L’Innocence reconnue

Œuvres complètes de Berquin – Tome XIV
Idylles, romances, et autres poésies de Berquin.
L'innocence reconnue.



PRÉFACE.

Le sujet de cette Romance est tiré d’une Vie de Geneviève de Brabant, composée en 1723 par le P. Cerizier, de la Compagnie de Jésus. Cet ouvrage, qui fait partie de la bibliothèque bleue, écrit en quelques endroits avec une affectation ridicule, est plein de morceaux de la simplicité la plus noble et la plus onctueuse. Je ne suis pas le seul à qui la lecture de cette histoire pathétique ait inspiré le dessein de la mettre en chant. On connoît assez le cantique populaire de sainte Geneviève des bois, que tous les enfans ont chanté cent fois avec leur bonne, et dont la plupart ont conservé le souvenir dans un âge plus avancé. Il suffira, pour le rappeler dans les mémoires les plus ingrates, de leur citer ces vers :

Étant comtesse
De grand’ noblesse
Née au Brabant
Étoit assurément.

Il n’est personne dont les idées ne se réveillent à ce passage fameux.

ROMANCE PREMIÈRE.
L’INNOCENCE RECONNUE.

Première partie.


Laissez-la ces méchantes ames ;
Eh ! qu’importent leurs faux discours ?
Époux, n’en croyez que vos femmes :
Dormez en paix sur vos amours.

Pour de vains bruits, faut-il contre elles
Armer votre cœur prévenu ?
Tel qui vous les dit infidèles
Ne se plaint que de leur vertu.

Un exemple en est dans l’histoire ;
Je le consacre dans ce chant.
Il est doux d’acquérir sa gloire
A peindre un tableau si touchant :
Mais que sont ces palmes flatteuses,
Sans un prix plus cher à mon cœur ?
Femmes, soyez toutes heureuses,
Et rien ne manque à mon bonheur,


Belle en sa fleur d’adolescence,
Fille des princes du Brabant,
Geneviève avoit l’innocence
Et les mœurs simples d’un enfant.
Vingt barons s’offroient à lui plaire,
Siffroi, palatin, eut ses vœux ;
Aux nœuds d’Amour, Hymen son frère
Joignit bientôt de plus saints nœuds.

Un amant près de sa maîtresse,
C’est le portrait de nos époux.
Ces premiers feux de leur tendresse,
Comme ils sont vifs ! comme ils sont doux !
Soins caressons, muet langage,
Nouveau délice chaque jour.
Une colombe, en leur ménage
Auroit pris des leçons d’amour.

Mais l’époux reçoit des nouvelles ;
Adieu son innocent plaisir.
Pour combattre les infidèles,
L’ordre est pressant, il faut partir.
Cruels assauts que dans son ame
L’amour vient livrer à l’honneur !
L’honneur est beau ; mais fuir sa femme !
Ce seul penser lui fend le cœur.


Doucement un jour il se lève
Aux premiers rayons du soleil ;
Regarde en pleurant Geneviève,
Qui repose en un doux sommeil ;
Et, plus d’une si chère image
Il voudroit repaître ses yeux,
Plus il craint d’user son courage,
S’il ose risquer des adieux.

Il va, revient à son oreille
La gloire jette un cri guerrier ;
Il part. Geneviève s’éveille :
Il presse au loin son beau coursier,
O Geneviève ! quelle épreuve
Pour un cœur neuf comme le tien !
Te trouver ainsi demi-veuve,
Aux premiers jours de ton hymen !

Épris dès long-temps de ses charmes,
Sort intendant brûle en secret.
Il la voit plus belle en ses larmes,
Il tente un criminel projet.
Geneviève de son audace
Ne le reprend qu’avec douceur ;
Et lui, pour prix de cette grace,
Veut la couvrir de déshonneur.


Moins triste, un jour, par un message
Elle mandoit à son époux :
« Mon sein, cher ami, porte un gage
« Que votre amour me rend bien doux.
« Non, seigneur, mande te faussaire,
« La perfide trompe vos feux ;
« Son fruit est un fruit adultère :
« Lisez ses complots amoureux.

Sans qu’un regret trouble son ame,
Le comte eût vu ses biens périr ;
Sans donner des pleurs qu’à sa femme,
Il auroit vu ses jours finir :
Mais que cette femme adorée
Verse l’opprobre sur son front !
Quelle horreur ! son ame navrée
Frémit de rage à cet affront.

Dans son premier feu de vengeance,
Inaccessible à tout remords,
Il veut qu’on lave son offense
Sa femme est vouée à la mort.
L’ordre est parti. Son cœur murmure,
Par un autre ordre il s’en départ.
« Qu’on sauve, dit-il, la parjure ! »
Ah ! malheureux, il est trop tard,

Seconde partie.


Avant la grace,

hélas ! le traître
A reçu l’ordre rigoureux :
Il se hâte, il connoît son maître,
Il craint un retour généreux.
Geneviève vient d’être mère,
Elle nourrit son bel enfant :
Foible appui contre la colère
Allumée au cœur d’un méchant.

A deux brigands couverts de crimes
L’ordre est donné. Dans la forêt
Ils trament leurs tendres victimes.
L’enfant est nu, le fer est prêt.
« Voulez-vous, leur dit Geneviève,
« Me tuer deux fois, mes amis ?
« Ah ! par pitié, que votre glaive
M’égorge au moins avant mon fils ! »

O doux pouvoir de l’innocence !
L’un des féroces assassins
Lève son bras : son bras balance ;
Le poignard échappe à ses mains,
« Eh ! quelle foiblesse mon ame
« Ressent pour la première fois ?
« Je ne puis tuer cette femme !
« Allez, sauvez-vous dans ces bois.


La pauvre mère, presque morte,
Se lève, court à son enfant,
Par la forêt soudain l’emporte,
Pressé sur son cœur palpitant.
Comme en sa joie elle l’embrasse,
Ce triste fruit de ses amours,
Cet innocent qui lui retrace
Le cruel qu’elle aime toujours !

Mais bientôt quelle inquiétude
En ses transports la vient saisir !
Par cette vaste solitude,
Foibles tous deux, que devenir ?
Le jour fuit. Elle erre tremblante ;
Son enfant crie, il meurt de faim.
Mais quoi ! le trouble et l’épouvante
Ont tari le lait de son sein.

Comment vous dire ses alarmes ?
Comment la peindre en sa douleur,
Abreuvant son fils de ses larmes,
Et le réchauffant sur son cœur ?
S’il se plaint, cent vives atteinte
Déchirent ses sens éperdus ;
Et s’il cesse un moment ses plaintes,
Elle croit qu’il n’est déjà plus.


Cœurs sensibles, que ses entrailles
Souffrirent dans la longue nuit !
Le jour renait. Dans les broussailles
Elle va chercher quelque fruit.
Elle revient. Qu’apperçoit-elle ?
Une biche accourt vers l’enfant ;
Il presse sa douce mamelle ;
Près d’eux bondit un jeune fan.

O grand Dieu ! le cœur d’une mère
Est un bel ouvrage du tien ?
Son fils peut vivre, elle l’espère,
Ses propres maux ne lui sont rien.
Dans le creux d’un rocher sauvage
La biche accompagne ses pas,
Dans sa main vient brouter l’herbage,
Et nourrir l’enfant dans ses bras.

Et voilà donc la destinée
Qui va remplir ses plus beaux ans !
Seule en ces bois, abandonnée,
Au milieu des loups dévorans !
Des fruits verts sont sa nourriture,
Une mousse humide est son lit ;
Les ennuis, les vents, la froidure,
Sont les hôtes de son réduit.


Songes de la douce espérance,
Portez-lui du moins vos secours !
Geneviève, attends en silence :
Tu peux retrouver tes beaux jours.
Si Dieu nous frappe, c’est un père ;
Il chérit toujours ses enfans.
Console-toi. Son bras sévère
N’est roidi que sur les méchant.

Troisième partie.


Ainsi que l’intendant lui-même,
Comptant sa femme au rang des morts,
Siffroi, de sa rigueur extrême,
Commence à sentir un remords ;
S’il la chasse de sa mémoire,
Geneviève y revient toujours ;
Mais plus souvent il n’ose croire
Qu’elle ait pu trahir ses amours.

Rongé d’ennuis, las de la vie,
Il veut périr dans les combats ;
Mais le sort trahit son envie,
La mort qu’il cherche fuit ses pas.
Le bras fatigué de carnage,
Il est pris et chargé de fers,
Traîne sept ans dans l’esclavage
Libre enfin, repasse les mers.


Il arrive les yeux en larmes :
Rien ne peut calmer son ennui.
Ces lieux, jadis si pleins de charmes,
Las ! qu’ils sont tristes aujourd’hui !
Que ce palais est solitaire !
Qu’ils sont mornes ces beaux festins !
Eh quoi donc ! sa longue misère
Ne peut assouvir les destins ?

Près de finir ses jours infâmes,
L’intendant perfide a tremblé ;
Et son imposture et ses trames,
Un écrit a tout dévoilé.
A cette lecture accablante,
Que devient le pâle Siffroi ?
« Ciel ! ma femme étoit innocente,
« Et son bourreau, cruel ! c’est moi. »

Dès-lors une effroyable image
S’attache à ses yeux, le poursuit ;
Le jour, elle est sur son passage,
Elle est sur sa couche la nuit.
Il voit Geneviève égorgée,
Tenant son fils mort sur son sein ;
Entend crier l’ombre outragée :
« Barbare époux, père assassin ! »


Tantôt ces images funèbres
Semblent accabler ses esprits ;
Tantôt il court dans les ténèbres,
Appelant sa femme et son fils.
Il n’a de trève dans sa peine,
Que lorsqu’au sein des bois profonds
Un coursier rapide l’entraîne
Sur les pas des cerfs vagabonds.

Un jour une biche est atteinte
D’un trait qu’il adresse à son flanc ;
Il la suit, guidé par la teinte
Que l’herbe reçoit de son sang.
Il voit une femme sauvage,
Qui, sortant du fond d’un taillis,
Court à la biche et la soulage ;
Un enfant la suit à grands cris.

Sur cette femme demi-nue
A peine il arrête les yeux ;
Elle rougit, baisse la vue,
Se voile de ses longs cheveux.
« Dans cette déserte demeure,
« Malheureuse, que faites-vous ?
« — Depuis sept ans, Seigneur, j’y pleurs
« Les fureurs d’un cruel époux. »


« — Votre époux ! Eh ! pour quelle injure ?
« — D’un faux soupçon préoccupé,
« Las !... — Eh bien ? — Il me croit parjure ;
« Par un méchant il fia trompé.
 «— Quoi ! vous seriez....— Je suis… — Achève.
« Quel est ton pays ? — Le Brabant.
« — Et ton nom ? — Je suis Geneviève,
« — Oh ! c’est ma femme et mon enfant. !

« Oui, c’est vous ! » Il dit, il s’élance,
Il les prend, les serre en ses bras.
« Je sais, je sais votre innocence.
« Vous tremblez ? Oh ! ne craignez pas.
« Pour mon erreur lâche et cruelle,
« Que vous devez bien me haïr !
« — Cher époux, tu me crois fidèle,
« Tous mes maux viennent de finir. »

Mais autour d’eux déjà s’empresse
La foule ardente des chasseurs.
« Amis, voilà votre maîtresse,
« Pour qui nous versions tant de pleurs.
« Voyez mon fils. C’est mon image
« Qui respire dans tous ses traits.
« Allons, sur un lit de feuillage,
« Qu’on les emporte en mon palais !


Ils marchent. Siffroi vient derrière,
Tenant sa femme sur son sein ;
Puis vient la biche nourricière,
Que l’enfant nourrit de sa main.
Allez, famille fortunée :
Vos malheurs ont cessé leur cours ;
Allez, couple heureux, Hyménée :
Vous rend vos premières amours.