L’Ingénu/Chapitre XIX

L’Ingénu
L’IngénuGarniertome 21 (p. 294-299).
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CHAPITRE XIX.

L’INGÉNU, LA BELLE SAINT-YVES, ET LEURS PARENTS, SONT RASSEMBLÉS.


La généreuse et respectable infidèle était avec son frère abbé de Saint-Yves, le bon prieur de la Montagne, et la dame de Kerkabon. Tous étaient également étonnés ; mais leur situation et leurs sentiments étaient bien différents. L’abbé de Saint-Yves pleurait ses torts aux pieds de sa sœur, qui lui pardonnait. Le prieur et sa tendre sœur pleuraient aussi, mais de joie ; le vilain bailli et son insupportable fils ne troublaient point cette scène touchante. Ils étaient partis au premier bruit de l’élargissement de leur ennemi ; ils couraient ensevelir dans leur province leur sottise et leur crainte.

Les quatre personnages, agités de cent mouvements divers, attendaient que le jeune homme revînt avec l’ami qu’il devait délivrer. L’abbé de Saint-Yves n’osait lever les yeux devant sa sœur ; la bonne Kerkabon disait : « Je reverrai donc mon cher neveu ! — Vous le reverrez, dit la charmante Saint-Yves, mais ce n’est plus le même homme ; son maintien, son ton, ses idées, son esprit, tout est changé. Il est devenu aussi respectable qu’il était naïf et étranger à tout. Il sera l’honneur et la consolation de votre famille ; que ne puis-je être aussi le bonheur de la mienne ! — Vous n’êtes point non plus la même, dit le prieur ; que vous est-il donc arrivé qui ait fait en vous un si grand changement ? »

Au milieu de cette conversation l’Ingénu arrive, tenant par la main son janséniste. La scène alors devint plus neuve et plus intéressante. Elle commença par les tendres embrassements de l’oncle et de la tante. L’abbé de Saint-Yves se mettait presque aux genoux de l’Ingénu, qui n’était plus l’ingénu. Les deux amants se parlaient par des regards qui exprimaient tous les sentiments dont ils étaient pénétrés. On voyait éclater la satisfaction, la reconnaissance, sur le front de l’un ; l’embarras était peint dans les yeux tendres et un peu égarés de l’autre. On était étonné qu’elle mêlât de la douleur à tant de joie.

Le vieux Gordon devint en peu de moments cher à toute la famille. Il avait été malheureux avec le jeune prisonnier, et c’était un grand titre. Il devait sa délivrance aux deux amants, cela seul le réconciliait avec l’amour ; l’âpreté de ses anciennes opinions sortait de son cœur : il était changé en homme, ainsi que le Huron. Chacun raconta ses aventures avant le souper. Les deux abbés, la tante, écoutaient comme des enfants qui entendent des histoires de revenants, et comme des hommes qui s’intéressaient tous à tant de désastres. « Hélas ! dit Gordon, il y a peut-être plus de cinq cents personnes vertueuses qui sont à présent dans les mêmes fers que Mlle  de Saint-Yves a brisés : leurs malheurs sont inconnus. On trouve assez de mains qui frappent sur la foule des malheureux, et rarement une secourable. » Cette réflexion si vraie augmentait sa sensibilité et sa reconnaissance : tout redoublait le triomphe de la belle Saint-Yves : on admirait la grandeur et la fermeté de son âme. L’admiration était mêlée de ce respect qu’on sent malgré soi pour une personne qu’on croit avoir du crédit à la cour. Mais l’abbé de Saint-Yves disait quelquefois : « Comment ma sœur a-t-elle pu faire pour obtenir si tôt ce crédit ? »

On allait se mettre à table de très-bonne heure : voilà que la bonne amie de Versailles arrive, sans rien savoir de tout ce qui s’était passé ; elle était en carrosse à six chevaux, et on voit bien à qui appartenait l’équipage. Elle entre avec l’air imposant d’une personne de cour qui a de grandes affaires, salue très-légèrement la compagnie, et tirant la belle Saint-Yves à l’écart : « Pourquoi vous faire tant attendre ? Suivez-moi ; voilà vos diamants que vous aviez oubliés. » Elle ne put dire ces paroles si bas que l’Ingénu ne les entendît : il vit les diamants ; le frère fut interdit ; l’oncle et la tante n’éprouvèrent qu’une surprise de bonnes gens qui n’avaient jamais vu une telle magnificence. Le jeune homme, qui s’était formé par un an de réflexions, en fit malgré lui, et parut troublé un moment. Son amante s’en aperçut ; une pâleur mortelle se répandit sur son beau visage, un frisson la saisit, elle se soutenait à peine. « Ah ! madame, dit-elle à la fatale amie, vous m’avez perdue ! vous me donnez la mort ! » Ces paroles percèrent le cœur de l’Ingénu ; mais il avait déjà appris à se posséder ; il ne les releva point, de peur d’inquiéter sa maîtresse devant son frère ; mais il pâlit comme elle.

Saint-Yves, éperdue de l’altération qu’elle apercevait sur le visage de son amant, entraîne cette femme hors de la chambre dans un petit passage, jette les diamants à terre devant elle. « Ah ! ce ne sont pas eux qui m’ont séduite, vous le savez ; mais celui qui les a donnés ne me reverra jamais. » L’amie les ramassait, et Saint-Yves ajoutait : « Qu’il les reprenne ou qu’il vous les donne ; allez, ne me rendez plus honteuse de moi-même. » L’ambassadrice enfin s’en retourna, ne pouvant comprendre les remords dont elle était témoin.

La belle Saint-Yves, oppressée, éprouvant dans son corps une révolution qui la suffoquait, fut obligée de se mettre au lit ; mais pour n’alarmer personne elle ne parla point de ce qu’elle souffrait, et, ne prétextant que sa lassitude, elle demanda la permission de prendre du repos ; mais ce fut après avoir rassuré la compagnie par des paroles consolantes et flatteuses, et jeté sur son amant des regards qui portaient le feu dans son âme.

Le souper, qu’elle n’animait pas, fut triste dans le commencement, mais de cette tristesse intéressante qui fournit des conversations attachantes et utiles, si supérieures à la frivole joie qu’on recherche, et qui n’est d’ordinaire qu’un bruit importun.

Gordon fit en peu de mots l’histoire et du jansénisme et du molinisme, et des persécutions dont un parti accablait l’autre, et de l’opiniâtreté de tous les deux. L’Ingénu en fit la critique, et plaignit les hommes qui, non contents de tant de discordes que leurs intérêts allument, se font de nouveaux maux pour des intérêts chimériques, et pour des absurdités inintelligibles. Gordon racontait, l’autre jugeait ; les convives écoutaient avec émotion, et s’éclairaient d’une lumière nouvelle. On parla de la longueur de nos infortunes et de la brièveté de la vie. On remarqua que chaque profession a un vice et un danger qui lui sont attachés, et que, depuis le Prince jusqu’au dernier des mendiants, tout semble accuser la nature. Comment se trouve-t-il tant d’hommes qui, pour si peu d’argent, se font les persécuteurs, les satellites, les bourreaux des autres hommes ? Avec quelle indifférence inhumaine un homme en place signe la destruction d’une famille, et avec quelle joie plus barbare des mercenaires l’exécutent !

« J’ai vu dans ma jeunesse, dit le bonhomme Gordon, un parent du maréchal du Marillac, qui, étant poursuivi dans sa province pour la cause de cet illustre malheureux, se cachait dans Paris sous un nom supposé. C’était un vieillard de soixante et douze ans. Sa femme, qui l’accompagnait, était à peu près de son âge. Ils avaient eu un fils libertin qui, à l’âge de quatorze ans, s’était enfui de la maison paternelle : devenu soldat, puis déserteur, il avait passé par tous les degrés de la débauche et de la misère ; enfin, ayant pris un nom de terre, il était dans les gardes du cardinal de Richelieu (car ce prêtre, ainsi que le Mazarin, avait des gardes) ; il avait obtenu un bâton d’exempt dans cette compagnie de satellites. Cet aventurier fut chargé d’arrêter le vieillard et son épouse, et s’en acquitta avec toute la dureté d’un homme qui voulait plaire à son maître. Comme il les conduisait, il entendit ces deux victimes déplorer la longue suite des malheurs qu’elles avaient éprouvés depuis leur berceau. Le père et la mère comptaient parmi leurs plus grandes infortunes les égarements et la perte de leur fils. Il les reconnut ; il ne les conduisit pas moins en prison, en les assurant que Son Éminence devait être servie de préférence à tout. Son Éminence récompensa son zèle.

« J’ai vu un espion du P. de La Chaise trahir son propre frère, dans l’espérance d’un petit bénéfice qu’il n’eut point ; et je l’ai vu mourir, non de remords, mais de douleur d’avoir été trompé par le jésuite.

« L’emploi de confesseur, que j’ai longtemps exercé, m’a fait connaître l’intérieur des familles ; je n’en ai guère vu qui ne fussent plongées dans l’amertume, tandis qu’au dehors, couvertes du masque du bonheur, elles paraissaient nager dans la joie ; et j’ai toujours remarqué que les grands chagrins étaient le fruit de notre cupidité effrénée.

— Pour moi, dit l’Ingénu, je pense qu’une âme noble, reconnaissante et sensible, peut vivre heureuse ; et je compte bien jouir d’une félicité sans mélange avec la belle et généreuse Saint-Yves : car je me flatte, ajouta-t-il, en s’adressant à son frère avec le sourire de l’amitié, que vous ne me refuserez pas, comme l’année passée, et que je m’y prendrai d’une manière plus décente. »

L’abbé se confondit en excuses du passé et en protestations d’un attachement éternel.

L’oncle Kerkabon dit que ce serait le plus beau jour de sa vie. La bonne tante, en s’extasiant et en pleurant de joie, s’écriait : « Je vous l’avais bien dit que vous ne seriez jamais sous-diacre ! ce sacrement-ci vaut mieux que l’autre ; plût à Dieu que j’en eusse été honorée ! mais je vous servirai de mère. » Alors ce fut à qui renchérirait sur les louanges de la tendre Saint-Yves.

Son amant avait le cœur trop plein de ce qu’elle avait fait pour lui, il l’aimait trop pour que l’aventure des diamants eût fait sur son cœur une impression dominante. Mais ces mots qu’il avait trop entendus, vous me donnez la mort, l’effrayaient encore en secret, et corrompaient toute sa joie, tandis que les éloges de sa belle maîtresse augmentaient encore son amour. Enfin on n’était plus occupé que d’elle ; on ne parlait que du bonheur que ces deux amants méritaient ; on s’arrangeait pour vivre tous ensemble dans Paris ; on faisait des projets de fortune et d’agrandissement ; on se livrait à toutes ces espérances que la moindre lueur de félicité fait naître si aisément. Mais l’Ingénu, dans le fond de son cœur, éprouvait un sentiment secret qui repoussait cette illusion. Il relisait ces promesses signées Saint-Pouange, et les brevets signés Louvois ; on lui dépeignit ces deux hommes tels qu’ils étaient, ou qu’on les croyait être. Chacun parla des ministres et du ministère avec cette liberté de table, regardée en France comme la plus précieuse liberté qu’on puisse goûter sur la terre.

« Si j’étais roi de France, dit l’Ingénu, voici le ministre de la guerre que je choisirais : je voudrais un homme de la plus haute naissance, par la raison qu’il donne des ordres à la noblesse. J’exigerais qu’il eût été lui-même officier, qu’il eût passé par tous les grades, qu’il fût au moins lieutenant-général des armées, et digne d’être maréchal de France : car n’est-il pas nécessaire qu’il ait servi lui-même pour mieux connaître les détails du service ? et les officiers n’obéiront-ils pas avec cent fois plus d’allégresse à un homme de guerre, qui aura comme eux signalé son courage, qu’à un homme de cabinet qui ne peut que deviner tout au plus les opérations d’une campagne, quelque esprit qu’il puisse avoir ? Je ne serais pas fâché que mon ministre fût généreux, quoique mon garde du trésor royal en fût quelquefois un peu embarrassé. J’aimerais qu’il eût un travail facile, et que même il se distinguât par cette gaieté d’esprit, partage d’un homme supérieur aux affaires qui plaît tant à la nation, et qui rend tous les devoirs moins pénibles. » Il désirait qu’un ministre eût ce caractère ; parce qu’il avait toujours remarqué que cette belle humeur est incompatible avec la cruauté.

Mons de Louvois n’aurait peut-être pas été satisfait des souhaits de l’Ingénu ; il avait une autre sorte de mérite.

Mais pendant qu’on était à table, la maladie de cette fille malheureuse prenait un caractère funeste ; son sang s’était allumé, une fièvre dévorante s’était déclarée, elle souffrait, et ne se plaignait point, attentive à ne pas troubler la joie des convives.

Son frère, sachant qu’elle ne dormait pas, alla au chevet de son lit ; il fut surpris de l’état où elle était. Tout le monde accourut ; l’amant se présentait à la suite du frère. Il était, sans doute, le plus alarmé et le plus attendri de tous ; mais il avait appris à joindre la discrétion à tous les dons heureux que la nature lui avait prodigués, et le sentiment prompt des bienséances commençait à dominer dans lui.

On fit venir aussitôt un médecin du voisinage. C’était un de ceux qui visitent leurs malades en courant, qui confondent la maladie qu’ils viennent de voir avec celles qu’ils voient, qui mettent une pratique aveugle dans une science à laquelle toute la maturité d’un discernement sain et réfléchi ne peut ôter son incertitude et ses dangers. Il redoubla le mal par sa précipitation à prescrire un remède alors à la mode. De la mode jusque dans la médecine ! Cette manie était trop commune dans Paris.

La triste Saint-Yves contribuait encore plus que son médecin à rendre sa maladie dangereuse. Son âme tuait son corps. La foule des pensées qui l’agitaient portait dans ses veines un poison plus dangereux que celui de la fièvre la plus brûlante.