, mon père arriva. Il était pâle, bouleversé. En entrant, il demanda :

— Tu ne sais donc pas encore l’horrible nouvelle ?

— Non, répondit ma mère. Qu’est-ce qu’il y a ?

— Le comte Pierre est mort.

Elle pâlit à son tour :

— Mais il n’était pas malade hier, dit-elle. Une mort subite ?

Mon père jeta un regard de mon côté, et répondit en baissant la voix :

— Il s’est tué !

— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria ma mère, qu’est-ce que tu me dis là ?… Est-ce qu’une pareille chose est possible ?…

— Hélas ! oui.

Et ce furent des détails que j’écoutai avidement :

La veille, le comte Pierre avait paru tout le jour triste et préoccupé. Le soir, il s’était enfermé longuement avec sa femme, dont les domestiques remarquèrent, après cet entretien, les yeux rouges, l’air inquiet. Toute la nuit, il y eut de la lumière dans sa chambre, où il écrivait, classait des papiers, et, par moments, se promenait de long en large. Le matin, de bonne heure, on le vit dans le parc, en compagnie de M. Marian, qu’il quitta avec une poignée de main. Il remonta dans sa chambre, où on l’entendit encore marcher à pas agités. Puis on accourut au bruit d’une détonation. Il fallut forcer la serrure, car il s’était enfermé… Il s’était tué debout devant une glace, d’une seule balle dans la tempe.

— J’ai rencontré un des domestiques qui venait me chercher, dit mon père en terminant son récit.

Ma mère demanda :

— Et la comtesse ?

Il esquissa un geste vague et répondit :

— Tu peux t’imaginer… désespérée !…

La nouvelle courait la ville. Quand je sortis pour aller à l’école, il y avait des groupes dans les rues, d’une extraordinaire animation. Les passants s’abordaient pour se communiquer leurs renseignements réciproques, avec des airs consternés. La question de ma mère courait dans toutes les bouches :

— Est-ce qu’une pareille chose est possible ?…

Et les horlogers sortaient tous devant leurs boutiques, en oubliant leur loupe sur leur établi.

À l’école, où les classes ne commencèrent qu’après un long retard, mes camarades commentaient l’événement à leur manière ; et ce devait être quelque chose de singulier que ce drame raconté et expliqué par ces petits innocents, ignorants de toutes choses, aux yeux éblouis desquels la lugubre histoire venait de soulever un pan du voile qui leur cache les douleurs de la vie. L’acte en lui-même nous causait à tous une véritable stupéfaction, aucun d’entre nous n’ayant encore soupçonné qu’on pût ainsi mettre fin soi-même à sa propre existence. Des petits demandèrent :

— Comment fait-on ?

Des grands expliquèrent les moyens. Puis une voix dit :

— C’est défendu de se tuer. On va en enfer.

Cette phrase entra dans ma tête comme une lance enflammée. En enfer, le comte Pierre, cet homme grave et doux, bienveillant et pacifique, qui m’effrayait un peu, ne me parlait jamais, et me semblait pourtant si bon ; non, non, c’était impossible ! L’esprit rempli d’angoisses, je m’éloignai du groupe où l’on tenait de tels propos pour réfléchir à loisir ; je pensai :

« Peut-être que le Bon Dieu aura miséricorde ! »

Cette question s’agita aussi : Pourquoi s’est-il tué ? Tout à l’heure, à la maison, ma mère déjà la posait à mon père, qui répondait :

— Est-ce qu’on sait !…

Mes petits camarades, eux, étaient mieux renseignés, bien que leurs renseignements ne concordassent guère. En me rapprochant de leur groupe, j’entendis l’un d’eux affirmer :

— … C’est parce qu’il avait des chagrins !

Un autre, aussi péremptoire, rectifia :

— Mais non, c’est parce qu’il n’avait plus d’argent.

Frédéric Laurent, un vigoureux gaillard, très méchant, avec qui j’avais souvent maille à partir, m’interpella :

— Tu dois savoir, toi qui les connais.

Je fus obligé de répondre :

— Non, je ne sais pas.

Cela me semblait de peu d’intérêt : la curiosité des motifs ne me tourmentait pas, car la phrase terrible de tout à l’heure continuait à tourner dans ma tête : mon angoisse, c’était de savoir ce qui l’attendait, là-bas, le pauvre homme que je plaignais ; mais je sentais bien que personne, pas même Frédéric Laurent, n’aurait pu me le dire, et je ne le demandais pas.

Dans la soirée, d’autres nouvelles ajoutèrent à mon trouble. Ma mère était allée au château et rapportait, à son tour, quelques détails qu’elle donna pendant le dîner : la comtesse s’était enfermée dans la chambre du mort, en refusant de voir personne, même son père :

— Pourtant, elle a consenti à recevoir M. le curé, un moment. Il est ressorti tout en larmes.

On parlait d’une autopsie probable :

— Voilà qui servira à grand’chose ! dit mon père.

De nouveau, il posa la question :

— Et la cause ? Est-ce qu’on la soupçonne ?

Ma mère répondit :

— Non. Il n’y a que la comtesse et M. Marian qui puissent la connaître. Et ils se taisent.

Mon père reprit :

— Tu dis que le curé est allé au château ?

— Oui.

— Que va faire le clergé ?

— J’espère qu’on aura pitié. Songe un peu : qui pourrait refuser des prières à un des Pleiges ?

Mon cœur se serra : les paroles maternelles venaient appuyer le jugement redoutable qui m’avait glacé d’effroi dans la cour du collège. Cette impression se fortifia d’autant plus en moi, que dès le lendemain la décision fut prise : les égards humains qu’espérait ma bonne mère, toujours si révérente, ne comptèrent pour rien. Quels que soient ceux qui ont repoussé le don de la vie, ils encourent l’anathème : aussi, malgré la sympathie et le respect qui entouraient encore la famille du suicidé, le clergé fut-il impitoyable. En vain, le colonel Marian et la comtesse elle-même, arrachée à son deuil par la nécessité d’agir, multiplièrent-ils les démarches et les supplications : les dépouilles du comte Pierre ne seraient point admises à l’église, nul prêtre ne consentirait à lui faire l’aumône des suprêmes prières.

— Dieu est peut-être plus clément, disait timidement ma mère.

Mon père, qui n’était point un fervent catholique, grondait avec une sourde colère :

— Pourtant, ils n’ont jamais fait de mal à personne, ils n’ont fait que du bien, toute la ville les aime…

… Oui, sans doute, la ville les aimait. Comme je te l’ai déjà dit, nos bons artisans regardaient les petits-fils de leurs anciens seigneurs comme une relique prestigieuse du passé. Ils savaient ou sentaient qu’un fil mystérieux subsistait, dernier reste du lien solide qui jadis unissait leurs humbles ancêtres aux aïeux de la noble famille. La fin tragique du comte Pierre les émouvait comme un malheur commun, et tous en prenaient leur part. Mais le suicide passe pour une honte : conformément, ils songeaient qu’elle rejaillirait sur eux. Ils se trouvaient dans la situation de collatéraux obscurs, dont le nom serait soudain taché par la faute éclatante d’un parent illustre, et qui, après avoir été fiers de ce parent, sont bien vite prêts à le renier. Le vieux dicton Noblesse oblige courut dans les boutiques. Bien des voix prononcèrent cet arrêt :

— Il a oublié ce qu’on doit à son nom !

De tels sentiments expliquent que les témoignages de sympathie furent assez rares : quelques personnes à peine, de celles qui obéirent à leur premier mouvement, envoyèrent des fleurs ; un petit nombre d’audacieux se hasardèrent à suivre le convoi qui, avant le lever du jour, accompagna le cadavre du comte jusqu’à sa sépulture, réservée dans le parc même du château. Mon père en fut, cela va sans dire. Il revint la mort au cœur :

— J’ai cru, dit-il, — et ces paroles me frappèrent si fort que j’en fus longtemps poursuivi, — j’ai cru que nous portions en terre toute une race éteinte. L’enfant marchait derrière le cercueil, tenant la main du colonel. Le pauvre petit ! Il est si pâle, si mince, si chétif, qu’il avait l’air d’une petite ombre insignifiante prête à s’envoler. Sa mère est malade de douleur et ne fait que pleurer : j’ai bien peur qu’elle n’ait pas encore versé toutes ses larmes !

En l’écoutant, je songeais au gai sourire de ma marraine, et quelque chose me disait que ce sourire était mort et que je ne le reverrais plus jamais…

Philippe en était là de son récit quand Madeleine entra, nous apportant des limonades. Il l’interpella :

— Dis-moi, Madeleine, te souviens-tu du comte Pierre ?

La vieille femme posa son plateau :

— Si je m’en souviens, monsieur Philippe ! s’écria-t-elle. Comme si je l’avais vu hier !

Voyant que son maître attendait quelque chose de plus, elle ajouta :

— Est-ce qu’on peut jamais oublier une pareille histoire ? Aussi longtemps qu’a vécu madame votre mère, monsieur Philippe, elle en parlait sans cesse. Elle disait : « Je suis sûre que le Bon Dieu lui a pardonné, parce que sa femme a expié son crime. Elle a trop souffert par lui et pour lui ! » Et M. le docteur disait : « Il s’est passé dans notre ville des choses qui feraient douter des hommes et de la justice et de tout ! Car enfin, pourquoi est-ce que les innocents payeraient pour les coupables ? »

Madeleine hésita un instant, puis continua, en se signant :

— Il disait encore : « Après tout, est-ce qu’il a été si coupable, ce malheureux ? N’y a-t-il point d’excuses pour nous quand nos pauvres forces humaines défaillent ? Il faut le plaindre, non le condamner. Mais s’il avait su…, s’il avait su ce que sa mort coûterait à sa pauvre femme, il aurait eu le courage de tout supporter ; je sais bien qu’il l’aimait assez pour cela ! » Voilà ce qu’il disait, M. le docteur.

— Et toi, Madeleine, que pensais-tu ?

— Oh ! moi, monsieur Philippe, je ne sais pas ! Je suis trop ignorante pour juger. Mais j’ai toujours vu qu’en toutes choses, votre bienheureux père avait toujours raison !

Elle sortit. Philippe vida d’un trait son verre de limonade :

— Tu comprends maintenant, me dit-il, comment les moindres détails de cette aventure sont restés burinés dans ma mémoire. Elle avait frappé les imaginations les plus paresseuses. Pendant des années, j’en ai entendu parler autour de moi, en sorte que j’ai pu tout comprendre. Certains incidents, qui avaient échappé à mon attention d’enfant, m’ont été, dans la suite, racontés tant de fois, qu’ils se sont confondus avec ceux dont j’ai eu la sensation directe. Au point où nous sommes, mon petit cerveau, mis en ébullition, faisait sur le suicide des réflexions très profondes, qui ne sont point sans ressembler à celles que je ferais encore maintenant sur le même sujet. Les événements déposent au fond de nous le levain d’où sortent plus tard nos idées : j’ai, aujourd’hui, bien des opinions dont l’origine remonte à ce temps-là.


III


Comme bien tu penses, la question qui ne tarda pas à passer au premier plan, ce fut celle de la cause de ce mystérieux suicide, du pourquoi. Il en devait être ainsi : la curiosité, qui est à peine un défaut dans les grands centres, prend, dans les petits endroits, les proportions d’un vice ; elle y devient une passion, aveugle comme toutes les passions, téméraire, déréglée, qui va de l’avant sans plus connaître d’obstacle. Elle ne calcule ni le prix des joies qu’elle veut, ni la valeur des victimes qu’elle fait ; elle peut pousser au crime, j’entends à l’un de ces crimes qui se commettent par des paroles, à l’un de ces meurtres qui tuent le bonheur d’une vie ou la paix d’une âme, et qui s’accomplissent tranquillement, sans offenser aucune loi, sans même laisser de remords dans la conscience de leur auteur. De fait, il n’y a pas de coupables : ces assassinats sont l’œuvre de tout le monde. Ils rappellent l’antique supplice de la lapidation, un supplice ingénieux entre tous, où chacun faisait l’office de bourreau, sans en avoir le moindre remords. Eh bien, les paisibles habitants de la paisible ville qui sommeille si doucement au bord de son lac, parmi ses sapins, dans sa sécurité montagnarde, les vieux amis du comte Anthony, la « noblesse », les bourgeois eux-mêmes, les bons horlogers laborieux, qui n’auraient pas interrompu leur travail pour écraser une mouche, tous ces braves gens allaient lapider ma marraine. Chacun lui a jeté sa pierre, en passant, sans se déranger, sans seulement se mettre en colère, en sorte qu’à la fin, quand elle est tombée sous ces coups multipliés, chacun a pu dire :

— Ce n’est pas moi.

Quel fut le misérable qui s’avisa, le premier, de mêler le nom de Mme  des Pleiges au drame dont elle venait d’être la victime ? Je ne le sais pas, et personne ne le sait, pas même le coupable qui l’a probablement oublié, et jamais on ne le saura. Il en est de ces rumeurs-là comme de certains ferments vénéneux : elles naissent toutes seules, de germes imperceptibles et infinitésimaux ; elles sont des phénomènes qu’on attribue à la génération spontanée parce qu’on est dans l’impossibilité de les expliquer. Pendant les premiers jours, les détails du suicide, la question des obsèques, des racontars innocents sur la douleur de la comtesse et la surprise des domestiques, bref, tout le pittoresque de l’affaire, si l’on peut dire, avait suffi à défrayer les conversations. Elles ne tardèrent pas, cependant, à devenir plus agressives. Peut-être as-tu remarqué, quand je te l’ai rapportée, l’explication naïve du suicide que donnait un de mes petits camarades : Il avait des chagrins. Après tout, c’était la plus simple, la plus attrayante aussi, justement parce que, très vague, elle ouvrait le champ à toutes les hypothèses. Il fallait préciser : quels chagrins pouvait avoir le comte Pierre ? Hé ! parbleu, des chagrins domestiques, des chagrins de ménage, des chagrins conjugaux !…

Et l’histoire de mon cousin Jacques revint sur le tapis, mais avec un tout autre caractère, affirmée avec certitude, sans ménagements, menaçante, grosse d’orages.

Il n’était plus fier, mon cousin Jacques ! On ne le voyait plus au café. Pour aller à son bureau, il glissait le long des murs, avec des airs de vague malfaiteur, écrasé sous la réprobation universelle. Lui qui, jadis, par ses allures de bourreau des cœurs, encourageait les bruits qui le flattaient alors, il aurait bien voulu, maintenant qu’il en était victime, les réduire à néant. Mais le moyen ? Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on a comparé la calomnie à l’hydre aux cent têtes : Jacques Nattier n’était point de taille à les couper, car il n’avait pas l’étoffe d’un héros, bien qu’il en eût un peu les apparences. L’administration le tira d’embarras : elle lui offrit une occasion de se déplacer dont il se hâta de profiter, sans songer que son départ augmenterait la vraisemblance des propos qui circulaient et s’envenimaient de jour en jour. Je sais qu’il eut, à ce sujet, une scène très vive avec mon père, quand il vint brusquement prendre congé de lui. Mon père comprit que cette espèce de fuite ouvrirait toutes les barrières aux flots montants de la calomnie, dont l’assaut porterait désormais contre ma seule marraine ; comme il avait l’âme chevaleresque, il essaya de combattre la résolution de son neveu. Il raisonna, il se fâcha, il le traita de lâche : mon cousin n’entendait rien à ses discours :

— Lâche, répondait-il, pourquoi, mon cher oncle ? Je ne dois rien à la comtesse Micheline, absolument rien. Elle m’a invité quelquefois chez elle, voilà tout : faut-il pour cela que je renonce à un bel avancement et me condamne à rester aux Pleiges toute ma vie ?

Au fond, c’était raisonner très justement, ne trouves-tu pas ? Mon père se laissait entraîner par la générosité de sa nature ; mon cousin par la platitude de la sienne. Il n’y a rien à lui reprocher. S’il est partout vrai que la platitude a toujours raison et que la générosité est une folie, cela est encore plus vrai qu’ailleurs dans ces endroits minuscules où, sous peine d’encourir mille maux, il faut rétrécir son âme aux limites de sa bourgade.

Le départ de mon cousin Jacques fit grand bruit. Il fut, entre autres, l’occasion d’une scène de collège que je n’ai jamais oubliée. Je me revois très bien dans la cour, pendant une récréation, houspillé par cinq ou six de mes camarades qui répétaient à l’envi :

— Il s’est sauvé, ton cousin, il s’est sauvé. Joli cousin, ma foi, que tu as là !

Ce fut Frédéric Laurent qui ajouta :

— Et ta marraine ? Elle est jolie aussi, va, ta marraine !

Les autres répétèrent en chœur :

— Oh ! ta marraine !…

Alors, pris d’une colère folle, — moi qui étais faible et plutôt résigné, — je me ruai sur la bande, tapant, griffant, mordant, ce qui me valut un pensum, la justice du collège étant déjà infaillible. Mais mon père, à qui je racontai l’histoire, m’embrassa et me dit :

— Tu es un brave garçon !

D’ailleurs, je ne comprenais rien à tout cela. La seule chose que je savais de ma marraine, hélas ! c’est que je ne la voyais plus. Elle ne sortait pas du château. Par les sentiers qui filent vers les bois, on ne voyait plus glisser ses jolies robes claires, ses gais chapeaux fleuris : ma marraine n’était plus qu’un fantôme noir, invisible, qui pleurait. Et cette retraite absolue à laquelle elle se condamnait, c’était un argument de plus qui plaidait contre elle, comme le départ de son présumé complice. Son père, dont la prestance aurait pu inspirer quelque respect, fit en ce moment-là une longue maladie : en sorte qu’ils disparurent l’un et l’autre. Le château fut abandonné, — isolé comme une léproserie.

— Elle veut rester seule, disait-on ; qu’elle le soit !

L’on jugeait que son attitude était, non d’une veuve affligée, mais d’une coupable que hantaient des remords, qui a honte de soi-même. Peu à peu, la comtesse Pierre perdait le prestige qu’elle devait à son mariage : elle redevenait Mlle  Marian, c’est-à-dire une étrangère, inconnue de la localité méfiante, un papillon égaré dans la fourmilière, qu’il serait bon de dévorer. Les dents s’aiguisaient ; il se formait une légende, — une vraie légende, mon ami, — que je veux te raconter comme telle :

Il y avait une fois un jeune gentilhomme, porteur d’un beau nom, titulaire d’une belle fortune, propriétaire d’un beau château. D’âme tendre, de santé chétive, il avait été élevé avec prévoyance par des parents excellents, qu’entourait l’estime universelle ; en sorte que les augures auraient pu lui prédire une vie heureuse. Mais la mauvaise fée, oubliée le jour de son baptême, se plut à démentir ces probabilités, en plaçant sur son chemin, pour qu’il la rencontrât au moment où le cœur ne demande qu’à se laisser cueillir, une jeune fille admirablement belle. Or, malgré son adorable beauté, cette jeune fille était un démon, capable d’ourdir les complots les plus perfides et de les réaliser. Elle se dit : « Voici un nom, un château, une fortune. Je n’en ai point. Je vais les prendre. Ensuite, je souillerai le nom, je vilipenderai la fortune, j’installerai dans le château le complice de mon infamie. » Et parce qu’elle était jolie, elle fit tout ce qu’elle voulut, car le jeune homme l’aima. Cependant, quelque aveuglé qu’il fût, le jour vint où il s’aperçut qu’on trompait sa confiance, qu’on faisait litière de son amour, qu’un misérable lui avait pris son honneur, que la pureté même de son antique race était à jamais compromise. D’autres se seraient vengés. Lui, étant bon, fut seulement pris d’un immense désespoir. Pourtant, il fit un suprême effort pour sauver celle qui l’avait perdu : il l’adjura de rentrer dans le bon chemin. (On racontait la scène, en détail, avec preuve à l’appui : est-ce que les domestiques n’avaient pas vu les deux époux s’enfermer ensemble pour un long entretien ? est-ce qu’ils n’avaient pas entendu les éclats de leurs voix, qui montaient dans la dispute ? d’ailleurs, quelque femme de chambre devait bien avoir écouté par le trou de la serrure, et c’était d’elle, sans doute, qu’on tenait le récit.) Au lieu d’écraser la misérable, le mari, qui aimait, la supplia : on ne lui répondit que par d’odieux sarcasmes. Il offrit en vain l’oubli et le pardon : tel était l’endurcissement de la perverse créature, qu’il n’en put pas même obtenir une promesse charitable. Alors le désespoir l’envahit : il eut la vision de l’existence de douleur et de honte qui l’attendait ; la mort l’attira, tentation dernière qui appelle les désespérés et les vaincus : de même qu’il avait perdu son honneur, il perdit encore son âme…

L’histoire, tu le vois, était complète. Elle ne manquait ni de pittoresque ni de vraisemblance. Elle « se tenait », comme vous dites, vous autres gens de lettres. Un seul point restait obscur : pourquoi donc l’héroïne, une fois dénoué le lugubre drame qui lui livrait définitivement les objets de ses convoitises en la débarrassant du mari, s’enfermait-elle dans le deuil au lieu de jouir avec ses complices des biens conquis par sa scélératesse ? La question aurait pu donner à réfléchir. Mais il y a réponse à tout : on répondait :

— Comédie !

Quelques-uns, mieux renseignés, affirmaient soit que mon fâcheux cousin Jacques n’était pas bien loin, soit qu’on ne tarderait pas à le rejoindre. De plus pervers insinuaient :

— D’ailleurs, qu’importe ! s’il n’est plus là, il y en a d’autres !

Bientôt, des variations extraordinaires amplifièrent le thème que je viens de t’indiquer. On y mêla d’autres personnes. Une voix avança qu’il se pouvait très bien que le colonel Marian ne fût pas le père de Mme  des Pleiges, et que le petit Anthony n’était certainement pas le fils du comte Pierre. On nagea dans une mer de mensonges et d’horreur. Les imaginations malsaines, gâtées par la lecture des romans-feuilletons, travaillaient à l’envi. Je n’aurai garde de te raconter toutes les infamies qu’on broda sur ce noir canevas. La comtesse Micheline devint, pour les bonnes gens des Pleiges, une créature de boue et de vices, une façon de monstre dangereux, un fléau pareil à ces êtres fabuleux des anciens mythes, dragons ou guivres, qui s’installaient dans une contrée pour la punir de ses péchés…


Philippe, à ces mots, ne put s’empêcher de jeter un regard sur le portrait, qui semblait flotter dans l’ombre, où il mettait à peine une vague lueur de chair candide :

— Oui, me dit-il, voilà ce qu’ils ont fait de cette pauvre et douce créature ! Et, tu comprends : le crime inventé, il s’agissait d’en trouver le châtiment. Oh ! cela ne fut pas difficile !


IV


Les mauvais propos qui couraient la ville ne pénétraient point au château, où, pendant un temps, on vécut tout à fait isolé. Quelques personnes avaient fait des visites de condoléance ; quelques autres, en moindre nombre, des visites d’amitié : celles-ci songeaient, comme on dit, à ménager la chèvre et le chou, et voulaient voir où soufflerait le vent, avant de se fâcher tout à fait avec une famille qui, suivant les circonstances, pouvait retrouver toute sa considération. Leur nombre alla décroissant, à mesure que s’étendaient les rumeurs. On ne s’en froissa pas. On se contenta de conclure :

— Nos amis se lassent un peu.

Telle est l’humaine indifférence, que cet abandon où tombent vite les malheureux paraît légitime à ceux-là mêmes qui en souffrent.

Du reste, les bons observateurs, dont les yeux restaient braqués sur le château, remarquèrent bientôt que, si les amis de la veille le délaissaient, des visages nouveaux, en revanche, s’y multipliaient ; et l’on sut que c’étaient des hommes d’affaires, avocats, avoués, notaires, venus de grandes villes. Ce fut un nouveau sujet de plaintes : est-ce qu’il n’y avait pas aux Pleiges un excellent notaire, Me  Féréday, qui avait administré jusqu’alors le bien de la famille : pourquoi lui retirer une confiance dont il restait digne ? En fait d’avoués et d’avocats, il y avait aussi, sur place, ce qu’on pouvait désirer de mieux : des gens honnêtes, respectables, incapables de pousser à de vaines chicanes par intérêt professionnel ; pour quelle raison mystérieuse leur préférait-on des inconnus, des étrangers, des oiseaux de proie qu’il eût mille fois mieux valu ne pas attirer sur la ville, où ils ne manqueraient pas d’exercer leurs ravages habituels ? Mais la comtesse et M. Marian ne prenaient conseil de personne, pas même de Mlle  Éléonore ; celle-ci, qui brûlait de savoir ce qu’on ne lui apprenait pas, courait de maison en maison, en quête de renseignements ou d’hypothèses ; et, pour marquer sans doute qu’il ne fallait point la confondre avec les autres habitants du château, elle répétait à tout venant :

— Ma nièce n’a point de confiance en moi !

On la plaignait, on la consolait, on insinuait :

— Probablement qu’ils ont de bonnes raisons pour cacher leurs actes.

Alors, elle se mettait à gémir :

— Je ne sais pas ce qui se passe, ma chère amie, mais je suis bien inquiète !

Et c’étaient des :

— Si le comte Anthony voyait cela !

Ou bien :

— Si la vieille comtesse revenait de l’autre monde !

Après lesquels on concluait :

— Cette pauvre Mlle  Éléonore est bien à plaindre !

Presque seul, mon père continuait à fréquenter le château où, d’ailleurs, la santé précaire du petit Anthony nécessitait fréquemment ses visites. Il m’emmenait souvent avec lui, malgré ma mère, qui n’aimait point qu’on bravât l’opinion. Elle cherchait parfois à nous retenir sous des prétextes, ou demandait :

— Cette visite est-elle absolument nécessaire aujourd’hui ?

Mon père, qui la devinait, la regardait dans les yeux :

— As-tu peur ? lui disait-il.

Alors elle se troublait, se sentant prise en défaut, et balbutiait :

— Il vaut mieux éviter de froisser les gens.

Ce qui lui valait toujours cette réplique :

— Il faut être brave avant tout !

J’ai souvent pensé que ces deux êtres, excellents tous les deux, devaient beaucoup s’étonner l’un l’autre : mon père avait une âme de bataille, toujours prête à partir en avant, comme un cheval de combat à la voix du clairon ; ma bonne mère tremblait sans cesse. Ce contraste ne t’explique-t-il pas certains traits du caractère de ton vieil ami ?…

… Le visage de deuil de ma pauvre marraine s’éclairait quand nous arrivions :

— Bonjour, docteur ! Bonjour, filleul !

Mais comme elle était amaigrie et pâle dans sa robe de crêpe, — plus jolie encore dans sa tristesse qu’autrefois dans sa gaieté, si délicieusement jolie que j’éprouvais pour elle une tendresse infinie. Comme je la sentais malheureuse sans pouvoir connaître l’étendue de son malheur, cette tendresse devenait plus vive, presque passionnée. Quand je voyais qu’elle avait pleuré, des larmes me montaient aux yeux : j’aurais voulu pleurer aussi, pour elle. Et puis, je comprenais que de méchantes gens cherchaient à lui nuire ou l’affligeaient ; et j’aurais aussi voulu la défendre, me faire son chevalier, mourir pour elle, comme au bon temps d’autrefois dont je commençais à lire les histoires. Mais j’étais un petit garçon que personne ne prendrait au sérieux : tout ce que je pus, ce fut de faire encore, à l’occasion, le coup de poing avec mes camarades, sans pénétrer, n’étant point précoce, le sens de leurs sous-entendus. Dans une de ces batailles, j’eus un œil fâcheusement poché, et justement, l’après midi, nous allions au château.

— Qu’est-ce que tu as ? me demanda ma marraine.

— Je me suis battu.

— Pourquoi ?

Je rougis en répondant :

— Je ne sais pas… Comme ça, pour rien !…

Alors elle me gronda doucement.

— Il ne faut jamais faire de mal à personne… Il faut vivre en paix avec tout le monde…

Je baissai la tête, l’air penaud. Mais, au fond, j’étais fier d’avoir souffert pour elle, et de ne pas le lui dire, et d’être grondé ; et je pensais :

« Va, va, ma bonne marraine, vous avez beau dire, je recommencerai demain, après-demain, les autres jours, toutes les fois qu’il faudra vous défendre ! »

Elle, cependant, songeant sans doute qu’il ne fallait rien ajouter au chagrin de ma défaite, me prit sur ses genoux pour embrasser mon œil blessé ; et je ne fus plus seulement fier, je fus heureux. Et ce jour-là j’osai lui dire :

— Oh ! ma marraine, je vous aime de tout mon cœur !

Ma marraine ne s’occupait pas bien longtemps de moi : elle appelait son fils et, tout inquiète, le livrait à mon père qui l’interrogeait, l’auscultait, le palpait longuement. Elle demandait, en le rhabillant :

— Eh bien, docteur ?

Mon père la rassurait.

— Faites-le jouer, disait-il. Je vous laisse Philippe jusqu’à ce soir. Qu’ils courent ensemble, qu’ils s’amusent : c’est le meilleur remède.

Il partait. Ma marraine nous disait :

— Allez jouer !

Alors, nous jouions, sans entrain, par devoir. Cet enfant frêle, beaucoup plus grand que moi, bien que nous eussions le même âge, me causait toujours une sorte de malaise effrayé. Il avait une singulière figure, allongée, avec des traits menus, des yeux bleu pâle inquiets, de longs cheveux plats, très blonds. De plus, grave comme une grande personne, il ne tenait jamais que des propos sages. Le plus souvent, nous marchions à côté l’un de l’autre, dans les longues allées silencieuses du parc, que jonchaient les feuilles de hêtres et les aiguillettes des sapins, en devisant comme des philosophes. C’était toujours moi qui lui disais :

— Courons !

Alors il prenait ma main et nous nous mettions à courir. Mais il était tout de suite essoufflé.

Par les jours de pluie, nous restions dans une immense salle qu’on lui avait donnée pour chambre de jeu : elle était décorée de panoplies et meublée de chaises sculptées et d’une longue table, où les armées de nos soldats de plomb pouvaient manœuvrer à l’aise. Anthony se plaisait, non pas à les renverser pêle-mêle en des massacres effroyables, mais à les arranger selon les lois d’une stratégique compliquée, qu’il inventait avec application. D’ailleurs, il s’en lassait assez vite : il préférait me montrer ses livres et m’en expliquer les images. Ou bien, il s’installait dans un fauteuil, oubliait ma présence pour se plonger dans ses réflexions, et finissait par m’adresser les questions les plus singulières :

— Philippe, est-ce que les bêtes ont une âme comme nous ?

Je ne savais jamais que lui répondre. Et il discutait avec lui-même, en me demandant de temps en temps : « Qu’est-ce que tu en penses, toi ? » sans m’écouter, d’ailleurs, quand je me hasardais à expliquer tant bien que mal mes confuses idées.

Aussi n’avais-je guère d’amitié pour lui : en le quittant, je conservais un vague malaise, une espèce de crainte inavouée, comme si j’eusse rencontré un être surnaturel. Sans l’attrait de voir ma marraine, mes visites au château eussent été pour moi de pénibles corvées.

Un jour que mon père me ramenait, nous rencontrâmes le curé, et fîmes route ensemble.

Notre curé de ce temps-là, M. Verguières, — un homme d’une stature exceptionnelle, taillé en Hercule, avec une bonne tête de mouton, — était d’âme excellente, mais timoré comme ma mère. On racontait que, dans sa jeunesse, il avait eu, avec son évêque, des difficultés sur un point de dogme, qui avaient failli briser sa carrière : de là, peut-être, la crainte de déplaire ou d’avoir raison tout seul, qui le poursuivait sans cesse. Il était de ceux qui suivent le vent et cèdent toujours. Mon père se mit à lui parler avec une extrême animation, bien qu’à voix basse, à cause de moi. D’abord, je ne saisis que quelques bribes de leur conversation : « Méchanceté publique…, bruits calomnieux…, au-dessus de toute attaque », etc. Puis, comme il arrive volontiers aux grandes personnes qui croient toujours les enfants plus petits qu’ils ne sont, ils oublièrent ma présence, ou pensèrent que je ne comprendrais pas ; en sorte que, peu à peu, ils élevèrent la voix. J’entendis à peu près ceci :

— Je vous le répète, monsieur le curé, de telles calomnies devraient déshonorer aux yeux des honnêtes gens ceux qui les propagent ou les répandent !

— Sans doute, sans doute, monsieur le docteur. Pourtant, vous reconnaîtrez que les apparences…

— Les apparences ne signifient rien, vous le savez bien, n’est-ce pas ? D’ailleurs, ces apparences mêmes n’existent pas : ce sont des menteurs et des lâches qui les ont créées pour les besoins de leur vilaine cause !

Le curé parut réfléchir :

— Oui, fit-il en remuant la tête, tout cela est triste, triste…

Alors, mon père, s’arrêtant au milieu du chemin, le prit par un bouton de sa soutane :

— Voyons, lui demanda-t-il, vous, ne pourriez-vous pas empêcher ces infamies ?

M. Verguières se dégaga, l’air angoissé, en balbutiant :

— Mon Dieu ! je ne vois pas…, non…, je ne vois pas ce que je pourrais faire…

— Parler aux gens ! s’écria mon père avec véhémence, leur dire qu’ils se trompent, qu’ils sont injustes, méchants, cruels…

Le curé sourit avec finesse :

— Les gens ne croient jamais ces choses-là d’eux-mêmes, monsieur le docteur. On a beau les leur répéter, ils ne les croient pas davantage. Ils sont toujours persuadés qu’ils ont raison.

Tout ce que me révéla cette conversation, c’est qu’il y avait dans la vie de ma marraine un danger, une menace, un mystère : j’ouvris tout grands mes yeux d’enfant sur ce mystère humain, je tendis mon attention, de toutes mes forces, pour tâcher de le pénétrer. Une vague idée s’estompait dans mon cerveau : celle que ma marraine pouvait avoir commis une faute, ou qu’au moins on l’en accusait. Mais je la repoussais avec horreur, et j’en étais affreusement tourmenté. Mon père, quand il me trouvait en train de lire un livre de sa bibliothèque, — ce qui m’arrivait quelquefois, — me le prenait en disant : « Cela n’est pas pour toi ! » Cela, non plus, n’était pas pour moi ; pourtant j’y pensais sans cesse.


La réclusion de la comtesse, cependant, ne pouvait durer indéfiniment. Elle sortit, au bras de son père : on la vit traverser la ville avec des allures hésitantes de convalescente.

Les rues des Pleiges sont habituellement désertes ; néanmoins, on a peu de chance de les suivre dans toute leur longueur sans rencontrer quelque dame faisant des emplettes de ménage ou quelque notable allant au cercle, d’un pas grave. La comtesse Micheline fit donc plusieurs rencontres. Sans doute, elle s’attendait à des saluts respectueux, à de sympathiques questions sur sa santé ou sur celle de son fils. Il ne se passa rien de semblable. Me  Féréday s’arrêta devant une boutique en tournant le dos, pour éviter de saluer ; et M. Marian dit à sa fille :

— Il nous en veut de lui avoir retiré la gestion de nos affaires. S’il savait pourquoi, le brave homme…

Mme  d’Ormoise passa sur l’autre trottoir sans regarder, et la comtesse dit à son père :

— Elle ne nous a pas vus.

J’imagine qu’elle fut un peu peinée de rentrer dans sa solitude sans avoir échangé une parole avec personne. Elle devait s’apercevoir bientôt que ce n’était là qu’un commencement.

La première visite qu’elle rendit fut celle d’une jeune femme à qui elle avait toujours marqué une vive sympathie, qui se nommait Mme  Aubry : une nature plus ouverte, plus gaie, plus généreuse aussi peut-être que la moyenne de ses combourgeoises, mais esclave de cette frayeur du qu’en-dira-t-on qui, dans les petits milieux, tient lieu d’honneur, de dignité, de vertu, détruit toute velléité d’héroïsme, étouffe tout germe d’indépendance. Mme  Aubry n’osa pas se dérober ; mais la conversation ne fut qu’un échange de monosyllabes.

Telle est la lâcheté humaine que, plus tard, Mme  Aubry, bien qu’elle ne fût point méchante, se vanta de sa cruauté, toute fière d’avoir jeté la première pierre.

— J’ai été glaciale, disait-elle, à peine polie. Aussi la comtesse a-t-elle compris ce que je pensais.

Peut-être que cette humiliation infligée à une personne dont quelques semaines plus tôt elle recherchait la compagnie avec obséquiosité, — qui sait ? — flattait son petit orgueil de caste. Mais elle se trompait en supposant que son attitude avait révélé quelque chose à Mme  des Pleiges. Ma pauvre marraine ne se doutait de rien. Pour l’éclairer, il fallut que Mme  d’Ormoise lui fît répondre par sa femme de chambre qu’elle ne recevait pas. N’étant point accoutumée à ce qu’on ne se dérangeât pas pour elle, elle dut bien se rendre à l’évidence. Mais quelle pouvait être la cause de ces animosités, maintenant constatées ? Voilà ce qu’elle ne parvenait point à deviner. Elle s’inquiéta ; le colonel, pour éclaircir l’affaire, arriva un jour tout fumant chez mon père.

Les deux hommes s’enfermèrent longtemps ensemble. De ma chambre de jeu, j’entendais les éclats de voix de M. Marian, et, de temps en temps, un juron retentissant. Je pensais : « Que se passe-t-il donc ? » Je le sus à dîner : car en ma présence, — on partait toujours de l’idée que je ne comprenais rien, — mon père raconta toute leur conversation. Je compris si bien, qu’aujourd’hui même, je me la rappelle dans ses grandes lignes, et que je ne m’éloignerai certainement pas beaucoup de la vérité en la résumant :

Le colonel. — Docteur, c’est à vous que je m’adresse. Vous n’êtes pas seulement un médecin, vous êtes un homme…, le seul que je connaisse dans ce misérable trou… Voyons, dites-moi ce qui se passe ?

Mon père (embarrassé, cherchant à esquiver une explication difficile qui, de plus, lui semblait inutile). — Ce qui se passe, monsieur ?… Que voulez-vous dire par là ?… Que je sache, il ne se passe rien.

Le colonel (impatient). — Ne faites pas semblant de ne pas comprendre, je vous en prie ! Vous voyez bien que… les choses ne sont pas dans leur ordre habituel… Comment ! ma fille va sonner chez Mme  d’Ormoise, et cette pécore refuse de la recevoir !… Moi-même, j’avais des doutes depuis plusieurs jours : oui, oui, la mine des gens ne me revenait pas… Et hier soir, je suis allé au cercle… pour la première fois depuis… la catastrophe Eh bien, docteur, ils sont tous partis les uns après les autres !… Personne pour ma partie d’écarté… Je suis resté maître du terrain… Et le tenancier me faisait des yeux !… Qu’est-ce que cela signifie ?… Je n’ai pas la peste, que diable !

Mon père (en hésitant). — On a beaucoup parlé… de la mort… du comte Pierre…

Le colonel. — Et après ?… Est-ce parce que mon gendre s’est suicidé qu’on évite ma fille et que je ne trouve personne pour faire une partie ? Vos Pleigeans sont bien bêtes, mais pas à ce point-là ! Il y a autre chose ! Dites-moi ce qu’il y a…

Mon père. — Mon Dieu !… je viens de vous le dire : on a entouré la mort du comte de toutes sortes de commentaires…

Le colonel. — Mais, enfin… quels commentaires ?

Mon père. — Hé ! que sais-je ? Des commérages, de sottes inventions, dont il ne vaut pas la peine de parler.

Le colonel. — Si fait, il vaut la peine ! Je veux tout savoir, et je compte sur vous…

Mon père (interrompant). — Ah ! monsieur, permettez ! Vous m’avez fait l’honneur de me dire que je suis un homme. Eh bien, je vous le demande : est-il de la dignité d’un homme de rapporter des propos désobligeants et stupides ? Pour ma part, je ne sais pas de rôle plus odieux. Ne me demandez pas de le jouer.

Le colonel (plus doucement). — Vous avez raison, docteur… Oui, sans doute, vous avez raison… Et pourtant… discutons un peu, voulez-vous ?… Nous sommes seuls, ici, ma fille et moi… Nous avons des ennemis, à ce qu’il paraît… Du diable, si je m’en serais jamais douté… Nous en sommes entourés, docteur !… Ils nous menacent… Il faut bien connaître le danger pour le combattre !

Mon père (après avoir réfléchi un instant). — Pour le combattre ! Est-ce qu’on peut le combattre ?… Connaissez-vous un moyen de combattre la calomnie ?

Le colonel. — Ah ! c’est donc de la calomnie ?

Mon père. — Que voudriez-vous que ce fût d’autre ? Est-ce que la calomnie n’est pas le fléau des petites villes ? Est-ce qu’elle ne surgit et ne se développe pas d’elle-même partout où il y a un mystère ?

Le colonel (après un silence). — Ainsi, l’on nous calomnie ?

Mon père. — Pas vous.

Le colonel. — Alors, ma fille ?… Ah ! mille tonnerres ! Qu’est-ce qu’on ose dire d’elle ?…

Mon père. — Oh ! qu’importe ? Qu’importe le mensonge ? Il se transforme, il se multiplie, il change de couleurs tous les jours. Ce qu’on peut dire d’une jeune femme, vous pouvez l’imaginer sans qu’il soit besoin de préciser…

Le colonel. — Ah ! les misérables, les menteurs, les bandits !… Elle qui est pure, elle qui est vaillante, elle qui est noble !… Mais elle a son père qui est encore bon pour la défendre !… Vous avez raison, docteur, les infamies qu’ils ont inventées, je ne veux pas les connaître… Mais vous allez me dire…

Mon père. — Quoi donc ?

Le colonel. — Les noms… Oui, les noms des lâches qui les inventent et les colportent !

Mon père. — Les noms ?…

Le colonel. — Vous ne voulez pas ?

Mon père. — Je ne peux pas ! Ce n’est pas un homme à qui vous pourriez vous en prendre, ce n’est pas une femme dont vous pourriez attaquer le mari : c’est la ville… Remonter à l’origine ? Impossible !… Choisir au hasard le premier venu ? Vous savez qu’il n’y a pas de héros, ici : chacun vous répondra : « Ce n’est pas moi ! » On ne désinfecte pas une source empoisonnée : le poison sort avec l’eau de profondeurs où l’on ne peut le poursuivre…

Le colonel. — Ainsi, je ne puis rien ?… Rien ! rien ! rien !… Et vous croyez que nous allons nous incliner comme des coupables ? supporter l’outrage ?… Ah ! non, par exemple !… J’en trouverai bien un qui payera pour les autres !… Je trouverai bien, dans le tas, une paire d’oreilles à arracher… Et après… après… Ah ! mille tonnerres, comme nous filerons vite de ce maudit pays !…

En racontant cette douloureuse scène, mon père disait :

— Partir !… Je crois bien que c’est la meilleure résolution qu’ils pourraient prendre…, et peut-être la seule !…

Ma mère approuva :

— Oui, c’est vrai… Il faudra qu’ils s’en aillent !…

Et elle les plaignit.

— Les pauvres gens !…

Cette expression me serra le cœur. « Les pauvres gens ! » Comment pouvait-on parler ainsi de ma marraine, la brillante fée au tout-puissant sourire, si gaie avant sa douleur, si belle, si bonne ! Longtemps, je m’attristai en songeant qu’elle était malheureuse, qu’elle partirait, que bientôt je ne la verrais plus…


V


Sans doute, ce projet de départ, qui me mettait si fort en peine, était plus facile à concevoir dans un moment de colère qu’à exécuter, car il ne se réalisa pas. L’hiver passa sans amener aucun changement. Debout dans la neige, le château conservait son air de léproserie. L’un après l’autre, les vieux domestiques blanchis au service de la famille s’en allèrent : l’espèce d’interdit qui pesait sur leurs maîtres, et dont ils participaient, leur devenait intolérable. Joseph, le valet de chambre, dont je revois dans mes souvenirs la tête vénérable, dont j’entends la voix chevrotante, vint expliquer ses raisons à mon père :

— Ce n’est pas que Mme  la comtesse soit méchante, arguait-il, ni que j’aie rien à lui reprocher. Oh ! certes pas, bien au contraire ! Mais, que voulez-vous, monsieur le docteur, je ne peux pas supporter cette espèce de malédiction qui pèse sur nous ! Je me ferais volontiers tuer pour mes maîtres ; mais cela, je ne peux pas, c’est trop pénible ! Cela me rend malheureux comme si j’avais du remords.

Mon père plaida du mieux qu’il put la cause des abandonnés ; et Joseph revint sur sa décision. Puis, après les autres, il finit par disparaître aussi : l’on sut qu’il s’était enfui sans rien dire, sans même réclamer ses gages, comme un soldat qui déserte.

Ce qui fit plus de bruit encore que le départ des domestiques, ce fut celui de Mlle  Éléonore, qui se réfugia chez Mme  d’Ormoise, avant de s’installer à son compte. La vieille demoiselle parlait à peu près comme Joseph, mais avec âpreté et malveillance. J’assistai à l’entretien qu’elle eut avec ma mère : de mauvaises paroles, dont je devinai, plutôt que je ne les comprenais, les cruelles intentions, s’échappèrent de sa bouche mince, dont les coins tombaient :

— Mon Dieu ! disait-elle à peu près, je ne crois pas que ma nièce ait fait tout le mal dont on l’accuse. Oh ! non ! Mais, enfin, il n’y a pas de fumée sans feu, n’est-ce pas, madame ? D’ailleurs, si elle n’avait rien à se reprocher, est-ce qu’elle s’inclinerait ainsi devant l’opinion publique ? Je ne me suis jamais tout à fait accordée avec elle. À présent que j’ai perdu tous ceux que j’aimais et qui m’aimaient, pourquoi resterais-je au château ? J’ai de bons amis qui ont juré de n’y pas remettre les pieds : je finirais par les perdre. J’aime mieux me rapprocher d’eux. D’autant plus que là-bas, chère madame, on ne tient guère à moi : je suis une vieille tante inutile dont on ne regrettera guère d’être débarrassé !

Je crois que ma pauvre mère aurait bien voulu lui répondre : mais telle était sa faiblesse, qu’elle n’aurait jamais osé la contredire ; elle se contentait donc de balbutier, sans conviction :

— Oui, oui…, sans doute…, c’est bien naturel…

C’est ainsi qu’en une saison, le personnel du château se transforma : au lieu des vieilles figures connues, des serviteurs qui participaient d’un peu de la considération qu’on avait pour leurs anciens maîtres, on en vit arriver de nouveaux, qui venaient de loin, comme les avocats, les avoués, les gens d’affaires. On leur trouva des mines louches, des allures fourbes. On regrettait « ce pauvre M. Joseph, qui était si comme il faut ». Des bouches amères lancèrent l’adage :

— Tel maître, tel valet !

Que se passait-il, cependant, dans cette grande habitation triste, derrière ces murs épais qu’assiégeaient des ennemis invisibles, plus dangereux que les reîtres et les arbalétriers d’autrefois, entre ces trois êtres isolés, séparés du reste du monde ? Je ne l’ai jamais su, — bien que, plus tard, j’aie souvent calculé l’ennui de leurs longues journées monotones, toutes pareilles, remplies par la peur sourde des dangers inconnus du dehors, par l’effroi de cette universelle réprobation qui enveloppait comme une nuée l’antique demeure, ou coupées de temps en temps par les éclats de colère du colonel qui s’exaspérait dans le vide. Il y eut là, sans doute, un drame de désolation, de révolte impuissante, d’ennui désespéré, d’indignation vaine qui tenterait peut-être ta plume de romancier. Pour moi, je ne puis qu’en soulever le voile, en te rapportant quelques-uns des incidents dont j’ai conservé la mémoire.

C’est d’abord, par un jour de neige, une sortie de l’école : cinq ou six gamins en gaieté, joyeux de toute la blancheur éparse autour d’eux, excités par le grand bonhomme qu’ils ont dressé dans la cour du collège, avec un ventre énorme, des jambes comme des colonnes, une grosse tête ronde, une pipe et des lunettes. Nous courons, nos cris ébranlent le silence des rues où de rares passants glissent en soufflant dans leurs doigts, quand, tout à coup, notre bande folle aperçoit le petit Anthony des Pleiges… Il attend la femme de chambre qui le promène et l’a quitté un instant pour entrer dans quelque boutique ; tout frissonnant dans son pardessus et son cache-nez de laine, il regarde, peut-être avec envie, ces enfants qui pataugent gaiement dans la neige et se réchauffent en la maniant. Mais voici que l’un de nous le prend pour point de mire : une balle vient s’aplatir sur son chapeau. Des rires éclatent. Une voix crie :

— Tiens ! le voilà ! c’est lui ! c’est lui !

D’autres balles suivent, plus serrées, avec d’autres cris :

— Qu’est-ce que tu fais là ? Pourquoi n’es-tu pas au château ?

— Qu’il y reste !…

— Va-t’en ! Va-t’en…

Le pauvre enfant, ne pouvant fuir, se tourne contre un mur et plie le dos sous l’avalanche. Cela se passe si vite, que je regarde sans bien comprendre, sans prendre tout de suite un parti. Mais voilà que Frédéric Lambert s’approche de lui ; je vois son gros poing se lever sur le pauvre dos passif et résigné, et retomber avec un :

— Tiens ! voilà pour toi !…

J’entends le bruit sourd du coup. Le poing se relève, la voix reprend :

— Voilà pour ta mère !…

Alors, pris d’une colère folle, je me jette sur le mauvais garçon, en criant :

— Lâche ! lâche ! lâche !…

Mon fidèle ami, Étienne Anton, vient se placer à côté de moi, et m’appuie :

— Oui, Nattier a raison, vous êtes des lâches !… Vous êtes six contre un !… Vous êtes des lâches !…

Et il s’engage une bataille en règle, qui fait sortir les bons horlogers sur le devant de leurs boutiques et permet à la femme de chambre d’accourir, de prendre Anthony par la main, de l’emmener tout pleurant.

Et les bons horlogers, en le voyant passer, meurtri, effaré, lamentable, murmurent :

— C’est bien fait !

Je rentrai fort agité à la maison, où je fis à mes parents le récit tout haletant de l’aventure. Ma mère écoutait, en secouant sa tête inquiète ; mais mon père m’embrassa :

— Tu es un brave garçon, me dit-il, tu as bien fait. Tes camarades se sont conduits lâchement. Il faut toujours défendre les faibles.

J’aurais voulu lui poser mille questions, que je me posais vainement à moi-même. Je demandai :

— Pourquoi donc en veulent-ils tant à Anthony et à ma marraine ?

Mon père leva les bras :

— Ah ! pourquoi ? fit-il, pourquoi ? Les hommes ne savent pas, une fois sur dix, le pourquoi de leurs sentiments et de leurs actes. Veux-tu donc que des enfants soient plus habiles ?

Je dis :

— Ils sont méchants !

Et mon père :

— C’est peut-être bien la vraie explication.

Mais ma mère conclut :

— Sûrement, cela finira mal.

En sorte que mon imagination, frappée, demeura inquiète, à se demander comment « cela » finirait, quelle catastrophe il y aurait au bout de ce drame dont j’ignorais la nature et qui ne se révélait à moi qu’à travers quelques manifestations relativement insignifiantes, comme la bataille des balles de neige.


Un autre incident marqua le même hiver ou l’hiver suivant, je ne sais plus au juste : car si j’ai conservé le souvenir précis des faits, ils se déroulent dans un espace de temps incertain, dont les divisions m’échappent. Ce fut l’arrivée au château d’une institutrice anglaise : une grande fille, robuste, chevaline, capable au besoin de tenir tête à toute une bande de gamins et de jouer des poings comme un gendarme. Elle se nommait miss Jenny. On la disait protestante, fille d’un clergyman, et fort instruite.

Il fut aussitôt décidé que je prendrais des leçons d’anglais avec elle, pour qu’Anthony ne fût pas seul. Quelque simple qu’elle parût, cette résolution fut vivement discutée entre mes parents. Ma mère, avec son habituelle timidité, craignait de s’opposer au courant. Je me rappelle qu’elle objecta :

— Ses camarades le battront.


et que mon père répondit, en se tournant vers moi :

— Il a des poings pour se défendre.

Je dis :

— Bien sûr !

Car il me semblait que j’allais souffrir pour une grande cause, et j’étais prêt à tout.

Les choses n’allèrent pas si loin : ce fut à peine si j’échangeai quelques coups de poing avec Frédéric Lambert, qui, d’ailleurs, aurait trouvé sans cela d’autres raisons pour me chercher noise. J’eus en échange la joie de voir plus souvent ma marraine. Pendant les leçons, qui se donnaient dans le grand hall que je t’ai décrit, elle venait, souple et lente, dans sa robe noire. Je l’attendais. Je devinais son pas léger dans le vestibule, je tournais la tête avant qu’elle eût ouvert la porte. Elle me saluait d’un sourire douloureux, pareil à un pâle rayon dans un ciel de pluie.

— Eh bien, demandait-elle, fait-on des progrès ?

Je sentais la caresse légère de ses lèvres qui effleuraient mes cheveux, de sa main qui tapotait ma joue. Miss Jenny répondait, avec son accent qui me donnait toujours envie de rire :

— Philippe est souvent distrait.

La voix douce me grondait un peu :

— Oh ! Philippe !…

Ce simple reproche me faisait monter des larmes aux yeux ; mais je les refoulais, et coulais un mauvais regard du côté de miss Jenny : car je la détestais pour sa persévérance à me rabaisser devant ma marraine. Celle-ci, cependant, s’approchait d’Anthony, le caressait un instant d’un regard d’amour, se penchait sur ses cahiers, en épelait une ou deux phrases, et disparaissait, comme un fragile fantôme qui tient à peine à la terre. Et la leçon se poursuivait, monotone, insipide, intéressant pourtant mon frêle camarade, toujours prêt à se passionner pour tout ce qui peut s’apprendre. Il y mettait toute son âme, sa pauvre petite âme qu’éprouvaient les précoces dangers dont elle souffrait sans les comprendre, qu’oppressait une lourde injustice, qui jamais ne prendrait son essor dans l’inconnu du vaste monde. Moi, tout en ânonnant les mots barbares, je songeais au furtif passage de ma marraine ; et la voix aigre de miss Jenny me disait :

— Voyons, Philippe, vous n’écoutez jamais ; faites donc attention !

Il y a dans nos bois un beau papillon qu’on nomme le silvain : tu pourras en voir un échantillon dans ma collection que tu dédaignes. Ses ailes sont couleur de deuil. Il a le vol rapide. Dans la tristesse de la forêt silencieuse, dans l’ombre humide des hêtres ou des sapins, dont les branches laissent, de-ci de-là, filtrer des ronds de lumière qui tombent sur la mousse épaisse ou sur les hautes fougères, il glisse et se perd presque aussi vite que les libellules. On ne sait d’où il vient ni où il s’enfuit. On dirait que l’ombre le produit et l’absorbe. C’est un petit morceau de ciel sombre, un flocon que des ailes emportent. Souvent, l’apparition de ma marraine me faisait penser au mystérieux papillon ; et quand, armé de mon filet vert, je poursuivais le silvain, je pensais à ma marraine. Combien de fois n’ai-je pas esquissé dans mon esprit cette comparaison, pendant que miss Jenny conjuguait ses verbes anglais ! Plus tard, elle m’a frappé par sa justesse : la pauvre jeune femme et la petite chose ailée avaient en commun le deuil, le mystère et l’innocence. C’est pour cela que je n’ai jamais crucifié sur ma planchette de liège qu’un seul représentant du genre : encore ne l’ai-je pas fait sans un sourd remords. Maintenant, bien que je sois resté chasseur zélé de papillons, je ne prends jamais le silvain ; mais, dans mes courses à travers bois, j’aime à le voir raser la mousse ou se dissiper dans l’air…

Je ne pus m’empêcher d’interrompre Philippe et de lui dire :

— Tu es un poète.

Il me répondit :

— Tu sais bien que non.

Et il continua :

De temps en temps aussi, je voyais Mme  des Pleiges chez nous, seule ou accompagnée d’Anthony.

Ma mère avait toujours un peu peur de la voir arriver, mais n’aurait point poussé la faiblesse jusqu’à lui marquer aucun déplaisir. Au contraire, elle la recevait avec beaucoup d’égards et de sympathie, étant bonne. Mais le malheur voulut qu’un jour la comtesse rencontrât dans notre maison Mme  d’Ormoise, venue pour traiter de l’organisation d’une vente de charité. Ce fut une scène pénible, dont le détail défraya pendant longtemps les conversations de mes parents. En voyant entrer la proscrite, Mme  d’Ormoise se leva aussitôt, les lèvres pincées, le front ridé, sa petite bouche mince toute pleine de venin :

— Nous reprendrons cet entretien une autre fois, madame, dit-elle à ma mère ; et chez moi : l’on y est en sûreté.

Là-dessus, elle sortit, irritée et majestueuse, laissant ensemble ma pauvre marraine, presque défaillante sous l’injure, et ma mère, qui perdit la tête, balbutia je ne sais quelles vaines paroles, et demeura frappée d’épouvante, comme si elle eût commis un affreux crime d’imprudence. Elle en tremblait encore le soir, en racontant l’histoire à mon père, qui se fâcha :

Mme  des Pleiges, déclara-t-il, vaut mille fois mieux que toutes ces pécores. Je n’entends point qu’on la leur sacrifie. Tu ne t’occuperas plus de cette vente et tu ne mettras pas les pieds chez Mme  d’Ormoise. Je te le défends !

Jamais ma mère n’aurait consenti à un tel éclat. Elle laissa passer l’orage et, dès le lendemain, s’en fut sans rien dire chez sa terrible visiteuse. Elle en revint bouleversée :

— Après tout, arguait-elle, ces affaires ne sont pas les nôtres, et nous ne pouvons pourtant pas nous fâcher avec toute la ville.

Mais mon père haussait les épaules et répliquait :

Mme  des Pleiges a raison contre eux tous. J’entends qu’elle vienne chez nous quand il lui plaît !

Il n’en est pas moins vrai qu’à partir de ce jour, les visites de ma marraine furent plus rares et plus courtes. Plus tard, j’ai su que l’indépendance de mon brave père en cette occurrence lui avait coûté plusieurs de ses meilleurs clients. Il est vrai qu’ils revinrent, ramenés par la maladie. Et il y en a dans le nombre que j’ai soignés aussi. J’ai causé quelquefois avec eux de Mme  des Pleiges… Mais n’anticipons pas !


VI


Comme bien on pense, l’existence qu’on menait au château ne convenait point à la chétive santé d’Anthony. Entre son grand-père rageur et morose, et sa mère attristée et craintive, le pauvre enfant croissait comme une plante qui manque de lumière. Son unique distraction en dehors de l’étude, c’était de jouer avec moi, deux fois par semaine, après les leçons d’anglais ; et nos jeux manquaient d’entrain. Je tâchais de lui apprendre à s’amuser, car il ne savait pas. Je n’y réussissais guère. Dès que nous avions couru quelques minutes, il était hors d’haleine ou couvert de sueur. Il possédait une petite charrette qui faisait ma joie. Je m’y attelais, je le traînais dans le parc ; lui, c’est à peine s’il faisait claquer son fouet et criait de temps en temps :

— Hue ! hue donc !

Mais quand il voulait s’atteler à son tour, cela ne marchait plus du tout. Il allait un instant au trot, puis se mettait au pas, et si je tâchais de l’exciter, s’arrêtait, se tournait vers moi, et me disait avec un pâle sourire :

— Non, vois-tu, Philippe, je suis un mauvais cheval, décidément !

Alors il enlevait ses brides, et s’asseyait tristement au bord du chemin.

Seule, la lecture le passionnait. Il dévorait tout ce qui lui tombait sous la main. Et il devenait un être étrange, d’une incroyable précocité pour certaines choses, prodigieusement arriéré pour d’autres. Il ignorait tout ce qui ne se trouve pas dans les livres, et possédait une foule de connaissances bien au-dessus de son âge, en histoire, en géographie, en voyages, en poésie. Sa petite âme vibrait à ces excitations du dehors qu’elle accueillait comme des réalités immédiates et présentes. Il possédait, par exemple, une traduction illustrée de la Jérusalem délivrée : je crois vraiment qu’il vécut tout le poème, tant il le relut avec passion. Pendant un temps, il ne parlait pas d’autres choses. Il en rêvait. Tancrède, Clorinde, Soliman, Sophronie étaient pour lui des êtres vivants, qu’il rencontrait dans tous les coins du parc, qui lui révélaient l’inconnu de la vie, qui remplissaient sa solitude de songes maladifs d’héroïsme ou d’amour. Il était un chevalier, il conquérait le saint Sépulcre, il délivrait des princesses, il abattait des Sarrasins… Hélas ! au bout de tous ces rêves, auxquels son ardente imagination donnait une intensité extraordinaire, il se retrouvait, selon la réalité, un pauvre enfant malingre, enfermé par des ennemis invisibles dans un château où un méchant enchanteur tourmentait sa mère et lui-même, sans qu’il soupçonnât seulement par quelles armes il pouvait le combattre. Avais-je quelque amitié pour lui ? Je ne crois pas. Il m’étonnait ; il m’effrayait aussi ; car j’entendais quelquefois mon père, en revenant du château, dire à ma mère :

— Jamais elle n’élèvera cet enfant ! Il lui faudrait une tout autre vie !…

Ce fut sur ses conseils pressants qu’ils résolurent enfin de passer un hiver en Italie. Mon père eut beaucoup de peine à les décider. Le colonel faisait opposition :

— Nous aurions l’air de fuir, répondait-il à toutes les bonnes raisons.

Quelquefois, il ajoutait :

— … Devant ces canailles !

Il entendait résister, lui, à ces lâches ennemis insaisissables, dont les coups portaient sans qu’on les sentît, qui tuaient de loin, avec des poisons sûrs, — résister en vaillant soldat, qui se laisse tuer sur une position désespérée. Mais sa conception de l’honneur, héroïque et médiocre, n’était point celle de la comtesse : mère avant tout, elle voulait conserver son fils ; peu lui importait l’opinion des autres, les commentaires infinis qui, dès son départ connu, circuleraient par les rues. Elle dit, — volontaire, je crois, pour l’unique fois de sa vie :

— Le médecin ordonne ; il faut !

Le colonel céda. Ils partirent.

Alors on respira, dans la ville, comme si une épidémie se fût éloignée. Tu entends d’ici les congratulations des commères :

— Enfin, les voilà partis !

— Cela n’est pas trop tôt, ma chère !

— Ils ont compris !… Ils ont compris que leur place n’est point parmi d’honnêtes gens !

— Où sont-ils ?

— Est-ce qu’on sait ? Dans le Midi, en Italie, plus loin peut-être.

— … Probable qu’ils ne reviendront pas !

— Bon débarras !

À plusieurs reprises, Mme  d’Ormoise essaya d’interroger ma mère sur leurs actes et leurs projets. Mais ma mère, toujours prudente, était aussi discrète : elle ne dit pas même où ils étaient, bien qu’elle reçût des lettres de la comtesse, des fleurs et, à Noël, un cadeau pour le « vaillant filleul ». On en fut donc réduit aux renseignements de Mlle  Éléonore, qui n’étaient jamais que des insinuations, contradictoires et mystérieuses. La vieille fille, après avoir longtemps hésité, tergiversé, exécuté de savantes manœuvres entre les deux camps, espion des uns et des autres et versant de l’huile sur le feu, avait passé définitivement à l’ennemi. Rancune, envie, simple méchanceté ? Qui le dira ? On ne sait jamais ce qui se passe dans ces âmes malsaines d’êtres dévoyés et tortueux qui cherchent à nuire avec inconscience, pareils à ces insectes malpropres dont le seul attouchement couvre la peau d’ampoules. Mlle  Éléonore était une de ces âmes-là. Longtemps, dans son cercle de famille, elle avait retenu et caché son venin : libre maintenant, elle se délectait à le répandre ; il coulait abondamment de ses lèvres onctueuses, empoisonnant la plaie ouverte. Toutes sortes de bruits perfides venaient d’elles, d’autant plus dangereux qu’elle ne précisait jamais ; ses paroles pouvaient toujours s’interpréter de trois ou quatre manières différentes : on leur donnait, cela va de soi, l’interprétation la plus fâcheuse ; Mlle  Éléonore la laissait circuler en liberté, souffrait qu’on la lui rapportât, l’appuyait de ses soupirs et de ses roulements d’yeux, puis, un beau jour, la démentait. Mais le mal n’en était pas moins fait : la calomnie laisse toujours quelques traces après soi. Ce fut ainsi que la rumeur courut avec persistance que mon fâcheux cousin Jacques Nattier avait rejoint la comtesse, et qu’ils partaient ensemble pour l’Algérie. Au bout de quelque temps, on sut que Jacques n’avait pas bougé de Mâcon, où ses fonctions le retenaient. Et l’on boucla l’affaire en ces termes :

— D’ailleurs, Mlle  Éléonore affirme qu’il n’y a plus rien entre eux.

D’autres racontars circulèrent : une personne de Bourg les avait rencontrés à Venise, en gondole, avec un prince italien.

— Qu’en dit Mlle  Éléonore ?

Mlle  Éléonore ne sait rien.

— Sa nièce ne lui écrit donc jamais ?

— Oh ! si fait, seulement elle ne lui raconte pas ses petites affaires.

— Heureusement que Mlle  Éléonore est fine : elle sait lire entre les lignes…

Une autre fois, on raconta qu’ils s’étaient amusés « comme des fous » au carnaval de Nice. On donnait des détails. Et on jugeait. En tout cas, il fut admis que Mme  des Pleiges avait abandonné son attitude de veuve désolée et jouissait de la vie, à sa manière :

— Ici, elle n’aurait jamais osé ; mais là-bas !…

On affirma même qu’elle dévorait à belles dents la fortune de son fils. Quelques personnes charitables insinuèrent :

— N’y aurait-il aucune précaution à prendre pour sauvegarder les intérêts de l’enfant ? Les amis ou la famille pourraient peut-être…

D’autres interrompaient :

— Pourquoi la famille s’intéresserait-elle à cet enfant ? Vous savez bien…

Un geste de mépris terminait la phrase et amenait un :

— C’est juste !

Puis on reprenait en chœur :

— D’ailleurs, ces gens ont rompu toutes les attaches qui les retenaient à nous. Mlle  Éléonore n’a plus de nouvelles d’eux depuis longtemps. Vous verrez qu’ils ne reviendront pas.

Cependant ils revinrent, au printemps. Ils revinrent tels qu’ils étaient partis, bien qu’un peu moins tristes : Anthony, avec quelques couleurs aux joues, ma marraine, avec des retours de son cher sourire d’autrefois. Et l’on épiait leurs visages, et les propos allaient leur train :

— Pourquoi sont-ils revenus ? Est-ce que quelque chose les y oblige ?

— Ils narguent l’opinion !

— Ils nous bravent !

— Est-ce que Mlle  Éléonore les a vus ?

— Sans doute, elle est allée au château.

— Ah ! vraiment, elle est allée au château ? Et que dit-elle ?

— Elle dit…

Fidèle à sa méthode, elle ne disait rien, mais elle laissait tout dire, et son attitude prêtait quelque vraisemblance aux propos les plus aventurés.

Peu de temps après leur retour, un incident extraordinaire mit la ville en émoi : à la suite de faits que je n’ai jamais connus, — peut-être simplement dans un accès d’exaspération trop longtemps contenue, — le colonel Marian administra une formidable raclée, en pleine rue, à l’un des fils Lesdiguettes. J’assistai à la fin de la scène. J’aperçus, au milieu d’un cercle de boutiquiers accourus au bruit en abandonnant leurs établis, la victime dont de bonnes femmes bassinaient la figure ensanglantée, tandis qu’à l’écart le vieux vétéran, fumant de son exploit, les bras croisés sur sa poitrine, promenait sur les assistants des regards vainqueurs chargés de menaces. On l’observait à la dérobée, mais personne n’osa s’approcher de lui : ils comprenaient que ses poings vigoureux ne demandaient qu’à recommencer l’exercice et qu’avec allégresse il sonnerait sur leur dos la charge interrompue, heureux de soulager sa longue humiliation par un acte de vigueur.

Tu connais le dicton : « Poignez vilain, il vous oindra. » Un moment, on put croire qu’il allait se trouver juste une fois de plus. L’acte énergique du colonel produisit d’abord un revirement salutaire. Ceux qui s’étaient le plus avancés devenaient prudents, se frottaient les côtes par anticipation, tenaient leur langue. On mit une sourdine aux commérages. On ne parlait plus qu’à voix basse, en regardant autour de soi pour s’assurer que le colonel n’était pas tout près, avec sa canne. On avait peur, en un mot. Mais le battu porta plainte, la justice intervint, le colonel fut condamné à une forte amende : de sorte que les vaincus, se sentant soutenus par les gendarmes, reprirent courage. Tout le monde se réjouit de la condamnation dont la sévérité, semblait-il, écartait un péril public.

Quelques bonnes dames insinuèrent :

— Une amende ne suffit pas : on aurait dû le mettre en prison.

Mlle  Éléonore gémissait que, depuis l’époque des croisades, jamais un des Pleiges ni aucun de leurs alliés n’avait eu de casier judiciaire. Et l’on répétait :

— Après un tel scandale, ils ne pourront plus rester au pays : cette fois, il faudra bien qu’ils partent.


VII


Eh bien, non, ils ne partirent pas.

Il fallait que des liens bien solides les attachassent à ce coin de terre où le hasard les avait un jour poussés, où la vie les avait un instant inclinés vers le bonheur, et qui n’était plus pour eux qu’un cabinet de tortures. Car, enfin, se figure-t-on l’existence de ces trois pauvres êtres, seuls avec eux-mêmes, isolés au milieu de la haine qui les assiégeait dans leur château abandonné ? Ils représentaient les trois âges de la vie, dont chacun a besoin d’affection, de sociabilité, de compagnie. Il faut que l’enfant s’épanouisse parmi les enfants, ses complices en insouciance, en joie, en gaieté. Il faut au vieillard des compagnons de causerie, qui l’aident à remuer la cendre des souvenirs, à tuer la monotonie des lentes soirées qui précèdent sa dernière nuit. Et qu’est-ce que la jeunesse d’une femme, lorsqu’elle se consume dans le deuil, la tristesse, l’ennui ? Oh ! ma pauvre marraine, quelles années vous avez passées, là, tout près de cette maison où règne votre image, à deux pas de votre filleul qui grandissait, tournait au gamin, et, si même il vous oubliait souvent pour sa toupie, vous gardait au fond du cœur une dévotion où il y avait comme un germe d’amour inconscient ! Je la savais malheureuse ; sans comprendre la cause de sa douleur, je l’en aimai davantage. De grands airs de chevalerie allumaient en moi la folle envie de la secourir dans sa détresse ignorée. J’imaginais des romans, où je me battais pour elle ; ou bien, la sentant accusée sans savoir au juste de quoi, je faisais éclater son innocence, et la ville tombait à ses pieds…

Rêves d’enfant dont on ne surveille pas assez les lectures ! Je crois que, son innocence eût-elle été dix fois démontrée, la ville n’aurait pas désarmé. L’aventure supposée de Mme  des Pleiges avait provoqué, dans son milieu, une crise de vertu aiguë, qui s’excitait, s’irritait, s’exaspérait à ses dépens, non sans ressembler, en petit, à ces crises de folie dévote qu’enregistre l’histoire. Elle en était la victime expiatoire. On la chargeait de toutes les fautes, pour qu’elle les expiât et qu’on pût s’en absoudre. Sa légende grossissait. On l’agrémentait d’histoires abominables sur son passé, que je ne le répéterai même pas. À quoi bon ? Lâchée sur une piste coupable, l’imagination des honnêtes gens devient terrible. Elle franchit toutes les barrières. Elle se grise d’elle-même comme un cheval de vent, et malheur à ceux qu’elle poursuit !

Elle, cependant, avec peut-être le sentiment que les infamies dont on l’accablait pourraient atteindre jusqu’à son âme, luttait de son mieux pour en écarter le contact. Autour d’elle, dans le cercle étroit qui lui restait, elle trouvait des ressources, des points d’appui, des objets pour occuper sa tendresse, pour exercer sa bonté. Elle avait son père, dont la haute taille se voûtait peu à peu, comme si elle eût plié sous un poids trop lourd, et dont il fallut bientôt soutenir la démarche lente et lasse. Elle avait son fils, pauvre être qui exigeait des soins infinis, d’ailleurs d’une sensibilité maladive, idolâtre de sa mère, attendant d’elle, toujours, l’air et la vie qu’elle semblait lui faire au jour le jour, tout exprès pour ses poumons fragiles, pour son cœur irrégulier. Elle avait notre famille, où elle trouvait un accueil amical et réconfortant. Elle avait ses pauvres… Et quels pauvres, mon ami ! Non pas des pauvres professionnels, dressés pour satisfaire aux besoins de la charité courante, propres, ragoûtants, sachant se plaindre et dire merci, comme il en existait quelques-uns aux Pleiges pour occuper les loisirs de Mme  d’Ormoise et de ses amies ; mais de vrais pauvres lamentables, grossiers, abrutis par la misère, abandonnés de tous. Elle n’aurait pas osé s’adresser à ceux de la ville, par crainte de les compromettre : elle allait les chercher loin, dans des villages, dans des masures isolées. Elle les trouvait malades, et les soignait. Elle leur apportait, avec des secours, de bonnes paroles. Ils l’adoraient. Mais ils étaient peu nombreux, et totalement dépourvus d’influence. Leurs voix compteront au tribunal du Seigneur : devant la justice des hommes, elles n’ont point de prix. Et la bonté même qu’elle leur témoignait, lui valait des censures : car elle n’était point bonne comme les autres « dames » de l’endroit, qu’offusquait la nature de sa bonté. Je me souviens d’une anecdote qui fera comprendre ce que je veux dire :

Il y avait en ce temps-là une orpheline, dont le père avait été tué dans un incendie. C’était une jolie fille, qu’on appelait Annette. Élevée aux frais de la ville, en reconnaissance de la mort vaillante de son père, elle travaillait, comme couturière, dans les meilleures maisons, en attendant qu’elle trouvât à se marier. On la payait mal, de peur de lui gâter le caractère ou d’éveiller en elle des ambitions malsaines, mais on lui témoignait quelques égards. On lui faisait de petits présents. On l’invitait les jours de fête. On l’asseyait au bout de la table, en d’éternelles robes grises qui la désolaient, parce qu’elle était coquette. Le gris étant la nuance de sa condition, il fallait bien qu’elle portât du gris, n’est-ce pas ? Ses fraîches couleurs, ses cheveux noirs, ses jolis yeux de velours s’en accommodaient comme ils pouvaient. Dans son genre, Annette était un personnage. On s’occupait énormément d’elle. On prenait chaque semaine la mesure de sa vertu. On commentait ses paroles, ses gestes, son air, à l’infini. J’ai bien entendu prononcer mille fois, avec une inquiétude où il y avait certainement plus de malveillance que de charité, cette phrase menaçante :

— Est-ce qu’Annette se gâterait ?

Et des lèvres minces se pinçaient, et des têtes sévères hochaient, et des yeux roulaient ou se levaient au plafond ; et cette mimique signifiait toujours :

« Si elle n’est pas encore gâtée, la pauvre fille, elle se gâtera. Cela ne peut manquer d’arriver. Nous perdons notre peine à vouloir la sauver ! »

Or, il arriva qu’un dimanche de Pâques, à l’église, la ville entière put constater qu’Annette avait posé son uniforme gris : elle portait une robe claire, une robe de jaconas, une robe à fond blanc semé de petits bouquets, et elle avait des fleurs à son chapeau ! Le service en fut troublé. À la sortie, on ne parla pas d’autre chose :

— Qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Ah ! ma chère, cela devait arriver. Annette est perdue.

— Nous qui avons tant fait pour la maintenir dans le bon chemin !…

— J’ai toujours dit que cette enfant…

Tu entends se croiser les jugements sympathiques. Mais le scandale devint énorme quand on apprit que cette malheureuse robe, avec le ruban qui servait de ceinture, et les fleurs du chapeau, venaient de Mme  des Pleiges. Mon Dieu, oui ; ma chère marraine avait eu l’idée néfaste de faire à cette jolie fille une aumône de luxe, pour égayer une fois, dans la saison où les prés fleurissent, ses yeux de velours et son cœur de seize ans. Tel était son nouveau crime. Je n’ai pas besoin de te dire les anathèmes qu’il lui valut. Sache seulement que les protectrices d’Annette intervinrent, l’accablèrent de reproches, la menacèrent de lui retirer à jamais leur précieuse bienveillance. La robe fut donc abandonnée ; Annette ne la porta plus jamais, reprit son gris uniforme et ne retourna plus au château. Et Mme  d’Ormoise prononça :

— Nous n’admettons pas qu’elle pervertisse les personnes que nous aimons !

Comme tu le vois par cette historiette, il y avait un irréductible malentendu entre ma tendre marraine et notre ville. Je le comprends bien, à présent. Si ces gens ne l’avaient pas soupçonnée du crime qui, à leurs yeux, est le pire de tous, ils l’eussent accusée d’autre chose. Il ne se pouvait pas qu’elle ne fût pas leur victime. Quand j’y pense, je trouve qu’il n’y a pas lieu de leur en vouloir pour cela. Les animaux d’une certaine espèce n’acceptent point parmi eux les représentants d’une espèce étrangère. Te représentes-tu le sort d’un insecte ailé tombé dans une fourmilière ? Dévoré, mon cher, en un instant, avant d’avoir pu reprendre son essor. Pourtant, les fourmis sont de bonnes petites bêtes, laborieuses, douées de toutes les qualités bourgeoises, qui pourraient, à beaucoup d’égards, nous servir de modèles…

Dans le cas présent, les occasions d’affirmer leur cruauté manquaient à nos fourmis féroces. Elles en avaient une, pourtant, dont elles surent profiter : la messe. Oui, mon cher, à ce moment-là, le seul où Mme  des Pleiges fût mêlée à leur armée agressive, elles oubliaient que le Dieu qu’elles venaient adorer a recommandé la charité et s’est réservé le droit exclusif de juger nos actes et nos cœurs. Elles jugeaient et signifiaient leurs jugements. Elles avaient des attitudes, des chuchotements, des regards, des airs qui exprimaient mieux que des paroles leur mépris et leur rancune. Notre bon curé s’en désolait, mais qu’y pouvait-il faire ? À deux ou trois reprises, il prêcha sur des textes indulgents ou hasarda, dans ses prônes, quelques allusions. Peine perdue !

Ma pauvre marraine, qui trouvait quelques consolations dans la maison de Dieu, se la vit à la fin fermer par les méchantes gens. Et quand elle cessa de fréquenter l’église, les Pleigeans s’en réjouirent comme d’une victoire pour la bonne cause.

Du reste, à chaque instant, quelque incident nouveau survenait pour entretenir ou ranimer l’effervescence.

Ainsi, le bruit se répandit un jour que Mlle  Éléonore, qui continuait à voir de temps en temps sa nièce, ne fût-ce que pour augmenter la créance de ses calomnies, avait été mise à la porte du château. On se refusa d’abord à le croire. Il fallut pourtant bien se rendre à l’évidence quand elle-même fit, à sa manière, le récit de sa mésaventure. C’était un acte d’énergie du colonel qu’exaspéraient les aigreurs doucereuses de la vieille fille, ou qui avait eu vent de ses propos venimeux. Ayant remarqué qu’après chacune de ses visites, la comtesse Micheline pleurait davantage, il s’était soudain relevé de son affaissement pour l’exécuter, sans aucun ménagement, d’ailleurs, avec une brutalité de soldat en fureur. Sans se départir de son exaspérante onction, Mlle  Éléonore colportait de maison en maison le détail de la scène :

— Il m’a traitée de…, disait-elle, non, jamais je ne répéterai ce mot-là. Je lui ai répondu : « Eh bien, monsieur, si je suis de trop ici, je ne reviendrai plus ! » Alors, il m’a répliqué, avec d’abominables jurons : « J’espère bien, nom d… ! Et vous allez partir ! Et plus vite que cela ! » Et, comme je voulais lui répondre, il m’a prise par le bras…, oui, ma chère, il a osé porter la main sur moi !

À chaque fois qu’elle recommençait son histoire, on levait les yeux au ciel, on s’écriait :

— Est-il possible !… Porter la main sur vous !… Est-il possible !

Larmoyante, elle gémissait :

— La maison où j’ai vu mourir mes parents, mon frère, tous les miens…, la maison où se passa mon enfance… Il m’en a chassée, je ne la verrai plus.

Tous sentaient l’outrage fait par l’intrus à celle qui seule représentait, à leurs yeux, l’ancienne et glorieuse famille dont le pays s’honorait. Ma mère en pleura ; mon père en fut atterré.

— M. Marian a eu tort de manquer de patience, disait-il ; on doit supporter beaucoup des siens.

Pourtant, il ajoutait :

— Il est vrai qu’à sa place…

Il n’en disait pas davantage, et je t’assure que c’était déjà beaucoup.


VIII


Vers ce temps-là, pour des raisons que j’ignore, miss Jenny nous quitta. Elle ne fut pas remplacée, et cette embarrassante question se posa : que faire d’Anthony ? Impossible de l’envoyer à l’école de la ville ; il eût été massacré. Pourtant, il approchait de sa douzième année : il fallait l’instruire. Sa mère se mit au travail avec lui : tâche difficile et charmante, qu’allégeait l’intelligence de mon petit camarade, son application, sa curiosité de savoir. Mais je n’avais plus accès aux leçons. Anthony, que je voyais plus rarement, me les racontait, et j’avais la vision d’un monde nouveau, mille fois plus intéressant que celui où m’introduisait l’école. En ville, cependant, ces leçons maternelles constituaient un nouvel objet de reproches et de plaisanteries. On en escomptait le résultat probable.

« Que peut-elle lui enseigner ? Que sait-elle ? »

Jamais les Pleigeans n’auraient soupçonné que les mères savent toujours tout ce qu’il faut que leurs enfants apprennent.

Aux approches de l’hiver, le bruit de leur prochain départ se répandit. C’était une fausse nouvelle : ils restèrent. Et j’entends encore ma marraine expliquer à ma mère pourquoi leur gracieux voyage ne se renouvelait pas.

Je jouais dans un coin du salon, sans faire de bruit. On ne songeait pas à ma présence, ou l’on me croyait tout occupé de mes soldats de plomb. Et je dressais les oreilles, sans perdre un mot de l’entretien.

Les deux femmes étaient assises, à côté l’une de l’autre, comme deux amies, dans une pose intime, sur le vieux canapé à galerie, recouvert de reps grenat, que j’ai toujours conservé tel quel en souvenir de mon enfance — Ma mère avait été plus affectueuse que de coutume ; Mme  des Pleiges s’ouvrit davantage, étant encouragée, et prolongea sa visite. Elle parlait de son fils. Elle raconta son zèle et sa sagesse, en s’extasiant avec un peu de crainte, le trouvant trop raisonnable pour son âge. De temps en temps, elle répétait, sans s’apercevoir qu’elle l’avait déjà dit plusieurs fois :

— Je vous assure, chère madame, que c’est un enfant délicieux !

Puis, elle en vint à dire son gros souci du lendemain ; car enfin, elle ne pouvait songer à le garder toujours auprès d’elle, puisqu’il faut qu’un homme se prépare à la vie ; et elle s’assombrit, et elle s’efforça de repousser le plus loin possible cette angoissante pensée.

— Il est encore si petit, disait-elle.

Ma mère dit, pour lui faire plaisir :

— Oh ! sans doute, vous avez du temps devant vous.

Mais elle secoua la tête sans répondre : ses yeux perdus semblaient fixés sur ce coin mystérieux de l’avenir dont elle venait ainsi de soulever le voile.

Pour la tirer de cette dangereuse rêverie, ma mère demanda, comptant sur une réponse affirmative :

— Vous retournez en Italie, cet hiver, n’est-ce pas ?

Je jetai un coup d’œil du côté des deux causeuses, et je vis, oui, je vis une larme briller dans les yeux de ma marraine. Elle hésita un instant avant de répondre lentement :

— Non, pas cet hiver, nous n’irons pas.

Elle restait immobile, les mains posées sur ses genoux, les regards perdus. Après un long silence, elle reprit, en baissant la voix :

— Nous ne pouvons pas…

Et plus bas encore, si bas que j’entendis à peine :

— Nous ne sommes plus assez riches pour voyager.

Ma mère ne put réprimer un geste d’étonnement, presque de doute. La comtesse ajouta :

— Oui, nous avons fait de grandes pertes.

Puis, se reprenant en tâchant de sourire et d’égayer sa voix :

— Il ne faut pourtant pas trop nous plaindre, chère madame. Il va sans dire que, si la santé d’Anthony l’exigeait absolument, nous nous arrangerions, mon père et moi. Mais, grâce à Dieu, ce n’est pas le cas. Il va mieux, beaucoup mieux, cette année. Votre mari lui-même, qui est toujours un peu pessimiste, nous rassure. Alors, vous comprenez, j’en profite pour faire des économies.

En ce moment, elle regarda de mon côté. Je n’eus pas le temps de détourner mes yeux stupéfaits. Elle comprit que j’écoutais, fit un signe à ma mère, qui allait lui répondre et qui baissa la voix, et leur conversation se perdit dans un chuchotement imperceptible. Un moment après, elle se levait pour partir. Elle m’appela :

— Filleul, viens m’embrasser.

J’accourus, elle se pencha sur moi et me caressa les cheveux du geste que j’aimais.

— Il ne faut jamais écouter ce que disent les grandes personnes, me dit-elle.

Quoiqu’elle parlât bien doucement, je me sentis rougir ; mais, pour rien au monde, je n’aurais consenti à ignorer ce que je savais maintenant.

Les paroles de ma marraine m’avaient plongé dans une véritable stupeur : pour moi, les habitants du château étaient des êtres d’une essence supérieure, un peu parents des princes de contes de fées. Voici que, soudain, je les découvrais astreints à de communes misères ! Ce fut comme un coup de lumière douloureuse tombant sur la vie, comme une éclaircie ouverte à mes regards d’enfant sur l’universelle souffrance. Le soir, à dîner, mes parents commentèrent ensemble cette étrange confidence. Mon père, l’air attristé, jouait avec son couteau, en écoutant le récit de ma mère, qui lui demanda :

— Savais-tu ?…

Il répondit :

— Je m’en doutais.

D’un ton de compassion profonde, il murmura :

— Pauvre femme !…

Après avoir rêvé un instant, il reprit :

— Il ne faut pas qu’on s’en doute. Prends bien garde de n’en parler à personne.

Puis, se tournant vers moi :

— Toi aussi, Philippe, si par hasard tu as compris !

La recommandation était superflue : j’avais compris, j’avais senti, je me serais fait hacher en morceaux plutôt que de dire un mot qui pût nuire à ma marraine, en lui enlevant le dernier reste de prestige peut-être qu’elle conservait aux yeux de ses ennemis, celui de sa fortune dont ils ignoraient encore l’écroulement. Mes idées, comme toujours celles des enfants, étaient simplistes : pour moi, gêne, manque d’argent, équivalaient à misère. L’exclamation de mon père : « Pauvre femme ! » prenait un sens littéral qui me terrifiait. Je m’imaginai ma marraine chassée du château par les huissiers et procureurs, gens redoutables dont je connaissais vaguement l’existence. Je passai de fort mauvais jours à me figurer sa destinée. Un incident me rassura : j’appris qu’un des professeurs du lycée, M. Lanternier, était appelé à donner des leçons particulières de latin à Anthony ; j’en conclus aussitôt que la situation n’était point aussi désespérée que je l’avais cru : car des leçons particulières représentaient pour moi une dépense considérable.

Ce M. Lanternier était un pauvre garçon, dont le maigre traitement nourrissait une mère et deux sœurs cadettes. Long, maigre, osseux, la figure glabre, les yeux étonnés derrière des lunettes teintées, timide comme le sont volontiers les êtres faibles et dépendants, il nous paraissait un peu ridicule. Les plus turbulents d’entre nous en avaient fait leur souffre-douleur. Les désordres de sa classe étaient légendaires, en sorte qu’il tremblait toujours d’être blâmé par le proviseur, ou déplacé, et, de ce chef, condamné aux frais d’un déménagement. Quand on sut que trois fois par semaine il prenait le chemin de la demeure maudite, les taquineries redoublèrent : excitée, l’imagination de ses bourreaux trouva des supplices raffinés. J’ai vu le malheureux pleurer, au milieu du tumulte déchaîné où s’agitait son impuissance. Et puis, l’opinion publique ne tarda pas à s’en mêler : l’opinion publique jugea que M. Lanternier, chargé de l’éducation intellectuelle et morale de la jeunesse de la ville, ne pouvait nager dans les eaux de la dangereuse sirène qui avait perdu mon cousin Jacques ; il y avait là, tu comprends, un péril qui intéressait l’honneur de tout le monde. Or un membre de l’Université doit compter avec l’opinion publique. M. Lanternier céda, et la combinaison fut abandonnée.

Mon père en trouva une autre, que, seule, la considération dont il jouissait fit accepter. Il fut convenu qu’Anthony viendrait chez nous, et prendrait en ma compagnie les fameuses leçons de langues mortes. Je n’avais aucun goût pour les études classiques ; néanmoins, je me prêtai de bonne grâce à un arrangement que je devinai agréable à ma marraine. Tout ce que je faisais pour Anthony me causait une joie extrême. À vrai dire, avec ses allures craintives, son application, son peu de goût pour les jeux bruyants, il s’éloignait assez du type « garçon » qui m’aurait convenu ; mais je l’aimais pour sa mère. Et puis, ces leçons, dont l’objet me laissait très froid, prirent bientôt pour moi un intérêt inattendu : elles m’apprirent à connaître M. Lanternier. Au collège, je le trouvais, comme les autres, ridicule ; je ne soupçonnais pas qu’il pût avoir aucun mérite, — et je le méprisais. Dans l’abandon des heures que nous passions ensemble, dans la joie qu’il avait de trouver en Anthony un esprit capable de s’ouvrir à sa manne, je découvris peu à peu un homme tout différent de celui que je me figurais, dont la bonté réservée et l’intelligence discrète finirent par exercer sur moi un véritable ascendant. J’ai gardé un souvenir exquis de ces heures à trois, passées sur un texte de Virgile. Dehors, la bise soufflait éperdument. Dans notre chambre, il faisait bien chaud. Je déchiffrais tant bien que mal les vers difficiles, et je voyais devant moi la figure d’Anthony, le front barré d’effort et d’attention, tandis que M. Lanternier, avec un sourire enchanté, suivait les tâtonnements de sa traduction. Parfois, mon camarade s’écriait :

— Que c’est beau !

J’en demeurais abasourdi, car Énée, Turnus, la reine Amata, Lavinie elle-même, m’ennuyaient à périr. Mais lui, vivait avec eux, tremblait de leurs dangers, frémissait de leurs passions, de toutes les forces vibrantes de sa petite âme ardente et comprimée. Quand sa mère venait le chercher, il se jetait dans ses bras, rayonnant d’enthousiasme :

— Oh ! maman, c’était si intéressant, aujourd’hui !

La figure de M. Lanternier rayonnait aussi.

Quelquefois, ma marraine me demandait :

— Et toi, filleul, qu’en penses-tu ?

Alors je balbutiais quelque chose et je baissais le nez, honteux de manquer d’enthousiasme. Pour me consoler, M. Lanternier disait, gentiment :

— Philippe se donne aussi beaucoup de peine.

Ma marraine concluait :

— Oui, Philippe est un bon garçon !

Ce qui m’humiliait un peu…


Cependant, si l’opinion publique avait interdit l’accès du château à M. Lanternier, pour les raisons que tu connais, elle voulut bien permettre que Mlle  Lesdiguettes y allât donner des leçons de musique. Je t’ai déjà parlé, je crois, de cette vieille fille, cousine pauvre et intraitable de ses riches parents, sur lesquels elle éprouvait un malicieux plaisir à faire rejaillir l’humilité de sa condition. C’était une mince petite personne, sèche, rêche, un peu bossue, le profil en lame de couteau, la langue agile et pointue. Elle fut enchantée de pouvoir répéter à tout venant :

— Sans doute, j’aimerais mieux éviter ces gens-là, mais que voulez-vous ? Je suis obligée de gagner ma pauvre vie, je ne puis pas juger les mains qui me nourrissent !

On abondait dans son sens en s’apitoyant sur l’injustice de sa destinée, d’autant plus volontiers qu’on obtenait d’elle quelques éclaircissements sur « ce qui se passait » au château. Le rôle que l’énergie du colonel Marian avait enlevé à Mlle  Éléonore lui fut dévolu. Elle s’en acquitta tout aussi bien. À vrai dire, il « ne se passait rien », de sorte que l’imagination de Mlle  Lesdiguettes faisait tous les frais de ses racontars. Elle s’exerçait tour à tour aux dépens du père, de la mère et même du petit-fils. À l’en croire, le colonel était « un homme terrible », la bouche « toujours pleine de jurons », « capable de tout », qu’elle chargeait évidemment de ce que ses souvenirs lui rappelaient des « grognards » et des « demi-solde » de son enfance. Anthony, fort malade, était affreusement gâté et recevait d’ailleurs une éducation contraire à toute espèce de bon sens ; quant à la comtesse, c’était une âme aigrie, pleine de sentiments abominables :

— Elle est ulcérée, ulcérée, je vous dis ulcérée. Elle hait la ville. Elle vous hait tous. Oh ! si elle pouvait !…

Savoir ce que pensait la comtesse Micheline, c’était déjà quelque chose ; mais cela ne suffisait pas aux curiosités âpres des Pleigeans. Aussi demandait-on :

— … Et que fait-elle ?

Mlle  Lesdiguettes eût été bien embarrassée de le dire ; elle recourait donc à l’arme habituelle de la réticence : elle roulait les yeux, pinçait les lèvres, poussait de gros soupirs, répondant par sa mimique : « Ces choses-là ne se disent pas entre honnêtes gens. » En sorte qu’on savait à quoi s’en tenir.


Philippe, qui paraissait plongé dans son récit, l’interrompit pour me dire :

— Mais peut-être te donné-je trop de détails ?

— C’est tout le drame, lui répondis-je.

Il dit :

— En effet ; du reste, le dénouement approche.


IX


Deux ans passèrent, sans amener aucun changement brusque dans cette situation effroyablement monotone. Que d’épisodes je pourrais ajouter à ceux que je t’ai racontés déjà, presque tragiques dans leur insignifiance ! Mais ce serait toujours la même chose : les pierres que les bourreaux lançaient contre leur victime se ressemblaient toutes ; le sang des blessures ne changeait pas de couleur. M. Marian vieillissait, blanchi maintenant, courbé, pareil à un prisonnier de guerre qui a traversé vingt batailles, toujours épargné par les balles, mais à qui l’ennemi ne fera pas grâce. Anthony grandissait, poussant en asperge, tout de longueur, avec des traits étirés, un regard triste, une nonchalance d’allures qui semblait trahir une continuelle lassitude. Je continuais à le voir deux ou trois fois par semaine, ce qui me valait toujours des querelles avec mes autres camarades. Deux enfants ne peuvent vivre ainsi rapprochés sans se prendre l’un pour l’autre d’une certaine affection. C’est ce qui arriva, peu à peu, de son côté surtout. Il m’admirait parce que je n’étais pas comme lui. Il me disait :

— Tu es fort, toi !…


les yeux brillants d’orgueil d’avoir un ami vigoureux. J’essayais de lui répondre :

— Toi, tu es sage !…

Mais ce n’était pas tout à fait la même chose : il le sentait bien, le pauvre garçon, et baissait la tête sous mon éloge, comme si la sagesse lui semblait lourde. Une ou deux fois même, il me dit, pour s’en excuser :

— Je ne peux pas faire autrement !

Quant à Mme  des Pleiges, je ne sais si le temps attaquait sa grâce, sa fraîcheur, sa beauté : pour moi, elle demeurait pareille à elle-même. Mais telle n’était pas l’opinion générale ; et je me rappelle qu’un jour, Mme  d’Ormoise, — qui, par parenthèse, se ratatinait et se ridait comme une pomme oubliée dans un cellier, — dit à ma mère :

— Vous voyez toujours quelquefois la comtesse, chère madame ? Ne trouvez-vous pas qu’elle change beaucoup ?

Ma mère répondit, de sa voix placide, avec son regard bienveillant :

— Oh ! chère madame, elle est encore bien jolie !…

Les rides du vieux visage parcheminé se froncèrent davantage, les lèvres remuèrent avec dépit, la voix aigre glapit :

— Moi, je la trouve extrêmement vieillie !…

Cette affirmation me stupéfia, car l’idée ne m’était jamais venue que ma marraine pût vieillir. Lorsque je la revis, je cherchai sur son visage ces traces des années qui réjouissaient si fort Mme  d’Ormoise : je n’en sus découvrir aucune. Sûrement, la vieille dame se trompait, entraînée par sa méchanceté : ma chère marraine devait posséder, comme les déesses d’Homère, que je commençais à lire avec M. Lanternier, l’éternelle jeunesse. Pourtant, elle me parut très pâle, et languissante dans ses mouvements, comme Anthony.

Ils allèrent passer un été au bord de la mer, en Normandie. La mer, pour nous autres gens de montagne, c’est l’inconnu de paysages que rien ne nous révèle ; c’est la rivale aussi : car ses infinis ont des aspects pareils à ceux qui se déroulent aux pieds de nos sommets, d’une égale beauté, d’une égale grandeur, et remués par les orages. Nous l’aimons de confiance, avec un peu d’effroi ; nous la redoutons et nous rêvons de la connaître. J’enviais mon petit ami, qui me quitta en disant :

— Je te raconterai…

Comme dans la fable que tu sais.

Au retour, il tint parole : il rapportait plusieurs boîtes de coquillages, dont il me fit ma part, toutes sortes d’histoires de pêcheurs, de barques, de tempêtes, et une profonde nostalgie, comme d’avoir quitté la nature où son âme s’épanouissait dans de mystérieuses concordances. Si appliqué avant son voyage, il devint distrait pendant les leçons. Quelquefois, il lui arriva de les interrompre pour rêver tout haut :

— … Il y avait un écueil qu’on appelle la Chaire-au-Diable. J’y ai passé des heures, des heures, des heures. On entendait la mer qui chante toujours comme si elle avait une voix. Dans le lointain, elle s’unit avec le ciel.

Ou bien, tout à coup, au beau milieu du fameux morceau de Virgile qui décrit la tempête :

— Oui, oui, c’est bien cela ! Moi aussi, j’ai vu une tempête. Il y avait une barque sur les vagues. J’ai couru le long du rivage pour la suivre. Elle filait, elle filait comme le vent. À la fin, je ne l’ai plus vue. Et les vagues hurlaient…

Souvent, il fallait que M. Lanternier le rappelât à l’ordre, doucement :

— Anthony ! et votre texte ?…

Alors Anthony reprenait son morceau :

Talia jactanti stridens aquilone procella
Velum adversa ferit, fluctusque ad sidera tollit.

Je finissais par partager sa nostalgie, même quand elle le poussait à se plaindre de notre pays :

— Ici, des sapins, toujours des sapins, et du brouillard, et de la pluie… Oh ! là-bas !…

Et je voyais son regard fixé sur cet inconnu magique, dans une extase.

Souvent aussi, quand il se taisait, je lisais dans ses yeux qu’il pensait à elle, qu’il la chérissait, qu’il la regrettait. Plus tard, j’ai compris que ce pauvre enfant devait à sa destinée une de ces âmes d’inquiétude et de désir, qu’offusquent toujours les objets présents, quels qu’ils soient, qui ne se plaisent jamais qu’ailleurs, qui n’aspirent qu’à l’inaccessible : âmes délicates et plaintives, auxquelles il faudrait, en tout cas, l’insouciance du ciel du Midi, la gaieté d’un soleil éternel ; et j’ai songé que sa mère lui ressemblait sans doute, que notre âpre pays n’était point fait pour eux, qu’il y avait dans leur cas ce douloureux mystère des fleurs transplantées qui s’étiolent parce que les sucs du sol où elles poussent ne sont point ceux qui leur conviennent, des oiseaux qui perdent la voix dans leur cage.

Cependant, les leçons de M. Lanternier avaient fait de moi un élève extraordinaire. Je passais pour un prodige. Je remportais tous les prix. Je puis bien le dire : car, si j’en avais quelque orgueil en ce temps-là, je n’en ai plus aucun aujourd’hui. Encore n’en ai-je jamais eu beaucoup : l’éclatante supériorité d’Anthony me retenait dans les limites d’une saine modestie. Quoi qu’il en soit, le moment arriva où l’école des Pleiges fut jugée insuffisante pour moi : au commencement de l’hiver, on m’envoya à B***, où j’eus le plaisir de faire ta connaissance et la mortification de m’apercevoir que je savais très peu de chose. J’imagine que tes souvenirs de ce temps-là sont à peu près aussi frais que les miens. Mais, toi qui étais né dans un chef-lieu de département, tu ne saurais te représenter les impressions d’un vrai provincial, issu d’une bourgade comme celle où nous sommes, quand il arrive dans une « grande ville », marche dans des rues en mouvement, passe devant des cafés animés ou sur des places où l’on fait de la musique, et sait qu’il y a, tout près de lui, cette chose magique qui s’appelle un théâtre. C’est la découverte du monde, mon cher ami. Comme il paraît beau ! Te l’avouerai-je ? C’est avec une joie profonde que j’avais quitté les Pleiges, ma bonne mère, mon excellent père, la douce maison de mon enfance, pour courir à cette découverte. Quant à Anthony, je lui fis mes adieux sans grande émotion ; lui, au contraire, ne put retenir ses larmes. Comme sa mère assistait à notre dernière entrevue, il ne me confia pas ses pensées ; mais je devinai que lui aussi aurait bien voulu partir :

— Tu m’écriras, me dit-il.

Je promis. Il ajouta :

— Tu me raconteras tout, tout ce qui t’arrive, tout ce que tu fais !

Ma marraine me recommanda d’être bien sage ; et j’étais si content de partir, que je ne m’affligeai point non plus en lui disant adieu.

L’hiver s’annonça très dur. Toi qui rentrais chaque soir dans ta famille, tu n’as jamais su le froid épouvantable qu’il faisait dans notre dortoir. À force d’y grelotter, je finis par me dire que le monde n’est point aussi beau que je me l’étais figuré. Je songeai à la maison paternelle, si bien emménagée pour résister à l’âpreté du climat ; et mon cœur s’ouvrit à des regrets plus tendres. Comme Anthony revenant de la plage, je m’attendris en pensant à là-bas, et là-bas, c’étaient nos rues silencieuses, la silhouette inquiétante du château, nos horizons de neige. La nuit, dans mon lit froid, j’évoquais les figures familières : mon père, rentrant affairé, entre deux visites, et me jetant au passage un mot d’amitié ou une tape sur la joue ; ma bonne mère, venant border mon lit qu’elle avait bassiné, — en contrebande, car mon père voulait qu’on m’élevât « à la dure », — puis, ma belle marraine et Anthony ; et je découvrais que je les aimais tous bien plus que je ne m’en serais douté, qu’ils me manquaient, que j’étais malheureux de ne plus les voir. En sorte que, selon ma promesse, j’écrivis à Anthony une longue lettre lamentable où j’épanchai ma tristesse. Il me répondit gentiment, en me prêchant le courage et la patience, et il m’envoyait les amitiés de ma marraine ; ce qui me fit m’écrier avec joie :

— Au moins, personne ne m’oublie !…

Ma mère m’écrivait aussi, chaque semaine, pour me tenir au courant des moindres incidents de notre vie domestique. Tout ce qu’elle me disait m’intéressait au plus haut point. En lui répondant, je ne manquais jamais de lui répéter avec quelle impatience j’attendais les vacances de Noël, qui approchaient. Deux jours avant celui fixé pour mon départ, en m’envoyant ses dernières recommandations pour le voyage, elle me dit que, par malheur, je trouverais mon petit ami Anthony bien malade. Cette mauvaise nouvelle ne me troubla guère : à quatorze ans, la maladie, la mort, ce sont des idées lointaines qui manquent de précision. Je me dis : « Il est malade, il guérira, » et je n’y pensai plus. Je me mis en route avec autant d’impatience que si j’étais sûr de trouver tout le monde bien portant et la maison gaie.

Hélas ! quand j’arrivai aux Pleiges, c’était cette désolation latente, répandue comme un voile de crêpe sur les gens et les choses, qui précède les deuils. Ma mère m’attendait au bureau de la Poste, — car nous n’avions pas encore le chemin de fer régional dont tu as profité. En sautant de la lourde caisse jaune où j’avais eu bien froid, je vis qu’elle ne m’accueillait point avec sa sérénité habituelle et qu’elle avait les yeux pleins de larmes. En m’embrassant, elle me dit aussitôt :

— Ton petit ami est très, très malade…

Je me serrai contre elle dans la crainte naissante du malheur. Elle ajouta, la voix tremblante :

— On croit qu’il va mourir…

Je répétai :

— Mourir !…

Et je tâchai de réaliser le sens de cet affreux mot, sans bouger de place, comme hypnotisé par une apparition terrible.

— Il faut venir à la maison, dit-elle.

Je me laissai prendre par la main, comme quand j’étais tout petit et, chemin faisant, ma mère me raconta la lugubre histoire. C’était une nouvelle suite de la méchanceté de mes camarades. À l’une de ses rares sorties, en compagnie de la femme de chambre, Anthony avait rencontré leur troupe ennemie. Il n’y eut, cette fois, pas d’attaque : des rires seulement, des gestes moqueurs, des injures. Il s’effraya et se mit à courir. En le voyant fuir, les autres coururent après lui comme une meute de jeunes chiens déjà cruels. Il précipita sa course, il s’affola. M. Lanternier, qui passait par hasard, arrêta la bande ; mais l’enfant, hors d’haleine, épuisé, se laissa tomber sur un de ces tas de planches comme il y en a sur la route, dès la sortie de la ville. La bise glacée soufflait sur lui, — pauvre plante trop frêle pour supporter ses coups. Il sanglotait. Il répétait :

— Laissez-moi ! Je veux rester là !

Quelques heures après, une fièvre violente éclata : c’était la pneumonie.

— Ton père le soigne, dit encore ma mère, avec un célèbre médecin qui vient de Lyon. Ils ont peu d’espoir.

Elle, qui me soignait toujours comme un objet fragile, me laissa à peine le temps de me restaurer, et m’envoya chercher des nouvelles.

Le cœur serré, je me dirigeai vers le château. Le cher paysage, dont j’avais depuis deux mois la nostalgie, m’enveloppait de ses horizons blancs de neige. Sur le bord de la route, les sapins couverts de givre montaient leur garde éternelle. Je ne les voyais pas. Je ne voyais rien. Je n’éprouvais qu’une sourde angoisse, qui me faisait mal, l’angoisse de cette chose effroyable que je commençais à concevoir, depuis que ma mère l’avait nommée : la mort. Et j’allais à petits pas, ma marche ralentie par la peur de ce que j’allais voir.

Le château s’ouvrit devant moi comme un caveau funéraire. Il me parut abandonné déjà. Sous les voûtes du vestibule, mes pas éveillèrent des échos que je ne connaissais pas. Machinalement, je me dirigeai vers la salle d’études, dont je poussai la porte. Elle était vide. Je m’en éloignai en frissonnant. Comme je restais là, sans savoir où aller, je vis ma marraine qui descendait l’escalier. Et je la reconnus à peine. Ah ! cette fois, Mme  d’Ormoise aurait pu le dire en toute vérité : elle avait vieilli. De je ne sais combien d’années ! Jamais je n’avais vu de tels yeux de fièvre brûler dans un visage que labourait l’angoisse. Elle vint à moi :

— Ah ! c’est toi, filleul ! me dit-elle, sans s’étonner de me voir là. Il va mal…, il va très mal…

Je ne savais que lui dire. Je murmurai :

— Oh ! marraine…

Elle sanglota :

— Adieu ! Je retourne auprès de lui.

Et elle disparut.

Je repris le chemin de la ville, en proie à cette tristesse des enfants qui ne comprennent pas encore, mais pressentent déjà la cruauté du sort des hommes, rempli de compassion pour le petit agonisant dont j’évoquais la souffreteuse figure, pour la pauvre femme que je venais de voir passer comme une image de la désolation. Par les rues, qu’égayaient les devantures des boutiques décorées pour la Noël, je rencontrai quelques garçons de ma connaissance, entre autres Frédéric Lambert, que son ignorance retenait aux Pleiges, bien qu’il fût mon aîné. Il m’arrêta, d’un air embarrassé :

— Tiens, c’est toi ! me dit-il. Tu es donc ici ?

Je lui répondis froidement :

— Oui, je suis ici.

Et je fis mine de continuer ma route. Il me retint, en se dandinant devant moi.

— Attends un peu, me dit-il. Tu ne sais pas que ton ami de là-bas (d’un regard il désigna le château) est très malade !

— Oui, je le sais. Je viens de prendre de ses nouvelles.

— Comment va-t-il ?

— Très mal.

— Ah !…

Alors, le trouvant bien hardi d’avoir osé me parler d’Anthony, je laissai éclater mon indignation, en phrases que hachait mon grand besoin de pleurer :

— Oui, il est très malade… Et c’est votre faute…, votre faute à tous !… Vous l’avez tourmenté…, vous l’avez fait courir…, alors, il a pris froid…, et il va mourir… ; et c’est vous qui l’aurez tué !…

Le grand garçon m’écoutait sans répondre, la tête basse, l’air piteux, debout au milieu de la rue, les mains dans les poches de son pardessus. Il essaya de protester :

— Oh ! non ! fit-il.

Je répétai avec énergie :

— Oui, vous, vous, vous !… Tu le sais bien… Tu sais bien que vous le détestiez… Il ne vous avait pourtant point fait de mal… Jamais !… Il était très bon… Il fallait le laisser tranquille !…

Frédéric Lambert ne protestait plus ; mais il voulut s’excuser.

— Tu comprends, dit-il, nous ne savions pas… Ah ! si nous avions su…

Et il me quitta, sur ces paroles de regret.

Je ne les attendais pas. Mais je m’aperçus bientôt que le sentiment qu’elles exprimaient était celui de toute la ville. Car les personnes les plus hostiles venaient aux informations chez ma mère et, cette fois, sans méchanceté, avec des airs honteux ou sincèrement inquiets : Mlle  Éléonore, qui se désolait de n’oser retourner au château, Mme  d’Ormoise, d’autres encore que je n’ai pas eu l’occasion de te nommer. Elles s’apitoyaient, elles se désolaient, elles répétaient :

— Pauvre petit !

Ou :

— Pauvre femme !

Chacune d’elles demandait avec sympathie :

— Est-ce que le docteur n’a vraiment plus d’espoir ?

Ma mère leur répondait :

— Oh ! bien peu.

Alors elles se désolaient. Cela m’étonnait beaucoup. Je ne savais pas que les hommes veulent bien faire le mal, mais qu’aussitôt qu’ils l’ont fait, ils s’en étonnent et le regrettent. C’est le seul indice qui montre qu’ils ne sont pas foncièrement mauvais. Dans le fait, je n’entendais plus parler des habitants du château qu’avec bienveillance et sympathie. Un détail frappait tout le monde : c’était la fin d’une race ; et l’on entendait répéter, comme un refrain :

— … Un beau nom qui va disparaître !

Nul ne songeait plus qu’ils avaient mis en doute la légitimité de l’héritier de ce nom-là. Maintenant, à ses dernières heures, le pauvre Anthony, l’enfant pourchassé par la meute hostile des gamins, était bien, pour la ville, le dernier des Pleiges, et le lustre de l’ancienne famille historique allait s’éteindre avec lui.

Dans ce concert de plaintes et de regrets, la voix de M. Lanternier résonnait plus haut que les autres. De temps en temps, il ouvrait notre porte pour demander :

— Eh bien ?… Les dernières nouvelles ?… Que dit le docteur ?…

Mon père disait seulement :

— Dieu peut toujours faire un miracle.

Cela semblait presque un arrêt de mort, car on sait que les miracles sont rares. Pourtant, on espérait encore : on espère toujours, aussi longtemps que la mort n’est pas là.

Ce furent de douloureuses journées, dont je retrouve au fond de ma mémoire l’impression de stupeur et d’effondrement. Noël, qui tomba pendant cette lugubre période, m’apporta ses présents accoutumés, que je reçus sans plaisir : il manquait celui de ma marraine. Tout en dénouant tristement les ficelles roses de mes paquets blancs, je me sentais comme entouré d’images de mort, de je ne sais quelle atmosphère où vibraient des bruits étouffés de sanglots. Comme d’habitude, ma mère avait préparé le dîner traditionnel : l’oie rôtie aux marrons, le vacherin à la crème. Mais mon père fit avertir qu’il ne viendrait pas, ne pouvant quitter le château ; en sorte que nous dînâmes en tête en tête, ma mère et moi, sans appétit, presque sans rien nous dire.

Ce fut le lendemain, vers midi, que mon père nous apporta la fatale nouvelle. Rien qu’à son air, nous avions compris. Pourtant, comme les autres jours, ma mère demanda :

— Eh bien ?…

Il répondit :

— C’est fini !

Elle s’écria :

— Ah ! mon Dieu !

Il y eut un silence. Mon père arpentait la chambre, les mains derrière le dos. Ma mère demanda :

— A-t-il beaucoup souffert ?

Mon père arrêta sa marche inquiète pour donner les détails :

— Il n’a point eu d’agonie, le cher enfant… Ce matin, il s’est tourné contre le mur, en disant, de sa pauvre petite voix fêlée : « Je vais mieux, beaucoup mieux, à présent !… » Il est resté un moment immobile ; puis il s’est retourné vers nous, en nous regardant avec des yeux qui tournaient… Un geste, un hoquet, c’était tout… On ne peut pas mourir plus doucement !…

Le silence recommença. Puis ma mère demanda encore :

— C’était quelle heure ?

— Neuf heures et demie.

— Et la comtesse ?

— Oh !…

Le geste de mon père voulait tout dire.

— Il te faut aller au château, ajouta-t-il. La pauvre femme a besoin qu’on l’entoure.

— J’irai.

Je m’avançai, et dis, bien que cette résolution me coûtât quelque effort :

— Moi aussi, je veux aller… Je veux le voir !

— Non, non, dit ma mère, ces émotions-là sont mauvaises pour les enfants.

Mais mon père m’appuya :

— Pourquoi ? dit-il. Tu as raison, Philippe. Anthony t’aimait beaucoup. Il a souvent parlé de toi, dans son délire. Tu as raison de vouloir lui dire adieu. Allons tous les trois ! Allons !

Ma mère céda ; mais je voyais à son air inquiet qu’elle craignait pour moi cette première rencontre avec la mort, et, tout en mettant son châle et son chapeau, elle me suivait de ses yeux de sollicitude. Je lui dis :

— Je n’ai pas peur, maman !

Elle me serra contre elle, comme pour me défendre de la formidable ennemie qui rôdait peut-être encore près de nous ; car elle ne se contente pas souvent, dit-on, d’une seule victime.

Comme je le revois bien, le pauvre corps si grêle, aminci encore, diaphanisé par la maladie ! Comme je les revois, les yeux fermés où s’était éteinte la nostalgie de la mer, et les mains, les longues mains maigres sur la couverture, et ce bouquet de roses de Noël, — les seules fleurs qu’on eût trouvées, — posé sur la poitrine immobile et muette ! Et près du lit, dans le demi-jour de la chambre où flottaient des odeurs de drogues, la forme vague et noire de ma pauvre chère marraine !…

Elle était anéantie dans un fauteuil, la main étendue vers la main de son fils. Au bruit que nous fîmes en entrant, elle se tourna vers nous, je vis un visage presque aussi maigre que celui du cadavre, des lèvres exsangues, des yeux entourés d’un cercle noir, — de grands yeux brûlés de fièvre qui ne pleuraient pas. Ah ! cette fois, elle n’avait plus d’âge, plus de couleurs, plus de beauté, presque plus de vie. C’était une vieille femme, avec des mèches grises qui pendillaient autour de son front labouré de rides. C’était la douleur, l’affreuse douleur la plus humaine et la plus désespérée, la douleur suprême de celle qui a tout perdu et se retrouve vivante à côté de la mort. Elle poussa une espèce de gémissement, une plainte de bête blessée, un de ces cris qui sont la langue du désespoir. Elle nous tenait les mains. Puis elle me prit dans ses bras, sur ses genoux, et se mit à me bercer d’un mouvement rythmique. Ou bien, elle promenait ses doigts dans mes cheveux et se penchait pour poser sur mon front ses lèvres fiévreuses ; et elle répétait :

— Ah ! toi !… toi !… toi !…

Je me demandais ce que ce mot voulait dire, tout le sens qu’il cachait, toutes les pensées qu’il représentait, et j’avais peur de quelque chose d’inconnu, de pire que la mort, de la folie, sans doute, qu’obscurément je pressentais très proche, rôdant, invisible, par la chambre mortuaire, guettant ce front que la douleur lui livrait. Ma mère se rapprocha. Je sentis sa main qui se posait sur moi, prête à me défendre ; et je me mis à pleurer, d’abord tout doucement, en retenant mes sanglots, puis plus fort.

Ces pleurs d’enfant soulagèrent celle qui n’avait plus de larmes, car ses bras qu’elle serrait contre moi se détendirent, son farouche silence se rompit, j’entendis qu’elle disait d’une voix presque naturelle :

— Il t’aimait !… Il a parlé de toi !… Il appelait : Philippe !… Il était ton ami !…

Elle se tut de nouveau, en me gardant contre elle, immobile.

— Je vais l’emmener, dit mon père.

Elle supplia :

— Pas encore.

Ma mère insista :

— C’est encore un enfant !…

Elle ne répondit pas, et la scène de deuil se prolongea…

Ensuite, je sus heure par heure ce qui se passait au château.

Souffrant depuis plusieurs semaines, atteint dans ses facultés plus encore que dans sa santé, le colonel, qui s’était à peine aperçu de la maladie de son petit-fils, s’aperçut à peine de sa mort. Seulement, il demandait sa fille, qu’on ne pouvait pas arracher de la chambre mortuaire. Elle refusait toute nourriture. Pourtant, le second jour, mon père parvint à lui faire prendre une tasse de lait. Sa vie physique semblait suspendue, plus encore sa vie morale : inerte, elle s’abandonnait à ceux qui remplissaient pour elle les pénibles devoirs des premières heures de deuil, sans autre souci que de rester auprès du cadavre. Elle se laissa embrasser par Mlle  Éléonore, qui profita de la circonstance pour faire sa rentrée au château, dont elle pressentait la prochaine vacance, et se réinstalla dans son ancien appartement. À peine distinguait-elle, comme des ombres confuses, les figures des gens qui venaient chuchoter autour d’elle. Elle subissait leurs poignées de main, leurs vaines paroles, et ne répondait pas. Le curé, toujours craintif, raconta qu’il n’avait point osé lui proposer ses habituelles consolations :

— Plus tard, disait-il, j’essayerai…

Il disait aussi, qu’en le voyant prier au pied du lit, Mme  des Pleiges avait pu pleurer pour la première fois.


X


Cependant le mouvement que la maladie d’Anthony avait produit dans l’opinion, allait s’accentuant. Les plus intraitables s’adoucirent jusqu’à laisser tomber des paroles de pitié. Il y eut des conciliabules où l’on discuta la conduite à tenir. Quelques personnes osèrent déposer leurs cartes au château, d’autres envoyèrent des fleurs, parmi lesquelles on remarqua la belle couronne des élèves du lycée : car de tout temps les hommes se sont plu à couronner leurs victimes. La ville entière suivit le convoi. Oui, mon cher ami, ils voulurent tous prendre leur rang derrière le petit cercueil, si léger aux bras des fossoyeurs, ces bourreaux inconscients dont chacun avait lancé sa pierre ; depuis les anciens amis, premiers inventeurs de la légende meurtrière, — Mme  d’Ormoise, la famille Lesdiguettes au grand complet, Me  Féréday et tutti quanti, — jusqu’aux anonymes, jusqu’aux inconnus dont la malveillance, moins efficace, ne s’était exercée qu’à voix basse, dans le demi-jour des boutiques, grossissant pourtant de son murmure le concert haineux de la calomnie. Il y avait aussi mes anciens camarades, groupés autour du grand Frédéric Lambert, qui les dépassait de la tête. Et ce troupeau suivait, avec des mines contrites, des chuchotements, s’interrogeant les uns les autres, mettant en commun leurs renseignements sur lesquels leur incorrigible imagination brodait déjà ses fioritures :

— Et la comtesse ? Elle n’est pas là ?

— Elle est malade : elle a la fièvre, elle divague, elle dit que son fils va revenir.

— On dit qu’elle s’est jetée sur le corps, au moment de la mise en bière, et qu’elle criait : « Laissez-le-moi ! Je veux le garder ! »

Là encore, la curiosité primait la pitié ; pourtant, quelques-uns murmurèrent, d’un ton de compassion sincère :

— La pauvre mère !

Pour moi, qui connaissais le détail vrai des dernières scènes, je n’aurais eu garde de les raconter à aucun d’entre eux, tant ils me semblaient indignes qu’on leur parlât de leur adorable victime. En réalité, les choses ne s’étaient point passées comme se le représentait leur imagination banale. Point de cris, point de violence, point de vaine révolte : rien qu’un morne désespoir, trop profond pour se manifester, qui prend l’apparence de la résignation, une chute de l’être dans le trou soudain creusé par la destinée, sans plaintes, sans paroles, sans larmes, l’effondrement irrémédiable d’une pauvre vie qui ne se gouverne plus. Le matin de ce jour des obsèques où la ville l’attendait, la comtesse Micheline s’était habillée, parce qu’on lui avait dit que le moment approchait, qu’on viendrait tantôt chercher la chère dépouille, et qu’il faudrait l’accompagner ; elle ne put pas, simplement. Elle n’avait plus de forces. Au moment du départ, un évanouissement prolongé l’abattit sur le sol, où je la vis s’affaisser, comme si ses membres se disjoignaient. Sur l’avis de mon père, le cortège se mit en route quand même, la laissant seule avec mes parents, dans le grand château vide.

Plus tard, deux ou trois heures après la cérémonie, quelques personnes, dont Mme  d’Ormoise, vinrent chez nous aux nouvelles. J’étais seul avec ma mère qui les reçut sans empressement. Elles caquetèrent longtemps, emplissant la maison du bruit de leurs questions qui ne tarissaient pas.

— Est-ce que l’évanouissement s’est beaucoup prolongé ?

— Est-ce que le docteur croit qu’elle sera gravement malade ?

— Qu’est-ce qu’elle a dit en reprenant ses sens ?

— N’a-t-elle pas voulu venir au cimetière ?

Ma mère répondait avec discrétion, évitant d’être précise, ayant le sentiment que cette douleur ne les regardait point.

— Mon mari ne sait que penser… la comtesse ne parle pas…

Alors des réflexions s’entre-croisaient, désolément banales, et plus curieuses toujours que bienveillantes :

— C’est un bien grand malheur pour elle !

— Qu’est-ce qu’elle va devenir, à présent ?

— … Avec son père dont l’état est aussi très inquiétant !

— Un malheur n’arrive jamais seul !

— … Heureusement que Mlle  Éléonore est rentrée au château !

— Dans des moments comme celui-là, on oublie toutes ses rancunes…

Mme  d’Ormoise resta la dernière. Sans doute, il y avait quelque chose qu’elle désirait savoir ou dire ; car, d’habitude si sûre d’elle-même, elle hésitait, cherchait ses mots, tombait dans des redites, et surtout, prenait un air doucereux, attendri, qui semblait un masque posé sur son dur visage. Ma mère ne l’encourageait pas : assise vis-à-vis d’elle, dans l’attitude de politesse déférente qu’elle prenait en causant avec les personnes de marque, elle gardait sa réserve et ne répondait qu’en pesant ses paroles. Mme  d’Ormoise, cependant, soupirait en répétant :

— Ah ! la pauvre jeune femme !… la pauvre jeune femme !…

Bientôt elle ajouta :

— La voilà seule au monde, maintenant… À son âge, chère madame, ne trouvez-vous pas cela affreusement triste ?

Ma mère dit simplement :

— Oui, c’est très triste.

Mme  d’Ormoise revint à son idée :

— Seule !… Elle qui semblait si bien faite pour être heureuse !

Puis, passant d’un trait condamnation sur les événements des dernières années, elle ajouta :

— Heureusement qu’elle pourra compter sur beaucoup de sympathie.

Comme ma mère levait sur elle des yeux stupéfaits, elle ajouta :

— Ah ! je sais ce que vous allez me dire, chère madame !… Il y a eu des commérages, des malentendus, n’est-ce pas ?… Mais qu’est-ce qui reste de tout cela en présence d’un tel malheur ? Vous verrez, chacun comprendra son devoir, chacun s’efforcera de témoigner à la comtesse que son deuil est bien partagé.

Ma mère détourna les yeux sans répondre. Il y eut un silence embarrassé. Mme  d’Ormoise le rompit en reprenant, d’un ton insinuant :

— Pensez-vous qu’elle reçoive, chère madame ?

Je t’ai déjà dit que ma mère était une femme modeste et résignée, de celles qui n’ont dans l’âme aucune flamme sourde de révolte contre les gens ni contre les choses, qui acceptent sans critique ni colère les cruautés de la vie, ne s’irritant jamais contre les faiblesses humaines et trouvant volontiers que tout ce qui est, est toujours bien, et que tout le monde a toujours raison. Pourtant, cette fois, elle se raidit en répondant :

— Oh ! certainement non, madame, la comtesse ne recevra personne !

Mme  d’Ormoise baissa la tête, parut un peu confuse, réfléchit et trouva ceci :

— Vous continuerez pourtant à la voir chaque jour, vous, chère madame ?

Ma mère répondit :

— C’est que moi, madame, je n’ai jamais cessé de la voir.

C’était l’extrême limite de la critique qu’elle se serait permise.

En se levant pour prendre congé, Mme  d’Ormoise dit encore :

— Surtout, chère madame, ne manquez pas de lui dire que j’ai pris la part la plus vive à son grand chagrin, et que je pense beaucoup à elle, beaucoup, n’est-ce pas ?

Ma mère s’inclina sans répondre, incapable de prendre un engagement qu’il lui eût été impossible de tenir, et la vieille dame partit enfin, avec un dernier sourire confit.


Oh ! le lugubre nouvel an que nous passâmes !

Je me rappelle que la neige était tombée avec une abondance extraordinaire, même en ce pays où chaque hiver en voit de véritables entassements. Lente, molle, incessante, elle descendait à gros flocons étoilés. Bientôt elle obstrua les routes, coupa les communications, nous isola du reste du monde. Nous étions comme enveloppés dans un vaste linceul, épais, moelleux et lourd, que prolongeait l’infini d’un ciel laiteux ; et les yeux se fatiguaient de cette blancheur implacable. D’habitude, notre petite famille célébrait sans bruit, mais avec une intimité très douce, le commencement de la nouvelle année. Nous veillions ensemble jusqu’après minuit. Quand notre vieille pendule sonnait ses douze coups, mon père, un peu enclin aux pensées mélancoliques, murmurait en hochant la tête :

— Savons-nous ce que celle-là nous apportera ?

Ma mère, avec la sérénité de sa tranquille nature, ne manquait pas de répondre :

— Il faut avoir confiance !

Et nous choquions nos verres de vin chaud, jusqu’à ce que la grosse bûche qui brûlait dans la cheminée fût près de s’éteindre. Ce n’était point, si tu veux, une fête, mais c’était la joie de l’intérieur bien clos, bien chaud, bien familier, à l’abri des rafales, tout embelli par l’affection. Cette année-là, une insurmontable tristesse pesait sur nous, épaisse et infinie comme la neige du dehors. Ma mère passa la soirée de la Saint-Sylvestre au château, d’où elle revint les yeux en larmes. J’étais resté seul, mon père ayant été appelé pour un cas urgent. J’avais passé la soirée à lire, et fini par m’endormir, et je m’éveillai l’esprit lourd, indifférent aux impressions du jour solennel. Mon père rentra. En enlevant son manteau de fourrure, il demanda :

— Comment va-t-elle, aujourd’hui ?

Ma mère répondit :

— Toujours de même.

Mon père s’installa dans son fauteuil.

— Ce jour doit lui être bien cruel, fit-il en réfléchissant.

— Pas plus que les autres, dit ma mère. Je crois qu’elle ne sait pas même que l’année va commencer…

— C’est vrai, dit mon père, elle n’a rien à en craindre ni rien à en attendre.

La vieille pendule, de sa voix qui ne changeait pas, sonna ses douze coups. J’attendais la phrase accoutumée. Peut-être monta-t-elle aux lèvres de mon père, mais il ne la prononça pas ; et nous nous regardions tous les trois, en laissant refroidir le vin qui fumait dans nos verres, gagnés ensemble par cette sourde angoisse que donne aux êtres unis le voisinage de la douleur ou le passage de la mort.

Cette impression me hanta pendant les deux ou trois jours qui suivirent. Ma mère passait presque tout son temps au château. Mon père faisait ses visites de malades. Je restais seul, replié sur moi-même, en proie à des pensées qui n’étaient point de mon âge. Si j’ai gardé un souvenir si net des moindres incidents de cette douloureuse aventure, c’est certainement en partie parce que je leur ai dû la brusque révélation de ces mystères que l’âme, d’habitude, découvre peu à peu : la douleur, l’injustice, la séparation, la mort. Je ne sortais pas, par crainte de rencontrer quelqu’un de ces êtres à qui j’en voulais du mal qu’ils avaient fait, que j’accusais de méchanceté noire, que je haïssais, que j’aurais voulu punir, dont la vue faisait bouillonner, comme une onde généreuse, mon indignation d’enfant. En entrant, ma mère me demandait :

— Qu’as-tu fait, Philippe, aujourd’hui ?

Il me fallait lui répondre :

— Rien !

Elle ajoutait :

— Est-ce que tu t’ennuies ?

— Non. Comment va ma marraine ?

La réponse ne variait pas :

— Toujours la même chose, Philippe.

La veille de mon départ, ma mère me dit :

— Ne veux-tu pas la voir, avant de rentrer au lycée ? Je crois que cela lui ferait du bien.

Et elle me prit avec elle.

Au milieu de la neige qui l’entourait de toutes parts, le château se dressait avec un aspect fantastique. Je poussai trop fort la porte cochère, qui se referma brusquement, en éveillant des échos dans le vide. Je frissonnai :

— Fais doucement, me dit ma mère.

Nous suivîmes les longs vestibules, marchant sur la pointe des pieds.

Avec un serrement de cœur, je passai à côté du grand hall, — notre ancienne salle d’études, — où l’on ne verrait plus la pensive figure d’Anthony penchée sur ses chers livres ; et je crus le revoir, et je crus entendre sa voix. Une femme de chambre nous fit signe de la suivre. Elle nous conduisit dans le petit salon où se tenait la comtesse : je vis une ombre noire, affaissée, écrasée, que notre entrée fit remuer. Ses yeux autrefois si beaux, — rougis maintenant et hagards, — se fixèrent sur moi. Une faible main m’attira. Sa voix dit, très bas :

— Cher petit !…

Je l’embrassai.

— Ma bonne marraine !…

Son souffle haletait. Elle me serrait contre elle, en silence. À la fin, elle réussit à parler ; avec un grand effort, elle me dit :

— Tu rentres au lycée ?

— Oui, marraine.

— Bientôt ?

— Demain.

— Tu travailles bien ?

Je regardai ma mère, qui répondit pour moi :

— Ses maîtres sont contents de lui.

Elle essaya de sourire.

— À la bonne heure !

Mais son sourire, à peine esquissé, s’éteignit sur ses lèvres. Elle reprit :

— Est-ce que tu t’ennuies, là-bas ?

— Un peu, marraine.

Elle poussa un long soupir et murmura, pour elle-même :

« Comme il se serait ennuyé, lui !… »

Puis elle me dit encore :

— Il faut toujours travailler… Il faut être sage… Il faut rester brave et bon…, comme tu l’as été…, pour lui

Ces trois phrases me mirent dans une grande exaltation. Le lendemain, en grelottant dans la diligence qui m’emmenait à travers la neige, par un froid de Sibérie, je me les répétais à moi-même, constamment ; et j’y répondais, et je promettais de m’en souvenir toujours.

« Oui, marraine, je travaillerai, je serai sage, je serai brave et bon !… »

Cela me semblait un programme d’existence très normal et très simple, auquel il devait être extrêmement facile de se conformer. Bon Dieu ! que j’y ai souvent manqué ! Pourtant, cette espèce de devise m’est revenue bien des fois dans la suite ; si je ne lui suis pas toujours resté fidèle, du moins l’ai-je toujours retrouvée au fond de moi, et peut-être lui dois-je d’avoir reculé devant certaines actions que je regretterais d’avoir commises.

Les premiers jours de la rentrée me furent pénibles ; j’imagine qu’à ce moment-là, je te parlai souvent de ma marraine. Mais, pauvres petits êtres que nous étions, que pouvions-nous comprendre au drame de sa vie ? Je savais seulement qu’elle était malheureuse et pleurait son fils ; le reste, — ce que je t’ai raconté aujourd’hui, — je n’en avais alors qu’une confuse intuition. Je la suivais de mes pensées ; sa tristesse, en se répercutant en moi, jetait une teinte de deuil sur le monde dont je faisais la découverte. Dans toutes mes lettres à ma famille, je demandais de ses nouvelles. On me répondait qu’elle était faible et malade et qu’elle ne se consolait pas. Puis, un jour, mon père m’écrivit qu’elle venait de s’éteindre subitement, enlevée par la rupture d’un anévrisme. La mort la frappait là même où elle avait souffert : au cœur ; du moins y mit-elle quelque douceur : elle fut subite ; l’être gracieux dont l’âme avait été broyée par de telles cruautés ne connut pas les affres de l’agonie. Je sus que, la veille de sa mort, elle avait parlé de moi ; je jouais un petit rôle dans sa pauvre vie ; à ses yeux, un vestige du frêle enfant perdu subsistait dans le filleul qui avait partagé ses leçons et fait le coup de poing pour sa défense. Quant à moi, cette mort fut mon premier grand chagrin : il me sembla que quelque chose de très beau, de très bon, de très pur et de rare venait de s’éloigner du monde, désormais attristé et enlaidi. Je pris ma ville natale en exécration : j’ai eu beaucoup de peine à lui pardonner.

M. Marian, dont l’esprit se brouillait de plus en plus, s’aperçut à peine du nouveau coup qui le frappait : on l’emmena dans un asile de vieillards. Mlle  Éléonore dut de nouveau quitter le château, qui fut mis en adjudication. Et les événements dont il avait été le théâtre changèrent de caractère en reculant dans le passé.

D’abord, le voile qui les avait enveloppés se dissipa peu à peu : le jour se fit sur le mystérieux suicide de M. des Pleiges, cause première des malheurs des siens. Le désarroi dans lequel on trouva ses affaires, désarroi qui remontait au comte Anthony, l’expliqua en partie. De plus, on sut que, peu de temps après son mariage, il avait ressenti les premiers symptômes de cette maladie terrible, fatale et héréditaire, qu’on appelle vulgairement le haut mal. Il avait fait jurer à mon père de n’en pas révéler le secret, par crainte d’inquiéter l’avenir de son fils. Pendant plusieurs années, il lutta contre le mal ; puis, quand les attaques se rapprochèrent, il prit la résolution désespérée que tu sais, et l’exécuta dans le remords et la douleur. Sa fin coupable, que les siens devaient expier si cruellement, était donc dans sa pensée un acte de dévouement suprême, accompli pour eux. Je crois qu’il s’était ouvert de son sinistre projet à M. Marian. Je crois aussi que la comtesse connut plus tard la cause de sa mort et porta le poids de l’angoissant secret qu’elle recélait. En tout cas, il apparut aux plus malveillants qu’il n’y avait jamais rien eu de fondé dans le roman dont l’imagination de la ville avait fait les frais. Un drame très simple, dont la douleur tissait la trame, s’était déroulé dans le vieux château ; seule, la malignité des gens y avait introduit la faute et la honte. Ne crois-tu pas que cela se passe bien souvent ainsi ? Nous avons tant de peine à nous résigner aux misères de notre sort, que nous sommes enclins à en charger notre responsabilité : quand nous voyons un grand malheur autour de nous, notre premier mouvement n’est-il pas de conclure que les victimes en sont aussi les artisans ?


J’avais écouté ce long récit avec un vif intérêt. Comme Philippe se taisait, je levai les yeux sur le portrait qui me l’avait valu. Je le contemplai longuement : il ne me parut plus aussi détestable. Mon ami le regardait aussi, les yeux attendris. Je dis :

— C’était une douce figure.

Avec un léger tremblement dans la voix, Nattier ajouta :

— Une âme plus douce encore… une pauvre victime !

En rappelant ses souvenirs du fond de leur passé, son récit l’avait incliné à ces réflexions générales qu’il affectionnait ; car, après un silence, il reprit :

— Laisse-moi te dire encore que, vers ce temps-là, je fus stupéfait de la facilité avec laquelle les hommes oublient et se pardonnent à eux-mêmes le mal qu’ils ont causé. Tu t’imagines peut-être que, éclairés sur la vérité des faits, convaincus de la parfaite innocence de la comtesse Micheline, pénétrés du sentiment de leur erreur et de ses tragiques résultats, les bonnes gens des Pleiges prirent le sac et la cendre, et connurent le mal du remords ? Détrompe-toi, mon bon ami ! Ils oublièrent, tout simplement. Oui, ils oublièrent leurs soupçons, leurs commérages, leur injustice ; ils oublièrent la légende qu’ils avaient fabriquée ; et, pour mieux l’oublier sans doute, ils en inventèrent une autre pièce à pièce, celle qui a cours aujourd’hui. Tu auras l’occasion de rencontrer quelques-uns de nos notables. Parle-leur de la comtesse Micheline. Ils te répondront à peu près : « C’était un ange ! mais elle a été bien malheureuse. Elle a perdu un mari qu’elle adorait, et qui s’est suicidé dans ses bras, parce qu’il souffrait de la plus affreuse des maladies ; elle a perdu son fils unique, enlevé par la même maladie que son père. Elle-même est morte de chagrin ; et sa mort a mis en deuil toute la ville, qui la révérait dans sa douleur comme une sainte. » Le curé actuel accentuera : « Oui, une sainte, te dira-t-il. Mon prédécesseur, qui l’a beaucoup connue, me l’a bien souvent répété pendant que j’étais son vicaire, en me disant tout le bien qu’elle faisait, et l’espèce d’adoration qu’on avait pour elle. » Sans parler de la génération nouvelle, les survivants de ce temps éloigné te diront tous, en employant les mêmes mots expressifs et catégoriques : « Oh ! nous l’avons beaucoup connue ! Elle est un de nos plus aimables souvenirs ; nous lui devons de savoir ce que c’est qu’un être parfait, un ange, une sainte !… »

Philippe rêva un instant, et conclut :

— Le malheur, c’est qu’il a fallu qu’ils la tuent pour la connaître…