L’Influence de la philosophie cartésienne sur la littérature française

L’INFLUENCE

DE LA PHILOSOPHIE CARTÉSIENNE

SUR LA LITTÉRATURE FRANÇAISE[1]


Que Descartes se soit fait lire d’un nombreux public, qu’il ait excité de chaudes admirations en dehors du petit monde des philosophes et des savants, cela ne fait de doute pour personne. Trop de témoignages nous attestent la renommée que l’invention d’une philosophie nouvelle lui valut en son temps. Balzac daigne se mettre pour lui en frais d’esprit et d’éloquence ; Chapelain estime ses pensées sublimes. Son nom représente pour Pascal toute la philosophie moderne, et il est le seul dont le théologien Bossuet propose les doctrines à côté des doctrines thomistes dans son traité de la Connaissance de Dieu et de soi-même. De purs lettrés, des poètes, des femmes, Boileau, La Bruyère, La Fontaine, Mme de Grignan, le lisent, le goûtent, le comprennent.

Mais il ne s’agit pas ici de la gloire de Descartes nous voulons savoir quelle a été son influence, et comme sa pénétration dans les esprits, s’il a marqué de son empreinte originale et personnelle la littérature de son temps et du temps qui l’a suivi. Et de cela, les témoignages d’admiration ou d’enthousiasme qu’on peut recueillir ne fournissent point une démonstration suffisante. La question est délicate et complexe, et demande à être examinée de très près.

M. Krantz[2], qui l’a étudiée il y a une quinzaine d’années, n’a pas résisté à la tentation de rapporter tout à Descartes dans la littérature du XVIIe siècle et d’en rattacher tous les caractères comme des effets immédiats et nécessaires aux principaux articles de la méthode et de la doctrine cartésiennes. Descartes devenait ainsi comme la cause unique et universelle du génie classique. La thèse ainsi présentée n’était guère soutenable ; et il n’y a, je crois, plus personne aujourd’hui pour la soutenir. Elle ne pouvait s’établir que par un absolu parti pris, en négligeant toutes les autres causes qui pouvaient concourir avec celle-là, et en érigeant par une opération arbitraire toutes les analogies ou concordances en rapports de filiation.

Pour évaluer exactement l’influence de Descartes, certaines précautions sont nécessaires. D’abord, nous nous tiendrons en garde contre les ressemblances verbales : l’identité du vocabulaire n’implique pas l’identité des conceptions. Ainsi pour trouver du cartésianisme dans l’Art poétique, il ne suffira pas de constater que Boileau fait dominer partout la raison. Car il n’est pas évident a priori que Boileau entende par le mot raison la même chose que Descartes.

Puis, nous éviterons d’attribuer à l’influence de Descartes certains caractères très généraux de la littérature classique, qui pourraient venir d’autres causes. Par exemple, si cette littérature classique est merveilleusement ordonnée, cet ordre est-il un effet des principes cartésiens, ou un héritage de l’art gréco-romain ? Horace, avec son lucidus ordo, peut bien y être pour autant que Descartes, avec sa méthode.

Si l’analyse psychologique tient tant de place dans les ouvrages de tout genre au xviie siècle, ce peut être parce que Descartes a séparé absolument l’esprit de la matière, et déclaré le monde intérieur de la pensée plus facile à connaître que le monde extérieur de l’étendue ; la concordance est frappante et l’explication séduisante. Mais que d’autres causes se présentent pour rendre compte de l’effet ! Dans le genre dramatique, les règles qui mettent le poète très à l’étroit en tout ce qui relève de l’étendue et de la durée, ne lui laissent de libre issue que du côté de l’étude des âmes, dont les actes, en un minimum d’espace et de temps, peuvent se multiplier et varier à l’infini. Pour les autres genres, le monde, qui s’établit juge souverain des œuvres, ôte à l’écrivain toutes les matières spéciales que ne connaissent pas les honnêtes gens : n’ayant d’autre affaire dans ces relations de société que de se voir vivre les uns les autres, d’autre curiosité que de s’observer, d’autre intérêt que de se reconnaître, ils demandent aux auteurs de parler de ce qui leur plaît et de ce qu’ils savent. Or le monde, les règles, cela existe avant le Discours de la méthode par conséquent, cela n’en vient pas.

On ne saurait donc trop soigneusement s’attacher à distinguer, lorsqu’on étudie les rapports du cartésianisme et de la littérature, ce qui est simplement convenance, harmonie, parallélisme, et ce qui offre réellement une liaison d’antécédent à conséquent, de cause à effet. Puis on se souviendra que des causes multiples de tout ordre ont pu concourir avec le cartésianisme, et que dans le cartésianisme tout n’est pas nouveau et original. En sorte que, là où il y a affinité certaine, si, sur le point examiné, le cartésianisme lui-même a reçu une influence du dehors, il se peut que la littérature ait reçu l’empreinte non du cartésianisme, mais de la même cause à qui le cartésianisme se trouve redevable. Si donc on veut mesurer exactement l’apport littéraire de Descartes, il faudra s’attacher à trouver des relations entre certains faits littéraires nettement déterminés, et ce, qu’il y a de plus propre et personnel à Descartes dans la philosophie cartésienne.

Ces principes étant posés, nous pouvons commencer notre enquête.

I

Je trouve d’abord d’étroits rapports, mais sans influence possible, entre l’esprit de Descartes et l’esprit de la génération littéraire qui lui est exactement contemporaine.

Rien ne saurait être, sans doute, plus propre à Descartes que la première et essentielle règle de sa méthode « Ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle. » Il est remarquable pourtant que ce qui est principe méthodique chez le philosophe, est une disposition d’esprit de beaucoup de ses contemporains. Ceux même qu’on est le plus accoutumé à croire déférents envers les anciens et soumis à leur autorité, prétendent ne relever que de leur raison, et n’accepter aucune opinion que par l’évidence qu’un examen réfléchi leur y découvre. Chapelain fait constamment appel au bon sens, dans les discussions littéraires c’est le bon sens qui est le père des règles. « Tout l’esprit du monde, dit-il, semé dans un ouvrage où le jugement ne préside pas, ne sert qu’à faire un beau monstre. Il prétend, ou il croit, en toute matière, ne suivre que la raison, et, qu’il s’agisse des drames, de l’histoire, ou de l’épopée, promulguer « les lois du jugement » plutôt que celles des anciens[3].

L’abbé d’Aubignac, qui passe pour le farouche et servile exécuteur des décisions d’Aristote, ne réclame aussi pour les fameuses règles d’autre autorité que celle qui leur vient de la raison ; il le dit en termes qui méritent d’être rapportés. Lorsqu’il propose les trois unités, il prévoit qu’on essaiera de les écarter précisément au nom de la raison, en disant « qu’il ne faut point se faire de loi par exemple et que la raison doit toujours prévaloir sur l’autorité ». Comment repousse-t-il cette objection ? Nullement en contestant le principe il l’admet au contraire et s’en empare pour sa thèse « Les règles du théâtre, affirme-t-il, ne sont pas fondées en autorité, mais en raison. » Et le principe lui servira même à resserrer la rigueur des règles. À ceux qui allégueront qu’elles ont été plus d’une fois violées par les anciens, et qu’ainsi les modernes peuvent en prendre à leur aise avec elles, il répondra : « La raison étant semblable partout à elle-même, elle oblige tout le monde… Je ne veux proposer les anciens pour modèle qu’aux choses qu’ils ont faites raisonnablement… Car il n’y a point d’excuse contre la raison[4]. » La Pratique du théâtre ne parut qu’en 1657 : mais il y avait longtemps que les idées de l’auteur étaient arrêtées, et les discussions en particulier qui ont trait à l’établissement des règles se rapportent à des polémiques antérieures d’une vingtaine d’années.

Balzac, tout nourri qu’il est de l’antiquité, n’a garde de lui accorder un empire tyrannique il ne demande que du respect, qui laisse l’indépendance entière. « Si la vérité nous y oblige, séparons-nous de nos maîtres, mais prenons congé d’eux de bonne grâce[5]. » Et il donne ailleurs ce précepte absolu : « Imagine-toi que la raison est une chose si sainte que tu lui dois céder en quelque lieu que tu la rencontres[6]

Et même, en 1627, dix ans avant le Discours de la Méthode, un panégyriste de Balzac, Ogier, expliquait par l’universalité de la raison les rencontres de son auteur avec les anciens. Il le louait de suivre la raison plutôt que les hommes et il expliquait qu’il était impossible à un moderne de ne pas reprendre souvent les pensées des Grecs et des Romains. Outre que la réminiscence des livres qu’on a lus est inévitable, il arrive aussi qu’on retrouve ce qu’on n’a pas lu, « parce qu’il y a quelques semences de vérités et quelques raisons universelles communes aux grands esprits, qui viennent à s’éclore toutes pareilles, lorsqu’ils ont à discourir sur les mêmes matières ».

Du même et également exclusif respect de la raison procède le système de traduction qu’on voit alors appliqué aux écrivains anciens. Le vieux Malherbe avait donné l’exemple ; mais celui qui atteignit la perfection du genre fut Perrot d’Ablancourt, un excellent écrivain. D’Ablancourt traite l’oeuvre ancienne, comme Descartes, en sa physique, traita la réalité sensible il fait abstraction des formes, de l’apparence esthétique et de la particularité historique ; il extrait de la réalité qu’il étudie (le texte d’un Grec ou d’un Romain qui vivait il y a deux mille ans) une série de notions intelligibles, universelles, distinctes, liées logiquement par des rapports certains. De là vient la liberté dont il use. Il érige l’infidélité en principe c’est la raison qu’il suit dans Lucien, et non le sens individuel d’un Grec nommé Lucien. Il change tout ce qui a besoin d’être changé pour offrir une idée claire, une idée vraie. J’ai considéré partout, déclare-t-il, « plutôt ce qu’il fallait dire ou ce que je pouvais dire » que ce qu’avait écrit l’auteur. En réalité, il pense les pensées de Lucien, et il a confiance que sa pensée, bien conduite, reproduira de la pensée antique tout l’essentiel et tout l’excellent.

Je pourrais des principes de la méthode cartésienne passer aux enseignements du système cartésien : de pareilles concordances seraient aisées à découvrir. J’ai montré ailleurs[7] quelle exacte identité se trouve entre la psychologie de Descartes et la psychologie de Corneille sur tous les faits importants, sur la nature et le jeu des passions, sur le rôle et la puissance de la volonté, sur la définition et le caractère de l’amour, Corneille semble nous donner l’expression dramatique des pensées abstraites du philosophe. Plus vaguement, et avec moins d’originalité, les contemporains de Corneille et de Descartes, Rotrou même, nous offrent, dans leurs pièces à peu près la même idée des éléments de la vie morale et des rapports qui les unissent.

Or, dans tout ce que je viens d’exposer, il ne saurait être question d’une influence cartésienne la chronologie s’y oppose. Quand plusieurs des manifestations que j’ai signalées ne seraient pas antérieures à 1637, il est clair qu’une œuvrô littéraire, et surtout une œuvre philosophique, ne peut jamais, quel que soit son succès, retourner instantanément les esprits, ni y créer en un jour des dispositions nouvelles. Les hommes dont l’esprit était formé, qui avaient atteint tout leur développement intellectuel, à la date où Descartes révéla sa philosophie, ont pu l’admirer infiniment : il n’est guère vraisemblable qu’elle soit devenue un des ressorts actifs, un des éléments prépondérants de leur pensée, sinon dans les cas où elle ne leur était pas réellement nouvelle, où elle exprimait leur nature ou leur besoin. Mais, de plus, nous voyons Chapelain, Balzac, d’Ablancourt, Corneille, être après l’œuvre de Descartes ce qu’ils étaient avant elle, et être avant Descartes des esprits cartésiens.

Il est bien visible ici que ce parallélisme a son explication dans certaines circonstances dont le cartésianisme lui-même dépend, et qui ont contribué à le déterminer historiquement. Au début du xviie siècle s’aperçoit de tous côtés en France un esprit très décidé d’indépendance intellectuelle, esprit qui n’a rien d’anarchique ni de révolté, très éloigné de l’aventure et de la fantaisie, très curieux d’ordre et de raison. On n’a plus de goût pour les vagabondages téméraires de la pensée. On ne quête plus les nouveautés divertissantes ou hardies à travers le monde et les livres. Ce qu’on veut, c’est une vérité claire et un raisonnement sûr. Bien concevoir et bien enchaîner, c’est ce que chacun à sa façon s’efforce de faire, avec plus ou moins de bonheur ou d’éclat. En sorte que la méthode de Descartes, en même temps qu’elle répond à un certain état général de l’évolution philosophique ou scientifique, apporte une réponse et une satisfaction à ce qui était en ce temps-là devenu le problème principal et le besoin dominant de l’esprit français. Elle est, pour une partie du moins, le produit direct d’une exigence intellectuelle qui n’était pas particulière à son auteur, mais commune en quelque degré à tous les contemporains.

De plus, en sa doctrine positive, le cartésianisme suppose une nature et une forme d’âme dont précisément la société française du temps offre la saisissante réalité. Tout le système cartésien semble organisé pour une nature d’esprit avide surtout de connaissance intellectuelle et d’idées claires, n’ayant que de médiocres besoins d’imagination, et que ne tyrannise aucun appétit sentimental, ni esthétique, ni pratique. En particulier, la théorie des passions et de la volonté, professée par Descartes non comme une règle idéale qu’il est bon de suivre, mais comme une science exacte qui correspond aux faits psychologiques, suppose des âmes énergiques qui aient le goût et l’habitude de se maîtriser, et de n’agir jamais que sachant ce qu’elles veulent et voulant ce qu’elles font.

Or, lorsqu’on regarde avec quelque attention le type français contemporain,(de 1610 environ à 1660), il apparaît comme la réalité historique et morale à laquelle s’applique la construction universelle a priori de Descartes. Les hommes de ce temps-là ont des passions fortes, brutales même mais ce ne sont à aucun degré des sentimentaux. Les passions en eux sont des impulsions qui les portent à agir ils ne font pas du sentiment en lui-même une représentation voluptueuse ou artistique du réel, un exercice raffiné de jouissance intérieure. Ils regardent le but hors d’eux, non l’agitation en eux et s’ils ne réussissent pas toujours, du moins ils ne renoncent jamais à se rendre maîtres de ces sollicitations internes, à choisir les actes auxquels, avec réflexion, librement, ils se porteront. Leur idéal ; leur prétention, c’est d’agir par raison, non par passion ils laissent au peuple les impulsions irraisonnées et brutales. Ils se défendent même de la pitié comme d’une surprise humiliante des sens. Ainsi sont faites les âmes des Richelieu, des Retz, des La Rochefoucauld, matière commune à Descartes et à Corneille, public commun de la philosophie et de la littérature.

II

Donc, plus il y a concordance entre le cartésianisme et les écrivains ou la société au temps où Descartes écrit, moins nous serons autorisés à parler d’influence. Mais après la mort de Descartes, le développement de son œuvre une fois achevé, l’influence va s’exercer, à mesure que de jeunes esprits, dans les nouvelles générations, rencontreront, dans la saison même de leur formation, les idées puissantes et fécondes de cette philosophie.

On trouverait sans peine que, parmi les grands écrivains de la seconde moitié du siècle, ceux-là ont moins reçu de Descartes qui sont nés les premiers. Si La Fontaine et Molière, par exemple, sont plus affranchis de Descartes que Boileau et La Bruyère, ce n’est pas seulement par une disposition fondamentale de leur tempérament personnel ; c’est aussi parce qu’ils sont nés, parce qu’ils ont grandi dans une société où la doctrine cartésienne n’avait pas encore circulé, n’était pas encore dominante, où, tout au contraire, le libertinage et l’épicurisme avaient gagné presque tout ce qui n’était pas étroitement dévot. Pour une raison analogue, plutôt que par aucune différence réelle de nature, Mme de Grignan est cartésienne, tandis que sa mère, qui connaît et admire Descartes, ne l’est pas. On s’explique encore de même façon que les hommes dont le tempérament correspond le plus étroitement à la nature de l’esprit et des conceptions de Descartes, comme Retz ou La Rochefoucauld, ne soient point des adeptes du système : ils avaient l’esprit trop fait pour y loger une doctrine nouvelle, fût-elle la mieux adaptée à leur véritable essence. Ceux qui auront quinze, vingt ou trente ans de moins, qui naîtront ou s’instruiront après 1680, seront livrés en temps propice à l’action de Descartes et sur ceux-là, sur Boileau, sur La Bruyère, sur Mme de Grignan, sur Charles Perrault, sur Fontenelle, sur tout le monde dans le dernier tiers du siècle, le cartésianisme mettra son empreinte.

Cependant, comme il est naturel de le supposer, les traces d’une influence de Descartes apparaissent d’abord, en laissant de côté les purs philosophes au sens spécial et technique du mot, dans les esprits que leurs penchants et leurs études obligent de connaître, disposent à goûter les spéculations philosophiques. Voilà comment Pascal et Bossuet, l’un géomètre et physicien, l’autre théologien, sont, chronologiquement, les premiers de nos grands écrivains chez lesquels on saisit une plus ou moins formelle, plus ou moins complète adhésion aux idées de Descartes.

Je sortirais des limites de mon sujet, si j’essayais d’indiquer même sommairement ce qu’il entre d’éléments cartésiens dans la pensée de Pascal. Il me suffira de faire remarquer que le traitement de l’expérience, la conversion de la réalité sentie en notions intelligibles se fait chez Pascal par la méthode et selon les principes de Descartes il procède en cartésien, jusqu’à ce que, les idées étant posées, le devoir d’interpréter ou d’expliquer lui fasse quitter ou combattre Descartes. Hors les nécessités de son système janséniste, Pascal garde volontiers, dans les matières de science et de psychologie, les points de vue, les définitions, les conceptions de la philosophie cartésienne. Ainsi de la distinction de l’étendue et de la pensée procèdent les belles réflexions de Pascal dont le roseau pensant est le saisissant résumé. Ainsi de l’automatisme des bêtes, qu’il acceptait sans réserve, Pascal tirait que l’homme, ayant un corps, est « automate autant qu’esprit », et développait tout son système des moyens de « plier la machine ». Ainsi, réfléchissant sur les preuves cartésiennes de l’existence de Dieu, Pascal défendait à la raison humaine d’aller au delà d’une conception absolument vide et indéterminée de l’infini, et rendait à la foi, au dogme chrétien toutes les notions positives dont on enrichit cet infini pour en faire un Dieu vivant, parfait, aimable.

Ainsi encore, si tant de puissances trompeuses usurpent la place de la raison et donnent à tant de fantaisies l’autorité de la vérité, c’est que Pascal, comme Descartes, fait de la croyance l’œuvre commune d’un entendement borné et d’une volonté infinie : si bien que, là où l’intelligence ne fournit plus d’idées claires, la volonté se laisse aller à affirmer les idées confuses que lui fournissent l’imagination, le sens ou les passions. De ce que c’est à la volonté qu’il appartient d’affirmer, il résultera aussi qu’on pourra concevoir une certitude qui ne sera point fondée sur les raisons de l’esprit, lorsque la vérité sera évidente au « cœur ».

Ainsi, enfin, tout le morceau fameux des Deux Infinis suppose la méthode de Descartes et sa mathématique universelle : c’est bien de la science et de la raison que Pascal traite, mais c’est de la conception cartésienne de la science, c’est de la prétention cartésienne de conduire la raison à la connaissance de toutes choses en partant des notions les plus simples. Pour démontrer l’impuissance de la raison et le néant de la science, il prend la raison et la science telles que les organise et constitue Descartes.

Quant à Bossuet, la théologie catholique lui est une philosophie, et il n’a pas besoin, il lui est même impossible de se faire cartésien. Cependant il introduit dans ses écrits philosophiques bien des idées cartésiennes, qu’il estime conformes, ou non-contraires, à l’orthodoxie, et dans lesquelles il voit tantôt une formule claire et tantôt une explication possible des faits. Mais c’est surtout hors de ses traités spéciaux de philosophie, dans la partie vraiment littéraire et oratoire de son œuvre qu’il nous faut rechercher s’il a reçu l’empreinte de Descartes or il apparaît bien qu’elle a été profonde. Souvent, nous rencontrons chez lui des idées, des démonstrations, des expressions, qui sont d’origine manifestement cartésienne. Assurément il lui suffisait d’être soumis comme il l’était à la tradition catholique, pour tenter de détruire la Réforme par l’exposé des variations des réformateurs : toutefois, qu’on relise seulement la Préface de l’Histoire des variations, et l’on pourra se demander si la démonstration tentée n’exige pas chez le lecteur et chez l’auteur une persuasion bien établie que les idées vraies, ce sont les idées claires, et que la doctrine vraie, c’est la doctrine logique, où toutes les propositions sont déduites nécessairement des principes. Le livre n’a toute sa valeur que pour un esprit qui se conduit par la méthode cartésienne[8].

Le second point du sermon sur la Mort est, dans sa première partie, un essai de démonstration purement philosophique, de l’immatérialité de l’âme, à laquelle s’attache l’immortalité. Or tout ce raisonnement suppose les principes cartésiens : distinction de la pensée et de l’étendue, impossibilité d’attribuer la pensée à la matière, simplicité de la substance pensante, d’où il suit qu’elle ne pourrait être détruite que par un acte spécial de la puissance divine. Descartes prouvait l’existence de Dieu par l’idée de l’infini dans un esprit fini ; Bossuet fait un renversement ingénieux de la preuve pour établir que l’être fini qui conçoit l’infini ne peut pas ne pas être un esprit l’homme n’est pas tout corps s’il conçoit l’esprit pur, en son absolue et éternelle perfection. Et ici, c’est-à-dire justement au point que Descartes fixait comme le terme infranchissable à l’investigation rationnelle, Bossuet introduit le dogme, pour garantir la vie future et la résurrection.

Ainsi, contre le matérialisme, Bossuet emploie les arguments de la philosophie cartésienne pour préparer les vérités supérieures de la révélation.

Après Pascal et Bossuet, nous rencontrons Boileau et La Bruyère : deux écrivains inégalement frottés de philosophie, plutôt que philosophes au sens exact du mot. Pour ces deux-là, l’influence de Descartes se détermine aisément il leur a donné tout ce qu’ils ont eu de philosophie. Il a été la source de pensée philosophique où ils ont constamment puisé, lorsqu’ils se sont préoccupés des problèmes que leur culture intellectuelle ne leur fournissait pas les moyens de résoudre par une création originale. L’Arrêt Burlesque montre Boileau fermement attaché aux principes cartésiens, et disposé à considérer l’auteur du Discours de la Méthode comme celui qui a ramené ; la raison dans la philosophie. Le chapitre des Esprits forts n’est autre chose que le catéchisme philosophique d’un honnête homme qui ne pense pas par lui-même sur ces matières, et qui a lu Descartes.

Le moins marqué de cartésianisme parmi nos grands écrivains, est peut-être Racine : je n’aperçois en lui que de la pensée antique et de la pensée janséniste, rien qui se puisse rendre à Descartes avec quelque apparence de raison.

Mais il serait oiseux de nous attarder à évaluer la dette de chaque individu envers Descartes : demandons-nous ce qu’en général l’esprit et la littérature classiques ont reçu de lui, recherchons les formes universelles, les modes principaux, mais aussi les limites communes de son action.

III

Lorsque l’on s’efforce de définir la littérature du xviie siècle, on lui attribue communément ce caractère d’avoir été une littérature, chrétienne. La remarque est banale. Elle n’est vraie, et encore avec certaines restrictions, que pour la seconde partie du siècle. Rien, dans la première, ne l’autorise. Le libertinage ou l’indifférence dominent dans la société. Les principaux écrivains de l’époque précieuse, Malherbe le, premier, puis Théophile, Chapelain, Voiture, Sarrasin, Scarron, ne portent point de marque chrétienne Balzac et Corneille font seuls exception. Au théâtre, les sujets sacrés ne réussissent guère, et l’on sait que ce n’est pas la religion qui a sauvé Polyeucte.

Au contraire, dans la seconde moitié du siècle, la littérature prend une couleur chrétienne très apparente. Il semble que la religion soit au fond de tous les grands esprits et de toutes les grandes œuvres, de Pascal à Fénelon et de Mme de Sévigné à Saint-Simon. Les réfractaires sont en général ceux qui sont nés assez tôt pour respirer le libertinage de l’époque antérieure Retz et La Rochefoucauld, Molière et La Fontaine ; encore celui-ci fait-il une fin qui contredit son œuvre et venge le principe. Cette physionomie générale de la littérature s’explique par quelques causes faciles à saisir. D’abord, le même hasard qui, dans le siècle suivant, donnera tous les talents au parti de l’irréligion, attribue en celui-ci les grands génies à l’Église et à la foi. Il est difficile qu’une époque où les principaux prosateurs sont Pascal, un sectaire ; Bossuet, un évêque ; Fénelon, un archevêque, – et au-dessous d’eux, Bourdaloue, un jésuite, Fléchier, Massillon, des éyêques ; et au-dessous encore tant d’autres ecclésiastiques, prélats, abbés, jésuites, oratoriens, ne prenne pas une couleur chrétienne, si on la regarde dans sa littérature.

En second lieu, il s’est réellement opéré au xvie siècle une restauration de la foi catholique. L’Église a repris une étonnante vitalité, que précisément ce grand nombre de génies et de talents atteste. Des mouvements originaux manifestent au sein du catholicisme un réveil de la puissance, de création religieuse fondations ou réformes d’ordres, formes nouvelles de dévotion, interprétations personnelles du dogme. L’autorité ecclésiastique, au nom de la tradition orthodoxe, essaie d’étouffer ce dernier genre de créations malgré tout, en France même, le jansénisme et le quiétisme ont une vigoureuse expansion. Le jansénisme surtout, par sa hauteur morale, et aussi par d’autres causes, se propage en dehors du petit troupeau des sectaires autour des vrais jansénistes s’aperçoit une foule de jansénisants, si je puis dire, attachés plutôt qu’adhérents, et sympathiques plutôt que croyants. La littérature de Pascal et de Nicole aidant, le jansénisme contribue pour beaucoup à ramener le siècle, au moins en apparence, sous la domination de l’idée chrétienne[9].

Mais quand on a développé toutes ces raisons, quand on en a, autant qu’il est possible, défini le jeu et l’action, on s’aperçoit que quelqu’un, peut revendiquer aussi une grande part dans l’effet que nous voulons expliquer et ce quelqu’un, c’est Descartes. Il est très certain que la philosophie de Descartes a pour âme le principe même d’où l’irréligion du siècle suivant devait sortir, que l’esprit scientifique et la foi au progrès indéfini de la raison, qui sont au fond de la méthode cartésienne, se sont découverts plus tard les mortels ennemis de la vérité révélée : M. Brunetière en a donné l’irréfutable démonstration. Mais en attendant que la méthode de Descartes produisît ces effets, la doctrine de Descartes en a produit d’autres, et de tout contraires. Il y avait assez de foi traditionnelle dans la pensée de Descartes pour qu’il ne vît pas très nettement lui-même où sa méthode le conduisait, et pour qu’il allongeât parfois la chaîne de ses démonstrations de quelques notions dont l’origine n’est pas toute rationnelle comme lorsqu’il déterminait les attributs de son Dieu. Mais surtout les contemporains ne pouvaient se douter où les menait sa méthode ni quelle floraison d’impiété était en germe dans le principe de ne se rendre qu’à l’évidence, lorsque la première application de la méthode conduisait à l’immatérialité de l’âme et à l’existence de Dieu, lorsque la foi en un Dieu tout-puissant, véridique et bon, était la garantie même de la réalité du monde extérieur, et la condition préalable de la science. Le xviie siècle fut bien excusable, en vérité, de prendre Descartes pour ce que lui-même croyait être, pour un allié de la religion, et non pour un ennemi. Les jansénistes même, sauf Pascal peut-être, et les oratoriens s’y trompèrent c’est-à-dire les deux groupes catholiques de France où peut-être il y avait le plus de ferveur religieuse et de zèle pieux. C’est là justement que le cartésianisme a fait d’abord le plus de prosélytes.

Et si, après 1660, le libertinage perd du terrain, si les témérités scandaleuses cessent, si enfin l’impiété devient, pour un demi-siècle, un courant souterrain qui ne se laisse pas toujours deviner, Pascal ou Bossuet en ont moins l’honneur que Descartes. Celui-ci fut l’intermédiaire qui réconcilia pour un temps nombre d’esprits avec la religion, et les fit vivre décemment auprès d’elle.

Sur tous les points importants, sa doctrine mettait en déroute le libertinage : au scepticisme universel, il opposait la certitude précise de sa méthode. Aux négateurs de Dieu et de la providence, il démontrait Dieu, et dans la création continuée, découvrait une action providentielle. Aux négateurs de l’immortalité de l’âme, il démontrait l’immatérialité de la substance pensante, d’où il résultait que le miracle eût été la mortalité, et non l’immortalité de l’âme. Aux épicuriens sectateurs des voluptés corporelles, il enseignait l’infinie inégalité de dignité de la pensée et de l’étendue, l’infinie supériorité de l’activité intellectuelle sur la sensation physique. Aux adorateurs de la nature qui prêchaient l’abandon à l’instinct, il expliquait la liberté, la force de la volonté pour suivre le bien reconnu par la raison, la grandeur de la vertu qui consiste dans le choix libre par lequel l’homme réalise une idée vraie.

Tout cela, Descartes l’offrait, en un langage aisé à suivre, un clair français ou un latin bientôt traduit, en des ouvrages courts où l’enchaînement, rigoureux était une aide plus qu’une fatigue pour l’esprit mais surtout, en l’offrant, il ne demandait à la raison exigeante et irréductible du lecteur aucun sacrifice, aucune abdication. Il ne lui apportait aucune diminution d’indépendance, un accroissement réel au contraire, et qui, dans l’avenir, apparaissait indéfini. De là son prestige. Il affirmait à la raison qu’elle était souveraine, et il lui promettait la possession certaine de toute science. Et sa construction logique était d’une solidité qui n’était pas alors facile à entamer. Il n’y a pas à s’étonner qu’il ait séduit et contenté le grand nombre des honnêtes gens qui éprouvaient quelque difficulté à recevoir sur une autorité sans preuve des vérités incompréhensibles. C’était la première fois dans le monde moderne que s’offrait, hors des écoles, à la raison profane, et à la raison de tous, un système complet, cohérent et bien lié, qui donnât à chacun le plaisir de comprendre ce qu’il croirait et de savoir pourquoi il croirait.

Mais, en ramassant ainsi tous les esprits qui oscillaient entre la tiédeur d’une foi machinale et les hardiesses d’une incrédulité déclarée, Descartes, qui leur faisait reconnaître un Dieu, une âme immortelle, une volonté libre, un bien absolu, les amenait tout près de la religion. Il leur faisait faire la paix avec elle. Il ôtait à leur raison les raisons de s’en séparer ; et ainsi nombre de gens qui n’étaient pas des dévots, mais tout simplement des cartésiens convaincus, firent très décemment figure de chrétiens dans la seconde partie du siècle. La littérature nous en offre deux qui sont les représentants très caractérisés du groupe : Boileau et La Bruyère.

Il est très vrai, cependant, que si le cartésianisme fut en son temps une doctrine de résistance contre le libertinage, la religion n’y gagna guère que des apparences. Car ces esprits qu’on rapprochait d’elle ne lui étaient pas rendus. Au contraire, toute espérance de les recouvrer lui était à peu près enlevée : un épicurien sans doctrine a plus de chance de se convertir qu’un doctrinaire spiritualiste. Le public cartésien, ces gens qui avaient goûté à la certitude rationnelle, qui se voyaient pourvus d’une méthode, d’un critérium, d’une connaissance, sans déception possible (il le leur semblait), et avec des espérances sûres de satisfactions infinies, ce public-là était perdu pour l’Église. Il la côtoyait, en attendant de l’attaquer. À mesure que se développera la science, fruit de la méthode, à mesure que les éléments personnels introduits par la disposition intime de Descartes dans sa doctrine, je veux dire certains éléments métaphysiques d’origine théologique, seront éliminés, le cartésianisme se manifestera comme une tout autre chose que la religion, ou qu’un serviteur de la religion. À la fin du siècle, au commencement du siècle suivant, le public français, sans y penser, sera profondément désaffectionné du christianisme : c’est ce qu’accusera dans la littérature l’œuvre, non encore hostile, seulement détachée et railleuse, de Fontenelle.

IV

Outre cette influence générale sur l’esprit de la société et des écrivains, peut-on découvrir quelque vestige d’une action proprement littéraire qui serait due à Descartes ? En d’autres termes, dans le choix et le maniement des sujets et des genres, peut-on reconnaître des conséquences de la doctrine cartésienne ? Dans la forme esthétique des œuvres, aperçoit-on un goût cartésien ?

On constate dans la littérature classique trois grandes lacunes : le sentiment lyrique, le sens historique, l’amour de la nature en sont absents. Sans doute, sur aucun de ces trois points, l’exclusion n’est absolue, et l’on peut citer des noms, des morceaux qui fournissent d’éclatantes exceptions. Mais il est vrai, d’abord, que la littérature ne se développe en aucun de ces sens, et qu’on ne pourra toujours alléguer que des commencements, des fragments ; ce qu’on signalera, ce seront toujours des anomalies et des faits d’exception ; il y aura même diminution, décroissance de ces phénomènes à mesure qu’on avancera dans le siècle. En second lieu, il n’est pas probable que des modes de sentir et de penser qui sont naturels aient été abolis réellement en ce temps-là : mais ils restaient au fond des âmes, et n’étaient point réputés objets littéraires. Aussi glane-t-on la plupart des exceptions dont je parle dans les lettres et écrits de gens qui ne pensaient pas à être auteurs et ne destinaient pas leur pensée au public ; ou bien l’on saisit quelques apparitions accidentelles des sentiments qu’on recherche dans des œuvres et des genres qui n’avaient point à en poursuivre l’expression ; ce sont comme des surprises du tempérament chez certains auteurs. Il reste que la littérature classique, si riche en certains genres, est tout à fait pauvre en poèmes lyriques, en histoires, en paysages.

Mais de cette triple indigence, Descartes est-il responsable ? Je n’ oserais l’affirmer. La source lyrique est tarie déjà chez Malherbe, qui fait du lyrisme avec de l’éloquence. Les circonstances historiques interdisent l’histoire vraie, en même temps que le goût des idées générales et la persuasion de la constante identité de l’âme humaine à travers le temps et l’espace empêchent l’histoire vivante : et si le premier fait est évident dès Richelieu, le second commençait à se dessiner dans Amyot. Enfin, le sentiment de la nature était trop lié aux émotions lyriques pour ne pas disparaître avec elles et l’esprit, c’est-à-dire l’exercice ingénieux de l’esprit sur ses propres idées à l’occasion des objets naturels, avait pris déjà dans l’Astrée et dans la poésie précieuse la place du sentiment de la nature.

Que restera-t-il à Descartes ? Il lui restera d’avoir enfoncé plus avant le siècle et la littérature dans les voies où ils étaient spontanément entrés, d’avoir fermé rigoureusement les issues dont ils s’étaient détournés, de les avoir fixés en quelque sorte dans leur sens, en leur offrant des motifs raisonnables d’y persévérer.

En effet, l’âme est plus aisée à connaître que le corps. Quiconque aimera les idées claires, se portera plutôt à l’analyse de sa propre pensée qu’à la recherche des choses étendues. Les corps sont objets de pensée, non par leurs formes sensibles, mais par les notions intelligibles de propriétés et de rapport qui les représentent idéalement. On pourra donc étudier la nature, on ne la peindra pas. Enfin dans la nature, tout est corps, tout est matière, tout est étendue nulle part il n’y a vie, âme, volonté. Tout y est inerte et mort, mû d’un mouvement transmis et nécessaire. Une infinie disproportion sépare l’être pensant de la chose matérielle donc nulle sympathie, nulle pitié, nul commerce d’émotion, nulle illusion d’amour ne saurait unir l’esprit raisonnable à la nature inanimée, à la brute automate. — Et voilà la racine du sentiment de la nature nettement coupée.

Les passions, en tant qu’elles appartiennent au corps, s’excluent avec la nature, et pour les mêmes raisons. En tant qu’elles appartiennent à l’âme, elles sont des pensées qui se peuvent définir, enchaîner, classer la science des notions par lesquelles ces faits se coordonnent, se règlent et se comprennent, c’est la psychologie. Elles sont des pensées pourvues d’une force spéciale, qui les fait tendre à l’action et les rend aptes à se réaliser : la science des moyens par lesquels la volonté peut les combattre, les soumettre et les diriger, c’est une psychologie pratique unie à la morale. L’expression littéraire correspondante à la première de ces sciences, sera la Maxime ou le Caractère l’expression littéraire correspondante à la seconde, ce sera le genre dramatique, comédie ou tragédie. Puis il y a une connaissance possible des passions de l’homme : il n’y a pas de connaissance, au sens exact du mot, des passions d’un homme. La méthode et la raison interdisent de rechercher l’expression des sentiments d’un individu, l’auteur fût-il cet individu. Cette représentation ne saurait être que confuse, non réellement intelligible et vraie. Et voilà le lyrisme retranché.

Pour l’histoire, on y pourrait arriver par la méthode, cela ne fait point de doute, et nous en aurons tout à l’heure la preuve. Mais la déduction est longue et difficile. Au contraire, la méthode fournit immédiatement de quoi la condamner. L’individu n’est pas connaissable rationnellement voilà les grands hommes, en leur physionomie propre, éliminés. L’œuvre de la raison est de saisir les rapports et les liaisons, non de remarquer les différences accidentelles de forme et de surface : voilà les époques, en leur caractère original, confondues dans la science universelle de l’homme. Les idées, objet de la raison, matière de la science, se conçoivent hors du temps et de l’espace. Voilà la notion même de l’histoire abolie. Qu’est-ce que l’histoire donc ? Une curiosité[10], une série de représentations confuses capables d’amuser l’imagination : l’esprit qui cherche une connaissance ne s’y attarde pas. Ou bien une autorité, un ensemble de commandements et de pressions du passé sur le présent l’esprit qui n’est soumis qu’à la raison, l’abhorre.

Ainsi Descartes n’a pas empêché de naître le lyrisme, l’histoire, le pittoresque : il les a seulement aidés à ne pas naître.

De même, il n’a pas déterminé le domaine de la littérature classique, qui, pour des raisons diverses, tendait visiblement dès le temps de Henri IV à s’enfermer dans l’expression des idées, dans l’analyse psychologique ou la description oratoire de l’homme moral. Mais il semble ici encore éclaircir et confirmer les tendances apparues hors de lui : il a constitué visiblement la philosophie et la science en spécialités où l’on ne pouvait se flatter de rien découvrir ou connaître sans une forte application. Il a fermé la métaphysique, la physique aux honnêtes gens, comme déjà les mathématiques leur étaient fermées : je veux dire qu’il les a retirées à leur libre spéculation, à leur invention spontanée, et ne leur a laissé l’espoir d’y participer que par l’enseignement professionnel d’un maître. Il n’a laissé à la portée de tous que les faits de conscience, immédiatement connaissables, seule réalité facilement convertible en idées, et d’où chacun puisse se flatter de parvenir à des vérités certaines. Descartes, ici, encourageait le siècle à s’abandonner sur la pente où il glissait. Il plaçait le reste trop haut et trop loin : dans le domaine moral seulement, il permettait, il promettait à tous des connaissances faciles. Nous verrons pourtant que, s’il éloigne la science, il n’en défend pas l’accès ; il ne la sépare que pour y mieux conduire.

V

Sur un point essentiel, le cartésianisme subit, dans la seconde moitié du xviie siècle, un grave échec ; les grandes œuvres, en leur essentielle beauté, ne relèvent pas de lui, et même le contredisent.

En effet, je n’aperçois dans la doctrine de Descartes aucune possibilité d’une esthétique. Le beau se confond dans le vrai. Le système cartésien est une expression mathématique de l’univers. Et une littérature procédant du cartésianisme ne peut être qu’une littérature d’idées pures, où les mots ne seront que les signes aptes à représenter les objets intelligibles, où la phrase ne sera que des combinaisons de signes exprimant les rapports intelligibles : une idéologie en substance, et dans la forme une algèbre, voilà ce que peut être une littérature cartésienne.

Et la littérature classique n’est pas cela, évidemment. Outre sa valeur intelligible, elle a une valeur esthétique. Elle nous offre un travail poétique ou oratoire, des formes d’art. Il y entre des éléments de sensibilité et d’imagination, que rien n’explique ou n’autorise dans la philosophie cartésienne ou bien celle-ci ne les admettrait que par une conception trop méprisante de la littérature. En un mot, dans les œuvres de cette école de grands poètes qui apparaît après 1660, chez Boileau, chez Racine, chez Molière, chez La Fontaine, chez tous les grands écrivains mêmes de la fin du siècle, chez Bossuet, chez Fénelon, chez La Bruyère, il y a quelque chose — et de principal — qui ne vient pas de Descartes et ne s’accorde pas avec Descartes.

Qu’est-ce donc ? C’est la poésie et l’art, et cela vient — des tempéraments évidemment, — mais, en tant que principe légitimant le tempérament, cela vient de l’antiquité. C’est l’imitation des anciens qui maintient contre l’esprit cartésien, et je dirais presque contre l’esprit du siècle, la beauté poétique ou oratoire, la forme artistique. Cela est visible dans l’Art poétique et les diverses œuvres critiques de Boileau. Son idéal n’est pas l’« idée » cartésienne, distincte, claire, un pur intelligible. S’il réduit le beau au vrai, il entend par le vrai le naturel, et par la nature, la forme réelle des choses. Il veut que le poète s’attache au vrai universel mais les vérités universelles de la poésie, ce sont pour lui les types constants des espèces, non pas l’essence abstraite, mais la forme normale. Si bien que ce qu’il appelle la raison en poésie, c’est en définitive non point l’exactitude de la notion, mais la ressemblance de l’image. Et le sublime n’est précisément que l’expression qui peint le plus sensiblement la chose ou l’action.

Ainsi toute une théorie d’art se superpose et s’oppose dans l’Art poétique à la science cartésienne pareillement, dans les œuvres classiques, au signe abstrait qui note le concept intelligible se trouve substituée la forme esthétique qui imite l’a forme vivante.

Tant s’en faut que le cartésianisme soit pour rien dans l’art classique, que bientôt il va le détruire. La querelle des anciens et des modernes est la revanche de l’esprit cartésien sur le goût antique, de l’analyse sur la poésie, de l’idée sur la forme, de la science sur l’art. Ceux qui mènent la campagne contre l’antiquité sont des cartésiens avoués, Charles Perrault, Fontenelle ; et ce sont les conséquences nécessaires de la pensée de Descartes qu’ils s’efforcent d’imposer à la littérature. Toutes les idées du parti des modernes sont des idées cartésiennes.

Défiance de l’autorité, d’abord dans le respect des anciens, on trouve quelque chose de suspect et de choquant. L’enthousiasme d’un Boileau, d’un Racine ne saurait être parfaitement raisonnable : car la beauté d’Homère, par exemple, et d’Euripide n’est pas évidente a priori, ni démontrable géométriquement. C’est donc un préjugé ; elle s’établit par une déférence servile de notre raison à l’opinion, à l’habitude, au témoignage, par une suspension du libre examen. Malebranche, un cartésien étranger aux polémiques littéraires, n’a pas assez de railleries pour les adorateurs de l’antiquité.

Application de la loi du progrès à la littérature, en second lieu. La raison se forme, la connaissance s’enrichit, l’humanité s’éclaire de siècle en siècle. Il y a progrès évident et constaté dans les sciences, dans les métiers, dans la morale, dans la religion (supériorité du christianisme sur le paganisme), dans les beaux-arts (perfectionnement des moyens techniques) comment se pourrait-il que la poésie et l’éloquence échappassent à la loi générale ? Cette induction, c’est tout l’ouvrage des Parallèles de Charles Perrault.

En troisième lieu, application à la littérature de la loi de la constance des effets naturels la quantité de mouvement est invariable ; les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets. Les arbres portent aujourd’hui les mêmes fruits qu’il y a deux mille ans pourquoi la nature fournirait-elle moins de génie, et moins souvent, dans l’humanité ? pourquoi les esprits des hommes n’auraient-ils plus les mêmes facultés ? Les circonstances historiques peuvent interrompre, altérer, masquer cette uniformité des productions de la nature, non pas l’abolir tout à fait. Cette observation, c’est toute la Digression de Fontenelle sur les anciens et les modernes.

En quatrième lieu, application à la critique de la règle de l’évidence. La raison est toujours également partagée entre les hommes, toujours identique à elle-même. Ce qui est vrai, l’est en tout temps et en tout lieu, et doit apparaître évidemment comme vrai à la raison de tous les hommes. Donc ce qui ne m’est pas intelligible, ce qui ne m’est pas évident, ce qui m’apparaît évidemment comme confus, absurde, erroné, j’ai le devoir de le rejeter, le droit de le condamner. Toutes les critiques que Perrault, Fontenelle, La Motte dirigent contre des œuvres particulières des anciens sont fondées sur ce principe « ce que je ne comprends pas ne saurait être raisonnable. »

Puis, c’est le triomphe de l’esprit mathématique tous les éléments concrets, sensibles, particuliers, locaux, sont éliminés. À toutes les réalités se substituent des idées, qui sont analysées, critiquées, enchaînées, affirmées, niées dans l’absolu, en dehors de toute considération de temps, de lieu, de couleur historique ou de beauté esthétique, uniquement comme vraies ou fausses, cohérentes ou contradictoires. C’est le procédé de La Motte dans sa critique et sa restauration de l’Iliade. Homère n’a pas su peindre des héros car il n’est pas raisonnable que des héros soient mal élevés, grossiers, brutaux. Homère n’a pas su peindre la divinité : car il n’est pas raisonnable que la divinité soit passionnée, intéressée, égoïste. Et Fénelon s’évertuait à expliquer au philosophe La Motte que la perfection d’une œuvre poétique ne se décide pas par la conformité des peintures du poète aux véritables idées des choses en soi, mais par l’intense expression qu’elles fournissent de la façon dont ces choses ont été senties réellement par des hommes, que la vérité qui est belle n’est pas la vérité d’un jugement universel, mais la vérité d’une représentation exacte, et que l’objet de la poésie, ce n’est pas l’idée, c’est la vie.

Enfin, si l’on ne croit pas que l’esprit, même dans l’oeuvre littéraire, puisse se proposer un autre but que de présenter des idées et d’exprimer des rapports, les mots ne peuvent plus être que des signes, et la forme ne vaut plus que par la netteté, la précision, l’exactitude avec lesquelles elle traduit l’intelligible. Une phrase ne vaut que par ce qu’elle donne à comprendre : elle a d’autant plus de perfection qu’elle provoque moins l’imagination et la sensibilité, dont l’éveil introduirait la confusion dans les notions des choses et troublerait l’exercice du jugement. Et de là se tire la proscription de la poésie et des vers, contre lesquels La Motte bataille, ayant pour lui le sentiment secret de ses contemporains. Le vers n’est qu’une difficulté à vaincre : que pourrait-ce être ? Le style poétique, ce sont les figures par lesquelles on enveloppe la pensée : ce ne peut être autre chose. Donc vers, et figures, ce sont des moyens que l’homme a inventés pour s’empêcher de dire tout ce qu’il voulait, comme il voulait, pour s’obliger à parler plus obscurément, moins précisément. Donc, plus de vers, plus de figures. Rien ne vaut une prose exacte et translucide, sans couleur et sans passion, ornée seulement de cette élégance qui est l’esprit, et qui consiste, dans l’invention des rapports cachés ou dans la simplicité saisissante des formules.

Ainsi c’est le cartésianisme qui, à la fin du xviie siècle, porte le coup mortel à la littérature classique, en ruinant le respect de l’antiquité dans les esprits, en leur faisant perdre le sens de la poésie et le sens de l’art. Le xviiie siècle, à vrai dire, traînera la tradition classique comme un poids mort, dont il n’osera ou ne saura se défaire : il n’aura pas l’intelligence ni, au fond, l’amour de sa religion littéraire, qu’il réduira à un formalisme, à un mécanisme stérile.

Et peu importe que la doctrine de Descartes soit délaissée : par l’esprit et par le goût notre littérature du xviiie siècle sera toute cartésienne. L’exclusive préoccupation des idées, l’idolâtrie de la raison (peu importe qu’on fasse passer sous ce nom bien des préjuges et des modes), la poursuite obstinée de la distinction et de la clarté dans les pensées, l’esprit d’abstraction et de raisonnement à outrance, la sécheresse précise de la phrase admirablement nette, tout cela semble bien être l’idéal littéraire, qui correspond à la méthode de Descartes jamais cet idéal ne fut plus près d’être réalisé que dans notre xviiie siècle, par les Fontenelle, les Montesquieu, les Voltaire, les Duclos, les Dalembert, les Du Deffand.

VI

C’est alors vraiment que Descartes eut son heure : un demi-siècle après sa mort, juste au moment où la vertu générale de sa méthode, affranchie de sa doctrine personnelle, commençait de produire ses effets dans l’évolution des idées philosophiques, à ce moment aussi elle triomphait de l’esprit classique et manifestait ses propriétés spéciales dans l’évolution des formes littéraires. Il n’est pas inutile d’y insister.

On remarquera d’abord que jusqu’au milieu du xviiie siècle la seule méthode qui s’offre en France à l’écrivain désireux de traiter une ample matière avec ordre et d’en procurer une connaissance certaine, est la méthode de Descartes. Nos gens n’en aperçoivent pas d’autre. Et ainsi toute grande construction méthodique s’établit selon les règles cartésiennes. On s’efforce de remonter d’abord à des principes simples, évidents, d’où, par l’analyse, on déduit toutes les conséquences nécessaires l’expérience sert seulement à déterminer les problèmes qu’il faut poser, les conséquences qu’il faut tirer, parmi le nombre infini des problèmes et des conséquences possibles ; elle sert encore, si l’on veut, de vérification, et comme de preuve de la justesse de l’opération, quand le résultat de la déduction concorde avec elle. On construit ainsi un système idéal, logiquement nécessaire, que la méthode garantit valoir objectivement comme l’expression exacte et l’explication vraie de la réalité des choses.

À cette méthode se rattachait déjà un des grands ouvrages de Bossuet, la Politique tirée de l’Écriture sainte. L’exposition est divisée en livres, articles, propositions. Pour parvenir à la constitution de la monarchie française que doit régir un jour le dauphin son élève, Bossuet part des notions les plus générales et les plus simples : des principes de la société parmi les hommes. Ce sera son premier livre. Ces principes dépendent d’une vérité première : l’homme est fait pour vivre en société. Ce sera l’article premier du premier livre. De cette vérité sortiront la société civile, le gouvernement, les lois, le sentiment de l’humanité (le sentiment cosmopolite du siècle suivant), l’amour de la patrie. Ce principe que l’homme est fait pour vivre en société se rattache à son tour à une notion antérieure : Les hommes n’ont qu’une même fin et un même objet, qu’un Dieu. Ce sera la première proposition de l’article premier. Car c’est la notion évidente (pour Bossuet), avant laquelle il’n’y a rien. De là découleront la charité réciproque, la fraternité universelle, le devoir de s’entr’aider, la communauté même d’intérêts, qui sont les fondements et les moyens essentiels de la société humaine.

Ayant ainsi établi les principes de la société, Bossuet passera aux origines et à la nature de l’autorité : des principes du premier livre résultera, sans exclure aucune forme de gouvernement, la supériorité de la monarchie héréditaire de mâle en mâle ou d’aîné en aîné. Les livres III, IV, V expliqueront la nature et les propriétés de l’autorité royale. Le livre VI développera les devoirs des sujets envers le prince, les livres VII et VIII les devoirs du prince envers les sujets. Dans les livres IX et X seront traités les secours, de la royauté, guerre, finances, impôts, conseils, choix des ministres, agents et conseillers. On voit comment nous aurons passé constamment du plus simple au plus composé, tirant, sans cesse des vérités déjà établies la solution des problèmes ultérieurement posés, et faisant à chaque livre entrer dans les problèmes certaines données nouvelles qui les rendent plus complexes. Le titre de chaque proposition n’indique pas seulement t le’sujet particulier qui doit y être traité : il est presque toujours un véritable énoncé de théorème dont le texte fournit la démonstration. Le livre doit se lire comme on lit un traité tle géométrie, en donnant une attention très exacte aux énoncés souvent la formule qu’ils, contiennent n’est pas reproduite dans le texte, qui en fournit seulement la démonstration sans la répéter. D’autres fois, la formule est reprise à la fin, avec une affirmation équivalant au traditionnel ce qu’il fallait démontrer[11].

Cependant, malgré sa forme, l’ouvrage de Bossuet n’est pas une application rigoureuse de la méthode cartésienne : car une foule de propositions y sont établies uniquement par l’autorité de l’Écriture, sans démonstration ni évidence rationnelles. Mais on peut admettre que tous les préceptes de l’Écriture tiennent dans la construction de Bossuet le rôle d’axiomes indiscutables, qui sont reçus comme certains en vertu du principe supérieur auquel toute sa pensée est soumise, l’autorité de la parole révélée.

La réalité intervient dansla chaîne des démonstrations pour fournir des figures concrètes qui aident à l’intelligence de la vérité abstraite. Lorsque cette réalité est un des éléments constitutifs de la monarchie française, elle est amenée surtout pour être autorisée et légitimée par son exacte concordance avec la nécessité logique que la démonstration a posée.

Lorsque, comme, il arrive souvent, cette réalité est empruntée à l’histoire des Juifs, elle a, en vertu de son origine, un caractère d’authenticité qui lui donne une valeur décisive d’exemple et de confirmation l’opération logique a été bien faite, puisque ses résultats coïncident avec la réalité la moins révocable en doute, et en fournissent l’explication[12].

Si Bossuet, qui fondait d’ailleurs sa certitude sur l’autorité de l’Église, n’a pas conçu qu’il pouvait ordonner cette vaste matière de la Politique autrement que par la méthode cartésienne, c’est bien une preuve de la façon dont cette méthode s’imposait à la fin du xviie siècle.

Mais le xviiie siècle nous en fournit un exemple plus complet, plus éclatant encore. La plus forte construction de doctrine qui se soit faite dans la première moitié du siècle appartient à la méthode de Descartes : c’est l’Esprit des lois de Montesquieu. Le fait, à ma connaissance, n’a pas encore été signalé. Et de ce qu’on ne l’a pas reconnu résulte tout ce que l’on a dit du désordre inexplicable de ce chef-d’œuvre[13]. J’ai cru longtemps aussi qu’il fallait renoncer à suivre le développement logique du livre, et que tout ce qu’il y avait à faire était d’essayer d’abord de retrouver les états successifs de la pensée de Montesquieu, aux diverses époques de sa vie, puis les grandes lignes et la direction principale de sa doctrine je me trompais.

J’ai aperçu récemment, à n’en pouvoir douter, que Montesquieu a tout simplement suivi la méthode analytique et mathématique de Descartes. Lorsqu’on se place à ce point de vue pour étudier le livre, toute la confusion apparente se débrouille, les incohérences disparaissent, les partis pris s’atténuent : on est moins souvent réduit à alléguer ou bien le décousu ou bien le bel esprit de l’auteur. Tout s’éclaire, et la matière se distribue régulièrement.

Je ne puis songer à donner ici une exposition détaillée du plan méthodique de l’Esprit des lois : je dirai seulement l’essentiel.

Le dessein de Montesquieu eût mieux apparu s’il avait ordonné la division de sa matière en trois étages au lieu de deux : les chapitres se groupent en livres ; on se serait moins égaré dans cette longue succession de trente et un livres, si ces livres étaient à leur tour groupés en parties. J’en reconnais trois, qui vont, la première du livre I au livre XIII, la seconde du livre XIV au livre XXVI, la troisième du livre XXVII au livre XXXI. Je constitue ces trois parties en considérant les données des problèmes que Montesquieu pose. Les treize premiers livres étudient les choses en soi ; au livre XIV est introduite la donnée de l’espace, et du livre XIV au livre XXVI sont analysés les rapports qui résultent de la considération des choses dans l’espace[14] ; au livre XXVII apparaît la donnée du temps, et du livre XXVII au livre XXXI se développent les enchaînements logiques qui résultent de la considération des choses dans le temps[15].

Dans la première partie, Montesquieu part des notions simples et premières : une raison ordonnatrice de l’univers, des rapports naturels de justice antérieurs aux rapports d’institution humaine ; il considère l’homme « avant l’établissement de toute société », puis en société, puis dans une société gouvernée de telle ou telle manière. Il pose quelques vérités évidentes, et quelques définitions : définition de la loi, définitions des formes de gouvernement.

On pourrait se demander si ces définitions ne sont pas obtenues par induction et généralisation : si Montesquieu n’a pas considéré diverses républiques, diverses monarchies, diverses lois, pour en dégager les caractères généraux de la république, de la monarchie, de la loi. Rien n’autorise à croire que tel ait été son procédé : « Je suppose, dit-il, trois définitions. » Il en est de ces définitions politiques comme des définitions géométriques : l’expérience a pu suggérer à l’esprit l’idée de les former plutôt que d’autres, mais elles ne sont pas formées des données de l’expérience, non plus que les définitions du cercle et du triangle. Elles sont a priori : elles n’impliquent aucune nécessité d’existence pour leurs objets, et la réalité connue de ces objets n’est en aucune mesure leur soutien ni leur garantie. Quand il n’existerait, quand jamais il n’aurait existé une monarchie ni une république, une oligarchie ni un despotisme, les propriétés et conséquences de toutes ces formes de gouvernement subsisteraient, et la construction de l’Esprit des lois resterait debout.

Une fois posées ces définitions, Montesquieu fait voir quelles sont les lois qui « suivent directement » de la nature et du principe de chaque gouvernement. Pour toutes ces analyses, qui vont du livre II au livre XIII, il n’a besoin que des notions générales qui se découvrent aisément dans l’idée d’une société politique : pouvoir et sujets, éducation des enfants, condition des femmes, jugements et peines, force offensive et défensive, impôts, puissance judiciaire, législative, executive. Chacune, de ces notions communes est mise en rapport avec les définitions, les natures, et les principes de gouvernements tous les problèmes qui se posent ainsi sont traités par l’analyse et résolus dans l’abstrait.

Lorsque la matière semble épuisée, Montesquieu la renouvelle, et s’ouvre un vaste champ de recherches par la considération de l’espace. Voila pourquoi l’influence des climats apparaît ici, et non plus tôt. Si Montesquieu partait des faits, et procédait par des généralisations d’expérience, il serait inadmissible qu’il eût attendu au XIV livre pour nous parler du facteur le plus considérable qui fasse varier les lois et les institutions. Mais, il n’avait pas à s’inquiéter des climats, quand il regardait les définitions pures et les rapports universels. Maintenant que, s’élevant à un degré supérieur de complexité, il va supposer les gouvernements dans l’espace, la première donnée à introduire est celle du climat ; car le climat (selon lui) est la grande cause de variation des lois dans l’espace. Tous les rapports, tous les problèmes qui supposent l’étendue, dépendront de la considération du climat esclavage, nature du sol, esprit et mœurs des nations, commerce (où se rattache la question des monnaies), population, enfin religion. Toutes ces matières seront donc traitées, en allant du plus général au plus particulier et du plus simple au plus complexe, dans cette seconde partie, le facteur dominant du climat intervenant sans cesse à côté des données universelles que la première partie a posées.

De nouveau, nous sommes au terme de notre analyse, et toutes les parties de la société politique, toutes les pièces et relations, ont été parcourues. Que reste-t-il ? à poser les problèmes dans le temps, comme dans l’espace. Ainsi, partis de l’abstrait, nous touchons maintenant au réel : trois pas nous ont portés, le premier aux choses en soi, le second aux choses dans l’espace, le dernier aux choses dans le temps. Mais ces problèmes du temps sont les plus particuliers et les plus complexes ; et à vrai dire, l’étude des changements dans la durée, c’est l’histoire. En un sens, l’Esprit des lois est une introduction à l’étude philosophique de l’histoire : la troisième partie du livre, si elle était complète, serait l’histoire universelle. Montesquieu ne pouvait avoir la prétention de mener à bien cette entreprise infinie ; il a circonscrit son effort : il a choisi trois questions, l’une de droit romain, les deux autres de droit barbare et féodal ; et là, appliquant tous les principes, toutes les vérités antérieurement démontrées, il a résolu le problème de l’évolution des lois qu’il examinait ; il a montré comment leur succession, leur transformation s’étaient opérées nécessairement, selon les règles qu’il avait posées.

À cette troisième partie devraient se rattacher les Considérations sur la grandeur et sur let décadence des Romains. On nous dit communément que c’est un fragment que Montesquieu a détaché du grand ouvrage qu’il préparait. Voici (logiquement) la place et l’attache du fragment. Montesquieu a considéré le problème des lois de Rome dans toute sa complexité : il a suivi sur un peuple particulier, en une région déterminée de l’étendue, dans une longue période de temps, les conséquences du principe d’une forme de gouvernement, le développement et l’altération de ce principe. C’est un admirable échantillon qu’il a donné de la manière dont sa méthode résout l’explication des faits historiques.

Dans toutes ces recherches, quels sont la part ou l’apport de l’expérience ? C’est par là Surtout qu’on peut juger si Montesquieu suit réellement la méthode deDescartes. Qu’on relise l’Esprit des lois : on y verra aisément que pas une vérité n’y est établie sur l’expérience ; on n’y trouvera pas une affirmation qui ne soit rattachée évidemment (avec plus ou moins de succès, peu importe) à des principes antérieurement démontrés. Il n’y a rien chez Montesquieu qui soit légitimé seulement par l’existence, ou comme caractère commun ou constaté de plusieurs existences.

L’expérience lui fournit, d’abord, les figures qui illustrent ses démonstrations, et donnent ainsi à la raison le soutien de l’imagination, par une représentation sensible des objets idéaux. Dans ses deux premières parties, Montesquieu tire de l’histoire le même secours que Descartes tirait de la géométrie, lorsqu’il se proposait « d’éclairer l’algèbre aux clartés de l’intuition géométrique », et donnait « une théorie générale de la résolution graphique des équations[16] ». De là l’indifférence de Montesquieu aux origines de ses exemples : Berne ou Rome, la Chine ou la France, les sauvages de l’Amérique ou la Turquie, la république de Raguse ou l’Angleterre, tout lui est bon, puisqu’il ne s’agit que de figurer sensiblement les idées abstraites. Et de même, il n’a pas besoin d’établir par une critique rigoureuse des textes l’authenticité des faits : ils existent idéalement, dès qu’ils figurent exactement.

En second lieu, l’expérience lui sert de confirmation et comme de preuve. Les effets qu’il a déduits se retrouvent dans la réalité : donc ils sont bien déduits. Les effets contraires se sont produits en réalité là où les principes qu’il détermine n’ont pas été appliqués : donc ces principes ont été bien déterminés ; c’est une sorte de preuve par l’absurde. Là encore nous voyons pourquoi Montesquieu ne s’enquiert pas toujours rigoureusement de l’exactitude des faits s’ils confirment sa déduction, s’ils s’accordent avec elle, il les tient aisément pour vrais.

Enfin l’expérience lui sert à poser des problèmes. Elle lui indique dans quel sens il faut conduire la déduction, qui peut idéalement se développer dans toute direction. Elle lui pose des buts vers lesquels il s’achemine de proposition en proposition. Elle lui suggère des difficultés, des questions obscures et compliquées, qu’il résoudra par les principes. Mais, toujours, dans le maniement de cette réalité, il applique constamment le même procédé d’analyse. Le fait historique est un inconnu ; il le traite comme connu, et, l’analysant, il le réduit à une proposition déjà démontrée[17]. Et là encore, dans cet emploi de la matière historique, nous saisissons la cause de l’indifférence de l’auteur à la critique historique.

Ainsi la science des faits politiques est organisée par Montesquieu exactement comme la science des phénomènes physiques par Descartes ; l’observation a exactement la même place, le même emploi dans l’une et l’autre construction ; toutes les deux se développent du simple au composé, ayant pour terme dernier les réalités particulières dont elles donnent l’explication, et qu’elles font connaître comme les conséquences nécessaires de leurs principes.

Si nous regardons l’Esprit des lois de ce point de vue, nous en comprendrons à peu près tous les caractères, les singularités, les lacunes même et les faiblesses. Nous concevrons qu’il faut prendre à la lettre, comme une indication de méthode et non comme une fanfaronnade ou une illusion d’auteur, les déclarations que Montesquieu fait dans sa Préface « J’ai posé les principes et j’ai vu les cas particuliers s’y plier comme d’eux-mêmes, les histoires de chaque nation n’en être que les suites… Quand j’ai découvert ces principes, tout ce que je cherchais est venu à moi. » Descartes n’eût pas parlé autrement.

Faisons la part de ce qui est dans l’Esprit des lois pure apparence formelle, recherche d’art, déguisement de prudence, détour •spirituel ou malin, amusement pour le lecteur et précaution de l’auteur : il n’en sera pas moins notable que tout ce raffinement se réduit à substituer l’objet idéal à la figure sensible, à déduire a priori le réel au lieu de le poser comme un phénomène à étudier, à engendrer, si je puis dire, le fait historique au lieu de le constater. C’est-à-dire que Montesquieu, pour se couvrir ou pour piquer la curiosité, a étendu l’emploi de sa méthode au delà de ce que la démonstration scientifique réclamait c’est un jeu, si l’on veut, mais c’est le jeu d’un cartésien.

Et enfin, nous expliquerons par la méthode le morcellement infini de la matière, que l’on a tant de fois reproché à Montesquieu, ou signalé comme un indice de son tempérament. Loin de manifester par là le décousu de sa pensée, comme je l’ai cru longtemps avec bien d’autres, il témoigne par là qu’il procède avec ordre et cherche une connaissance claire et distincte. Chaque chapitre contient une définition ou une démonstration ; le nombre des chapitres, leur longueur, le nombre et la longueur des alinéas, tout cela dépend des notions à définir, ou des propositions à démontrer. Aucune préoccupation oratoire ni esthétique, aucune recherche d’arrondissement ou de symétrie, ne paraît : la décomposition de la matière se fait en vue de la distinction des idées. Aussi rien de plus pareil à l’œil que l’Esprit des lois de Montesquieu, la Politique de Bossuet, le Traité des passions de Descartes ; et rien qui présente plus que ces trois ouvrages l’aspect d’un traité de mathématiques.

Si maintenant nous passons à l’autre grande construction que nous ait léguée le xviiie siècle, à l’Histoire naturelle de Buffon, nous n’avons pas de peine à découvrir qu’elle procède d’une méthode différente, et même tout opposée. Il suffit pour s’en convaincre de lire le Discours « de la manière d’étudier et de traiter l’histoire naturelle ». On y voit les déclarations suivantes : « On doit commencer par voir beaucoup et revoir souvent… Il faut aussi voir presque sans dessein… Les premières causes nous seront a jamais cachées… Tout ce qui nous est possible, c’est d’apercevoir quelques effets particuliers, de les comparer, de les combiner… La seule et vraie science est la connaissance des faits ; l’esprit ne peut pas y suppléer… Les vérités mathématiques ne sont que des vérités de définition… elles ont l’avantage d’être toujours exactes et démonstratives, mais abstraites, intellectuelles et arbitraires. Les vérités physiques, au contraire, ne sont nullement arbitraires ;… au lieu d’être fondées sur des suppositions que nous ayons faites, elles ne sont appuyées que sur des faits… Nos connaissances en physique et en histoire naturelle dépendent de l’expérience et se bornent à des inductions. »

Selon ces principes, comment Buffon va-t-il présenter la théorie de la terre ? Par où commencera-t-il ? par la définition de la matière ? par la considération de ses propriétés essentielles ? par la recherche des lois abstraites du mouvement ? Nullement, mais par l’idée la plus brute et la plus commune que l’esprit dégage des sensations réitérées de la vie quotidienne et de l’expérience vulgaire. « Ce globe immense nous offre à la surface des hauteurs, des profondeurs, des plaines, des mers, des marais, des tleuves, des cassures, des gouffres, des volcans, etc… » Un enfant de l’école primaire comprendrait cela.

C’en est fini alors de la méthode cartésienne : une autre méthode va régner. C’est celle que définira, en France, Condillac, et dont il donnera les règles : répéter dans toute recherche intellectuelle l’évolution naturelle de la pensée humaine ; partir de la sensation, du fait sensible que l’on note exactement ; réunir des collections de faits, que l’on compare avec attention ; de cette comparaison, extraire des idées, qui, comparées à leur tour, fourniront des rapports et des lois, s’ordonneront en séries et en groupes : les abstractions les plus hautes étant le terme et non le principe du procédé logique[18]. Dans les genres proprement littéraires, le représentant éminent de cette méthode sera Stendhal.

Mais cette méthode ne deviendra commune et ne marquera de son empreinte le plus grand nombre des esprits que vers la fin du siècle. Jusque-là l’intelligence française appartient à Descartes, et l’on peut dire que presque tout le travail philosophique de notre xviiie siècle s’est fait avec l’instrument qu’il avait préparé.

Les caractères sensibles et les défauts apparents de la philosophie voltairienne ou encyclopédique sont des propriétés, des conséquences, ou des applications de la méthode cartésienne. Ce que Taine, dans l’Ancien régime, attribue à l’esprit oratoire, doit être rendu à la forme cartésienne de l’esprit scientifique.

On a surtout reproché à la philosophie du xviiie siècle son abus de l’a priori. Tous les faiseurs de systèmes posent des principes, donnent des définitions, et ils tirent des conséquences sans avoir songé à établir leurs principes ni à justifier leurs définitions. C’est qu’ils appliquent le critérium de l’évidence. Tout ce qui leur parait évident, ils l’affirment ; et de là découlent à la fois leurs témérités en philosophie, leurs timidités en littérature, les préjugés communs de leur monde n’ayant pas moins d’évidence pour eux que les paradoxes de leur conception personnelle.

Ils ne songent pas à se demander si la réalité autorise leurs principes ou leurs définitions : ils trouvent la réalité au terme de leur analyse ; et s’ils ne la trouvent pas, ils la condamnent, comme Montesquieu condamnait par ses lois l’Espagne et le Japon. Leur méthode n’est ni critique, ni historique, ni expérimentale : elle est purement analytique. La réalité est citée par eux pour être jugée par leurs systèmes. Ils sont portés à prendre toutes les idées claires et distinctes pour des idées vraies ; il leur parait impossible qu’un enchaînement nécessaire d’idées claires et distinctes ne représente pas en définitive la nature réelle, et, dans les domaines où s’exerce la liberté humaine, n’exprime pas la seule réalité légitime en sorte que toute réalité qui n’y est pas conforme doit disparaître et faire place à une réalité conforme. Tout ce qu’il y a de hardi, de décisif, d’à priori et de révolutionnaire dans l’esprit philosophique est de pure essence cartésienne.

Au point de vue littéraire, un des caractères originaux de la philosophie du xviiie siècle est l’application de la forme du conte et du roman à l’exposition des idées philosophiques. On pourrait analyser la structure de ces récits, et l’on en admirerait la rigueur, l’exactitude, l’adresse : chaque fait, chaque incident, chaque personnage est la figure d’une idée. Rien de poétique, rien de pittoresque, rien en général de vivant dans ces récits : mais ils ont une justesse géométrique qui leur donne une grâce singulière, une élégance intellectuelle à quoi rien ne saurait se comparer.

Or la nature des fictions qui ne prétendent certainement pas à faire illusion, et pour lesquelles l’auteur n’exige aucune créance, nous avertit que ces faits et ces êtres ne nous sont pas présentés comme les cas réels qui contiennent les idées, comme les expériences ou les observations dont on extrait les lois et les types ce sont uniquement les figures des notions intelligibles, les constructions par lesquelles se représentent graphiquement des rapports idéaux peu importe dès lors qu’elles soient arbitraires, chimériques, fabuleuses, fantaisistes. Le caractère réel ou irréel, ni le plus ni le moins, n’importe il suffit que la fiction soit nette, précise, démonstrative : Micromégas, Zadig, Candide ne prétendent qu’à cela, et valent par lâ. Or cet usage de la narration romanesque, absolument purgé de toute intention réaliste, séparé de toute recherche de vraisemblance ou d’illusion, cet usage en quelque sorte géométrique, et tout à fait original, ne se peut rattacher logiquement qu’à la méthode de Descartes. On pourrait dire qu’il y a eu une littérature d’imagination cartésienne, dont Candide est le chef-d’œuvre et donne la formule.

En voilà, je crois, assez pour faire comprendre comment s’est exercée l’influence de Descartes sur la littérature, quelles ont été l’étendue et la profondeur de cette influence. On pourrait se demander si, même en notre siècle, quelque chose de Descartes n’est pas resté dans les esprits : la pente qu’ont beaucoup de nos contemporains à poser des principes, à réduire toute réalité à des principes, à la déformer pour l’y réduire, à la supprimer, si elle ne s’y réduit, ne serait-elle pas un vestige de cartésianisme, une survivance lointaine de la doctrine disparue ? Ce pourrait être tout simplement une disposition profonde et permanente de l’esprit français : mais alors ne faudrait-il pas dire que le cartésianisme est réellement l’expression philosophique de l’esprit français ?

Quoi qu’il en soit, nous voyons que les deux parties du système cartésien ont eu dans la société et dans la littérature des destinées différentes et inégales.

La doctrine a été pendant le xviie siècle un rempart contre le libertinage ; elle a aidé notre grande littérature classique à garder une apparence, et, dans une certaine mesure, des idées chrétiennes : elle a cessé d’imposer sa couleur à l’esprit public et aux œuvres littéraires à la fin du règne de Louis XIV.

La doctrine exprimait, mais en même temps palliait la méthode ; elle en était l’application, et elle en masquait la portée. Elle disparaît, quand précisément la méthode va régner souverainement.

Cette méthode, en littérature, a été neutralisée longtemps, ou tout au moins tempérée par un goût esthétique qui procédait de l’antiquité. Les grandes œuvres classiques du xviie siècle ne relèvent pas de Descartes pour tout ce qui est art, éloquence, poésie. Mais l’esprit cartésien triomphe dans la querelle des anciens et des modernes. Et l’on peut dire que, sauf certaines œuvres comme celles de Lesage qui continuent la tradition classique, sauf certains procédés de style et de composition qu’on applique mécaniquement par bienséance et préjugé, la littérature du xviiie siècle, dans son originalité propre, dans ses qualités fondamentales comme dans ses défauts essentiels, est une littérature cartésienne : pendant la dernière partie du siècle seulement, ce caractère ira s’atténuant par la réintégration de certains éléments esthétiques et sensibles dans l’œuvre littéraire, par le réveil des sentiments enthousiastes dans les cœurs, et par la diffusion dans les esprits d’une méthode sensualiste et inductive. Rousseau, Mlle de Lespinasse, Condillac, voilà les noms qui symbolisent la décroissance fatale de la pensée cartésienne. Le règne littéraire de Descartes se place ainsi de 1700 environ à 1750 ou 1760.

VII

Je n’ai point parlé de la valeur littéraire des écrits de Descartes : mais c’est qu’en vérité je ne sais si par là il a exercé une influence. Sans doute, ce style d’honnête homme, tout proche du langage de la vie commune, chargé encore de sensations et d’éléments concrets, a contribué à lui donner une grande prise sur ses contemporains, parce que tout le monde pouvait le lire, et parce qu’il était le seul que tout le monde pût lire, sur les matières dont il traitait.

Mais, sans plus parler des lecteurs, a-t-il eu une action sur certains auteurs, ou sur certains genres, par sa forme littéraire ? Il est — à peu près — le premier à écrire de métaphysique et de science en français : et ainsi il enrichit la littérature d’une province considérable. Mais cette province, il la lui reprend aussitôt qu’il la lui donne, parce qu’il impose aux recherches métaphysiques une précision technique qui les retranche du domaine commun des intelligences et semble les interdire aux profanes. En sorte que la communauté de la langue est compensée par la spécialité des idées. Cependant la compensation ne se fait pas tout à fait, et la littérature française y garde un bénéfice. Car l’emploi du latin était un obstacle que rien ne pouvait supprimer il excluait le livre du grand public comme de la littérature française. La spécialité de la pensée n’est pas au contraire une défense absolue elle peut être vaincue ou par l’attention du lecteur ou par le génie de l’écrivain ; et ainsi, lorsqu’on écrira en français sur la philosophie et les sciences, il pourra arriver qu’un public intelligent adopte l’œuvre, ou qu’un art personnel lui donne la forme littéraire.

Descartes a ainsi frayé la voie à tous ceux qui, écrivant sur des matières spéciales, ont su se mettre à la portée de l’intelligence commune, et créer une beauté littéraire en quelque façon (je ne dis pas Pascal, parce que la théologie depuis Calvin appartenait à la littérature) Malebranche, Fontenelle, Buffon même, et, par tout ce qu’il y a de proprement technique dans leurs écrits, Voltaire, Rousseau, Diderot, d’Alembert, les encyclopédistes, relèvent de lui.

Au moment où la société mondaine, se formant, exclut de la littérature tout ce qui n’est pas du commerce des honnêtes gens, Descartes, qui d’abord semble assurer cette exclusion, rouvre en réalité pour un avenir prochain la porte qui se fermait à toutes les spécialités intellectuelles, en posant que la raison est commune et souveraine, et en prouvant que tout ce qui est rationnel peut être intelligible aux honnêtes gens qui prennent la peine de bien user de leur raison.

Gustave Lanson,
Professeur de rhétorique au Lycée Louis-le-Grand.
  1. Il sera pas inutile de dire, pour l’intelligence de cette étude, que l’interprétation de la philosophie cartésienne à laquelle se rattachent la plupart des vues que l’on trouvera ici ; est en général celle qu’a présentée M. L. Liard dans son Descartes (Paris, G. Baillière et Cie, 1882, in-8o).
  2. E. Krantz, Essai sur l’Esthétique de Descartes, 1882, in-8o.
  3. Lettres, éd. Tamisey de Larroque, t. I, p. 402-3 et 632 ; t. II, p. 276 et 685, etc.
  4. Pratique du théâtre, I, 4.
  5. Dissert. critique, XIII : Le Faux critique.
  6. Lettres, III, 3, à Hydaspe.
  7. Hommes et livres, études mondes et littéraires, Lecène et Oudin, 1895.
  8. Nous verrons plus loin que la Politique tirée de l’Écriture sainte est ordonnée selon la méthode de Descartes.
  9. C’est ce qui a été mis vigoureusement en lumière par M. Brunetière dans l’admirable article intitulé Cartésiens et Jansénistes. Profondément vraie, si l’on ne considère que les essences des doctrines, la thèse de M. Brunetière me paraît appeler, dès que l’on tient compte des hommes et de l’histoire, une restriction que je ferai tout à l’heure.
  10. L’esprit cartésien est radicalement hostile aux sciences auxiliaires de l’histoire, et à la critique, sans lesquelles il n’y a pas d’histoire possible. À quoi bon parvenir par une minutieuse et fatigante enquête à établir des faits, dont il suffit de voir s’ils sont d’accord avec les principes pour juger de leur vérité ? Et si ce sont les idées, non les formes, qui sont objet de science, si la vérité des idées se tire des principes, par analyse, et non du réel par constatation, voilà 1 érudition coupée à la racine ; toute recherche des formes extérieures du passé n’est plus qu’une curiosité frivole, puérile, ridicule d’où les railleries de La Bruyère, et, ce qui est plus grave, de Montesquieu, sur les érudits, les numismates, les archéologues. Sans doute, c’est un préjugé des honnêtes gens qui empêche de croire que ces fureteurs d’antiquité, ces spécialistes étroits et farouches, fassent une besogne intelligente mais le cartésianisme a assuré les honnêtes gens dans leur mépris, et leur a démontré qu’il était raisonnable.
  11. Voir notamment, sur le procédé de Bossuet, I. I, art. 1, prop. iv ; I. II, art. 1, prop. viii et xi.
  12. Voir notamment les articles 2 et 3 du livre I.
  13. Je suis de ceux qui ont le plus fortement affirmé ce désordre : je n’ai pas réussi à débrouiller le plan de l’Esprit des lois dans mon Histoire de la littérature française.
  14. Le livre XXVI ne pose pas de nouveaux problèmes : c’est un livre de pédagogie sociologique, si je puis dire, où l’on enseigne à reconnaître la nature des problèmes, et à distinguer les ordres de rapports qui correspondent aux grandes divisions de la science du droit droit naturel, droit politique, droit religieux, droit civil, etc.
  15. Je dois dire ici que je ne saurais rendre compte du livre XXIX, dont la place, dans aucun système, ne peut se justifier. Ce livre sépare deux par deux les quatre livres qui exposent l’évolution de certaines institutions et c’est comme un petit manuel du législateur, qui donne des préceptes pour la composition et même pour la rédaction des lois. De toute façon, ce livre XXIX devrait ouvrir ou plutôt fermer la troisième partie.
  16. Liard, p. 62.
  17. Voir par exemple le chap. xv du livre VIII.
  18. Voir Condillac, Art de penser, II, v, 9-10. L’opposition des deux méthodes éclate dans ce lait que les idées simples sont pour Condillac les plus voisines et pour Descartes les plus éloignées des sensations.