L’Influence française dans la Littérature allemande contemporaine

L’Influence française dans la Littérature allemande contemporaine
Revue des Deux Mondes4e période, tome 158 (p. 834-868).
L’INFLUENCE FRANÇAISE
DANS
LA LITTÉRATURE ALLEMANDE CONTEMPORAINE

M. ARNO HOLZ

Les vingt premières années du nouvel Empire allemand n’ont pas brillé d’un grand éclat littéraire. C’était là, pour la vanité de nos voisins, à tant d’autres points de vue satisfaite, une plaie vive, dont ils sentaient amèrement la brûlure. Aussi retentit au delà du Rhin un cri d’allégresse, et bientôt Lin hymne triomphal lorsque se leva, vers 1889, toute une jeune pléiade de talens naissans qui semblaient enfin devoir prospérer au soleil de la gloire militaire, et porter sans retard des fruits savoureux. Dix années ont passé sur ces espérances ; mais la moisson de renommée est moins abondante que ne l’avaient pensé les enthousiastes de la première heure, à l’aspect de cette germination miraculeuse. M. Sudermann, l’intéressant auteur de Frau Sorge, paraît avoir décidément perdu les suffrages des délicats, pour ne conserver qu’une popularité de médiocre aloi. M. Halbe a mal satisfait par la suite les admirateurs, peut-être trop empressés, du drame séduisant qu’il intitula Jeunesse[1]. M. Hauptmann reste debout, et il semble même qu’aux yeux de ses compatriotes, sa réputation ait grandi de toutes les déceptions causées par ses rivaux, Lui seul demeure maintenant pour conquérir à sa patrie le laurier d’Apollon ! Nous verrons à quel point on lui sait gré de ses succès.

Pourtant, les socialistes lettrés persistent encore à placer un autre nom à côté du sien. MM. Ernst, Stroebel ou Mehring ne manquent jamais de lui rappeler ce qu’il doit au poète Arno Holz et de peser leurs mérites respectifs. Le dernier de ces critiques est encore revenu tout récemment sur ce vieux procès, qui n’est plus guère pendant qu’à ses yeux, mais que des raisons, plutôt politiques qu’artistiques, il est vrai, l’amènent à évoquer de temps à autre devant son tribunal littéraire de la Neue Zeit. M. Mehring a publié, dans ce savant recueil marxiste, des Excursions esthétiques, au cours desquelles il tente d’appliquer aux œuvres de l’art sa doctrine favorite, la conception matérialiste de l’histoire, c’est-à-dire, l’influence prépondérante des intérêts matériels dans le cours des choses humaines. Malgré ses efforts, cette théorie lui fournit peu de secours pour établir une fois de plus un parallèle entre MM. Hauptmann et Holz, puisque, partis du même point, J à la même époque, et dans le même camp, ils sont maintenant séparés l’un de l’autre par un si grand intervalle sur le chemin de la célébrité. A moins toutefois qu’il ne faille prendre au sérieux l’argument tiré de ce fait que l’un fit, dès sa première jeunesse, un riche mariage, tandis que l’autre a dû lutter sans cesse contre la nécessité et dérober plus d’une heure à l’art pour assurer le pain quotidien. Considération peu philosophique véritablement, lorsqu’il s’agit d’expliquer le développement d’un talent d’écrivain. Quoi qu’il en soit, sans s’aveugler jusqu’à méconnaître les dons exceptionnels de Gerhart Hauptmann, M. Mehring parle de lui en toutes circonstances avec la plus visible aigreur, tandis qu’en revanche, il n’a qu’encouragemens, consolations, exhortations amicales pour son émule moins heureux. La raison profonde de cette partialité inattendue est dans l’attitude politique des deux écrivains. Hauptmann, qui porte volontiers sur la scène le tableau de la misère sociale, a toutefois renié publiquement le socialisme, lors des débats judiciaires qui suivirent l’interdiction de son drame, les Tisserands. Holz, au contraire, à part son ouvrage de début, n’a rien écrit qui ait la moindre couleur politique : mais, par compensation, il a fait, à plusieurs reprises, des professions de foi nettement socialistes. Si donc, pensent ses protecteurs intéressés, il voulait bien se décider à faire passer en ses ouvrages quelque reflet de ses convictions, il apporterait peut-être au parti ouvrier l’appoint d’un talent littéraire qui fait défaut jusqu’ici au prolétariat. De là ces ménagemens infinis à l’égard de Holz, et les précautions délicates qu’apporte la critique marxiste dans le maniement d’un amour-propre quelque peu souffrant.

Le parallèle de M. Mehring est susceptible de nous intéresser, à un point de vue tout différent du sien. Nous voudrions le reprendre à notre compte, non pas pour tenter de rétablir, comme lui, l’équilibre entre ces deux renommées inégales, mais afin de marquer la part de l’influence française dans la naissance de la jeune littérature allemande. C’est un sujet que la critique germanique élude à l’ordinaire, sur lequel il sera bon de jeter quelque lumière, et nous y trouverons l’occasion d’écrire un curieux chapitre de la psychologie des races. Nous ne saurions d’ailleurs consacrer une étude approfondie aux deux auteurs dont nous allons parler. Hauptmann, à lui seul, réclamerait un volume entier, car il ne laisse pas d’être gâté par ses commentateurs. Pour ce qui le regarde, nous voudrions simplement rechercher quelles sont, de l’aveu même de la critique allemande, les qualités qui ont assuré son extraordinaire fortune. Puis, munis de ces conclusions, nous nous efforcerons à déterminer quelle est, par l’intermédiaire de Holz surtout, la part qui revient à l’influence française dans la formation du talent si vanté de l’auteur des Tisserands.


I

L’œuvre de Hauptmann a donné naissance, en ces dernières années, à toute une littérature critique. Ce poète de trente-six ans a déjà ses biographes et ses exégètes. En peu de mois, ont paru trois volumes entièrement consacrés à l’étude minutieuse de sa production littéraire, ceux de MM. Schlenther, Bartels et Woerner, et, de plus, deux autres, dont Fauteur, M. Steiger[2], a traité du théâtre contemporain en général, mais a fait de l’œuvre de Hauptmann le terme et le point culminant de sa longue enquête sur le Devenir du drame moderne.

Rappelons seulement les dates principales de cette brillante carrière, que nous ne pouvons ici retracer en détail, et dont les Parisiens connaissent quelques étapes, car les Tisserands et Hannele ont été représentés par M. Antoine, Ames solitaires et la Cloche engloutie par M. Lugné-Poé sur le Théâtre de l’Œuvre. — Après plusieurs essais sans valeur, Gerhart Hauptmann débuta sur la scène, à la fin de 1889, par un drame intitulé Avant le lever du soleil, qui fut représenté à Berlin, non sans un violent scandale, dû à la hardiesse de certaines peintures, mais qui retint dès lors l’attention sur son auteur. La Fête de la paix et Ames solitaires, deux pièces dans la manière d’Ibsen, affermirent cette réputation naissante. Puis vint son triomphe et son chef-d’œuvre, les Tisserands (1892), tableau d’un réalisme poignant, qui fait passer sous les yeux des spectateurs les épisodes d’une grève sanglante des artisans de la Silésie. Ensuite, deux comédies, Le Collègue Crampton et la Fourrure de castor, dont la seconde parut mieux venue, plus franche que la première. En 1893, fut représentée l’Assomption d’Hannele Mattern ; en 1896, Florian Geyer, drame historique, tiré d’un épisode des guerres civiles de la Réforme, et qui ne put se maintenir longtemps sur la scène. La même année 1896 vit donner la Cloche engloutie, beaucoup moins originale que les pièces précédentes, mais qui, par ce fait même, plut davantage au grand public. Enfin le Charretier Henschell est venu clore, en 1898, la liste actuelle des œuvres dramatiques de Hauptmann ; mais les journaux assurent qu’il tient en ce moment cinq pièces à la fois sur le chantier[3]. Tous les ouvrages critiques que nous voulons passer en revue arrêtent d’ailleurs leur examen après la Cloche engloutie.

Il convient de parler en premier lieu de l’historiographe officiel de Hauptmann, M. Schlenther, critique dramatique in- fluent, aujourd’hui directeur du théâtre de la Hofburg à Vienne, mais qui prit sa part dans toutes les luttes initiales de la jeune école berlinoise. Son livre est une mine inépuisable de renseignemens sur les circonstances intimes de la vie du dramaturge. Nous y faisons la connaissance des ascendans de Hauptmann, de ses frères, de sa femme, de ses jeunes enfans. Nous y trouvons le portrait du maître à l’âge de cinq ans, et la photographie de sa villa silésienne. Nous devenons spectateurs des hésitations prolongées de sa vocation, qui le firent successivement agronome, étudiant universitaire, sculpteur, à Rome, peut-être même acteur en espérance. Nous assistons à son mariage précoce avec une jeune fille richement dotée, union qui lui permit d’attendre en toute sécurité l’heure du succès, et aussi de se faire, par ses libéralités, des amis précieux dans les sphères littéraires de la capitale prussienne.

La partie critique de cette apologie met surtout en relief, pour chacun des drames de Hauptmann, le réalisme habile, et parfois puissant, qui leur donne la vie. Ce réalisme, les Parisiens qui ont assisté aux représentations des Tisserands en ont certainement gardé la mémoire. La pièce, on s’en souvient aussi, ne contient ni intrigue, ni analyse de caractère, ni héros ou personnage principal. Elle est formée par la juxtaposition de cinq tableaux successifs, images de misère et de violence, dont l’intensité d’émotion et l’action sur les nerfs du spectateur sont indiscutables. Considérons encore l’Assomption d’Hannele, la plus célèbre des œuvres de l’auteur, après les Tisserands. L’idée de reproduire sur la scène le rêve d’un des personnages de la pièce n’a rien d’original en soi : le public a plus d’une fois assisté à de semblables tentatives, et le procédé en est presque tombé dans le domaine de la féerie. Ce qui fait le mérite et la nouveauté apparente de ce « drame de rêve, » à part la peinture si crue de l’asile de mendicité où se déroule l’action, c’est que le songe d’une enfant mourante est traduit avec toutes ses probabilités psychologiques et presque physiologiques ; c’est que le monde bizarre où la transporte le délire est reproduit dans le coloris exact qu’il doit revêtir pour l’imagination enfiévrée d’une élève de l’école primaire, dont la mémoire est meublée de cantiques et de contes populaires. Ce réalisme proprement local et la couleur silésienne du cadre, comme des légendes mises en scène, rendent même la pièce assez difficile à goûter pour un spectateur français. Il serait aisé de mettre ailleurs en relief ce trait dominant du talent de Hauptmann, si ses autres ouvrages n’étaient moins connus en France : mais, en résumé, art de rencontrer le détail pittoresque, de donner la sensation du milieu choisi, réalisme conséquent, pour employer le terme consacré en Allemagne, tels sont les caractères du talent de Hauptmann, au dire du biographe bienveillant qui est, jusqu’à un certain point, le porte-parole de l’écrivain dont il a retracé la carrière, et mesure les réserves avec autant de discrétion qu’il prodigue les louanges d’une main libérale.

Si l’on voulait entendre toutefois un panégyriste encore plus intrépide, ce serait, chose étrange, aux côtés du sévère Mehring, dans le sein du parti marxiste qu’il faudrait le chercher. M. Edgar Steiger est le directeur de la Neue Welt, sorte de magazine, de feuille de famille, destinée à porter dans les intérieurs ouvriers la bonne parole socialiste, et que le Vorwaerts, organe officiel du parti, sert comme supplément hebdomadaire à ses abonnés. Dans ce poste de confiance, l’éclectisme littéraire de M. Steiger adonné lieu déjà à quelques plaintes, dont nous avons retracé ailleurs l’amusante histoire[4]. Son point de vue esthétique est en effet différent de celui de ses compagnons, et son esprit paraît avoir fort peu subi l’influence de la conception matérialiste de l’histoire, qui devrait être pourtant, si l’on accepte les enseignemens de Mehring, le fondement de l’esthétique socialiste orthodoxe.

Sans doute, Steiger se garde de renier expressément un des articles de foi de la doctrine pour laquelle il a accepté de combattre, mais ses coreligionnaires flairent en lui l’hérétique[5], car il se sent et se dit avant tout artiste, gourmet de lettres, et friand d’émotions poétiques. Sur ce terrain, il a le courage de ses opinions. Peu lui importent les ana thèmes de M. Mehring et les excommunications de M. Liebknecht. Hauptmann est son homme ; il le proclame à la face de l’univers. Et, malgré ces audaces, les socialistes les plus ardens ne sauraient se brouiller avec un polémiste qui rédige ses considérations suspectes dans le cachot où l’a conduit son dévouement à la bonne cause. Le Devenir du drame moderne est en effet daté de la prison de Zwickau, où l’auteur purgea durant quatre mois et demi une condamnation de presse. Tel, il y a peu de mois, M. Rochefort rédigeait, sous la protection du préfet de police, une préface pour quelque édition luxueuse des Fables de La Fontaine. Malgré son origine, cette dramaturgie nouvelle ne renferme d’ailleurs que peu d’allusions politiques, à ce point qu’on oublie presque constamment les opinions de l’auteur, qui va même jusqu’à témoigner quelque sympathie au christianisme, en tant que « manifestation de chaude humanité. »

Pour apprécier la portée que M. Steiger attribue à l’œuvre de Hauptmann, il faut tout d’abord savoir quelle importance il donne à la jeune école dramatique allemande, dont cette œuvre est la fleur. Afin de nous édifier sur ce point, notre critique croit devoir tracer une de ces divisions philosophiques de l’histoire, dont l’esprit allemand et surtout le parti socialiste ont le secret. Ainsi Lassalle distinguait jadis dans le passé de l’humanité trois époques, dont l’une embrassait les temps les plus reculés jusqu’en 1789, dont la seconde s’étendait de 1789 à 1848, année qui vit les débuts du tribun, et dont la troisième, encore en cours, devait sans doute se terminer, dans sa pensée, vers 1864, avec sa dictature et le triomphe de ses idées. M. Steiger ne met pas beaucoup plus de proportions dans ses classifications esthétiques. Qu’on en juge ! La vie artistique du monde, dit-il, a été successivement sous l’influence plastique, avec la Grèce de Phidias, pittoresque avec l’Italie de Raphaël, musicale avec l’Allemagne de Beethoven et de Wagner. Voici venir enfin l’âge dramatique du monde, qui sera international, car M. Steiger ne méconnaît pas les influences étrangères qui en ont préparé la naissance, mais dans lequel l’Allemagne, avec Hauptmann, paraît devoir se réserver encore une fois la part du lion. C’est faire preuve d’un patriotisme vraiment insatiable, quand on songe que M. Steiger a déjà conféré à sa race l’empire du troisième âge esthétique de l’humanité.

Ces espérances sans limite disent assez son enthousiasme pour les moindres détails de l’œuvre de son illustre compatriote. Chez Hauptmann, M. Steiger admire tout sans distinguer. On connaîtra son état d’esprit par un seul exemple. Rappelons tout d’abord que le héros des Ames solitaires, le Dr Jean Vockerat, termine ses jours, à la fin de la pièce, par un suicide dans les eaux du Mueggelsee. « À cette mort tragique, dit M. Steiger avec componction, nous sommes déjà préparés de la manière la plus heureuse par un incident rapide, sans importance apparente, au cours du quatrième acte. Jean et Anna reviennent de la promenade : ce dernier s’arrête un instant sous la vérandah, et regarde le lac : « — Qu’y a-t-il d’intéressant, docteur ? demande-t-elle en se retournant — Il doit s’être passé quelque chose, répondit Vockerat. On voit un agent de police dans un canot. Peut-être un nouvel accident. » Et comme Anna reprend en souriant : « — Voilà une supposition bien mélancolique, » il ajoute sérieusement : « — Il en arrive assez souvent ici : c’est une eau dangereuse. » « Ainsi, continue le commentateur, nos sens s’accoutument à la disposition des localités, et apprennent même à évaluer les distances dans le cadre où la catastrophe se produira plus tard. » Voilà vraiment une innovation bien remarquable, pour les débuts de l’âge dramatique du monde, et il faut avoir un singulier désir d’admirer pour le faire à cet endroit. Quant à nous, nous voyons simplement, dans cette préparation indispensable, le procédé le plus élémentaire, l’a b c du métier théâtral, une de ces « ficelles » dont Scribe a dès longtemps donné toutes les formules. Mais cet exemple a le mérite de nous apprendre que Steiger prétend faire admirer surtout, chez son favori, l’art du détail, la vie dans les petites choses, et l’impression de la réalité imposée au spectateur par une série de légères touches, toutes parfaitement exactes, à la manière des pointillistes. Il a trouvé souvent, avouons-le, des expressions originales pour justifier et faire partager son extase. Nous vivons, dit-il, dans « l’âge du microscope, » et l’observation de l’écrivain doit porter sur les plus infimes circonstances. Hauptmann a créé l’« art de balbutier » sur la scène, c’est-à-dire d’y apporter toutes les familiarités du langage, toutes les particularités de la diction, les tics et les négligences même de la prononciation, afin de rendre plus vivans les personnages.

Enfin, résumant par une expression très allemande les précédentes considérations, et toute l’originalité de l’auteur des Tisserands, M. Steiger le considère comme l’inventeur de « l’éternel Instantané » das éwig Augenblickliche, et il célèbre sans se lasser les charmes de cette figure allégorique. « Pour l’oreille affinée du dramaturge par droit de naissance, dit-il, un murmure, une pause, une hésitation du discours, une parenthèse, un mot d’argot, deviennent une révélation de pensées et de sentimens humains. Et, plus il se plonge dans l’étude de ces procédés si proprement dramatiques, plus il vit dans le commerce de l’éternel Instantané, plus l’habileté des anciens écrivains de théâtre à transformer en banales tirades les pensées secrètes et les sentimens muets de leurs personnages doit lui paraître péché lyrique, et blâmable négligence de travail. Pour ses yeux de moderne, tous les types, avant lui mis à la scène, rappellent ces petites statues du moyen âge, qui portent dans la bouche une longue banderole sur laquelle est exposé le caractère du personnage représenté. » Tels sont donc les jugemens que Hauptmann aurait le droit de porter sur ses prédécesseurs, s’il prêtait une oreille trop complaisante aux encouragemens d’une critique idolâtre. Quant aux hardiesses voulues qui ont d’abord fait connaître son nom, aux brutalités gratuites d’Avant le lever du soleil, aux scènes parfois écœurantes des Tisserands, M. Steiger a en réserve une autre théorie fort ingénieuse pour les excuser. A ses yeux, le progrès de l’art consiste à restreindre de plus en plus le domaine du laid, à « conquérir à la beauté un morceau de laideur. » Ainsi, pour l’homme primitif, tout ce qui inspire crainte, angoisse, émoi, dégoût, semble laid. Plus tard naît, sur le sol privilégié de la Grèce, le sentiment tragique, c’est-à-dire une jouissance d’ordre supérieur à voir la souffrance humaine, la mort même, s’étaler sur la scène.

Depuis lors, le domaine de la beauté s’accroît sans cesse par l’incorporation de nouvelles provinces ennemies. Grâce à cette théorie audacieuse, on comprend mieux que les œuvres des initiateurs, qui conquièrent à la beauté un morceau de laideur, soient considérées tout d’abord avec étonnement, avec répugnance même par des yeux mal préparés à les comprendre. Une élite seule est capable de leur rendre justice. Tel fut, au début, le sort des muscles tourmentés d’un Michel-Ange et des dissonances d’un Wagner. Mais, en revanche, « comme les anges dans le ciel se réjouissent plus pour un seul pécheur converti que pour cent justes persévérans, ainsi l’artiste véritable se réjouit mille fois davantage pour la plus petite parcelle de laideur qu’il a conquise à l’empire de la beauté que pour tous les attraits empruntés par lui à la poétique du passé. » C’est sur ce ton lyrique que sont écrites les longues pages consacrées à son héros par l’auteur du Devenir du drame moderne et que sont célébrés « ces beaux, ces inoubliables jours où germa l’art allemand nouveau, alors que les cœurs débordaient, que les fronts brûlaient, et que chacun sentait la venue de quelque chose de grand, sans pouvoir dire précisément ce qui allait naître. »

Après ces effusions extatiques, la critique[6] serrée et tranquille de M. Bartels est un véritable repos. Les nerfs se fatiguent à la longue de l’état d’exaltation adoratrice où voudraient les maintenir certains dévots de la jeune école dramatique. Nous allons trouver dans ces pages sincères le jugement définitif qu’il est permis de porter sur l’œuvre actuelle de Gerhart Hauptmann et sur l’évolution de son talent. Là où M. Schlenther la laissait déjà involontairement pressentir, M. Bartels souligne, chez le jeune dramaturge, la faiblesse de l’imagination créatrice. En effet, toutes les pièces de Hauptmann semblent avoir un drame parrain, Pathenstueck, qui les inspira plus ou moins directement. Souvent aussi, il a repris des thèmes précédemment traités par lui-même, afin de les présenter sous une autre forme, et de les façonner à nouveau sous les yeux du spectateur. Il a copié, parfois même de façon trop transparente, des personnages vivans de son entourage. Enfin, il a, dans ses deux drames historiques, les Tisserands et Florian Geyer, suivi de très près les données fournies par la tradition écrite. En un mot, nécessité d’une matière fournie d’avance, presque d’un canevas préparé, tel est donc le point faible en son talent. Le côté fort, c’est une étonnante puissance d’observation, le don de trouver le détail révélateur, de peindre les symptômes, les phénomènes physiques qui accompagnent et trahissent les états d’âme et les particularités des caractères. Il éveille, de façon irrésistible, la sensation du milieu réel dans lequel se déroulent ses actions dramatiques, à ce point qu’on nomme, en Allemagne, « drames de milieu » ses productions les plus originales. Et cet ensemble de qualités a fait de lui le représentant le plus éminent de l’école qu’on est convenu de nommer, au delà du Rhin, celle du « réalisme conséquent. » M. Bartels dit excellemment : « Hermann Sudermann a débuté à peu près dans le même temps que Gerhart Hauptmann, et ce fut à lui que le succès alla tout d’abord. L’Honneur semblait le drame du jour, à meilleur titre que Avant le lever du soleil. La Fin de Sodome, de Sudermann, par ses peintures assez exactes de la décadence berlinoise, inspira même la conviction que son auteur était appelé à porter dignement la pensée moderne sur le théâtre. Heimat (Magda) fut considéré comme l’exposition d’un des problèmes essentiels du temps présent. Mais, quand on découvrit chez l’auteur la constante recherche de l’effet, une réaction se produisit soudain, et on enveloppa dans une condamnation générale jusqu’aux premières œuvres de Sudermann. Il parut évident que l’écrivain de l’Honneur n’était pas le produit sans mélange de la renaissance littéraire allemande, mais qu’il en avait seulement utilisé habilement certaines tendances afin de rajeunir ce théâtre à la française, que Lindau et Blumenthal avaient mis à la mode. Depuis lors, sa réputation décrut sans cesse ; on le considéra bientôt comme un faiseur et comme un routinier. Hauptmann occupa de plus en plus le devant de la scène. »

Hauptmann est donc considéré aujourd’hui comme le représentant attitré de l’école du naturalisme conséquent. M. Bartels voit, dans ses trois premiers drames, une période de tâtonnemens où le réalisme de l’auteur demeure encore sous l’influence directe des naturalistes français, d’une part, et d’Ibsen, de l’autre ; car ce sont là ses premiers initiateurs. Les trois pièces suivantes, les Tisserands, le Collègue Crampton, et la Fourrure de Castor, marquent l’apogée du naturalisme conséquent d’outre-Rhin. C’est l’époque où cette tendance littéraire a pris une tournure spécialement germanique, une nuance intime et populaire que l’on peut considérer comme un progrès décisif sur la forme brutale revêtue par les premières imitations des modèles étrangers. Puis, à dater d’Hannele, le symbolisme, qui n’est qu’un retour offensif du vieux romantisme et de ses plus douteux élémens, le symbolisme maladif d’un Maeterlinck vient modifier le naturalisme conséquent, pour s’épanouir enfin sans mélange dans la Cloche engloutie. Cette pièce indique certainement un recul, au point de vue de l’originalité, dans le talent de son auteur.

En résumé, le naturalisme conséquent n’a fleuri en Allemagne que de 1889 au début de l’année 1893 : mais, il y a produit, sous la plume de Hauptmann, trois œuvres originales et remarquables, dont l’une, les Tisserands, a sa place dès à présent marquée dans la littérature universelle, s’il faut en croire les critiques qui conservent le mieux leur sang-froid au delà du Rhin. Et, par cette heureuse transfusion du naturalisme dans les veines d’un genre littéraire jusque-là réfractaire à cette opération, l’Allemagne croit avoir apporté au drame le rajeunissement qu’elle reproche à la France de n’avoir su donner qu’au roman, peut-être parce que M. Sardou, qui n’a rien de naturaliste en effet, a longtemps représenté à lui seul chez nos voisins toute la production dramatique française.


II

Telles sont donc les qualités, universellement reconnues au talent de Hauptmann, et capables d’expliquer jusqu’à un certain point sa prodigieuse fortune : fine peinture des détails caractéristiques, impression du milieu traduite et imposée d’une façon frappante à l’imagination des spectateurs, éternel Instantané, et, en un mot, pour résumer cet ensemble de mérites par le terme consacré en Allemagne, réalisme ou naturalisme conséquent.

Toutefois, ces qualités sont absentes des premiers écrits du dramaturge, car le Promethidenloos, par exemple, est une pâle copie de Childe Harold. Elles apparaissent subitement, fort développées déjà, sinon tout à fait mûries, dans son premier drame, Avant le lever du soleil, dont elles assurent le succès, malgré les côtés répugnans du sujet choisi. Quelle fut donc la cause de cette transformation instantanée et radicale dans les procédés techniques du jeune écrivain ? Ecoutons sur ce point le Dangeau du Roi-Soleil de la scène allemande, M. Schlenther, peu suspect de diminuer les mérites de son héros.

« En 1889, à Niederschoenhausen, près de Berlin, Hauptmann fit la connaissance d’un jeune homme de son âge, le poète Arno Holz. Celui-ci, dans son petit « taudis, » qu’il a décrit de si touchante et pittoresque manière, lut en présence de son nouvel ami une série de courtes esquisses, qu’il venait de terminer, en collaboration avec son camarade et compagnon de chambre, Johannes Schlaf, de Magdebourg. Le plus important de ces essais se nommait Papa Hamlet, et faisait pénétrer le lecteur dans l’intérieur misérable d’un comédien dont, avec la recherche consciencieuse des plus minces détails, les auteurs peignaient la pauvreté, le désordre et la malpropreté répugnante. Plus encore que ces lectures, agirent sans doute sur Hauptmann les discours d’un enthousiasme communicatif dans lesquels Holz développait les théories artistiques qu’il avait tenté de traduire en œuvres. Jeune, énergique, respirant la santé et la faisant rayonner autour de lui par son seul aspect, ce fils d’un pharmacien de Rastenburg, de bonne heure abandonné à ses propres ressources, et devenu calculateur avisé, ce Prussien de l’Est, entêté en des conclusions logiquement déduites, avait déjà fait preuve d’un beau talent lyrique, en tournant le dos à des modèles vieillis et ressassés jusqu’à la nausée... Rempli des théories d’Arno Holz, sous l’aiguillon de son éloquence, Gerhart Hauptmann choisit aussitôt un sujet, tout particulièrement propre à une interprétation ultra-naturaliste... Toutefois, plein d’un respect timide pour l’intelligence artistique supérieure de l’énergique Arno Holz, il ne lui communiqua pas ce sujet, comme il le lui avait promis par lettre, mais se réfugia près des siens pour y travailler... Lorsque Avant le lever du soleil parut en librairie, dans l’été de 1889, l’auteur le fit précéder d’une dédicace datée d’Erkner, le 8 juillet. Il y remerciait les auteurs de Papa Hamlet pour l’impulsion décisive qu’il avait reçu par ce manifeste du « naturalisme conséquent, » il exprimait sa gratitude et sa « joyeuse reconnaissance » dans cette dédicace devenue célèbre. »

M. Bartels, en racontant les mêmes événemens avec sa modération et sa netteté ordinaires, ajoute : « Hauptmann n’a pris pour son premier drame que le procédé d’exposition des auteurs de Papa Hamlet ; mais il l’a fait passer directement dans son œuvre. »

Enfin, si nous prêtons l’oreille aux socialistes, nous verrons s’enfler démesurément la dette contractée par Hauptmann vis-à-vis de Holz.

M. Paul Ernst a écrit[7] : « Le drame moderne inspiré par Holz et Schlaf se distingue aussi essentiellement des productions dramatiques précédentes, de celles d’Ibsen par exemple, que le théâtre d’Ibsen diffère de celui de Schiller, et les pièces de Schiller des tragédies antiques... Hauptmann n’est devenu un initiateur que par le plus grand des hasards, et sans y avoir la moindre disposition. Si l’on ne pouvait établir, pièces en mains, en quelque sorte, les origines précises de la nouvelle technique, par les œuvres de Holz, Hauptmann semblerait le chef de toute une génération d’artistes, et, dans cent ans, il apparaîtrait comme un génie créateur, qui, en frappant le sol du pied, en a fait jaillir un art nouveau... Pourquoi Ibsen donne-t-il l’impression d’être aujourd’hui tellement dépassé ? Il lui manque la technique nouvelle, qui, à elle seule, élève un drame à un tout autre niveau que celui des chefs-d’œuvre du passé. Un morceau aussi niais que les Ames solitaires d’Hauptmann touche plus profondément que le meilleur des drames du Norvégien, si supérieur cependant de toutes façons à son jeune rival. En ce cas, ce n’est pas le tempérament de l’écrivain qui exerce sur nous son action, mais l’étincelle de vie qui, grâce aux procédés nouveaux, rayonne parmi tant de sottises. »

Voilà un jugement bien sévère pour le talent de Hauptmann, et bien flatteur pour les découvertes techniques de Holz. M. Mehring va plus loin et n’hésite pas à comparer les talens eux-mêmes en ces termes :

« Une tout autre personnalité que Hauptmann, un gaillard (ein ganzer Kerl) dans la littérature comme dans la vie, c’est Arno Holz... Son Livre du temps et ses Voies nouvelles sont à proprement parler les productions classiques du naturalisme allemand... Dans la poésie lyrique ; il n’a qu’un égal, Detlev de Liliencron... Certes Holz n’est pas un habile artisan de compromissions... L’infortuné considère le naturalisme comme une « pensée féconde, » et s’y attache de toutes ses forces, au lieu de jouer avec ses procédés, afin de demeurer le favori d’une simple clique. Si un poète a rarement débuté de façon aussi pauvre et aussi piteuse que Hauptmann avec son Promethidenloos, aucun peut-être ne s’est révélé avec autant d’éclat et de gloire que Holz en son Livre du temps. Caractère énergique et ferme, luttant avec tout le feu d’un artiste-né en faveur de son idéal, il ne possède pas, en revanche, l’habileté froide et pratique de Hauptmann. » M. Mehring se laisse évidemment entraîner par sa sympathie : il convient déjuger les artistes moins sur leurs intentions que sur les résultats obtenus par eux.

Qui est, cependant, cet Arno Holz, dont les uns font l’initiateur, les autres le rival, encore debout, du dieu de la scène allemande ? Traçons une rapide esquisse de sa carrière littéraire, avant de revenir à son action sur Hauptmann, et aux sources françaises de cette influence.

Après plusieurs essais sans importance, il débuta réellement en 1886 par un volume de vers, intitulés Les Chants d’un moderne, qu’il a réédités en 1892, avec quelques additions, sous le titre de Livre du temps. Et, en vérité, ce n’est pas trop de dire que ce coup d’essai fut un coup de maître. Dès les premières lignes de l’épître dédicatoire, adressée à un ami, on se sent séduit, et 600 pages de vers lyriques ne laissent pas s’effacer l’impression

[8] première. Le réalisme très marqué déjà, la trivialité voulue de l’expression n’empêchent pas les envolées exquises : le style fait penser tantôt à la langue incisive d’un Juvénal, tantôt à la chanson harmonieuse d’un Virgile. Il faut l’avouer, la profession de foi du jeune poète est singulièrement nihiliste, mais l’élan juvénile de ses blasphèmes permet d’en fait excuser l’outrance puérile. « Je brasse, dit-il, mes mixtures lyriques avec de l’eau sucrée et le sang des tyrans. Je ne suis pas au mieux avec la police, et, avant tout, je ne suis pas un misogyne. »

Deux de ces morceaux sont à signaler. Tout d’abord, celui qui est dédié : « Aux mangeurs de Français. » L’écrivain prussien y célèbre très courageusement les services rendus à la cause du droit par notre pays, et il chante la France humanitaire, « le peuple de Rousseau et de Saint-Pierre. » Son vigoureux refrain mérite d’être connu parmi nous : : — Pour moi, je crie : Vive la France ! » — Honni soit qui mal y pense. — Premier témoignage de cette culture française dont nous allons trouver plus d’une fois la trace en son esprit. D’autre part, le beau poème intitulé Ecce homo suffirait à lui seul pour expliquer les sympathies du parti socialiste à son égard, et les espérances qu’on y conçut sur l’avenir de ce jeune talent.

C’est le récit de la vocation d’un enfant du hasard, qui devient plus tard un grand agitateur socialiste : « Je le voyais tous les jours, comme si la renommée n’avait rien changé à son sort, s’en aller silencieusement à son travail, au son de la cloche. Autour de sa cravate, rouge comme le sang, flottaient ses boucles en désordre : son chapeau calabrais s’abaissait profondément sur son front. Un esprit de bon aloi, un homme du peuple, un poète. Il m’a donné souvent l’impression d’un prophète biblique. Tout le quartier le connaît et honore en lui le chef qui, souvent, a gravi les degrés de la tribune, en agitateur intrépide. » Le récit de la vocation politique de cet apôtre est pénétré d’émotion contenue. Apprenti dans un atelier d’imprimeur, il se plonge avec passion dans les livres. « Un sauvage besoin de savoir coulait comme du feu par les veines de son cerveau... La moitié de son salaire restait chez le bouquiniste, et, lorsqu’il lisait ou écrivait, son cœur avait des battemens si délicieux ! » Les plaisirs de ses compagnons de travail lui demeurent incompréhensibles : tandis qu’ils s’égayent, le dimanche, dans les cabarets bruyans, il demeure dans le silence de sa modeste chambrette, et il étudie sans relâche. Bientôt, ses efforts constans lui apportent la satisfaction que donne le sentiment du devoir accompli, et, par surcroît, la notoriété et le succès. « La misère suspend aujourd’hui son portrait à la muraille, et le pare de fleurs... Si vous venez à prononcer son nom, le peuple sent battre son cœur et répond dévotement : amen ! » La race des vaillans peine sur ses écrits. Sa devise est : La liberté et le droit. Le fils du savetier « combat comme un paladin, et tous regardent vers lui comme vers un nouveau Messie. » Bien que ce portrait magistral offre quelques traits français, et fasse songer aux « vieilles barbes » de 1848, ceux des chefs du parti socialiste allemand qui ne sont pas sortis de la bourgeoisie ont pu se reconnaître avec orgueil dans un représentant idéal de la vocation qu’ils s’attribuent. Ce souvenir explique peut-être en partie la sympathie tenace qu’ils gardent au fond du cœur à celui qui l’a dépeint jadis.

Bien qu’il affecte aujourd’hui de dédaigner cette œuvre initiale, fruit tardif de la technique vieillie des Geibel et des Herwegh, Holz demeure cependant persuadé qu’il a créé dans le Livre du temps la « poésie lyrique de la grande ville » et presque la poésie sociale. Il est possible en effet qu’en Allemagne, ses beaux vers aient paru ouvrir en ce sens une voie nouvelle : ils n’auraient pu donner une semblable impression à un lecteur français, déjà familier de Verlaine, ou de MM. François Coppée et Eugène Manuel[9].

Quoi qu’il en soit, l’auteur des Chants d’un moderne fut peu remarqué et peu encouragé par la critique. Il garda quelque temps le silence ; nous verrons tout à l’heure comment furent employées ces années de méditation. A la fin de 1888, il résolut pourtant de rentrer en ligne dans la bataille des idées, et se retira, pour travailler en paix, dans un faubourg de Berlin, en compagnie de son ami Johannès Schlaf. Il a décrit avec émotion, dans une publication postérieure, ce « taudis » de Niederschoenhausen, d’où sortit, nous l’avons vu, la première inspirai ion dramatique de Gerhart Hauptmann, et aussi un volume de nouvelles, résultat de la collaboration de Holz et de Schlaf.

Cet ouvrage parut en 1889 à Leipzig, sous le titre de Papa Hamlet. L’histoire en est assez singulière, car elle démontre que la mystification littéraire est demeurée possible à notre époque d’érudition et de télégraphe, jusque dans la savante Allemagne. Qu’un Mérimée, au premier tiers du siècle, ait trompé quelque temps ses contemporains sur l’existence de l’intéressante Clara Gazul, ou sur l’authenticité de poèmes slaves, on le conçoit sans peine, en songeant à la lenteur des communications d’alors, et à l’ignorance proverbiale des Français, en matière de littérature étrangère. Mais, qu’en 1889, la presse germanique tout entière se soit laissé prendre à une supercherie du même ordre, voilà qui est piquant et inattendu. C’est ce qui arriva cependant lorsque parurent, sous le nom de Bjarne P. Holmsen, les trois récits dont le premier, Papa Hamlet, donnait son titre au volume. Dans l’introduction, un certain Dr Bruno Franzius disait avoir traduit l’ouvrage du norvégien et donnait une courte biographie de l’auteur supposé. Holz et Schlaf ont plus tard avoué qu’ils furent eux-mêmes surpris du succès de leur stratagème. Un ton d’ironie évidente qui règne dans le récit de la carrière du prétendu Holmsen leur paraissait devoir trahir très rapidement les irrégularités de son état civil. Ce jeune banquier contrarié par une famille prudente dans sa vocation littéraire est l’esquisse d’un personnage de roman satirique, plutôt qu’une figure en chair et en os. Néanmoins, leur déguisement assura aux auteurs véritables un accueil assez impartial : les opinions se partagèrent, et la condamnation ne fut pas du moins unanime, cette fois, comme elle l’avait été pour les Chants d’un moderne. Les deux collaborateurs se sont donné plus tard le matin plaisir de rapprocher les appréciations contradictoires que leur œuvre avait inspirées à la critique, et ils ont ainsi démontré le danger des métaphores artistiques. « Holmsen peint avec un épais pinceau de crins, » disait la Poste de Zurich. « Il faut jouir par soi-même de l’incroyable finesse de l’exécution, » s’écriait le Journal de Leipzig. « Avec du noir seulement, on ne peut ni peindre, ni décrire, » déclarait l’un. « Le propre de ce style est un coloris extrêmement varié et persuasif, » assurait un autre.

Mais voici une sentence plus sérieuse : « La technique du récit, disait très justement M. G. Conrad, dans la Gesellschaft, est extrêmement originale. Ce ne sont que des éclaboussures de couleurs criardes, sans préparation, sans lien, mais qui, dans l’imagination d’un lecteur bien préparé à les comprendre, se groupent en brûlantes représentations de la vie. Rien que des images, nulle pensée. Cette effrayante virtuosité dans la copie du réel, servi en minces tranches, et impitoyablement banal autant que tragique, éprouve à la longue les nerfs du lecteur. »

Telle est bien l’impression que laissa aux gens du métier ce premier exemple de la technique nouvelle : c’est le réalisme poussé presque jusqu’au ridicule, et, en tous cas, jusqu’à la fatigue.

Disons quelques mots de la principale et de la plus caractéristique de ces nouvelles, qui inaugurèrent, en Allemagne, le naturalisme conséquent. Papa Hamlet est une sorte d’incarnation Scandinave du Delobelle de Daudet. Ce surnom familier s’applique en effet à Niels Thienwiebel, comédien sans emploi, plongé dans la plus profonde misère, avec sa femme et un bébé de quelques mois, parce qu’il refuse opiniâtrement les emplois modestes, qu’il juge indignes de son génie. Le rôle d’Hamlet, qui fut un de ses succès, a laissé une impression ineffaçable dans ce cerveau détraqué.

Les phrases les plus étranges et les plus incohérentes du prince de Danemark reviennent sans cesse, comme des leit-motiv, dans la conversation du piteux tragédien. Contraste vraiment tragique entre le romantisme grandiose de la langue de Shakspeare et la trivialité mesquine des scènes qui se déroulent sous les yeux du lecteur, dans la mansarde où grouillent ces lamentables bohèmes : Thienwiebel, aussi égoïste et brutal que prétentieux et fainéant ; Amélie, l’Ophélie de ce triste Hamlet, pauvre créature, minée par la phtisie, hébétée par les privations continuelles et l’abandon de toute espérance ; enfin, le bébé souffreteux et criard que son père a affublé du nom de Fortinbras. Quelques comparses occupent le fond du tableau. Le récit est décousu, fantasque, formé surtout de conversations qui semblent notées par un phonographe, sans oublier les défauts de prononciation, jusqu’aux tics du gosier des interlocuteurs. Et l’on croirait presque ces scènes écrites pour le théâtre, tant la forme du dialogue y est fréquemment employée. La peinture du mobilier en ruine et des rares ustensiles qui traînent dans le taudis des Thienwiebel est aussi d’une minutieuse précision ; et, de tous ces élémens réalistes combinés entre eux, les auteurs tirent parfois des effets d’une certaine puissance. La rentrée de Papa Hamlet ivre dans la mansarde glacée où sa femme et son enfant agonisent tous deux est d’une lecture véritablement pénible, qui fait naître le sentiment de répulsion voulu par l’écrivain. Mais, là encore, à nous autres Français, ces effets ne sauraient donner l’impression de la nouveauté, car Flaubert, Zola, Goncourt, Maupassant surtout dont l’influence a été grande en Allemagne, nous ont habi- tués dès longtemps à ces procédés. Il est juste de reconnaître cependant que, sous la plume de Holz et Schlaf, ce réalisme français, teinté de scandinavisme, revêt malgré tout une couleur plus nettement germanique qu’il ne l’avait fait jusque-là entre les mains d’imitateurs moins doués.

Aussi les auteurs de Papa Hamlet sont-ils à bon droit considérés comme ayant inauguré en Allemagne la période artistique, dite du réalisme conséquent, dont M. Bartels nous a retracé le règne court, mais brillant.

Peu après, les deux collaborateurs portèrent au théâtre leurs procédés de style. Mais, sur ce terrain, ils avaient été devancés, comme nous l’avons vu déjà, par leur disciple Hauptmann, et, dépourvue du mérite de la nouveauté, la Famille Selicke, qui fut jouée le 7 avril 1890 sur la scène libre de Berlin, y reçut un accueil assez froid. Fontane, cependant, le vieux romancier et critique influent dont l’esprit ouvert se montra sans cesse favorable aux hardiesses de la jeune école, écrivait le lendemain dans la Gazette de Voss ; « Cette représentation a dépassé l’intérêt des précédentes, parce que nous nous trouvons cette fois de la manière la plus certaine sur un terrain nouveau. En ce point les voies se bifurquent : ici le vieux se sépare du neuf. » Il ne faut pourtant pas prendre trop à la lettre cette appréciation bienveillante. Autant il est certain qu’Holz et Schlaf arrivèrent les premiers sur le terrain de la nouvelle, comme prophètes du réalisme allemand, autant il est évident qu’au théâtre, la même innovation était introduite avec ses traits essentiels depuis Avant le lever du soleil. Bartels ne compare la Famille Selicke qu’au plus faible de tous les drames de Hauptmann, la Fête de la paix : c’est pour donner, il est vrai, l’avantage au premier de ces morceaux. La pièce offre un tableau assez vivant d’un intérieur de la petite bourgeoisie berlinoise. Le libraire Selicke, qui réussit mal dans ses affaires et trouve peu d’agrémens dans son intérieur, se console par la boisson. Sa femme, dont la santé est usée, ne peut suffire à élever sa nombreuse famille. La providence de ce ménage, c’est la fille aînée, Toni, qui par son travail de couturière fait vivre les siens. Elle met un rayon de grâce et de poésie dans cette sombre esquisse. En effet, un jeune étudiant en théologie, Gustave Wendt, est pensionnaire chez les Selicke : chambre-garnist, comme on dit à Berlin. A la veille d’obtenir un poste de pasteur de village, il rêve d’emmener comme compagne cette Toni qu’il adore, et dont il assurerait le bonheur. La jeune fille n’ose l’écouter : elle sent trop bien que son cœur l’entraînerait sur les pas du nouveau pasteur, tandis que son devoir la retient auprès des siens. N’est-elle pas leur dernier appui matériel et moral ? Pourtant, elle paraît céder un instant devant le tableau d’avenir heureux, que son amoureux lui trace avec une flamme communicative. La mort d’une petite sœur malade, — que les auteurs ont présentée d’une façon fort dramatique, — la ramène à ses premiers sentimens, et, le deuil dans l’âme, elle refuse la main de Wendt, qui s’éloigne en disant : « Je reviendrai. »

L’acte qui met en scène la rentrée tardive du père, ivre d’une ivresse triste et lourde, auprès du berceau où gît l’enfant agonisante, dont il trouble les derniers instans, nous donne la note favorite des auteurs. Note cruelle, poignante, presque rebutante par son amertume, mais qui n’est pas demeurée sans écho, puisqu’on a voulu voir dans la scène, dont nous venons de parler, le prototype de l’Assomption d’Hannele. Qu’est-ce donc que Fontane appelle nouveau dans une pareille œuvre ? Ce n’est certes pas le fond, ni le développement des caractères. Selicke est l’homme faible, sans méchanceté, qui fait pourtant autour de lui des malheureux, parce qu’il ne sait pas se redresser sous les coups de la fortune adverse. On reconnaît encore quelque analogie entre ce libraire berlinois et certains personnages de Daudet ? Mme Selicke est une bourgeoise vulgaire, énervée par la souffrance, et incapable de suffire à ses lourds devoirs de mère de famille. Ses fils sont à peine esquissés. L’enfant malade n’a aucune originalité. Enfin le couple amoureux est si touchant et si noble qu’il frise de près la convention et pourrait passer pour une infidélité au réalisme conséquent. Resterait donc la nouveauté dans les procédés de style et dans la technique du drame. Nous ne voulons pas la discuter une fois encore, mais quel spectacle singulier que celui d’un véritable poète, qui a fait ses preuves, et s’attache néanmoins désespérément, en un tournant de sa carrière, à ces questions de procédé, si indignes de tenir une place prépondérante dans les préoccupations d’un producteur ! Tous les procédés sont bons au talent : tous seraient insuffisans, s’ils devaient voiler la médiocrité. C’est du moins ainsi que nous en jugeons en France, et il est regrettable que Holz n’ait pas appris cette vérité à notre école. Mais, nous sommes en Allemagne, pour l’instant, et, dit Bartels, « on ne saurait blâmer chez la jeune école son goût pour la théorie, bien qu’il se soit traduit quelquefois par une véritable rage de programmes : c’est un trait proprement allemand : tous nos mouvemens littéraires ont débuté par une campagne critique et théorique. »

Nous allons établir, à présent, que l’initiateur du naturalisme conséquent fut de bonne heure préoccupé de la technique à un degré presque maladif.


III

En 1891, en effet, sous le titre de l’Art, son essence et ses lois[10], Holz, seul cette fois[11], publia une histoire rétrospective de ses expériences littéraires, et de ses recherches esthétiques, que nous allons chercher à résumer ici, car la lecture en est des plus piquantes.

Ce petit livre porte en exergue quelques lignes de M. E.-M. de Vogué, dont on est heureux de saluer le nom à la première page d’une œuvre qui est, en somme, un hommage rendu au rayonnement intellectuel de la France : « Par cela même qu’un homme est né pour les lettres, et qu’il en a l’amour, il s’attache aux doctrines régnantes à l’aurore de sa jeunesse : les premiers chefs-d’œuvre qu’il a admirés lui sont sacrés. Au jour de la maturité, quand il voit les générations nouvelles inquiètes d’autres dieux, c’est déjà beaucoup s’il peut les suivre : comment lui demander de les devancer ? Telle est pourtant la condition de sa gloire : oublier et détruire ce qu’il a aimé : partir pour l’inconnu en tête de l’esprit de son temps. » Et Holz va nous raconter comment il suivit ce conseil, en corrigeant d’abord et en dépassant ensuite le naturalisme français.

Dans sa manière un peu tranchante et dégagée, à la prussienne, il nous confie en débutant les erreurs esthétiques de sa première jeunesse et sa faiblesse pour les vers sonores et bien frappés. « La plus grande jouissance pour mon oreille, dit-il, était alors une ligne qui sonnât comme une cloche de vache. » Ainsi Flaubert se répétait jadis avec complaisance le plus beau vers de Racine à son avis :


La fille de Minos et de Pasiphaé.


Cette faiblesse pour la consonance et l’euphonie explique la joie du jeune poète à la réception du premier exemplaire imprimé des Chants d’un moderne, et, bientôt après, sa stupéfaction devant l’hostilité de la critique, plus choquée des audaces de sa pensée sociale que charmée des qualités de sa littérature. Tout, dit-il, s’écroula dans son âme : un amer scepticisme l’envahit tout entier, et il demeura pendant une année sans oser reprendre la plume. En 1886, un peu remis de cette première déception, il résolut d’entreprendre, en prose cette fois, un récit de ses plus lointaines impressions d’enfance, sous le titre de Jours dorés. Dès la première page, Holz racontait comment, le nom de la Hollande ayant été prononcé devant lui par hasard, son imagination enfantine fit soudain de ce pays mystérieux un royaume de conte de fées. « En Hollande, les oiseaux de paradis avaient sûrement des chants plus beaux que partout ailleurs, et les caroubiers poussaient sans doute bien, bien plus sauvages. » Cette phrase, qui est plus harmonieuse peut-être, mais non plus profonde en allemand qu’en français, plongea aussitôt l’écrivain dans une véritable extase. Et ici, il nous fait encore une fois songer à Flaubert, lisant et relisant à ses amis certains passages particulièrement mélodiques de Salammbô : « Il poursuivait dans la forêt le monstre-femelle, dont la queue ondoyait sur les feuilles mortes comme un ruisseau d’argent, etc. »

Vanité d’auteur plus puérile toutefois, moins justifiée encore, chez Holz que chez Flaubert, et dont les conséquences furent plus graves pour l’écrivain allemand. Non content de se plonger dans les béatitudes d’une symphonie délicieuse à son oreille, il eut une idée germanique, qui n’était pas venue à notre compatriote. « Soudain, à ma propre stupéfaction (car, en des cas semblables, je ne m’étais jamais posé cette question), je m’inter- rompis, et me demandai : Pourquoi ? Pourquoi ce membre de phrase me plaît-il plus que les précédens ? »

Dès ce moment, si c’est trop de dire que le poète était perdu, du moins entrait-il dans une période de malaise et dans un dédale de scrupules dont il ne s’est pas dégagé depuis lors. Le praticien richement doué, le lyrique inspiré devenait la proie de la théorie et la victime du procédé. « Je sentais, poursuit-il, l’importance extrême, l’incalculable portée de ce problème en apparence insignifiant, mais dont la solution devait donner la clef de tous les secrets de l’esthétique. » Ah ! découvrir la raison mystérieuse de l’harmonie des mots, la formule magique qui donne la beauté à la phrase, et devenir par ce moyen le plus grand des poètes, puis, par la communication de sa trouvaille, en créer peut-être une infinité d’autres à son image : ce rêve dut hanter un cerveau trop logique. On croit lire l’ébauche d’un conte d’Hoffmann dans cette confession véridique d’un homme de talent obsédé par un fantôme.

En effet, poursuivi par une idée fixe, par une monomanie dont la naissance avait été si soudaine, Holz, familier de la pensée française, eut une seconde hallucination. « Sans que je pusse savoir d’où cela me vint, et sans que je me préoccupasse d’ailleurs de le discerner, je sentais bourdonner dans ma tête cet axiome de Zola, que j’avais dû entendre quelque part : « Une œuvre d’art est un coin de la nature, vu à travers un tempérament. » Le lecteur qui a suivi l’évolution ultérieure de l’écrivain reconnaît ici le premier germe de la mission que Holz s’est attribuée, celle de rectifier et de compléter les leçons théoriques de M. Zola, pour doter son pays de l’esthétique naturaliste définitive.

En effet, cette phrase parut au jeune rêveur une vérité, mais une vérité incomplète, car nous verrons qu’à son avis le tempérament y est de trop. L’œuvre d’art est un coin de la nature, tout simplement, dira-t-il plus tard. Mais, pour ce jour-là, il ne parvint pas à formuler nettement cette découverte. Tout entier à l’enthousiasme de sa mission révélée, il s’abandonna à des songes dorés. « Devant mes yeux se bâtit, de ponts étincelans, et de tours aériennes, toute une fantasmagorie, encore lointaine et vague, il est vrai, et, ce soir-là, j’allai me coucher très tard. »

La première conséquence de cette vocation nouvelle fut l’abandon des Jours dorés, dont la première page seule avait vu le jour. En effet le poète ne s’intéressait plus qu’à la théorie, et « ne voulait plus être que théoricien. » Il devint l’hôte assidu de la bibliothèque royale, dévora Aristote, Winckelmann, Lessing, Proudhon même qu’il cite à plusieurs reprises et qu’on ne s’attendait guère à trouver en cette illustre compagnie d’esthéticiens. Dans tout cela, il ne rencontra pas ce qu’il cherchait, c’est-à-dire la véritable formule de l’art, et il résolut de voyager pour changer le cours de ses idées. Il traversa la Hollande, la Belgique, enfin gagna Paris.

La première chose qui le frappa dans notre capitale, ce fut, à l’étalage d’une boutique de librairie du boulevard, sept gros volumes à couverture jaune : les œuvres critiques de M. Emile Zola. « Et moi, malheureux, qui ne connaissais pas un seul des sept ! Toutes mes blessures, déjà presque cicatrisées, se rouvrirent et se reprirent à saigner... Le soir même, en mon cinquième étage de la rue de Miromesnil, je m’assis devant les sept sages... et me sentis fort désappointé. »

N’importe, malgré son désappointement, Holz était pris par l’engrenage du naturalisme, et ne put se dégager. On étonnerait bien M. Steiger, dont nous avons dit les hautes ambitions pour l’avenir littéraire de sa patrie, si on lui insinuait que l’âge dramatique du monde est peut-être né dans cette mansarde du quartier du Roule. En effet, à la fois conquis et insatisfait, le voyageur écrivit, dans la nuit même, un essai intitulé : Zola théoricien, pour réfuter et compléter le père des Rougon-Macquart.

Il lui reprochait surtout d’avoir, malgré son prétendu naturalisme, accepté tout fait cet axiome de Taine : « L’essence de l’art ne consiste pas dans la reproduction exacte de la nature. » C’est le contraire qui est vrai, dit Holz. Qu’importe que la longue série des romans de Zola ait serré la nature de plus près qu’on ne l’avait fait jusque-là ? S’il est en progrès dans la pratique, leur auteur est « stationnaire en théorie. » Il était réservé à l’Allemagne, comme nous allons le voir, de marcher de l’avant sur ce terrain.

Rentré à Berlin, et les poches remplies de plans de travail, Holz continua cependant de n’arriver à rien. Ses doutes théoriques « se jetaient entre ses jambes comme des bâtons, » dès qu’il se mettait à l’œuvre. Il se fatigua vite d’essais infructueux, dit encore une fois adieu à ses manuscrits, et se replongea dans les gros livres. Cette fois, ce furent Mill, Comte, Spencer et Darwin qui passèrent par ses mains. Mais il était enfin sur la bonne voie, à l’école de ces penseurs. Il reconnut les grandes destinées de la sociologie, cette science de l’avenir, qui fera de l’humanité, jusqu’ici esclave de ses propres erreurs, la maîtresse de sa future évolution.

Or, l’art étant un des phénomènes sociaux qu’il importe d’étudier de près, comme manifestation éminente de l’activité humaine, l’esthétique doit former une des branches de la sociologie. Il faut faire pour la doctrine de l’art ce que Marx a fait pour l’économie politique : l’élever à la dignité de science incontestable. Et, loin de s’arrêter en si beau chemin, Holz ajoute sans sourciller : « Les lois de l’évolution artistique doivent se ramener à une seule ; principe unique, qui expliquera tout dans ce domaine, et permettra de prévoir l’avenir littéraire du monde, avec autant de facilité qu’un astronome calcule la position future d’une planète, dont l’orbite est bien étudié. » Ne reconnaît-on pas la grande erreur du siècle, dans cette incroyable confusion entre la méthode des sciences sociales, et celle des sciences exactes ? Voilà pourtant notre homme lancé à la recherche de la loi fondamentale de l’art. Suivons son raisonnement audacieux, qui nous rappellera plus d’une fois les méthodes logiques de ce Marx objet de son admiration, et au cours duquel nous retrouverons jusqu’aux équations algébriques qui ornent le Capital du philosophe collectiviste.

Il semble, au premier abord, que, pour mener à bien l’œuvre entreprise par lui, notre jeune théoricien aurait dû préalablement étudier toutes les manifestations connues de l’art. La tâche lui parut trop considérable, et il trouva un moyen bien simple de tourner la difficulté. Ne suffit-il pas en effet de raisonner sans scrupules sur l’art, comme Newton ou Lavoisier ont raisonné sur la science ? La loi inconnue de la beauté, qui est à la base de cette infinité de faits artistiques, est donc aussi à la base de chacun d’entre eux. On pourra se contenter d’en étudier un seul : le tout est de le bien choisir. Il importe, pour cela, de considérer une œuvre d’art indiscutable, car ce mot a pris trop d’extension dans le langage courant, qui l’applique souvent sans discernement. Les monumens de la peinture paraissent satisfaire à cette première condition, car celle-ci est un art, du consentement de tous. — Notre auteur étudier a-t-il cependant une fresque pompéienne, par exemple, ou bien la madone de Saint-Sixte ? Ce serait trop compliqué encore, et il trouve avantage à choisir une manifestation plus simple de l’art d’Apelles et de Velasquez.

Le lecteur de M. Holz a déjà marché de surprises en surprises : parvenu à ce point de son étude esthétique, il en vient à se demander, avec nombre de critiques allemands, s’il est le jouet d’un ironiste éminent, et la victime d’une mauvaise plaisanterie. Non pas : jamais l’auteur n’a été plus sérieux, puisqu’il a consacré, peu après, un second volume[12], à défendre pied à pied, et avec un accent de sincérité qui ne trompe pas, sa méthode et ses résultats. Suivons-le donc en conservant de notre mieux une gravité imperturbable, et penchons-nous avec lui sur l’ardoise d’un écolier qui vient d’esquisser un griffonnage informe. Cette œuvre d’art toute primitive va le guider dans la recherche de la formule fondamentale de l’esthétique. Nous ne comprenons pas d’abord le sens de ces traits capricieux, et il faut interroger le jeune artiste sur ce qu’il a prétendu figurer. C’est, dit-il, un soldat. Oui, vraiment, avec quelque bonne volonté, nous reconnaissons maintenant un soldat dans cette maladroite ébauche. — Ici, Holz se dispose à appliquer avec soin les règles données par Mill pour la pratique du raisonnement inductif, et, de plus, nous allons le voir recourir aux équations, à l’instar de Marx. Le gribouillage de l’enfant n’est pas arrivé tout à fait à reproduire le soldat. Il est cependant ce soldat, diminué d’un certain nombre de propriétés : on peut donc écrire :

Gribouillis = soldat — une lacune (que nous nommerons X). Ou, ce qui revient au même, en songeant à l’axiome de Zola, précédemment cité :

Œuvre d’art = morceau de nature — lacune X.

Ou, plus simplement :

Art = nature — X.

Et pour traduire cette équation en langage ordinaire, l’art est la nature, avec quelque chose en moins, une lacune X. — Voilà qui est puéril, mais indiscutable : c’est dans la suite de son raisonnement que Holz nous paraît s’égarer. Cette lacune, qui sépare toute œuvre d’art de la nature, n’est pas, à ses yeux, la conséquence du tempérament, comme le veut Zola. — Car, dit-il, prenons une partie de cette lacune, qui existe entre le soldat réel et sa représentation : si, par exemple, on ne voit pas sur l’ardoise les boutons d’argent de l’uniforme véritable, dirons-nous, proclame triomphalement notre théoricien, que cela provient du tempérament du gamin ? Non pas, car, si on lui avait offert, le jour de Noël, une boîte de pastels bien complète, nous reconnaîtrions sur son dessin les boutons d’argent, et aussi l’habit bleu, et probablement les paremens rouges. La lacune X en serait diminuée d’autant. Donc, ce qui fait d’abord défaut à l’enfant, ce sont les moyens d’exécution, les instrumens de travail. Toutefois, Holz veut bien convenir qu’il lui manque autre chose encore. Même avec cette ardoise, et ce crayon unique, un grand artiste, un Menzel se fût rapproché de la nature infiniment davantage : il eût grandement réduit l’importance de la lacune X. Donc, dans la création de l’œuvre d’art, à côté de la perfection des instrumens de travail, il convient de laisser un rôle pour l’habileté à s’en servir.

Et, déjà, la loi fondamentale de la sociologie artistique est découverte sans que nous nous soyons crus si près du but. Elle est exprimée par la définition suivante : « L’art a la tendance de redevenir la nature : il la redevient en proportion de la qualité des instrumens de reproduction employés, et de l’habileté dans leur maniement. »

On voit assez que le caractère propre de l’axiome si singulièrement établi, c’est la prééminence arbitrairement accordée aux instrumens de travail, au procédé technique : et telle sera bien la tendance de toute l’école du réalisme conséquent. Mais, d’autre part, sous peine de tomber trop évidemment dans l’absurde, l’inventeur est contraint de laisser la seconde place à l’habileté professionnelle : et, par cette fissure, le tempérament rentre en vainqueur dans la définition dont on a prétendu le chasser : car, malgré toute une vie de travail, l’écolier gribouilleur dont nous avons considéré l’œuvre ne deviendra pas nécessairement un Menzel : et si ce dernier, avec l’ardoise et le crayon, dessine un soldat réaliste et frappant, c’est qu’il a le tempérament d’un grand peintre.

Mais laissons notre auteur triompher sans arrière-pensée : « Si cette phrase, dit-il, est véritable, si elle exprime bien la réalité, elle jette par-dessus bord toutes les esthétiques du passé : et cela, sans appel, depuis Aristote jusqu’à Taine. Car Zola n’entre guère en ligne de compte, il n’est que le perroquet de ce dernier penseur. » Ainsi, parti du désir inconscient de pousser le naturalisme à ses conséquences extrêmes, Holz est arrivé à ses fins : l’essence de l’art consiste dans la reproduction exacte de la nature. Il avoue pourtant que cette exactitude ne sera jamais atteinte, parce qu’il est impossible de combler entièrement la lacune X. Un phonographe même, instrument que certains esprits irrévérencieux proposent parfois de substituer à l’écrivain naturaliste conséquent, ne reproduit pas parfaitement le timbre de la voix humaine. Et, là aussi, nous nous trouvons en présence de cette éternelle lacune que l’artiste doit sans cesse s’efforcer de diminuer.

Cependant, sa loi fondamentale étant formulée, Holz devait encore écrire la sociologie artistique projetée afin de tirer du principe établi par lui toute l’évolution de l’art. Je fus assez naïf pour l’essayer, dit-il, et il nous met sous les yeux la lettre ouverte à M. Zola qui devait servir de préface à cette œuvre monumentale. Cette épître est écrite dans un français très correct au début, mais que viennent gâter par la suite de nombreux germanismes[13]. L’auteur y félicite tout d’abord le romancier théoricien d’encourager les jeunes à le dépasser, à rectifier même au besoin son naturalisme, qui, de son propre aveu « est gangrené de romantisme jusqu’aux moelles. » C’était aussi le sens de la devise empruntée à M. de Vogué : et, en effet, il s’agit de corriger hardiment Zola, de le dépasser sans pitié, car Holz estime que le mouvement naturaliste n’est qu’à ses débuts, et va s’élargir sans cesse. N’est-il pas « l’intelligence même du siècle ? » Il importe seulement d’en dégager la vraie formule, et le réalisme verra Holz se constituer son défenseur contre les timidités de son prophète français. « Ce que vous n’avez pu que commencer, conclut la lettre-préface, notre évolution l’accomplit. Elle fait table rase de toutes les esthétiques qui courent les rues à cette heure, sans en excepter la vôtre. Aussi, je le crois, est-elle profondément moderne, en apportant la note naturaliste dans toute son intensité. »

Ainsi naquit le naturalisme conséquent, dont les destinées devaient être brillantes ; pour notre part, quelque peu agacé par les rodomontades de son père, nous ne pouvons nous empêcher de reproduire ici une page brillante d’un écrivain socialiste que Holz admire, qu’il cite plus d’une fois dans l’Art, et dont il aurait dû méditer les enseignemens.

F. Engels, le collaborateur de Marx, a écrit en 1846 dans le Deutsches Burgerbuch, à propos d’un ouvrage de Fourier : « Les Allemands commencent à gâter jusqu’au mouvement socialiste. En cela comme en toutes choses, venus les derniers et demeurés les plus inactifs, ils croient pouvoir faire oublier leur somnolence par le mépris qu’ils affichent vis-à-vis de leurs prédécesseurs et par leurs vantardises philosophiques. A peine le socialisme existe-t-il en Allemagne, qu’il est accaparé par une armée d’esprits spéculatifs, qui pensent faire merveille pour traduire dans le jargon de la philosophie hégélienne quelques phrases devenues depuis longtemps des lieux communs en France et en Angleterre. Ils lancent dans le monde cette nouvelle sagesse comme quelque chose d’inouï, comme la véritable théorie allemande, afin de pouvoir jeter ensuite de la boue à cœur joie sur la pratique défectueuse, sur les risibles systèmes sociaux des stupides Français... Cette théorie allemande, cette pimbêche de la pire espèce, a aussitôt éclairé sans peine le socialisme français dans tous ses points obscurs, lui a assigné un rang inférieur, l’a dépassé, et l’a porté à ce degré suprême de développement qui est la théorie allemande, la digne personne que rien n’embarrasse jamais. Naturellement, il ne lui vient pas à l’esprit de se familiariser d’abord un peu avec son sujet... »

Cet avertissement, sorti il y a un demi-siècle d’une plume allemande, pourrait être la réponse de Taine, et de son imitateur Zola, à leur jeune contradicteur. Écrivons naturalisme au lieu de socialisme, en cette spirituelle diatribe, et, malgré son exagération évidente aux yeux de tout juge équitable de la pensée allemande, elle pourra servir aujourd’hui encore de remontrance salutaire à certains écarts juvéniles. Si, en effet, l’on ne connaissait de Holz que ses dissertations théoriques, ne serait-on pas tenté de souscrire au jugement que M. Bartels attribue, sur son compte, aux leaders de la littérature allemande ? « Ils le considèrent un peu, dit-il, comme un personnage comique. »

Et pourtant, de ces conclusions théoriques, si bizarrement déduites, naquit le premier succès de Gerhart Hauptmann. Car ce fut aussitôt après son voyage à Paris, et au sortir de la crise intellectuelle racontée par lui dans l’Art, que, soulagé sans doute par les effusions théoriques de sa lettre-préface, Holz se sentit de force à redevenir un praticien littéraire. Dans l’hiver de 1888 à 1889, il se mit à l’œuvre avec son ami Schlaf, et écrivit Papa Hamlet, tandis que, par ses discours enthousiastes sur le naturalisme conséquent, il donnait l’impulsion décisive à l’auteur de Avant le lever du soleil. Hauptmann avait lu d’ailleurs Fromont jeune et Germinal, Germinie Lacerteux et la Terre. La pratique des romanciers français lui vint donc en aide, aussi bien que leurs théories, mises au point par son jeune confrère en littérature.

Depuis la publication de l’Art, Holz a connu des jours difficiles, et n’a publié que trois brochures. En 1896, un nouveau drame berlinois, Die Socialaristocraten, sorte de Rabagas, qui met en scène quelques types de journalistes avancés dans la capitale prussienne ; spirituelle esquisse, dans laquelle toutefois l’auteur ne semble pas se préoccuper beaucoup des théories précédemment proclamées avec tant de fracas. Puis, en 1898 et 1899, deux petits volumes de vers, sous le titre commun de Phantasus, qui était déjà celui de la première partie de son Livre du temps. Ces poésies marquent une évolution inattendue dans la manière de l’écrivain, si longtemps infidèle à la Muse et fervent de la prose naturaliste. En effet, le Phantasus nouveau est encore l’œuvre d’un poète. Il y a de la grâce, de l’émotion, de la force quelquefois dans ces minuscules croquis, qui souvent, ne comptent pas quarante mots. (L’un d’eux en a exactement vingt-trois.) Mais combien mince et menue apparaît l’inspiration, jadis si large et si débordante dans les Chants d’un Moderne. Prêtons encore l’oreille à quelques-uns de ces rythmes. On dirait parfois la brève traduction d’une estampe moderne en grisaille que relève un seul point coloré d’un ton criard.


Dans le Thiergarten, sur un banc, je m’assois et je fume, — et je me réjouis du beau soleil de l’après-midi.

Devant moi, étincelant, le canal, — reflétant le ciel, et balançant doucement ses deux rives.

Sur le pont, d’une allure lente, chevauche un lieutenant.

Au-dessous de lui, — entre les sombres couronnes des châtaigniers qui flottent, — contournée en tire-bouchon dans l’eau, — avec son collet d’un rouge de cire à cacheter, — son image !

Un coucou — chante.


Ou encore, n’est-ce point un Boecklin, cette ébauche où se retrouve le goût caricatural un peu lourd du maître bâlois ?


La mer, la mer ensoleillée, à perte de vue, — Sur les flots onduleux s’ébattent avec bruit mille tritons — frôlant de leurs épaules, — dans une coquille — flottante, — une femme — étalant sa nudité — sous le soleil.

Au-dessous d’elle, — ruisselans, — soulevant toujours de nouveau les parois de nacre éclatante, — gros, gras, amoureux, — semblables à des crapauds, — sept vieux ondins chauves.

Quelles figures ! Quels grognemens ! Quelles importunités !

Mais, — soudain, — s’élève furieux du fond de l’abîme — Neptune.

Sa barbe — étincelle :

« Drôles ! »

Et, Hickflack, son trident atteint les sept demi-poissons sur leur crâne nu.

Ils hurlent.

Puis, en un clin d’œil, — de-ci une nageoire, de-là un ventre apparaît encore : — les voilà partis.

La belle — sourit.

Neptune — s’incline.

« Madame ? »


Combien le choix de pareils sujets, qui trahissent maintenant le fantaisiste et le flâneur, doit désappointer M. Mehring, après les esquisses sociales, si puissamment brossées jadis par l’auteur. Cette négligence pour le fond de ses poèmes vient de ce que l’infortuné a adopté encore une nouvelle technique, du haut de laquelle il considère avec dédain son œuvre précédente, et surtout celle de ses émules. Il est de nouveau uniquement préoccupé de cette découverte. Lui qui, jadis, appréciait si fort les vers bien frappés, juge à présent que, dans la strophe la plus harmonieuse, se cache la banalité d’un « orgue de Barbarie. » Cette mélodie banale, c’est celle de la rime, et même de la mesure du vers, auxquelles il faut désormais déclarer la guerre. Le rythme seul doit subsister, et traduire les infinies délicatesses de la pensée du poète : et ce sera, non pas le rythme libre, ce qui, paraît-il, n’a aucun sens, mais bien le rythme « nécessaire ; » c’est-à-dire, si nous comprenons bien, le seul qui convienne au sujet traité et que l’instinct poétique doit découvrir, dans chaque cas particulier.

Dans deux articles de Neue Zeit[14], intitulés : Ma lyrique nouvelle, Holz expose sa récente invention par les moyens simples et familiers que nous avons appris à connaître lors de ses premières confidences esthétiques.

« J’écris, dit-il, comme prosateur, une phrase excellente, quand j’écris : « La lune se lève derrière les branches en fleurs « d’un pommier. » Mais, je serais choqué de sa forme, si on s’avisait de me donner cette ligne pour le début d’un poème. Elle n’en pourra tenir la place que si je la transforme ainsi. « Derrière les « branches en fleurs d’un pommier, se lève la lune. » Je le sens maintenant, son timbre est en accord avec son contenu. Et, pour faire voir distinctement à l’extérieur cette concordance, j’écris, en deux lignes :


Derrière les branches en fleurs d’un pommier — se lève la lune.


« Voilà toute ma révolution lyrique. Elle suffit pour donner un nouveau cours à la poésie. A peu près comme l’inversion suivante : la terre tourne autour du soleil, et non pas : le soleil autour de la terre, a suffi pour nous imposer une nouvelle conception du monde. »

Voilà donc le secret en trois mots : pour nous autres Français, il est découvert depuis Molière. Car M. Jourdain disait déjà : « D’amour mourir me font vos beaux yeux, belle marquise. » A vrai dire, il s’étonnait que ce fût même de la prose. C’était la poésie de l’avenir ! « Il y a, conclut Holz avec simplicité, une infinité de courans dans la jeune école naturaliste allemande. Mais, son point de départ est dans nos Voies Nouvelles (Papa Hamlet) ; son point d’arrivée, jusqu’à plus ample informé, est dans mon nouveau Phantasus. C’est un récent progrès sur le naturalisme, auquel il est inutile de donner un nom pour l’instant... Mon cas n’est ni comique, comme le pensent, suivant Bartels, les leaders de la littérature, ni tragique, comme le dit Mehring : il est tout naturel. Ç’a été, jusqu’ici, celui de quiconque ose devancer son époque... Et maintenant, je supplie que la critique m’écrase à son tour. Il apparaîtra assez que tous les marteaux qui s’abattent sur ma personne sont en carton peint. »

Par malheur, Holz ne nous a pas encore conté l’histoire détaillée de sa nouvelle évolution théorique[15]. Il se contente de nommer, à titre de précurseur, le poète américain Walt Whitman, qu’il se flatte d’ailleurs d’avoir dépassé, comme il le fit jadis pour MM. Taine et Zola : « Car, dit-il, au point de vue purement technique, la poésie de Whitman demeure un mélange confus de prose et de rythme libre. » Or, on sait déjà que la découverte de Holz est le rythme « nécessaire. » Néanmoins, peut-il ignorer, lui, le familier de notre littérature, que nous possédons, depuis une quinzaine d’années déjà, une école de jeunes poètes, qui, en d’innombrables revues, appliquent précisément les principes dont il se réclame : suppression de la rime et de la mesure, recherche du rythme approprié au sujet ? Était-il besoin, pour formuler ces principes, de remonter jusqu’au poète étrange de Long-Island ? Nul n’aurait-il donc lu, au delà du Rhin, la Chevauchée d’Yeldis de M. Viélé-Griffin, ou le Pèlerin passionné de M. Moréas ?

On les a beaucoup lus, au contraire, et imités dès longtemps, si nous en croyons les doléances de ceux qui voudraient, pour la jeune littérature allemande, plus d’indépendance et de patriotisme. « Les morts vont vite, écrivait, dès 1892, un correspondant de la Gazette de Cologne, surtout s’il leur faut suivre nos jeunes littérateurs. Les imitateurs allemands de Zola, ses élèves les plus fidèles, les pédans du naturalisme, les techniciens suivant la formule de Holz et Schlaf ne veulent plus aujourd’hui entendre parler de Zola, après lui avoir pris théorie et pratique. Le nouvel étendard qu’ils déroulent solennellement est celui du symbolisme… »

Et M. Bartels ajoute, en 1899 : « Après le court triomphe du naturalisme, l’esprit se vengea ; on ne voulut plus entendre parler du corps, et l’on se plongea jusqu’au fond dans l’abîme du mysticisme… et de l’absurdité. Les Français avaient donné l’exemple : les Allemands s’empressèrent naturellement de suivre… Pourtant, depuis le symbolisme, on n’a pas reçu de nouveau mot d’ordre de Paris. La France semble, cette fois, avoir manqué au devoir de nous en fournir un tous les trois ans[16]… »

C’est en songeant à ces derniers épisodes littéraires que Holz considère sa nouvelle théorie, celle du rythme nécessaire, comme un aboutissement et non plus comme une initiation, ainsi que le furent jadis les doctrines d’où naquit Papa Hamlet. Le symbolisme à la française triomphe en effet au delà du Rhin depuis quelques années déjà, avec MM. Dehmel, Bierbaum, Falke, Ernst, Stolzenberg : triomphe discuté d’ailleurs, car M. Mehring compare les productions de ce dernier poète aux Bierzeitungen, ces gazettes de brasserie que rédigent les rhétoriciens facétieux, dans les gymnases allemands.


De cette excursion, entreprise sur les traces de la critique socialiste, nous avons donc rapporté des impressions différentes des siennes, car nous avons mis en relief non pas la supériorité, mais la couleur française du talent de M. Holz. Nos conclusions cependant ne sont pas absolument opposées. Avec ses amis, en effet, nous voulons croire encore à l’avenir du jeune écrivain : nous dirons seulement, comme l’un des plus modérés parmi eux, « qu’il a trop souvent surfait ses découvertes techniques, et confondu la méthode avec l’art lui-même[17]. » Les Français, qui doivent répondre par leur sympathie à ses courageuses avances, lui souhaitent d’oublier maintenant le mot théorie. À cette dangereuse sirène, il a donné assez d’années de sa jeunesse. Ayant préparé, grâce à elle, l’éclosion du talent de Hauptmann, il n’a pas tout à fait perdu sa peine dans une longue familiarité avec cette grave et exclusive personne. Qu’il songe dès à présent à lui-même, plutôt qu’à enseigner autrui, et qu’il affermisse sa propre renommée, s’il en est temps encore.

En établissant la part qui revient à l’influence française dans la formation de Gerhart Hauptmann, nous n’avons pas eu non plus la prétention ridicule d’en faire un simple imitateur. Il a grandement ajouté de son chef à ce qu’il a emprunté à d’autres, et sa personnalité énergique impose l’estime. C’est l’homme qui montre le mieux à la jeune littérature allemande la voie de l’originalité vraie et de l’influence morale qu’elle a besoin de retrouver. Qu’elle retourne à l’étude du peuple des campagnes, et des types provinciaux, si variés et si caractéristiques encore dans l’Allemagne contemporaine, où la centralisation, bien qu’en marche à pas de géant, n’a pas eu le temps d’accomplir son œuvre de nivellement et d’uniformité. Hauptmann a rencontré ses trois grands succès, les Tisserands, la Fourrure de Castor, et Hannele, dans la peinture du milieu silésien qui l’a vu grandir. Après son excursion vers le symbolisme, il est revenu, avec son Charretier Henschel, puiser à cette source d’inspiration première, y portant même plus d’ouverture d’esprit et de chaleur de cœur qu’au temps de ses débuts ; et il a été récompensé par un succès de meilleur aloi que celui de la Cloche engloutie. — MM. Sudermann et Halbe ont peint aussi volontiers leur province, et en furent d’ordinaire beaucoup mieux inspirés que par l’atmosphère de la capitale prussienne, où Holz a peut-être eu tort de se renfermer.

Il n’en est pas moins vrai que les parrains de la jeune école allemande sont les Français, avec les Russes et les Scandinaves. Et, si l’on songe que le théâtre d’Ibsen, sorti de celui de Dumas et d’Augier, n’est qu’un succédané du drame français, au moins quant à la forme, et cela de l’aveu même de MM. Steiger et Bartels ; que, d’autre part, Tourgueneff et Tolstoï doivent beaucoup à notre George Sand[18], on reconnaîtra que notre apport est prépondérant dans les matériaux fournis par la pensée européenne à la récente littérature germanique.

C’est ainsi que la France conserve sa suprématie littéraire dans le monde. Si, parfois, comme à toutes les époques de son histoire artistique, elle demande à ses voisins des inspirations fécondes, elle continue de leur restituer ses emprunts avec usure. Et, quel que soit d’ailleurs le jugement qu’on porte sur la valeur morale des mouvemens naturaliste et symboliste, il faut reconnaître que par eux, comme par tant d’autres manifestations de son génie national[19], notre pays garde un rôle éminent dans l’évolution intellectuelle de l’humanité.


ERNEST SEILLIÈRE.

  1. En 1893, a écrit A. Bartels, on pouvait croire que la scène allemande serait régie par un triumvirat : Sudermann, Hauptmann, Fulda. Mais Fulda-Lepidus resta bientôt en chemin, Sudermann-Antoine le suivit, et il ne resta plus enfin que Hauptmann-Octave. (Die deutsche Dichtung der Gegenwart.)
  2. Gerhart Hauptmann, par A. Bartels, Weimar, 1897 ; U. C. Woerner, Munich, 1891 \ Paul Schlenther, Berlin, 1898 ; — E. Steiger, Das Werden des neuen Dramas. .Berlin, 1898.
  3. M. Hauptmann vient de faire représenter à Berlin une fantaisie dramatique, Schluck et Jau, qui a été accueillie assez froidement, bien que ses amis y trouvent encore la marque de son talent poétique ordinaire. Il a repris le vieux thème oriental et shakspearien du pauvre diable ramassé ivre dans la rue par un gentilhomme en belle humeur. Traité en prince pendant quelques heures, puis endormi de nouveau, il est reporté dans le ruisseau, en sorte qu’il s’imagine avoir goûté en rêve les courtes délices dont sa mémoire lui présente si vivement l’image.
  4. Voyez dans nos essais : Littérature et Morale dans le parti socialiste allemand, 1898, Plon ; le chapitre intitulé : La littérature contemporaine au Congrès de Gotha.
  5. Stroebel, Neue Zeit, t. XVII, p. 37, 347.
  6. Nous ne parlerons pas de la brochure de M. Woerner, qui n’ajoute que peu de chose aux conclusions des trois critiques que nous interrogeons.
  7. Neue Zeit, t. XV, p. 41.
  8. Aesthetische Streifzuege, Neue Zeit, t. XVII, p. 9-20.
  9. Dès 1855, dans un manifeste placé en tête de ses Chants d’un moderne (le titre même de Holz), Maxime du Camp prétendait faire passer en ses vers la poésie du travail industriel, et Gustave Planche lui conseillait ironiquement, dans la Revue des Deux Mondes, d’immortaliser les fabriques de Lyon ou de Mulhouse.
  10. Die Kunst, ihr Wesen und ihre Gesetze, Berlin, 1re et 2e partie, 1891 et 1892.
  11. Après la représentation de la Famille Selicke avait cessé la collaboration des deux auteurs de ce drame et de Papa Hamlet. Avant de se séparer, ils en réunirent les fruits dans un seul volume intitulé Voies nouvelles, qui renferme, outre ces deux publications, quatre autres récits réalistes. Johannès Schlaf a publié, auparavant et depuis lors, des œuvres remarquées. Son drame Meister Oelze, est une belle étude du remords. Mais il ne s’est pas associé aux réflexions et aux travaux théoriques de Holz, de sorte qu’il n’a pas sa place marquée dans notre essai.
  12. Die Kunst. Neue Folge, Berlin, 1892.
  13. On y trouve aussi quelques gallicismes un peu osés. L’auteur écrit, par exemple, avec une noble assurance : « Je suis sûr de mon coup : un jour, on nous reprochera également d’être des fils ingrats du naturalisme. »
  14. T. XVII, p. 27 et 42.
  15. Il vient cependant de publier, sous le titre de Révolution der Lyrik ; Berlin, 1899, un long mémoire justificatif en faveur de ses récens travaux poétiques. Mais on y trouve surtout une interminable polémique contre les journaux qui ont attaqué ses prétentions réformatrices.
  16. Deutsche Dichtung der Gegenwart ; Leipzig, 1899.
  17. Stroebel, Neue Zeit, t. XV, p. 28.
  18. Voir Wladimir Karénine, G. Sand, sa Vie et ses Œuvres, 1899.
  19. Telle la section française de l’Exposition de Munich, en 1879, qui réveilla la peinture allemande.