Paul Ollendorff (N° 14 de la Collection Ollendorff illustréep. 3-23).
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L’INNOCENTE






Il y a des amitiés de jeunesse sur lesquelles le temps passe sans les détruire : il les ralentit, il les attiédit, il les diminue ; il ne les tue pas. On peut rester des mois sans se revoir, sans échanger une lettre, sans rien savoir l’un de l’autre ; pourtant on se retrouve tel que si l’on s’était quitté la veille. Chacun a vécu sa vie, dont l’autre ignore les péripéties : et, dès la première poignée de main qu’on échange, c’est comme si l’on avait, côte à côte, traversé les mêmes épreuves, vaincu les mêmes obstacles, accompli les mêmes efforts. Précieuses et rares sont ces amitiés, que, seule, la mort dénoue, et qui ne se remplacent pas.

Telle est celle qui m’unit encore à Philippe Nattier. Elle date de notre quatorzième année : du lycée de B***, où le hasard nous fit entrer le même jour et nous plaça à côté l’un de l’autre. J’étais embarrassé par un thème latin, qui me semblait extrêmement difficile : étant plus « fort », il me vint en aide ; après quoi, nous passâmes deux ans sans nous quitter.

Au temps de notre adolescence, Philippe Nattier, avec ses grands yeux noirs, son front intelligent, ses traits réguliers et purs, était un garçon silencieux, presque morose, qui s’enfermait en lui-même, ne parlait à personne de ses affaires intimes, s’intéressait aux idées abstraites, et professait un profond mépris pour tout ce qui touche à la vie pratique. Il n’a point changé. Maintenant, il approche de la quarantaine ; quelques cheveux blancs se montrent au-dessus de ses tempes, qui commencent à se dégarnir ; sa forte barbe noire, dont il était justement fier, est déjà toute grise. Et quand je le rencontre, bien qu’à des intervalles éloignés, je retrouve, sous l’homme mûr et vigoureux, l’enfant qui fut mon camarade, l’adolescent qui fut mon ami. Nous passons des heures charmantes, pendant lesquelles nous parlons peu et pensons ensemble. Il n’a plus cette beauté qui, jadis, arrêtait les regards des femmes, mais sa figure a conservé tout son caractère : énergique et doux à la fois, pensif, bienveillant avec une pointe d’ironie. Il a dans les yeux cette lueur indéfinissable qui semble le reflet de trop de réflexions, de trop de voyages autour de soi-même dont le retour est rempli d’incurables mélancolies : car il a beaucoup vécu seul. Son cercle d’observation est demeuré borné ; mais, s’il a vu peu de gens, il les a bien vus ; s’il connaît peu de choses, il les connaît bien : pour s’être exercé sur un panorama restreint, son coup d’œil n’en est ni moins pénétrant, ni moins sûr.

Quand nous étions ensemble sur les bancs de l’école, pendant les récréations ou les promenades, j’aimais à lui raconter ma vie, toute simplette, dont les moindres incidents prenaient pour nous un relief extraordinaire. Lui, ne me disait à peu près rien de la sienne. À peine parlait-il quelquefois de ses parents, qui vinrent le voir de temps en temps, et dont j’aperçus les rapides silhouettes. Je le savais fils unique d’un médecin fort habile, établi dans la petite ville des Pleiges, dans le Jura. Une fois, à la rentrée des grandes vacances, il revint en deuil : sa mère était morte. Je lui demandai :

— Tu as beaucoup de chagrin ?

Il me répondit, avec un tremblement dans la voix :

— Oui, beaucoup.

Il ajouta, les yeux perdus, d’un ton pénétré :

— Ma mère était très, très bonne !

Et ce fut tout.

D’où venait cette extrême réserve ? Les uns l’attribuaient à une dureté d’âme dont les raideurs d’attitude de Philippe semblaient témoigner. Mais je savais bien, moi, que mon ami n’était point insensible, qu’au contraire son âme vibrait et frémissait aux moindres chocs, qu’il portait en lui un monde de sensations dont la vivacité allait parfois jusqu’à la violence, et que, seul, le masque restait impassible. Ce que j’ai connu plus tard de sa vie ne m’a point expliqué non plus sa retenue presque sauvage, qui découragea bien des sympathies. Je crois donc qu’il faut simplement l’attribuer à son caractère : il était réservé comme d’autres sont expansifs, mélancolique comme d’autres sont gais ; peut-être qu’il devait ces traits à la nature de son pays natal, à cet âpre Jura froid, triste, monotone, où la voix des oiseaux s’étouffe dans les bois sourds, où la bise gémit à travers les sapins et glace les vallées, où la neige enveloppe les horizons, pendant de longs mois, comme un linceul de mort. Quelles que fussent les causes de sa manière d’être, elle l’empêcha d’avoir d’autre ami que moi. Je l’en aimai davantage. On nous citait, dans les classes, comme doublures d’Oreste et de Pylade. Aux récréations, nous avions toujours d’importants secrets à nous communiquer dans des coins ; aux heures de classe, nous trouvions mille moyens de nous entr’aider : je crois bien que chacun de nous a toujours ignoré certaines choses que l’autre apprenait pour lui, et que la réussite de notre bachot fut celle d’une entreprise collective.

Aussi fut-ce un déchirement quand il fallut nous séparer, Philippe devant faire sa médecine, moi mon droit. Arrivés ensemble à Paris, nous nous promîmes de nous voir au moins tous les jours, pour nous consoler de ne plus travailler ensemble. Il n’en fut rien. Entraînés chacun par nos occupations différentes, nous ne nous rencontrions pas comme nous l’aurions voulu, ni même, bientôt, comme nous l’aurions pu. Ce n’était ni sa faute ni la mienne : c’était celle de la vie, peu propice aux grandes amitiés, destructrice naturelle des sentiments. Souvent, il nous arriva de passer toute une semaine sans nous rencontrer ; en revanche, nous restâmes pendant plusieurs années fidèles à l’habitude de dîner ensemble, le dimanche, dans une certaine crémerie de la rue Monsieur-le-Prince, où l’on buvait un petit vin de Beaugency qui nous plaisait extrêmement. Cette habitude entretint notre confiance réciproque : chacun de nous resta pour l’autre un livre ouvert, et il ne nous arriva rien que nous ne mîmes en commun. Les vacances nous séparaient : à leur approche, nous faisions le projet de les passer ensemble ; quelque obstacle nous en empêchait toujours. Nos parents n’habitaient plus la même contrée, il y avait trop d’espace entre nous. Une fois pourtant, nous fîmes ensemble un voyage en Italie : un beau voyage, joyeux et libre, dont nous aimons toujours à réveiller le souvenir. Nos études, cependant, s’achevèrent : nous fûmes plus séparés. Philippe s’établit aux Pleiges, où il reprit la clientèle de son père, qui se retira, et, peu de temps après, mourut. Je ne le vis plus que de loin en loin : il venait une fois par année à Paris, au printemps, restait huit jours, qu’il consacrait à « se tenir au courant », me donnait le plus de temps possible, partait en m’invitant chez lui :

— Mon pays est un beau pays, me répétait-il chaque fois. Il faut absolument que tu le connaisses. Je veux que tu l’aimes.

J’acceptais pour l’été. Mais un empêchement survenait : la partie était remise à l’année suivante.

Elle a eu lieu, enfin, cette année-ci.

Je suis arrivé, par un beau jour de juillet, dans la vieille bourgade, si originale, si pittoresque, dont Nattier m’avait dit souvent le charme bizarre, et dont l’aspect m’a tout de suite impressionné. Représentez-vous un petit lac, aux eaux que colore en vert la tonalité générale du paysage ; un ancien château fort, avec des tourelles, des meurtrières, des fossés, — tout un appareil d’un temps évanoui, — domine la lente colline où s’étagent les vieilles maisons. Dans les rues silencieuses, pavées de grosses pierres inégales, on passe sans rencontrer personne ; seulement on aperçoit, dans des ateliers ou des boutiques, de laborieux horlogers, la loupe au front, courbés sur les délicates pièces de métal que manient leurs mains attentives. Il y a aussi une église romane, d’un style assez pur, dont les vastes proportions semblent attester que la ville eut jadis plus d’importance ; un évêché qui n’a plus d’évêque et dont on a fait une prison ; une terrasse plantée de marronniers, où flanent de rares promeneurs. C’est la tranquillité des villes mortes, l’industrie horlogère, qui occupe et enrichit la population, ne faisant aucun bruit. Pas d’usine, pas de cheminées : les gens travaillent, chacun chez soi, dans la retraite et le silence. Un austère paysage, qui, cependant, ne manque pas d’une beauté grave et triste, encadre la petite ville : au premier plan, sur la plus proche colline, des ruines informes suggèrent l’idée des guerres locales qui troublèrent autrefois la paix de ces montagnes ; plus loin, moutonnent de vastes horizons, aux lignes arrondies, boisés de sapins, semés de clairières où les moissons ondulent, où pointent les clochers des villages ; puis, des sommets plus hauts, très noirs, arrêtent les regards : on se sent séparé du reste du monde, ou plutôt, on se sent dans un petit monde bien à part, qui doit avoir ses lois spéciales, sa gravitation particulière.

Philippe était venu me chercher à la station voisine dans un cabriolet de médecin de campagne, avec Naine, sa jument gris pommelé, qui nous emmena chez lui, d’un bon trot rapide, en un quart d’heure. La route, excellente, filait entre des sapins, avec, de place en place, des tas de planches ou des arbres coupés déposés sur le bord. Nous passâmes devant une scierie, dont le grincement fit dresser les oreilles de Naine et nous poursuivit un instant. Une éclaircie découvrit l’ensemble du paysage. Philippe étendit son fouet, et me dit :

— Regarde !

Je répondis :

— Oui, c’est très beau !

Ce qui, pour l’heure, me plaisait davantage, c’était l’exquise pureté de l’air. Je le humai délicieusement. Il avait une saveur et un parfum, une saveur de framboise, un parfum d’herbe humide. Sa fraîcheur vous caressait avec une gaieté de fée bienveillante et malicieuse. Je m’écriai :

— Mon Dieu ! que cet air est bon !

Philippe répéta :

— Oui, c’est bon !…
d’un ton satisfait et convaincu ; je repris :

— Je commence à comprendre que tu aimes ce pays.

Sa figure s’épanouit comme s’il désirait et attendait cet éloge :

— N’est-ce pas ? dit-il.

Il semblait si parfaitement satisfait, que je ne pus m’empêcher de lui demander :

— Tu comptes y rester toujours ?

Il n’hésita point à me répondre :

— Certainement.

Je réfléchis que, tout de même, cette beauté qui l’enchantait, devait à la longue paraître monotone. Je repris :

— Ce que tu as ici te suffit ?

Ma question parut l’étonner.

— Certainement, fit-il. Que pourrais-je souhaiter encore ?

— Tu n’as aucune envie d’un plus grand cercle, d’un autre milieu ?

— Pas la moindre.

Ses réponses, solides, sûres, tranquilles, indiquaient une résolution bien prise, une volonté ferme, qui sait ce qu’elle veut, et pourquoi.

Comme je ne l’interrogeais plus, il ajouta :

— De l’air, de l’espace, des sapins, des montagnes : que faut-il donc de plus ? Tu sais que j’ai des goûts très simples.

J’insinuai :

— Autrefois, tu avais de l’ambition.

Il haussa les épaules :

— Il y a si longtemps ! fit-il avec un geste de dédain. Depuis, la vie a passé…

Et il trouva cet étonnant argument :

— Il y a des millions d’hommes qui feront ce que j’aurais pu faire, aussi bien que moi, ou mieux ; il n’y en a point qui jouirait davantage de ce paysage !…

Je ne pus m’empêcher de rire, tant le raisonnement me parut saugrenu ; mais je l’approuvai :

— Tu es un sage : tu l’as toujours été !

Il habitait une maison isolée, à quelques minutes de la ville, au bord de la route. Devant la porte, sa gouvernante attendait : une vieille femme très droite, en bonnet blanc, le visage parcheminé, dont l’air de gravité s’harmonisait avec la contrée. Cérémonieuse à l’excès, elle me fit plusieurs révérences ; mais, en observant l’énergie de son nez en bec d’aigle, de son menton carré et proéminent, de son regard direct, de son front têtu, je pensai que mon ami ne devait pas diriger grand’chose dans son ménage. Il demanda :

— Tout est-il prêt, Madeleine ?

Familièrement, la vieille bonne répondit :

— Oui, monsieur Philippe.

— Bon. J’espère que tu soigneras bien mon ami, pendant les quelques jours qu’il nous fera le plaisir de passer ici.

On m’examina de la tête aux pieds. J’aime à croire que cet examen ne me fut point défavorable, car on répéta :

— Oui, monsieur Philippe.

— Maintenant, viens voir ta chambre, me dit Nattier.

En me précédant dans l’escalier, il expliqua :

— Madeleine m’a vu naître. C’est une personne qui a ses lubies. Mais elle est très bonne et m’aime beaucoup. Je ne saurais pas me passer d’elle.

La chambre, qui ouvrait sur la campagne, m’enchanta. Comme j’en admirais les anciens meubles, le visage de Philippe s’épanouit.

— Oui, me dit-il, je sais que tu aimes les vieilles choses. Eh bien, mon cher, je t’en montrerai !

Dès que j’eus achevé de me rafraîchir, en effet, il voulut me faire les honneurs de sa maison. Elle était spacieuse, avec de larges corridors, des murs épais comme ceux d’une forteresse, des fenêtres pittoresques, des balcons. Cependant l’impression de bien-être que m’avait fait éprouver, en arrivant, la pureté de l’air, se dissipait à mesure que je contemplais les divers aspects du paysage. Philippe m’en indiquait les détails : un ruisseau, tout argenté d’écume, serpentant dans les champs, la profondeur intense d’un bois voisin, les lignes sombres des montagnes, leurs sommets encore blancs de neige. Toutes ces choses dégageaient je ne sais quelle âpreté, qui me faisait penser au visage de la vieille Madeleine. Je me sentais prêt à les admirer, mais sans aucune sympathie. Et, comme je ne pus m’empêcher de trahir ce sentiment, Philippe, un peu déçu, s’écria :

— Eh bien, moi, je l’aime ce pays ! Oui, je l’aime tout de bon. Je l’aime à tel point que, pour peu que je m’en éloigne, j’y suis bien vite ramené par une insupportable nostalgie. Que veux-tu ? Il y a accord entre nos âmes et les lieux où nous avons beaucoup vécu. J’ai trop rêvé le long de ces routes, sous ces sapins, au bord de ce petit lac qui semble toujours vert, — vert pâle quand le ciel est pur, vert profond quand le ciel se brouille, — mais qui ne change jamais que de nuance. Je me suis beaucoup ennuyé, ici. Raison de plus pour m’attacher ! Il y a des fils mystérieux qui me lient à tous les brins d’herbes, et plus encore aux choses immatérielles, à cet aspect, à cet ensemble, à l’âme rude et forte de cette contrée.

Rarement, Philippe parlait autant. Mais il y avait si longtemps que nous ne nous étions vus ! Et puis, il était heureux de m’avoir chez lui, après tant de vaines promesses : notre intimité d’autrefois renaissait ; sans doute, elle allait nous incliner aux larges confidences. Et je souriais déjà de son petit discours, car je venais d’y retrouver le philosophe, l’abstracteur, le solitaire à la fois raisonneur et sentimental que j’aimais. Pour l’exciter à parler davantage, je répondis :

— Pourtant, les journées doivent être quelquefois longues, la solitude quelquefois lourde.

Il se contenta de hausser les épaules de ce geste qui lui était familier, où il y avait du dédain et de la résignation :

— Si ce paysage ne te plaît qu’à moitié, reprit-il bientôt, regarde les bibelots et les meubles !

Justement, je me trouvais devant une vitrine. Je m’en approchai, et la vis remplie d’insectes, scarabées et papillons, piqués à de longues épingles. Je m’écriai :

— Tu es donc devenu collectionneur ?

— Mon Dieu, oui : on s’amuse comme on peut, n’est-ce pas ?

— Aux dépens de ces innocentes bestioles ?

— Cela me distrait, entre mes visites et mes consultations. Mais je chasse autre chose aussi. L’on trouve des vieilleries, dans ce pays. Qu’en dis-tu ?

Il me montrait, disposée sur un espèce d’écusson recouvert de velours rouge, une collection de clefs antiques, dont quelques-unes me parurent d’un travail intéressant. Il me fit admirer aussi, dans une sorte de cadre, une série de montres, spécimens curieux de la vieille horlogerie du pays. Puis des armes et des meubles, parmi lesquels je remarquai un merveilleux bahut en marqueterie hollandaise du xviie siècle, et des chaises paysannes dont la grossièreté avait je ne sais quel grand air d’art naïf et juste.

— Où as-tu trouvé tous ces objets ? lui demandai-je.

— Un peu partout : chez des paysans, chez des antiquaires, chez des marchands de bric-à-brac. Tu sais que les collectionneurs ont un flair particulier qui guide leurs recherches. Le mien n’est pas mauvais. Et tu n’as pas tout vu !

Là-dessus, il m’introduisit dans un petit salon Louis XVI, tendu d’étoffe bleue à ramages. Cette fois, ce ne furent pas les meubles qui m’arrêtèrent, bien qu’ils fussent du plus pur style de l’époque, avec des moulures exquises : ce furent les quinze ou vingt portraits qui décoraient les murailles, dont quelques-uns portaient les marques de vrais maîtres. Et déjà mon ami me les expliquait avec complaisance :

— Voici un portrait de Moultou, peint par Liotard : Moultou était cet honnête pasteur genevois, qui prit avec tant d’ardeur le parti de Rousseau. Je ne suis pas fâché de posséder son image, car c’était un brave homme. À côté de lui, je crois bien que c’est un Latour, et j’ai de bonnes raisons pour penser que ce portrait est celui de Mme  d’Houdetot, bien que la ressemblance ait paru contestable à quelques connaisseurs. Là, tu reconnais Jean-Jacques en personne. Tu sais l’admiration que je lui ai vouée : tu ne t’étonnes donc pas de le trouver ici. Je ne te dirai pas de qui est ce pastel, je l’ignore ; mais tu vois bien que ce n’est pas un morceau banal. Le vieux solitaire a été pris sur le vif, dans une de ses heures de mélancolie. As-tu jamais vu des yeux plus navrés, un sourire plus amer ? Les autres, je ne sais pas leurs noms ; mais ce sont des contemporains : toutes ces femmes ont lu la Nouvelle Héloïse, je les en aime davantage. Quant à ces messieurs poudrés, bons bourgeois ou gentilshommes, je suis sûr qu’ils ont discuté l’Émile, peut-être même le Contrat social ; plusieurs de ces têtes ont dû rouler sur l’échafaud de la Révolution.

Dans le fait, le xviiie siècle finissant revivait en ce vieux coin de province. Par je ne sais quel enchantement, on se sentait tout près de ces gens d’autrefois ; on les eût vus sans étonnement descendre de leurs cadres pour prendre place dans ces gracieux fauteuils qui semblaient les attendre.

— Celui-ci, c’est Grétry, me dit Nattier.

Mes yeux se fixèrent sur l’épinette devant laquelle le bon maître eût très bien pu s’asseoir.

Mais voici que, comme je les relevais, ils tombèrent sur un portrait de femme, véritable croûte, entourée de la plus banale des baguettes dorées, qui faisait étrange figure parmi ces œuvres de choix, dont plusieurs n’auraient déparé aucune galerie célèbre.

— Ce pastel-là ? demandai-je en souriant. Est-ce aussi un Latour ?

Avec le plus grand sérieux, Philippe me répondit :

— Non, c’est un « Claude Fermière ».

Du doigt, il me montrait, au bas du pastel, un monogramme ignoré.

Je dis :

— Je ne connais pas cet artiste.

— Cela ne m’étonne pas, répondit Philippe ; il est complètement inconnu. Son nom ne figure dans aucun dictionnaire. D’abord, ce n’était point un artiste professionnel : c’était un simple pharmacien, un ami de mon père, qui avait du goût pour la peinture, et qui a fait, à ses moments perdus, trois ou quatre pastels, dont aucun n’est un chef-d’œuvre. Celui-ci ne vaut pas mieux que les autres.

— Alors, pourquoi lui as-tu fait place dans ce sanctuaire ?

— Je ne suis pas assez connaisseur en art pour songer à l’artiste seulement. Je pense quelquefois au modèle.

En effet, la tête était charmante, quelque adresse que le peintre eût déployée à la gâter, d’une pureté de lignes adorable ; sous la gaucherie du crayon subsistait la délicatesse des traits, qui dégageaient une ineffable impression d’harmonie et de grâce. Peu à peu l’âme apparaissait sur cette figure, non parce que l’artiste avait su la montrer, mais parce qu’il n’avait pas réussi à la détruire : on en devinait la douceur, on la sentait très bienveillante ; on finissait par restaurer, pour ainsi dire, la magnifique chevelure châtain qui encadrait le front pensif, un peu étroit, les yeux de violettes au regard caressant, le sourire à la fois mélancolique et gai, que de mobiles impressions faisaient se jouer, frais comme un reflet changeant, sur les lèvres, les belles épaules à carnation de lis, dont le dessin rappelait celles de la Diane de Houdon. Je dis :

— C’est vrai. Un tel modèle eût été digne d’un meilleur pinceau. Sais-tu qui était cette femme ?

Philippe répondit :

— Ma marraine. Te rappelles-tu qu’elle est morte pendant que nous faisions notre rhétorique ?

— Oui, tu me parlais d’elle souvent.

— Mais je ne t’ai pas raconté son histoire. Je ne la savais pas, en ce temps-là. Quelques détails m’avaient frappé, sans que j’en pusse comprendre le sens. Si tu veux, je te la raconterai ce soir. Peut-être qu’elle te fournira la matière d’un roman.

Il se tut, les yeux fixés sur le portrait. Puis, après un silence, il ajouta presque tendrement :

— J’espère qu’elle est bien ici, la pauvre, dans ce décor d’une époque où elle eût été plus heureuse, parmi ces personnes qui, par leur intelligence des choses du cœur, étaient dignes d’elle. Et je l’y laisserai. Et j’éprouve une sorte de joie à honorer son portrait, bien qu’il soit médiocre : c’est une revanche qui lui était due, — c’est la seule que je puisse lui offrir !

La perspective d’une « histoire » ne m’avait point d’abord enthousiasmé : on nous en offre si souvent, à nous autres romanciers, et d’habitude, d’un si mince intérêt ! Mais les paroles de Philippe, surtout la piété de leur accent, excitèrent ma curiosité. D’ailleurs, la femme était assez belle pour avoir eu un roman, même en ce coin perdu du monde ; et la beauté n’exerce-t-elle pas presque toujours une action singulière sur notre imagination, qu’elle excite et qu’elle entraîne ? Dans l’après-midi, Nattier dut me quitter pour ses visites de malades. Je flânai par la ville, je rôdai autour du château, je cherchai l’ombre des sapins : je voyais toujours dans ma pensée la douce et belle figure, dont le sourire semblait me dire : « Regarde-moi bien, car il y a du mystère dans mes yeux, ma vie a eu ses secrets ; ma beauté, selon le lot spécial à la beauté, a fait couler des larmes… » En sorte que, le soir, quand nous fûmes installés, pour la veillée, dans le petit salon Louis XVI, — car un violent coup de bise nous privait du plaisir de passer la soirée en plein air, — ce fut moi qui rappelai sa promesse à Philippe. Il ne fit aucune difficulté pour la tenir. Son récit m’intéressa beaucoup plus que je ne l’aurais pensé : il contenait, en effet, la matière d’un roman, mais d’un roman simple, comme je les aime, d’un roman sans aventures extraordinaires, qui n’est qu’un feuillet de la vie du cœur. J’employai donc les quelques jours que je passai aux Pleiges à le transcrire, aussi fidèlement que j’ai pu, dans les pages qui vont suivre. La veille de mon départ, dans le même décor du salon Louis XVI, sous les regards des vieux portraits, j’en fis lecture à Philippe. Il m’a dit :

— C’est presque tout à fait cela. Allons, tu es un bon sténographe !

Ai-je besoin de dire que ce compliment ambigu n’a point froissé mon amour-propre d’auteur ? Ce n’est pas moi qui parle ici, c’est mon ami ; si je n’ai trahi ni son émotion ni son affection, j’ai fait tout ce que je me suis proposé de faire, et je lui offre ce petit récit dont il est le véritable auteur.