L’Individualisme et l’Anarchie en littérature - Frédéric Nietzsche et sa Philosophie

L’Individualisme et l’Anarchie en littérature - Frédéric Nietzsche et sa Philosophie
Revue des Deux Mondes4e période, tome 130 (p. 775-805).




L’INDIVIDUALISME ET L’ANARCHIE

EN LITTÉRATURE

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FRÉDÉRIC NIETZSCHE ET SA PHILOSOPHIE

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On l’a dit, et c’est une observation profonde, depuis cent ans l’évolution littéraire a marché de l’individualisme au socialisme. Si par « individualisme » on entend toute conception de la vie qui développe l’individu sans s’inquiéter de la société, et par « socialisme » toute doctrine qui subordonne ou sacrifie l’individu à la société, on reconnaîtra en effet que la première moitié du siècle est caractérisée par un puissant développement de l’individualité dans tous les sens, tandis que la seconde se distingue par l’envahissement graduel des préoccupations sociales.

Envisagez toutefois le mouvement littéraire de ces vingt-cinq dernières années ; observez surtout les tendances des générations nouvelles, et vous serez frappés d’un fait, c’est que, loin d’abdiquer devant le socialisme, l’individualisme a grandi en proportion. Il en est même arrivé à la phase suraiguë de l’anarchie libertaire. On ne se contente plus de proclamer avec Rousseau le droit divin du sentiment et de la passion, avec Gœthe le droit de l’homme à développer harmonieusement toutes ses facultés. Aujourd’hui, la révolte de l’individu contre tout ce qui existe est à l’ordre du jour. C’est la guerre déclarée au passé tout entier, aux principes mêmes de la morale, du sentiment religieux, de la philosophie et de la société. « Le culte intensif du moi », la proclamation de la souveraineté absolue de l’individu, sont devenus des pratiques mentales, des habitudes littéraires. Et à regarder le fond des choses, tels attentats dont nous avons été témoins n’ont peut-être pas tant pour cause l’inégalité sociale et les souffrances de certaines classes que la désintégration de la pensée philosophique qui dirige notre siècle. Pour remédier au mal, nous voyons les romanciers et les moralistes du camp opposé dénier à l’individu toute indépendance, réclamer son abdication entière devant le bien social et la charité.

À vrai dire, ces deux conceptions opposées ne peuvent trouver leur synthèse que dans une idée supérieure qui s’applique aussi bien à l’essence de l’individu qu’à l’essence de la société. Bornons-nous à constater pour le moment que les deux adversaires qui s’étaient d’abord exercés contre d’autres ennemis ont fini par se rencontrer. Mieux armés, plus vigoureux que jamais, ils sont aux prises, et si acharnée est la lutte que l’on se demande lequel des deux l’emportera du socialisme niveleur ou de l’anarchie universelle.

Il n’y a pas eu jusqu’à présent dans la littérature contemporaine d’individualiste plus convaincu et plus radical que Nietzsche. Il s’est placé au pôle opposé de Tolstoï. Si celui-ci réclame l’immolation complète de l’individu à la société, son antagoniste prétend que la société n’est là que pour l’individu fort. Nietzsche personnifie l’individualisme en ses derniers excès, mais avec une énergie et une certaine grandeur qui l’élève fort au-dessus des dilettantes ordinaires du moi. Il ne ressemble en rien à ces modernes Narcisses qui regardent en souriant leur visage ironique dans un joli miroir et disent à leurs voisins émerveillés : « Faites comme moi, et vous trouverez le bonheur ; il n’est point d’autre sagesse. » Il a tous les défauts de l’orgueil, mais aussi sa qualité maîtresse : le mépris de la popularité. Il a âprement poursuivi la vérité sur des sentiers escarpés et dangereux. Il a vécu dans les tortures d’une maladie cérébrale qu’il exaspérait par un travail acharné. Il a connu les ivresses de la solitude et en a bu les amertumes jusqu’à la lie. Il s’était juré qu’il trouverait « l’homme surhumain » en lui-même, en niant l’âme et Dieu et en se passant de l’humanité. À cette gageure, il mit sa vie en jeu et y laissa sa raison. Son cas peut donc nous inspirer cette sorte d’admiration mêlée de pitié qu’on a pour les grandes natures dévoyées et pour les grandes infortunes. Le cas de Nietzsche est la maladie dominante des jeunes générations. Comme elle s’accompagne chez lui d’une belle intelligence et d’une âme d’artiste, elle revêt une beauté tragique qui donne à sa personne la valeur d’un symbole et d’un avertissement. « Il n’a rien vécu en dehors de lui-même, et toute sa vie fut dans le drame de sa pensée », dit son meilleur biographe, Mme Lou-Andréas Salomé. Cette tragédie intérieure dont il fut à la fois le héros, le bourreau et la victime, où toutes les pensées deviennent des personnages et parfois des spectres effrayans, pourrait s’intituler le drame de l’orgueil intellectuel ou joies et souffrances d’un athée mystique. À ce titre, il mérite une place dans l’histoire de la pensée contemporaine. En le racontant, nous aurons l’occasion d’étudier une des plus inquiétantes maladies morales de cette fin de siècle[1].


I


Il y a dans la vie de certaines âmes de brusques voltes-faces, où, prises d’une haine violente contre l’objet de leur culte, elles brûlent ce qu’elles ont adoré et adorent ce qu’elles ont brûlé. En pareil cas, l’idole renversée n’est qu’une occasion qui fait éclater la vraie nature et jaillir du fond de l’homme l’ange ou le démon. Il y a eu un de ces points tournans dans la vie intime de Nietzsche ; ce fut sa rupture avec Richard Wagner. À partir de ce moment, la maladie de l’orgueil qui couvait en lui se développa en proportions gigantesques pour le conduire à un athéisme féroce et jusqu’au suicide intellectuel. Dans cette étude, j’insisterai sur ce point capital de son évolution, parce qu’on y trouve la clef de son être et le secret de sa philosophie. Mais avant de parler de la crise d’où sortit ce grand anarchiste de la pensée, — qui a recueilli tant d’injures en son pays et tant d’encens dans le nôtre, — rappelons en deux mots ses débuts.

Frédéric Nietzsche naquit le 15 octobre 1844, dans une petite ville de la Saxe. Son père était pasteur protestant et descendait d’une famille de gentilshommes polonais (les Nietzki). Il montra de bonne heure les dispositions variées d’une nature riche, mais contradictoire : une finesse de perception et une sensibilité excessive, jointe à l’énergie opiniâtre de la volonté ; la passion de la musique et de la poésie avec un goût d’analyse méticuleuse et l’amour de la dialectique poussé jusqu’au sophisme ; des engouemens fanatiques avec les soubresauts d’une âme taciturne et toujours en sourde révolte. Il y avait en lui un savant, un artiste et un philosophe. Mais jamais ils ne purent s’entendre, et, comme aucun des trois ne voulut céder le pas à l’autre, ils finirent par se porter des coups mortels. Nietzsche fit ses études à Bonn. En 1865, il était nommé professeur de philologie grecque à l’université de Bâle. Il avait alors vingt et un ans.

Nietzsche avait appris de ses professeurs une masse de faits et l’art desséchant d’une critique purement négative, mais l’enseignement universitaire ne lui avait inculqué aucune idée directrice. Les tortures intellectuelles de la seconde moitié du XIXe siècle l’avaient atteint. N’avait-il pas vu l’esprit humain menacé dans sa liberté et sa dignité par ses propres créations, je veux dire par les prétentions excessives des sciences naturelles et par le développement de l’industrie ? N’avait-il pas vu les intelligences banalisées, les caractères amoindris aux laminoirs de la bureaucratie et du militarisme ? N’avait-il pas vu aussi l’élégance des mœurs et le sens de la beauté oblitérés par le tlot montant de la démocratie niveleuse ? Le monde moderne ne souriait pas à sa nature raffinée, éprise de culture aristocratique et d’un idéal transcendant. C’est alors qu’il lut Schopenhauer. Le pessimisme idéaliste du philosophe de Francfort s’empara souverainement de son esprit. Pour Schopenhauer, la vie est mauvaise en elle-même et par essence. Fils de la nature inconsciente, l’homme procède d’un instinct aveugle, d’un désir sans frein comme sans but. Il n’y a de refuge que dans la pensée ou dans l’art. Bouddha avait déclaré que le seul remède contre le mal de vivre c’était l’anéantissement par l’ascétisme et le renoncement absolu. Mais analyser subtilement le néant des choses et peindre avec détachement les luttes folles de la volonté, ne sont-ce pas de délectables occupations ? Schopenhauer se complut donc à trouver dans la philosophie et dans l’art de réjouissantes stations entre la vie et le néant.

Cette philosophie répondait au tour d’esprit et aux besoins intimes de Nietzsche. Il s’en revêtit comme d’une cuirasse contre le monde environnant et se mit en route, pareil au chevalier d’Albert Durer, qui s’avance armé de pied en cap et impassible, entre la Mort et le Diable. Mais il cherchait encore son idéal. La Grèce antique l’attirait invinciblement ; il marcha vers elle. Ce qu’il lui demandait, ah ! c’était bien plus que la candeur des marbres, que l’éblouissement de la beauté et l’ivresse des chants harmonieux, c’était l’énigme gardée par le sphinx, le secret de l’homme et de la vie. Il soupçonnait que là-bas, une fois peut-être, au milieu du chaos sanglant et des éternels avortemens de l’histoire, sur les plages de l’Hellénie et de la Grande-Grèce avait été réalisé le noble idéal, non pas seulement de la philosophie mais de la vie philosophique. Un instant il avait cru l’apercevoir dans les énigmatiques figures de l’école ionienne, dans Thalès et surtout dans le puissant Héraclite. Mais ces ombres s’étaient vite évanouies, et le grand Pythagore avait passé devant lui sans lui dire le secret des nombres, de l’âme et du Cosmos. Il ne se découragea pas et quitta, en esprit, les pays germains et les temps modernes pour aborder à la terre des dieux, des héros et des sages, lourdement affublé du bouclier de Kant et de la lance de Schopenhauer. Il chevaucha droit sur l’Acropole et sur le théâtre de Bacchus ; il croyait que la tragédie, centre vivant de l’art grec, lui livrerait tous les secrets d’Éleusis et de Delphes. En approchant, il vit que ce n’était qu’une ruine plus lamentable que les autres. Comment retrouver la vision de ces héros fabuleux se mouvant dans le cadre de ce paysage sculptural et de ces chœurs divins, voix personnifiées de l’énigme tragique ? Il y avait là un mystère comme celui du cadavre dont l’âme s’est envolée. Nietzsche s’arrêta perplexe.

C’est à ce moment précis qu’il fit la connaissance de Richard Wagner[2]. Tous ceux qui ont vécu dans l’intimité du grand artiste ont connu sa puissance enveloppante. Il y avait en lui du Titan et du magicien. De même que son œuvre offre une synthèse merveilleuse des arts, il semblait les joindre dans sa personne, par ce don spécial du dramaturge qui consiste à voir et à représenter toute chose en mouvement et en action. Lorsqu’il se donnait, sa conversation tumultueuse était comme traversée par les éclairs de ses créations et le rayonnement d’une volonté indomptable. Ce fut pour Nietzsche une révélation foudroyante. Telle est la puissance du génie qu’il transforme l’univers pour ceux qui l’approchent. L’enthousiasme du néophyte fut sans réserve. À ce moment il s’oublia ; il se livra complètement comme le disciple se livre au maître : les années qui suivirent furent certainement les plus heureuses de sa vie.

Par l’œuvre de Wagner, la tragédie grecque elle-même s’éclairait d’un jour nouveau. Schopenhauer n’avait-il pas dit que la musique est la révélatrice de l’âme des choses et leur expression directe ? Cela n’a jamais été plus vrai que des drames de Wagner, où les motifs dominans et les jeux infinis de l’harmonie traduisent les mouvemens intérieurs des personnages et font en quelque sorte palpiter leur cœur sous nos yeux. De ce rôle révélateur de la musique dans le drame wagnérien un rayon devait jaillir sur le rôle du chœur dans la tragédie. Malgré l’abîme qui sépare le théâtre grec du théâtre moderne, Nietzsche pensa non sans raison que, dans l’un comme dans l’autre, le sentiment tragique provient d’une même source et que cette source jaillit du plus profond arcane de l’homme, de la loi fondamentale de l’Être : du mystère de la vie et de la mort.

De cette fermentation d’idées sortit le premier livre de Nietzsche : l’Enfantement de la tragédie par le génie de la musique, qui parut en 1872. On y trouve déjà les qualités maîtresses du penseur et de l’écrivain. On y sent aussi l’influence dominante de ses premiers maîtres, Schopenhauer et Wagner. Le chef-d’œuvre de l’art grec y est présenté comme l’œuvre combinée d’Apollon, génie de la belle individualité, source du rêve et de la poésie, et de Dionysos, génie de la création et de la destruction universelle, source de l’ivresse et de la musique. Le plaisir essentiel de la tragédie consiste, selon Nietzsche, à nous enivrer à la fois de la grandeur de la vie individuelle et de la force de la vie universelle qui l’engloutit après l’avoir enfantée. Elle doit nous mener par la terreur et la pitié à ce ravissement dionysiaque, où, abandonnant notre vie propre, nous participons en quelque sorte « à la puissance indestructible de l’Être des êtres, à la force créatrice de l’Unique vivant. » Ce livre, riche d’aperçus nouveaux, vibrant d’une émotion profonde et contenue, fit scandale dans l’Université. Il trahissait aux yeux des continens de la science neutre un enthousiasme choquant. Avoir des idées hardies et des sentimens passionnés, cela est-il permis quand on est professeur de philologie ? Ce qui indignait surtout les puritains de l’école, c’était de voir un des leurs interpréter la tragédie grecque à l’aide de Richard Wagner, alors encore fort décrié. On ne fit pas à Nietzsche la seule critique légitime qu’on pouvait lui adresser. S’il y a un point faible dans son essai, d’ailleurs si remarquable, c’est de n’avoir pas éclairé la tragédie grecque par les mystères d’Éleusis, c’est de confondre le Dionysos morcelé de la vie terrestre avec le Libérateur de la vie céleste et de prendre le plongeon dans les élémens pour l’union mystique de l’âme régénérée et ressuscitée avec l’Esprit divin. Mais les adversaires de Nietzsche ne songeaient qu’à la critique des textes et à la dignité de la science. Leurs protestations et leurs réfutations ajoutèrent à sa gloire naissante.

Dans les années qui suivirent, Nietzsche ne fit que développer les principes posés dans son essai sur la tragédie. Il n’était pas encore l’individualiste outré, l’anarchiste violent de la pensée qu’il devint plus tard. En philosophie, il demeurait le disciple fidèle de Schopenhauer. Il ne croyait ni à Dieu ni à la survie de l’âme humaine, mais il admettait une sorte d’âme du monde, réalité transcendante qui se manifeste par la hiérarchie des forces et des idées dans la nature comme dans l’humanité. Au nom de la philosophie, il déclarait la guerre à la science positiviste qui ne voit que l’apparence des choses et prétend imposer une règle à la vie. Au nom de la conscience et de l’intuition, il déclarait la guerre à l’abus et à la tyrannie de l’histoire. « Nous ne voulons servir l’histoire, disait-il éloquemment, qu’en tant qu’elle sert la vie. L’essentiel n’est pas le savoir, la somme de science et de faits, mais la force plastique d’un homme, d’un peuple, d’une civilisation, leur puissance originale de croître, de s’assimiler le passé et l’étranger, de guérir leurs blessures, de remplacer leurs forces perdues, de recréer du dedans les formes brisées... Sans quoi nous devenons un chaos de richesses disparates et non assimilées, dont la variété entrave notre personnalité organique. Nous devenons le théâtre passif des pensées d’autrui. L’histoire dans ces conditions devient une maladie[3]. » Ce n’est donc pas l’histoire, mais l’art qui exprime la vraie vie. Il réalise ce que la nature a voulu et tenté, il achève ses ébauches imparfaites. C’est pourquoi « le monde n’est justifiable que comme phénomène esthétique ». Enfin Nietzsche proclamait la souveraineté du génie, lui rendant l’hommage et le culte suprême. Car lui seul, « le sublime solitaire », manifeste la vérité transcendante. Il en est l’annonciateur et le révélateur unique. Il est « un premier né en dehors du temps, un messager de l’Éternel ». Appelant Wagner « le sauveur de la culture germanique, le restaurateur de l’art dionysiaque et apollinien qu’il avait rêvé lui-même, il donnait de son génie dramatique et musical la définition suivante : « Le drame chez Wagner suit sa marche rigoureuse comme le destin implacable, et la musique s’y soumet avec une certaine cruauté de résolution, tandis que l’âme de feu de cette musique voudrait s’échapper en pleine liberté. Au-dessus de toutes les mélodies et de la lutte des passions, par-dessus la tourmente des contradictions, plane une intelligence symphonique toute-puissante qui enfante perpétuellement la paix avec la guerre. Jamais Wagner n’est plus Wagner que lorsque les difficultés se décuplent et qu’il peut régner sur de grands ensembles avec la joie du législateur. Il se plaît à dompter des masses fougueuses et rebelles, à les ramasser en rythmes simples, à imposer une seule volonté à la diversité troublante des désirs et des ambitions. »

Dix ans plus tard, dans un pamphlet célèbre, le même Nietzsche déniait à Wagner le talent dramatique, l’appelait le prince des décadens et le corrupteur de la musique moderne. Que s’était-il donc passé ? Sur ce point Nietzsche garde un profond silence. Il se contente de faire la déclaration suivante dans l’avant-propos : « La plus grande expérience de ma vie fut une guérison. Wagner appartient simplement à mes maladies. » Pauvre Nietzsche ! On ne guérit pas si facilement de Wagner, quand on l’a subi au point où l’avait subi son plus illustre disciple. Certes il a réussi à ce prodige. Mais reste à savoir si en se guérissant de son maître il ne s’est pas détruit lui-même, et s’il n’a pas triomphé comme ces médecins qui chassent la maladie en tuant le malade. Quoi qu’il en soit, le cas Nietzsche n’est pas moins intéressant que le cas Wagner. Si celui-ci touche au centre du problème esthétique et à l’avenir de l’art dans son intégrité, l’autre confine au point le plus sensible du problème philosophique et religieux de notre temps. Il nous fait voir à nu une plaie profonde de l’âme contemporaine, plaie d’autant plus dangereuse qu’elle se cache sous un masque littéraire savamment tissé.


II


Je rencontrai Nietzsche à Bayreuth, en 1876, aux premières représentations de l’Anneau du Nibelung. Si ces mémorables fêtes scéniques marquent désormais un point capital dans l’histoire de l’art dramatique, elles furent peut-être aussi l’origine secrète de la nouvelle évolution de Nietzsche. Du moins m’a-t-il semblé qu’il reçut là les premières atteintes du mal qui l’a poussé dans cette voie.

En causant avec lui, je fus frappé de la supériorité de son esprit et de l’étrangeté de sa physionomie. Front large, cheveux courts repoussés en brosse, pommettes saillantes du Slave. La forte moustache pendante, la coupe hardie du visage lui auraient donné l’air d’un officier de cavalerie, sans un je ne sais quoi de timide et hautain à la fois dans l’abord. La voix musicale, le parler lent, dénotaient son organisation d’artiste ; la démarche prudente et méditative était d’un philosophe. Rien de plus trompeur que le calme apparent de son expression. L’œil fixe trahissait le travail douloureux de la pensée. C’était à la fois l’œil d’un observateur aigu et d’un visionnaire fanatique. Ce double caractère lui donnait quelque chose d’inquiet et d’inquiétant, d’autant plus qu’il semblait toujours rivé sur un point unique. Dans les momens d’effusion, ce regard s’humectait d’une douceur de rêve, mais bientôt il redevenait hostile. Toute la manière d’être de Nietzsche avait cet air distant, ce dédain discret et voilé qui caractérise souvent les aristocrates de la pensée. Mme Salomé, qui juge l’homme avec une singulière pénétration, dit : « Ses yeux semblaient les gardiens de trésors muets. Leur regard était tourné au dedans ; ils reflétaient ses impressions intérieures ; regard tourné au loin vers les régions inexplorées de l’âme humaine. Dans une conversation animée, ces yeux pouvaient avoir des éclairs saisissans, mais dans ses heures sombres, la solitude parlait à travers eux avec une expression lugubre, menaçante et comme de profondeurs inconnues. »

Pendant les répétitions générales et les trois premières représentations de la tétralogie, Nietzsche parut triste et affaissé. Il souffrait déjà du commencement de ce mal cérébral qui devait l’accabler plus tard, mais il souffrait plus encore d’une mélancolie profonde et inexprimée. En présence de Richard Wagner, il était timide, gêné, presque toujours silencieux. Celui-ci, lancé dans cette colossale entreprise, où il avait à manier trente-cinq personnages principaux, — dieux et déesses, géans, nains, hommes et femmes, héros et Walkyries, sans parler des chœurs, de la machinerie et de l’orchestre, — jouissait en jeune Wotan, malgré ses 63 ans, du triomphe légitime d’avoir créé un monde et de le mettre en œuvre. Aux courtes heures de repos que lui laissait son travail d’Hercule, il donnait cours à cette gaieté fantaisiste, à cet humour exubérant qui était comme l’écume de son génie. Devant faire passer son âme et sa pensée dans ces êtres de chair et de sang, forcé de maintenir en équilibre les amours-propres, les rivalités et les petites passions de ce régiment d’acteurs et d’actrices, il se faisait régisseur et acteur lui-même. Charmeur subtil et dompteur d’âmes, il arrivait toujours à ses fins avec un mélange de violences et de caresses, de colères fauves et de très sincères attendrissemens, sans jamais perdre de vue son but. Vivant dans cet orage assemblé par lui et le dirigeant, il ne pouvait donner qu’une attention distraite à ses disciples et à ses admirateurs. Devant les prodiges d’art qu’il accomplissait chaque jour sous nos yeux, nous avions tous, non pas. Dieu merci ! les sentimens, mais quelque chose des étonnemens de Mime en face de Siegfried qui reforge l’épée brisée de son père après l’avoir réduite en limaille et fondue au creuset. L’orgueil de Nietzsche souffrait-il de cette infériorité ? Sa sensibilité suraiguë se blessa-t-elle de certaines rudesses familières du maître ? Sa conscience de moraliste pointilleux s’insurgea-t-elle contre certains contrastes inévitables entre la nature humaine et le génie d’un grand homme ? Ne voulut-il pas admettre qu’un créateur de cette envergure, qui réalise un miracle esthétique taxé d’impossible par le monde entier, ne peut guère considérer ses meilleurs amis que comme des instrumens de son œuvre, et cela surtout au moment où il l’accomplit en pleine lutte, contre vents et marées ? Dans sa première intimité avec Wagner, Nietzsche s’était placé avec son maître sur un pied d’égalité. Il lui avait dédié son premier livre comme « à son sublime lutteur d’avant-garde » (meinem erhabenen Vorkämpfer). Il se figurait peut-être la réforme de l’Allemagne comme une école de philosophie, d’esthétique et de morale dont Schopenhauer serait l’ancêtre vénéré, Wagner l’artiste et le metteur en œuvre, mais dont lui, Nietzsche, serait le prophète et le suprême législateur. Il est certain que le Walhalla tourbillonnant de Bayreuth, avec son Wotan impétueux et souverain, ne ressemblait guère à ce rêve de professeur schopenhauerien. L’auteur de la Naissance de la tragédie disparaissait comme tout le monde dans l’apothéose du maître, et celui-ci, le narguant un peu, mais sérieusement indigné et affligé de voir le disciple si morose, n’y comprenant rien d’ailleurs, semblait lui crier comme Loge, le démon du feu, du haut de l’arc-en-ciel qui conduit au palais des Immortels : « Pourquoi ces plaintes ? Réjouissez-vous au soleil des dieux nouveaux ! » Nietzsche assista donc sans enthousiasme aux scènes grandioses de la Walkyrie, de Siegfried et du Crépuscule des Dieux, dont il s’était promis tant de joie. Quand nous partîmes ensemble, aucune critique, aucune parole de blâme ne lui échappa, mais il avait la tristesse résignée d’un vaincu. Je me souviens de l’expression de lassitude et de déception avec laquelle il parla de l’œuvre prochaine du maître et laissa tomber ce propos : « Il m’a dit qu’il voulait relire l’histoire universelle avant d’écrire son poème de Parsifal !... » Ce fut dit avec le sourire et l’accent d’une indulgence ironique, dont le sens caché pouvait être celui-ci : « Voilà bien les illusions des poètes et des musiciens, qui croient faire entrer l’univers dans leurs fantasmagories et n’y mettent qu’eux-mêmes ! » Ajoutons que Nietzsche, païen et antireligieux jusqu’à la racine de son être, en voulait dès lors à Wagner de traiter un mystère chrétien. Il ne comprenait pas qu’en son maître, comme en tout vrai créateur, le poète agissait indépendamment de toute philosophie abstraite et n’obéissait qu’au sentiment intime ; que d’ailleurs ce courant chrétien qui coule déjà à pleins bords dans Tannhæuser et dans Lohengrin venait des sources les plus profondes de sa riche nature ; et qu’ainsi l’hommage au Christ par la glorification du saint Graal, loin d’être une simple fantaisie d’artiste, était peut-être l’acte le plus sincère et le plus sérieux de sa vie. Mais pour Nietzsche, être chrétien à im titre quelconque, fût-ce avec le symbolisme d’un artiste de génie, fût-ce avec l’indépendance d’une foi personnelle et libre, c’était faire acte d’hypocrisie ou de lâcheté. La publication du poème de Parsifal n’eut lieu que deux ans après. En même temps, Nietzsche publiait un livre où il rompait avec tout son passé. Une brouille irrémédiable s’ensuivit. Mais le refroidissement avait précédé la rupture, et je demeure persuadé que l’orgueil blessé du disciple en fut la cause première et secrète[4].

Le nouveau livre de Nietzsche était un recueil d’aphorismes et de morceaux détachés, avec ce titre bizarre : Choses humaines, par trop humaines. Il ne fallait pas une grande perspicacité pour y reconnaître le contre-coup des déceptions personnelles de l’écrivain. R. Wagner n’y était point nommé, mais il y était beaucoup question de la vanité du génie, de l’art et de toute chose en général. Un scepticisme écœurant succédait au noble enthousiasme des ouvrages précédens. Ce qui surprenait davantage encore c’était la volte-face complète du penseur. Rien ne trouvait plus grâce devant lui. Il prenait le contre-pied de toutes ses théories ; il foulait aux pieds ses idées les plus chères. Mme Salomé dit que Nietzsche avait besoin de s’affranchir de Wagner pour devenir complètement lui-même. Oui, sans doute. Mais de là à l’injustice et à l’ingratitude envers l’homme auquel il devait la plus grande révélation de sa vie, il y a loin. D’ailleurs il commettait une chose plus grave : il s’armait en guerre contre son propre idéal. Comme un homme qui croit avoir été dupe, il s’acharnait contre toutes ses anciennes idoles, l’art, la poésie, la métaphysique, le génie, l’amour, la sympathie humaine, la morale, l’homme, l’humanité. Tout y passait, il ne laissait rien debout. Avec cela il se posait lui-même en renonciateur et en héros au nom de la vérité, et le croyait sincèrement, alors qu’il n’était au fond qu’un destructeur exaspéré par le poison subtil de l’orgueil intellectuel. Cette passion, plus pernicieuse que toutes les erreurs des sens, qui consume la vie de l’âme à sa source, devait le pousser de sophisme en sophisme jusqu’au plus effroyable de tous les châtimens.

Ah ! s’il n’eût bafoué que des personnes humaines, la redoutable Némésis, cette logique infaillible des choses, le choc en retour des forces projetées, l’eût frappé moins durement. Mais, dans sa rage iconoclaste, il s’en prenait aux choses saintes par excellence : aux idées génératrices de la vie. Il faisait crouler des montagnes devant ce qu’il appelait lui-même : le chemin des Mères ! — À la place des vérités éternelles, il ne veut plus admettre que la réalité et l’enchaînement logique des faits. Il ne croit plus à l’intuition qui perçoit ces vérités, mais seulement à la dialectique qui discerne cet enchaînement. C’est la doctrine positiviste poussée à ses dernières conséquences, qui fait du monde une chaîne indéfinie de causes et d’effets, sans cause primordiale et sans but final. Logiquement il supprime la métaphysique. Le sentiment est une source d’erreur. À la place de Dionysos, symbole de l’inspiration et de l’extase, il met Socrate, non pas le Socrate véritable qui était loin de nier l’intuition, mais un Socrate de sa façon qui représente « l’homme scientifique ». Remarquons ici que cet homme scientifique selon Nietzsche, dépourvu d’intuition et par conséquent de sagesse, manque du centre véritable de toute science. L’idéaliste renégat attaque ensuite l’art et la poésie commodes ouvriers perfides de chimères dangereuses. Les poètes grecs eux-mêmes, qu’il avait tant admirés, ne sont plus maintenant que « des acteurs et des menteurs habiles à farder la vérité. » Ceux qu’il avait appelés « les inspirés, les voyans de la vérité dionysiaque » sont flétris comme « les ivrognes du sentiment. » L’enthousiasme est comparé « à l’eau-de-vie qui énerve et fait dépérir les sauvages. » Quant au génie, voilà comment on parle de lui : « Oh ! la gloire à bon marché que celle du génie ! Que son trône est vite élevé et son admiration changée en habitude ! Toujours on s’agenouille devant la force. Vieille coutume d’esclave ! » Jadis il avait vu dans le génie une sorte de miracle et le but même de l’humanité ; il n’y voit plus maintenant qu’un produit de l’atavisme. En morale, les conclusions de Nietzsche sont encore plus négatives qu’en esthétique et qu’en philosophie. Il admet la théorie positiviste de son ami Rée, dérivée d’ailleurs de Hobbes, d’après laquelle tous les phénomènes moraux n’ont d’autre mobile que l’égoïsme et se ramènent à l’intérêt. Il ne veut pas comprendre et nie péremptoirement toutes les actions nées de la sympathie spontanée, de la sympathie réfléchie et du concept social, qui sont autant d’oublis du moi, autant de cessations de la lutte pour la vie, autant d’affirmations de la loi universelle de solidarité et d’amour. La vanité humaine devient pour ce vivisecteur de l’âme « la chose en soi ». Après quoi l’exécuteur des hautes œuvres de l’athéisme transcendant s’écrie, fier de sa victoire : Fiat veritas ! pereat vita ! Périsse la vie plutôt que la vérité ! Sophisme et folie suprême de l’orgueil, — comme si la vérité n’était pas l’âme de la vie, et la vie la preuve de la vérité !

Ce n’est pas impunément qu’on jette l’anathème aux maîtres auxquels on doit son initiation, et ce n’est pas impunément qu’on maudit ses dieux. À partir de ce moment Nietzsche entre dans un désert d’où il ne sortira plus et qu’il peuplera tantôt des rêves ardens de son orgueil, tantôt des fantômes troubleurs de sa mauvaise conscience. Il avoue lui-même sa peur : « Quand je continuai ma route seul, je tremblais : peu après, je tombai malade. J’étais plus que malade, j’étais las de mes incessantes désillusions sur tout ce qui peut encore nous enthousiasmer, nous autres hommes modernes. » Parfois son chemin l’effraye, son œuvre l’épouvante. Le monologue suivant, d’une saisissante vérité d’accent, nous fournit le point capital pour cette étude pathologique du moi radicalement irréligieux que nous allons poursuivre. On y surprend comme un premier germe de désorganisation, l’émiettement de la conscience en plusieurs moi contradictoires, qui vont s’entre-détruire. Voici d’abord la voix de l’athée qui se réveille seul et qui frissonne : « Où s’en est allé Dieu ? Je vais vous le dire ! Nous l’avons tué ! Vous et moi ! Nous tous nous sommes ses meurtriers !… » Et voici que, malgré lui, dans l’âme de l’athée se fait entendre la voix de la conscience profonde. Elle murmure à voix basse, comme si elle avait peur de ses propres paroles : «… N’entendons-nous rien encore des fossoyeurs qui enterrent Dieu ? Ne sentons-nous rien encore de la putréfaction divine ? — Les dieux se décomposent ! Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et nous l’avons tué ! Comment nous consoler, nous meurtriers parmi les meurtriers ? La chose la plus sainte et la plus puissante que l’homme ait possédée jusqu’à présent a saigné sous nos couteaux ! Avec quelle eau pourrions-nous nous laver ? » Mais écoutez maintenant le raisonnement subtil et démoniaque qui répond à cette voix de la conscience et qui l’étouffé pour finir en un cri de joie luciférienne : « La grandeur de cette action n’est-elle pas trop grande pour nous ? Ne faut-il pas que nous devenions dieux nous-mêmes pour en paraître dignes ? Il n’y a jamais eu de plus grande action, — et tous ceux qui viendront après nous appartiendront, à cause de cette action même, à une histoire supérieure à toutes les histoires précédentes. »

Mais cette joie n’était pas sans trouble, ni ce triomphe sans inquiétude. « Dès lors, dit son amie intime, sa vie fut un enveloppement toujours plus profond dans la solitude d’où jaillit sa pensée intérieure. » Ce n’était pas la solitude bénie qui communie avec les hommes et l’âme de toute chose par le divin amour, mais une solitude rongée d’amertume, de haine et de démons intérieurs. « Sous sa pensée philosophique claire et raisonnée, dit encore son confesseur féminin, il y avait d’insondables abîmes de sentimens, de souffrance et de passion. Ainsi il a pu dire de lui-même qu’il se cachait sous un manteau de lumière. » De lumière ou d’ombre selon le jour. Le manteau ne lui suffit pas, il lui faut le masque. Dans son noir pessimisme, il croyait que tous les hommes dissimulent, se composent un personnage d’emprunt. « Dans tout ce qu’un homme laisse voir de lui-même, on peut se demander : Qu’est-ce que cela doit cacher ? D’où veut-il détourner le regard ? Quel préjugé veut-il éveiller ? Et puis encore : Jusqu’où va la finesse de sa dissimulation ? et en quoi se méprend-il ? » Nietzsche était au fond d’une sincérité d’enfant terrible, trop passionné pour ne pas se trahir sans cesse, trop poète pour ne pas s’exprimer malgré lui. Il se taillait des masques, sous prétexte de se garer de la sottise et de la méchanceté des hommes. Dans Au delà du bien et du mal nous trouvons cet étrange dialogue : « Voyageur, qui es-tu ? — Repose-toi. — Me reposer ? Curieux que vous êtes ! À quoi sert le repos ? Donne-moi plutôt… — Quoi ? — Un masque de plus, un autre masque. » Reconnaît-on dans cette préoccupation l’inquiétude fébrile de cet Ahasvérus de la pensée qui n’a plus ni frères, ni foyer, ni patrie, qui ne trouve de repos nulle part ; qui chaque jour se construit un système et le démolit le lendemain comme une hutte de planches mal jointes pour chercher un nouvel abri, — et qui a besoin du masque et du manteau pour se cacher aux autres, — et surtout pour se cacher à lui-même ?

Elle s’étend maintenant autour de lui, toujours plus vaste et plus livide, la lande déserte sous les nuages bas, sans soleil et sans arbres. Le penseur solitaire se présente dès lors à nous sous une nouvelle figure. Il est devenu le Voyageur et son ombre[5]. Il chemine à pas lents, défiant et circonspect. Il va, il va toujours, cherchant la lumière d’un désir plus âpre et plus obstiné à mesure que les ténèbres s’épaississent autour de lui. Il a voulu conquérir la fierté virile et l’indépendance suprême ; il a cru s’affranchir en supprimant ces trois idées mères : Dieu, l’âme et l’amour, et il ne s’aperçoit pas qu’il a supprimé les principes organiques de l’univers et de la société. Il ne comprend pas qu’il s’est fermé à lui-même les sources de l’intelligence spirituelle, de la force et de la vie. Il ne voit pas qu’il s’est voué au plus fatal des esclavages, à celui de ce moi inférieur et personnel que Pascal appelait « le moi haïssable ». Le voyageur sans guide et sans étoile est devenu la proie de son ombre, qui le conduit à travers le crépuscule au hasard des chutes et des ravines. Dans un accès de positivisme exaspéré, il a cru, supprimant toute métaphysique et tout sentiment religieux, se débarrasser à tout jamais des illusions et des chimères décevantes qui hallucinent le commun des mortels. Et voici que, dans la brume de sa lande, se meuvent toutes sortes de formes fantomatiques. Les unes sont les projections de son moi multiple, prive de son principe directeur ; ce sont « ses masques » extériorisés, devenus vivans. Les autres sont les images de ses rêves secrets, de ses désirs refoulés par sa raison, qui, malgré lui, prennent une forme et s’incarnent. Il sait que ces larves n’ont aucune réalité, qu’elles sont l’œuvre de son imagination surexcitée et malade. Mais ces formes, qui ont acquis une vie propre, indépendante de sa volonté, le déconcertent et l’irritent. Bientôt elles vont lui montrer leurs frais visages ou leurs faces de monstres. En attendant, voilées encore, elles lui font des signes de la main, des hochemens de tête ; et fasciné, entraîné malgré lui, il les suit, sans savoir où. Il a des heures de faiblesse, d’attendrissement, où il semble se repentir de ses blasphèmes contre la poésie et l’idéal. Alors son esprit a d’involontaires envolées vers des mondes inconnus. « Oh ! s’écrie-t-il, si seulement les poètes redevenaient ce qu’ils doivent avoir été un jour, — des voyans qui nous racontent quelque chose des mondes possibles... s’ils nous laissaient pressentir quelque chose des vertus futures ou des vertus qui ne seront jamais sur cette terre, — mais qui pourraient être quelque part dans le monde !... S’ils nous montraient les constellations de pourpre, les voies lactées du beau ! Où êtes-vous, astronomes de l’idéal ? Il y a tant d’aurores qui n’ont pas encore lui[6] !... » Mais ce ne sont là que des lueurs perdues dans les nuages noirs qui pèsent lourdement sur la lande blafarde et maudite, et de courts momens de répit dans la lugubre odyssée du « voyageur » . Dès qu’il regarde son ombre noire, celle-ci lui chuchote : « N’as-tu pas juré de mettre fin à toutes les chimères ? Détruis, détruis le rêve absurde du ciel. Marche à ton royaume à toi, à celui où tu seras seul maître, — et moque-toi des autres ! »

Et le voyageur se retourne, hagard, cherchant derrière lui une lueur ou un rayon pour le guider. Il frissonne. Encore des fantômes ! Mais cette fois-ci ce sont deux grandes ombres trop connues : celles des maîtres qu’il a reniés, celles de Schopenhauer et de Wagner. Ce sont ces deux hommes de génie dont il avait reçu toute son éducation de penseur et d’artiste. Dans son orgueil farouche, dans ses cauchemars d’halluciné, il les appelle maintenant : « le philosophe bourru et le magicien dangereux. » Et voici que les deux ombres se dressent derrière lui, sévères et hautes. « Que me voulez-vous ? dit le voyageur. Il y a longtemps que je vous ai tués, spectres maudits ! » Et ils répondent : « Nous ne sommes que les ombres de tes maîtres. Tu portes leur sceau dans ta chair ; c’est pourquoi nous te suivons. On ne tue pas les spectres ; nous sommes les hôtes de ton atmosphère. » Alors, il les cingle d’un coup de fouet et reprend sa route par les sables, les landes et les montagnes. Mais à chaque étape, il les retrouvera ; et elles lui diront du geste et du regard : « Nous sommes là ; va-t’en plus loin. »

Un jour, une autre voix, venue de très loin, d’une sphère inconnue, lui dira : « Lorsque l’homme renie le Divin, son ombre le mène aux abîmes. » Ce fut sans doute le jour où il entendit cette voix que Nietzsche conçut l’idée de son Zarathoustra. Loin de changer de route, il répondait à l’avertissement salutaire par un défi triomphal, par la plus audacieuse apothéose du moi que penseur ou poète ait jamais imaginée.


III


De 1876 à 1883, Nietzsche s’était volontairement astreint au positivisme le plus étroit comme à une pénitence et à une gymnastique. Mais le moment devait venir, où, las de cette contrainte, il briserait les portes de sa prison. Sa nature indépendante et imaginative répugnait d’instinct au rationalisme pur ; mais elle se révoltait plus violemment encore contre toute idée religieuse ou sociale. Il s’était jeté par dépit dans le déterminisme absolu. Maintenant il y souffrait le martyre, il y étouffait. Dans sa Science joyeuse, qui est une science fort triste, il fait cet aveu : « Tous mes voyages et mes ascensions de montagnes n’étaient que le pis aller d’un impuissant. Ma volonté tout entière veut voler, rien que voler. » Ce vol d’aigle vers la connaissance des choses dernières, il le tenta. Ne voulant pas reconnaître que le seul acte vraiment libre est l’assentiment de l’homme à l’ordre universel reconnu, il décréta un beau jour que la liberté surgit comme un miracle de la volonté souveraine de l’homme fort. Ainsi, nouveau Lucifer, il croyait se créer lui-même son bonheur, sa justice, son ciel, et devenir « l’homme surhumain ». Il rejetait par là la doctrine de la souveraineté de la raison pure, adoptée depuis peu, et cela non pour en appeler à l’intuition comme au tribunal suprême de l’esprit, mais pour diviniser l’instinct. Ce paradoxe est le point de départ de la troisième et dernière phase de Nietzsche. Zarathoustra est le manifeste et l’évangile de cette prétendue révélation.

Un mot encore sur les circonstances extérieures qui accompagnèrent la genèse de cette œuvre étrange. Forcé par sa santé de renoncer au professorat, de plus en plus misanthrope, ne tolérant autour de lui que de rares amis, Nietzsche avait pris l’habitude de passer ses hivers à Gênes et ses étés dans l’Engadine. Du port de Gênes la Superbe « il aimait du sein de l’abondance à regarder les mers lointaines ». C’est là qu’il crut voir « l’aurore d’un nouveau monde sortir de l’horizon voilé. » Mais c’est surtout à l’ombre des hautes Alpes qu’il se sentait devenir lui-même, rien que lui-même, « Dans plus d’un paysage, dit-il, nous nous reconnaissons avec un frisson délicieux. C’est le plus agréable des dédoublemens. La nature de l’Engadine est parente de la mienne. Nous ne nous étonnons pas l’un de l’autre, nous vivons en confidence. Cette haute vallée alpestre, blottie sans crainte sous les terreurs de la neige éternelle, où l’Italie et la Finlande semblent se côtoyer, cette patrie de toutes les couleurs argentées de la nature est aussi la mienne. Car, du fond de ses petits lacs immobiles, la solitude elle-même me regarde avec ses yeux. » C’est là qu’il vécut son rêve, qu’il osa ses dernières audaces. Plus de noir pessimisme, mais une joie effrénée de vivre. Plus de positivisme étouffant, mais la liberté de l’esprit lancé dans toutes ses fantaisies.

Enterrées à jamais, ces vieilles chimères de Dieu, de l’âme, de l’humanité, de l’au-delà, du surnaturel ; écroulés pêle-mêle, tous ces faux dieux dans le crépuscule des idoles ! Mais l’homme fort, l’homme intellectuel se forgeant son idéal, son humanité, à son gré, sans rien au-dessus de lui, sans autre loi que la sienne, au mépris des faibles et des sots et conviant tous les forts à faire comme lui ; telle est la conception de ce Zarathoustra par lequel Nietzsche prétendait révéler à ses contemporains et à la postérité « l’homme surhumain » qu’il avait découvert. Jamais style plus beau ne fut mis au service d’idées plus meurtrières du véritable, de l’éternel idéal humain. Une prose ample et rythmée, une langue bâtie à grands blocs, comme les murs cyclopéens, en vocables de granit puissamment allitérés. Sur ces fortes assises, des gerbes de poésie, une forêt vierge d’images ; et, travaillant en dessous, une pensée volcanique qui fait craquer le sol comme la lave en éruption, toujours prête à dévorer ce qu’elle enfante. Et, comme d’un soufflet de forge, il sort de ces versets des colères d’Isaïe interrompues de rires sataniques, des râles de Titan terrassé par un dieu.

À trente ans, Zarathoustra s’est retiré dans la montagne. Il a vécu dix ans dans une caverne sans autre compagnie que ses deux animaux familiers, un aigle et un serpent, symboles de l’orgueil et de la prudence, qui lui procurent sa nourriture. Pendant dix ans il jouit de son propre esprit, sans regret ni lassitude en un bonheur parfait. Mais se trouvant trop riche en sagesse, il se décide à redescendre vers les hommes pour partager ses trésors avec eux. En route, il rencontre un vieil ermite dont la prière produit sur l’oreille du prophète l’effet d’un grognement monotone. Zarathoustra passe devant lui avec un sourire de mépris et se dit à lui-même : « Serait-il possible que ce vieux saint dans sa forêt ne sache pas encore que Dieu est mort ? » Dans la ville prochaine, il trouve la foule assemblée sur le marché. Elle attend l’arrivée d’un danseur de corde. En attendant, le prophète annonce au peuple la bonne nouvelle :

Je vous enseigne l’homme surhumain. L’homme est quelque chose qui doit être vaincu. Qu’avez-vous fait pour le vaincre ?

Jusqu’à présent tous les êtres ont créé quelque chose au delà d’eux-mêmes : vous voulez être le reflux de cette grande marée, et vous aimez mieux en revenir à l’animal que de vaincre l’homme ?

Qu’est-ce que le singe pour l’homme ? Un rire ou une honte douloureuse. Voilà ce que l’homme doit être pour l’homme surhumain, un rire et une honte douloureuse.

Vous avez fait le chemin du ver de terre à l’homme, et beaucoup en vous est encore du ver. Autrefois vous étiez des singes, et maintenant encore l’homme est plus singe qu’aucun singe du monde !

Or, je vous enseigne l’homme surhumain qui est le sens de la terre. Que votre volonté dise qu’il soit le sens de la terre.

Je vous en conjure, mes frères, restez fidèles à la terre, et n’en croyez pas ceux qui vous parlent d’espérances supraterrestres ! Ce sont des empoisonneurs, qu’ils le sachent ou non.

Ce sont des contempteurs de la vie, des moribonds et des empoisonnés eux-mêmes, dont la terre est fatiguée : qu’ils s’en aillent en poussière !

Jadis le blasphème contre Dieu était le plus grand des blasphèmes, mais Dieu est mort, et avec lui sont morts aussi ses blasphémateurs. Blasphémer contre la terre, estimer les entrailles de l’Insondable au-dessus du sens de la terre, voilà maintenant le crime des crimes !

Jamais peut-être l’évangile de l’athéisme moderne n’a-t-il été formulé avec plus de cynique assurance qu’en cette première prédication de Zarathoustra. Jamais peut-être aussi n’y mêla-t-on plus flagrante contradiction. Faut-il s’étonner si la foule ébahie ne comprend rien à cet « homme surhumain » qui descend du singe, qui ne croit qu’à la terre et veut s’élever au-dessus d’elle, qui nie la divinité manifestée par l’univers et se proclame dieu lui-même ? — Mais ainsi parla Zarathoustra ; inclinez-vous.

Bientôt après, une grande lumière se fait dans l’esprit du prophète pendant qu’il médite dans la forêt. Que lui importe le vil troupeau de la foule ? Que lui font les acrobates et leurs cadavres ? Ce sont des vivans qu’il lui faut, des compagnons dignes de lui, des créateurs de son espèce, des hommes forts et libres. Il retournera à sa montagne, il rentrera dans sa caverne, où l’attendent l’aigle et le serpent. Là, il appellera à lui des disciples et leur enseignera sa doctrine. Le sermon de la montagne de Zarathoustra débute par une parabole intitulée : les Trois métamorphoses : « Il faut que l’homme devienne chameau, lion et enfant. » Chameau humble et patient, qui porte les plus lourdes charges, gravit les plus hautes montagnes, boit l’eau la plus sale et se nourrit d’herbes sèches. Ainsi l’esprit conquiert les trésors dont il a besoin pour son œuvre. Mais un beau jour, au fond du désert, il devient lion. Il veut « saisir sa proie de liberté, lutter avec son dieu et tuer le grand dragon ». Vous croyez peut-être que ce dragon est le vieux péché des théologiens, une des innombrables tentations de saint Antoine. En vérité, cela serait trop vieux jeu. Le grand dragon s’appelle : « Tu dois », mais le lion de l’esprit répond : « Je veux. » Il aimait le devoir comme la chose la plus sacrée, il faut qu’il déchire son amour pour être libre. Pourquoi faut-il maintenant qu’il devienne enfant ? L’enfant est l’innocence, l’oubli, le recommencement, un jeu, une roue qui roule d’elle-même. « Pour le jeu de la création il faut une sainte affirmation. C’est sa volonté que veut l’esprit, c’est son monde que veut gagner celui qui a perdu le monde. » Cette parabole serait vraie et profonde, si le chameau, au lieu d’assembler arbitrairement des faits dans une vue égoïste, cherchait la vérité intime cachée en toute chose ; si le lion, au lieu de s’en prendre à l’idée du devoir et par là de nier l’ordre universel, ne s’attaquait qu’aux monstres de l’ignorance ; du préjugé et de l’habitude ; si le bel enfant qui joue dans l’innocence et la joie était le fils de l’amour libre et spontané qui s’oublie parce qu’il se donne et qui crée parce qu’il aime. Nous surprenons ici sur le fait le procédé habituel de Nietzsche, qui consiste à revêtir un sophisme d’une image originale et frappante, de manière à séduire les simples et les esprits faux, ou les purs dilettantes, — si nombreux aujourd’hui ! — qui se plaisent aux images, admirent les gestes, et se moquent des idées.

Les chapitres suivans développent au long l’évangile individualiste et anarchique. Après avoir proclamé la liberté absolue de l’individu, Zarathoustra déclare la guerre à ses ennemis. Guerre aux prétendus justes et bons, qui ne sont pour lui que les paresseux et les lâches ! Guerre aux prétendus vertueux, qui ne sont que les hypocrites ! Guerre surtout aux prêcheurs d’au-delà ! Ce sont, aux yeux de Zarathoustra, des hallucinés ou des tartufes de sensualité raffinée. En revanche, il proclame saint et sacré le corps physique qu’il nomme « une pluralité avec un sens, la paix dans la guerre, le troupeau conduit par un berger. » Nietzsche ignore que le corps est sacré en effet parce qu’il est l’image de l’âme en ses facultés diverses et l’instrument de l’esprit, non parce qu’il est un assemblage d’atomes. Il ne s’aperçoit pas qu’en soutirant à l’homme l’esprit et l’âme, il le prive à la fois de son principe directeur et de son principe plastique, lui arrachant du même coup l’essence divine et la substance humaine. La Rochefoucauld a montré merveilleusement combien l’homme est habile à se tromper par amour-propre. Il eût admiré dans le cas présent comment il excelle à se ruiner par orgueil. Voilà un prophète qui prêche l’homme surhumain et lui ôte la force qui pourrait l’élever au-dessus de lui-même. Il sent bien qu’en admettant l’âme ou l’esprit au-dessus et au delà du corps, il faudrait leur donner pour cause et pour fin Dieu, le Divin et l’ordre universel. Quelque nom qu’il donne à cette puissance insondable, elle le dépassera de toute son immensité. Voilà ce qu’il ne veut à aucun prix. De là l’apologie du corps et l’appel à l’instinct. Mais l’instinct évoqué se vengera. Le renversement de la hiérarchie des forces est la malédiction de l’intellectuel pervers qui a tué sa sensibilité morale et détruit son centre de gravité. L’instinct érigé en guide conduit l’intellectuel à la folie ; non seulement l’enseignement antipsychique, anti-organique et antisocial de Zarathoustra enfantera l’anarchie autour de lui, la guerre de tous contre tous ; il bouleversera sa propre conscience, il mettra la guerre entre son cerveau, son cœur et ses sens. Ce sera la désintégration et l’effondrement. Juste Némésis ! Qui travaille pour la vie, la reçoit ; mais l’ouvrier de la mort est saisi par elle.

En attendant, l’évangile à rebours, le nouveau sermon de la montagne, continue âpre et incisif. Les flèches d’acier volent empennées de roses, les paradoxes s’empanachent de pensées rares. Zarathoustra flétrit l’humilité comme une vertu de va-nu-pieds, comme un haillon d’hypocrisie. Lui-même donne l’exemple d’un orgueil sans contrainte comme sans limite. Les sages et les prophètes du passé étaient tous des saints imbéciles ou des pédans solennels. Leur doctrine a sombré à cause de « l’esprit de lourdeur qui était en eux. » Ils n’ont su que trébucher et tomber. Zarathoustra seul s’en va sur toute chose d’un pas subtil de danseur, seul il a des ailes, seul il a trouvé la vérité sur sa montagne.

Dans l’ivresse de sa découverte, son esprit pétille comme la mousse du vin nouveau. « Un air léger et pur, le danger tout près, et l’esprit plein de joyeuse méchanceté : tout cela va bien ensemble. Je veux avoir autour de moi des esprits malins, car je suis courageux. Un courage qui chasse les spectres, se crée lui-même des démons. Le courage veut rire. — Je ne sens plus avec vous : ce nuage que je vois à mes pieds, cette noirceur et cette lourdeur dont je ris, c’est votre nuée d’orage… Celui qui monte sur les hautes montagnes rit de toutes les tragédies et de tout le sérieux funèbre de la vie. Insoucians, ironiques, violens, ainsi nous veut la sagesse. Elle est femme et n’aime que les guerriers. » Au milieu de ces bouffées d’orgueil, de belles pensées brillent çà et là comme des sentences d’or au-dessus de portes de marbre :

« De tout ce qu’on écrit, je n’aime que ce qu’un homme écrit avec son sang. Écris avec ton sang, et tu sauras que le sang est de l’esprit. — Jadis, l’esprit était dieu, puis il devint homme ; maintenant, il se fait populace. — La rosée tombe sur le gazon au plus profond silence de la nuit. Ce sont les paroles chuchotées en silence qui amènent la tempête. Les pensées qui gouvernent le monde s’en viennent à pas de colombes. » L’État moderne est assez malmené. « Ce sont des créateurs qui ont créé les peuples. Ils ont suspendu sur leur tête une foi et un amour, ainsi ils ont servi la vie. Maintenant, des destructeurs tendent des pièges en grand nombre et appellent ces pièges l’État. Ils suspendent sur sa tête une épée et mille appétits. » Dans ses diatribes acerbes, Zarathoustra manie le fouet de la satire avec la violence d’un Juvénal, et c’est là qu’il déploie sa vraie force. Voici, par exemple, un croquis des ambitieux, politiciens, spéculateurs et journalistes : « Voyez ces superflus ! Ils volent les œuvres des inventeurs et les trésors des sages ; ils appellent leur vol culture, mais tout chez eux devient maladie et malaise. Voyez ces superflus, ils sont toujours malades. Ils vomissent leur fiel et l’appellent un journal. Ils se dévorent les uns les autres et ne peuvent pas se digérer. Voyez ces superflus ! Ils acquièrent des richesses et n’en deviennent que plus pauvres. Ils veulent le pouvoir et d’abord le brise-glace du pouvoir : beaucoup d’argent, ces impuissans ! Voyez-les grimper, ces singes agiles ! Ils grimpent par-dessus les autres et se tiraillent si bien qu’ils retombent tous dans la fange des bas-fonds. »

Si impitoyable que soit Zarathoustra pour les imitateurs de tout genre, qu’il range dans la catégorie des cabotins et acrobates, il n’hésite pas à emprunter plusieurs idées à Schopenhauer, notamment celle sur la femme et sur l’amour. Aussi peu que le « philosophe bourru » croit-il à l’idéalisme, à l’intuition, au sens divinatoire de la femme, même supérieure, dans l’ordre spirituel, à ce « quelque chose de divin » que lui attribuaient les Germains selon Tacite. « La femme est avant tout un chat et un oiseau, au meilleur cas, une nourrice. » Il juge comme un suprême ridicule et comme le déshonneur du genre mâle la mission sociale que la femme s’est donnée en Amérique et qu’elle commence à revendiquer en Europe. Bien moins encore consentirait-il à voir en elle la compagne intellectuelle de l’homme, la confidente de son idéal et l’âme de sa volonté. « Tout dans la femme est énigme, et tout a une solution qui s’appelle maternité. L’homme est pour la femme un moyen. Le but est toujours l’enfant. Mais qu’est-ce que la femme pour l’homme ? L’homme véritable veut deux choses : braver un danger et jouer. C’est pour cela qu’il veut la femme comme le plus dangereux des jouets. L’homme doit être élevé pour la guerre et la femme pour le repos du guerrier ; tout le reste est folie. Le bonheur de l’homme s’appelle : je veux ; le bonheur de la femme s’appelle : il veut. Et il faut que la femme obéisse et trouve une profondeur à sa surface. L’âme de la femme est une surface, une pellicule mouvante sur une eau peu profonde. Mais l’âme de l’homme est profonde ; son fleuve mugit dans les cavernes souterraines ; la femme pressent sa force, mais ne la comprend pas. »

Que vont faire maintenant ces hommes forts ? « Vous, les solitaires d’aujourd’hui ; vous, les séparés et les renonciateurs, vous serez un jour le peuple. De vous, qui vous êtes élus vous-mêmes, doit naître le peuple élu, et de lui l’homme surhumain. Tous les dieux sont morts. Maintenant, nous voulons que vive l’homme surhumain ! C’est le midi de la volonté ! » Voilà de fières paroles et de vastes perspectives. Nous ne sommes pas de ceux qui voudraient les interdire à l’humanité. Fussent-ils irréalisables, ce sont les beaux espoirs qui poussent aux grandes actions. Et puis, si l’homme n’a que peu d’années pour lutter avec le destin, l’humanité a devant elle l’infini des siècles. La préparation d’une humanité d’élite par la sélection voulue des meilleurs est peut-être l’avenir de l’espèce. Mais Zarathoustra a-t-il réuni dans son groupe les conditions indispensables pour l’accomplissement de son œuvre ? D’abord il en écarte la femme, ou du moins il la réduit au rôle de la maternité physique, lui refusant celui de la vivification sensible et de la création dans l’ordre psychique. En méprisant cet élément essentiel, Zarathoustra supprime la matrice même où le génie s’élabore dans un divin mystère. En se disant seul prophète et seul inventeur de la vérité, il supprime en outre tout lien entre le passé et le présent ; il coupe la chaîne magnétique qui, d’âge en âge, unit les peuples, les sages aux sages, les génies aux génies. En déclarant la notion du bien et du mal un acte arbitraire de l’homme fort, il détruit la notion même de la vérité. Il s’ôte la possibilité d’avoir un seul disciple sérieux, car tous auront le droit de s’insurger contre lui au nom de son propre principe. Ils ne feront qu’imiter leur maître qui ne veut d’aucun maître, pas même de Dieu.

Zarathoustra a renié les idées mères. Maintenant, il aura beau avoir de la force et du génie, il n’enfantera que d’autres orgueilleux plus impuissans que lui. Il parle bien de ses disciples, mais nous ne les voyons pas ; ce sont des ombres muettes, fantômes de sa pensée. Aussi ne lui suffisent-ils pas, il en cherche d’autres. Mais où les trouver ? Une nuit, il rêve qu’un enfant lui présente un miroir. Il s’y regarde et aperçoit avec terreur une hideuse grimace, la face d’un démon qui ricane. « Je comprends le sens du rêve, dit le prophète en s’éveillant. Ce méchant visage signifie la caricature que mes ennemis et mes calomniateurs font de ma doctrine. » Mais le rêve pourrait s’interpréter différemment : cette face et ce rire démoniaque ne seraient-ils pas une dernière admonition de la conscience et ne pourrait-elle pas se traduire ainsi : « Prends garde, voilà ce que tu vas devenir si tu poursuis ta route ! » Mais Zarathoustra n’est plus capable d’avoir un remords. « Il bondit comme un chanteur et un voyant saisi par l’esprit. Pareil à l’aurore, un bonheur à venir était répandu sur son visage. » Il bondit hors de sa caverne et chante un hymne en l’honneur des îles bienheureuses qu’il va conquérir :

Mon amour impatient déborde à torrens, en aval ; il veut monter et descendre. Sortant des monts silencieux et des orages de la douleur, mon âme roule dans les vallées.

Trop longtemps j’ai désiré et regardé le lointain. Trop longtemps j’ai écouté la solitude : ainsi j’ai désappris le silence.

Je ne suis plus qu’une bouche qui parle, un torrent qui mugit entre de hauts rochers : je veux précipiter ma parole dans les vallées.

Et que le torrent de mon amour se précipite sur des chemins de traverse ! Comment un torrent ne trouverait-il pas le chemin de la mer ?

Sans doute il y a un lac en moi, un lac solitaire, renfermé en lui-même ; mais mon torrent d’amour l’entraîne avec lui — vers la mer !

Je vais des voies nouvelles, un nouveau verbe me vient. Comme tous les créateurs, je suis fatigué des vieux langages. Mon esprit ne veut plus marcher avec des sandales usées.

Les vieux verbes marchent trop lentement : — je saute dans ton char, tempête ! Et je te fouetterai encore de ma méchanceté !

Comme un cri et comme une voix jubilante, je veux traverser les mers, jusqu’à ce que je trouve les îles bienheureuses où résident mes amis.

Et avec eux mes ennemis! J’aime tous ceux à qui je puis parler ! Mes ennemis aussi font partie de ma félicité.

Quand je veux monter sur mon cheval le plus sauvage, c’est ma lance qui m’aide le mieux à sauter en selle ; ma lance est le serviteur toujours prêt de mon pied.

La lance que je jette contre mes ennemis ! Comme je remercie mes ennemis de pouvoir la lancer enfin !

Trop forte était la tension de mon nuage. Entre les éclats de rire de mes éclairs, j’enverrai de la grêle dans les profondeurs.

Alors ma poitrine se gonflera puissamment, et puissamment elle soufflera la tempête dans les profondeurs : ainsi elle se soulagera.

En vérité, mon bonheur et ma liberté sont pareils à la tempête ! Mais je veux faire croire à mes ennemis que Satan rugit sur leurs têtes.

Et vous aussi, mes amis, vous serez effrayés de ma sagesse sauvage ; et peut-être vous enfuirez-vous avec mes ennemis.

… Ma sagesse sauvage est une lionne. Elle est devenue enceinte dans les montagnes solitaires ; sur de rudes pierres elle a mis au monde son plus jeune lionceau.

Et maintenant elle court follement à travers le désert et cherche un doux gazon — ma vieille sagesse.

Ce morceau donne une idée du puissant lyrisme de Nietzsche. Une prose qui a les emportemens de l’ode, l’écume fougueuse, le mugissement profond des torrens alpestres. Remarquez l’étrangeté de cet amour qui finit en haine et en imprécations. Remarquez aussi l’analogie de cet impétueux départ avec les chevauchées tempêtueuses de Wotan dans la Valkyrie et dans Siegfried. Zarathoustra, le briseur de chaînes, n’a pas si bien secoué la sienne qu’il le croit. L’ombre de Wagner s’étend sur sa montagne. Le disciple, en fuyant le maître, lui a dérobé un morceau de son masque, un lambeau de son manteau magique.

Nous voici dans les îles bienheureuses, du moins, je le suppose aux promontoires hardis, aux cimes de verdure, aux golfes d’azur, aux mers foncées où le soleil couchant jette ses masses d’or liquide. Car la pensée du prophète fend les airs, et nous n’apercevons ces paysages qu’à vol d’oiseau, entre deux effluves lyriques, comme par des déchirures de nuages. Va-t-il du moins nous montrer son groupe, ses disciples, sa cité idéale ? Mais nous n’entendons toujours que le monologue du solitaire, et puis ce sont de nouvelles satires plus violentes, plus amères contre la société qu’il vient de quitter. Il en veut « à la racaille écrivassière « qui empoisonne toutes les sources ; aux prêcheurs d’égalité, qu’il appelle « des tarentules de haine et d’envie » ; aux sages célèbres « qui ne sont vénérés que parce qu’ils servent la superstition des foules, bêtes de trait qui se laissent atteler comme des bœufs au chariot du peuple, ou comme de petits ânes à l’équipage d’un grand politique » ; aux philosophes solennels « qui marchent la poitrine bombée, l’air sublime, mais dont le regard est celui d’un fauve mal dompté, et qui ont toujours l’air d’un sanglier accroupi dans sa bauge ».

Il ne peut souffrir les savans. « On reste affamé à leur table pendant qu’ils croquent la vérité comme on croque des noix. Ils sont pareils à des sacs de farine enveloppés d’un nuage de poussière. Qui se douterait que cette poussière vient des blés et de la joie dorée des moissons ? » Les plus maltraités sont les poètes « qui savent peu et apprennent mal, c’est pour cela qu’ils sont forcés de mentir. Ils falsifient leur vin et font dans leur cave plus d’une mixture empoisonnée et indescriptible. Et parce qu’ils savent peu, ils aiment de grand cœur les pauvres d’esprit, surtout quand ce sont de jeunes femmelettes. Ils sont même affriolés des choses que les vieilles commères se racontent le soir, et ils appellent cette friandise l’Éternel féminin. Un peu de volupté et un peu d’ennui, voilà, jusqu’à présent, le meilleur de leur pensée. Ils s’intitulent volontiers des conciliateurs, mais ce sont des entremetteurs et des faussaires. J’ai voulu jeter mon filet dans leur mer, mais je n’en ai jamais tiré que la tête d’un vieux dieu. Ainsi la mer n’a donné qu’une pierre à l’affamé. Il se peut qu’eux-mêmes soient originaires de la mer. Sans doute on y pêche des perles, mais quand on y cherche une âme on n’y trouve que de l’écume salée. Ils ont aussi appris de la mer sa vanité. La mer n’est-elle pas le paon des paons ? Devant le plus hideux buffle, elle roule sa ceinture écumeuse, elle étale son éventail d’argent et de soie. En vérité, leur esprit est lui-même le paon des paons, une mer de vanité ; ils font la roue devant des buffles pourvu que ce soient des spectateurs ! » Nietzsche excelle dans la satire intellectuelle, qui fustige jusqu’au sang les travers de l’esprit. Mais, outrancier par nature, il force le trait et l’on sent chez lui plus de haine encore que d’indignation. Il atteint peut-être le modèle du genre dans sa satire des gens cultivés qui, n’étant rien par eux-mêmes, s’attifent des défroques du passé.

Je vous ai regardés, mes contemporains, ô hommes cultivés qui vous dites intellectuels. — J’ai dû rire ! Jamais mes yeux n’ont rien vu de plus drôle et de plus bizarre.

J’ai ri ; je ris encore : Voilà, m’écriai-je, la patrie des pots de couleur !

Le visage et les membres barbouillés de cinquante taches : ainsi je vous ai vus à mon grand étonnement, hommes du présent !

Et vous étiez entourés de cinquante miroirs, qui répétaient et flattaient vos jeux de couleurs.

En vérité, vous ne pourriez porter un masque plus carnavalesque que votre propre visage, ô gens du présent. Qui est-ce qui pourrait vous reconnaître ?

Vous êtes couverts des signes du passé ; et ces signes, vous les avez peinturlurés de nouveaux signes ; ah ! que vous êtes bien cachés contre tous les interprètes !

Sût-on sonder les reins, qui croira que vous en avez encore des reins ? Vous êtes pétris de couleurs cuites et d’étiquettes collées les unes contre les autres.

Tous les temps et tous les peuples me regardent à travers vos voiles ; toutes les mœurs et toutes les croyances parlent par vos gestes.

Si je vous arrachais vos voiles, vos chiffons, vos couleurs et vos gestes, il resterait de vous juste assez pour effrayer les oiseaux.

En vérité, moi-même, je suis un oiseau effarouché, depuis le jour où je vous ai aperçus nus et sans couleur ; je me suis envolé quand vos squelettes m’ont fait des gestes d’amour.

J’aimerais mieux être journalier dans le monde souterrain des ombres de jadis ! — les ombres ont plus de muscles et de sang que vous.

… Vous dites : Nous sommes entièrement réels, sans foi et sans superstition : ainsi vous vous vantez, — hélas ! hommes sans poitrine.

Comment pourriez-vous croire, hommes bigarrés, — vous qui êtes les peintures de tout ce qui a jamais été cru !

Vous êtes des réfutations ambulantes de la foi elle-même ; vous êtes le rhumatisme vivant de la pensée.

Vous êtes des inféconds : c’est pour cela que vous manquez de foi. Celui qui doit créer a toujours ses rêves prophétiques et ses astres conducteurs, — et croit à la foi !

Vous êtes des portes à demi ouvertes devant lesquelles attendent des fossoyeurs. Et votre réalité consiste à dire : « Tout ce qui vit mérite de périr ! »

Dans tout ce poème, je vois bien la fin d’un monde, mais je ne vois pas l’aurore du nouveau. Ô Zarathoustra, prophète impitoyable au passé, impitoyable au présent ; toi qui as fermé l’oreille au cri de la souffrance humaine et qui, dirait-on, n’as jamais mis le pied dans un hôpital, dans une mine de houille ou dans un galetas de pauvres ; toi qui as étouffé les voix divines de ton propre cœur ; toi qui ne crois pas aux puissances célestes et qui veux l’homme surhumain ; toi qui ensables les sources de l’amour et qui cependant t’appelles « un chanteur de la joie et un danseur de la vie », es-tu si sûr de toi-même ? Il fait sombre autour de toi, dans les vallons de ton île bienheureuse. Quand tu passes le soir avec tes disciples muets dans la clairière ombreuse, les jeunes filles aux belles chevilles qui dansent sur la pelouse cessent subitement leurs rires et s’enfuient malgré ton salut amical. Ton regard leur fait peur. Toi-même tu trembles devant le crépuscule envahissant, et, seul avec ta propre âme, tu recules devant le noir qui s’épaissit dans ses profondeurs.

Dans une de tes courses en mer, au déclin du soleil, tu as vu se profiler sur la splendeur du couchant une île noire, toute semée de tombeaux, et tu as reconnu les tombeaux des rêves chers à ta jeunesse. Mais tu as beau dire que ta volonté invulnérable, ta volonté qui brise les rochers est assise sur ces tombeaux comme la jeunesse éternelle. Tu es inconsolé. Ces rêves que tu pleures malgré tout, ces rêves que rien ne pourra réveiller, ce ne sont pas comme tu le crois tes ennemis, c’est toi-même qui les a tués avec les flèches de ton orgueil ! Ta Némésis s’est jetée sur toi et t’accable. Tu voudrais aimer encore, mais tu ne peux plus !

Une nuit, le prophète s’enfuit brusquement comme un voleur, et, quittant les îles bienheureuses, se rembarque pour le continent. Il a besoin d’être seul dans son antre et de se consulter avec son aigle et son serpent. Revenu dans sa montagne, Zarathoustra est hanté malgré lui par l’idée de Dieu. Il la sent suspendue comme une épée de Damoclès sur sa tête. Mais il la nie avec rage. Un certain nombre de sages ont pensé ceci : « Puisque j’ai une âme et un esprit et qu’il y en a d’innombrables, il doit y avoir une source infinie d’amour et d’intelligence d’où nous venons et où nous retournons, Vénérons-la. » Le nouveau prophète dit : « S’il y avait un Dieu, comment supporterais-je de n’en pas être un ? Donc il n’y en a pas. » C’est le paroxysme de l’orgueil athée. L’absence de loi universelle lui paraît nécessaire à la liberté humaine. « J’ai placé cette joie céleste sur l’homme comme une cloche d’azur en enseignant qu’il n’y a pas de volonté éternelle dans les volontés particulières. La raison suprême est ce qu’il y a de plus impossible. » Et il l’appelle « l’araignée céleste qui étreint le monde dans sa toile ». Et il se réjouit que le ciel soit au contraire « un plancher pour des accidens divers. » La vraie prière est un exercice métaphysique spontané, la respiration et l’aspiration par laquelle l’âme communie avec sa source divine. Voilà ce que Zarathoustra ne veut pas admettre. Pour lui c’est la dernière des lâchetés. Les genoux pliés et les mains jointes le font bondir. « Maudits soient tous les diables lâches qui sont en vous, qui geignent et joignent les mains et voudraient adorer. La prière est une ignominie ! » À ceux qui parlent de blasphème, le prophète répond en riant : « Oui, je suis Zarathoustra, l’homme sans Dieu… et de moi naîtra l’homme surhumain. »

Après avoir expédié ainsi les vieilles tables de la loi, il promulgue les nouvelles. Elles se résument en deux idées : le concept de la vie et le concept de la morale. Pour Zarathoustra le fond de toute vie est le désir du pouvoir. Hommes ou animaux font semblant de s’aimer, mais ne s’associent que pour s’accabler les uns les autres. L’esclave subit le maître pour lui dérober de la puissance et l’exercer sur des inférieurs. Le désir de régner est le fond de l’âme et le but de la vie. De ce concept de la vie découle celui de la morale, c’est-à-dire l’idée de force substituée à l’idée du bien et du mal. De ce que les lois de la morale ont subi des variations selon les peuples et les temps, Nietzsche conclut que l’idée du bien n’est qu’une chose relative, arbitraire, individuelle et sans fondement. Il ne voit pas que le bien n’est pas autre chose que l’harmonie de l’homme ou de la société. On peut varier sur les moyens ; l’idée demeure immuable. Le bien conçu comme une harmonie est chose positive ; car elle enfante la vie. Le mal n’étant qu’une discordance est chose négative et sans réalité propre ; car elle produit la destruction et la mort. Pour Nietzsche le bien n’est que la loi du fort imposée au faible. « Fais ce que tu veux, mais sache vouloir », voilà toute sa morale. Le mal pour lui a tout autant de réalité que le bien, il préfère même en général le méchant parce qu’il est plus énergique, « Je ne me lasse pas, dit-il, de la beauté des méchans. Je suis bien heureux de contempler les merveilles qu’élabore la chaude couvaison des soleils brûlans : tigres, palmiers et serpens à sonnettes. Parmi les hommes aussi il y a de belles portées de fauves, de magnifiques couvées de reptiles et beaucoup de merveilles admirables se trouvent parmi les méchans. Il est vrai que de même que vos sages ne m’ont pas paru assez sages, de même la méchanceté humaine m’a paru au-dessous de sa réputation. Mais, en vérité, il y a encore un avenir pour le mal, et le midi le plus brûlant n’est pas encore découvert pour les hommes. Il faut que de vos chats sauvages naissent des tigres, de vos crapauds et de vos lézards des dragons et des crocodiles. »

Cependant, empoisonné de sophismes, saturé d’orgueil, Zarathoustra tombe de plus en plus sous le poignet d’airain de sa Némésis. Malgré sa superbe outrecuidance, la terreur de l’Éternel et de l’infini pèse sur lui. Cette terreur prend enfin la forme d’une hallucination. Lui-même appelle ce cauchemar l’Énigme ou le spectre de la solitude profonde. C’est malgré lui qu’il trahit cette aventure. Il la conte un soir, à voix basse, à de vieux loups de mer qui l’ont accueilli sur leur navire.

Le cœur dur et les lèvres serrées, je marchais un jour d’un pas lugubre dans le crépuscule cadavéreux. Plus d’un soleil avait sombré pour moi.

Je gravissais un sentier obstiné, méchant et solitaire, qui se tordait sur les pierres croulantes, sans touffe d’herbe ni buisson ; le sentier de montagne grinçait sous la morsure de mon talon.

Je passais muet sur le rire moqueur des caillons, écrasant la pierre qui me faisait glisser : ainsi mon pied se forçait à monter.

Oui à monter, en dépit du nain perclus accroupi sur mes épaules, de l’esprit de pesanteur qui versait du plomb dans mes oreilles et des pensées de plomb dans mon cerveau.

Il chuchotait ironiquement, distillant les syllabes : « Oh, Zarathoustra, pierre de sagesse, pierre de fronde, destructeur d’étoiles, tu t’es lancé haut. Mais toute pierre lancée retombe.

« Te voilà condamné à toi-même et à ta propre lapidation. Tu as lancé ta pierre au loin, mais elle retombera sur toi. »

Marchant ainsi, Zarathoustra arrive à un portail de rochers naturels d’où partent deux chemins creux. L’un va vers l’éternité du passé, l’autre vers l’éternité de l’avenir, et sur le portail on lit : « le moment présent. »

Regarde, dis-je au nain, ce moment présent ! De ce porche une rue descend en arrière ; derrière nous il y a une éternité.

Ne faut-il pas que toutes les choses qui peuvent courir aient déjà une fois passé par cette porte ? Ne faut-il pas que tout ce qui peut arriver soit arrivé déjà une fois dans le cours des temps ?

Car toutes les choses montent par une de ces vallées pour descendre dans l’autre sans s’arrêter jamais.

Et cette lente araignée qui rampe au clair de lune et ce clair de lune luimême, et moi et toi sous le portail qui parlons à voix basse des choses étemelles — n’avons-nous pas déjà existé ?

Et ne devons-nous pas revenir pour courir de l’autre côté, en avant, devant nous, dans la longue vallée lugubre — et revenir éternellement ?… Le temps lui aussi est un cercle.

Je parlais ainsi et toujours plus faiblement ; car j’avais peur de mes propres paroles et de mes pensées de derrière la tête. Alors tout à coup j’entendis hurler un chien.

… Et ce que je vis alors, seul, abandonné, entre ces roches sauvages, sous le plus odieux et le plus désolé des clairs de lune, jamais vraiment je n’ai rien vu de pareil.

Un jeune berger se roulait, se débattait à terre, étouffant, le visage convulsé. Un louid serpent noir lui pendait de la bouche.

Ai-je jamais vu autant de dégoût et de pâle horreur sur un visage ? Sans doute il avait dormi la bouche ouverte : alors le serpent était entré dans son gosier et l’avait mordu là.

Je saisis le serpent dans ma main et je tirai de toutes mes forces — mais en vain. Il était plongé dans la gorge et s’y était fixé de ses crocs. Et je criai au berger : Mors ! mors donc ! Coupe-lui la tête !

Et dans ce cri, il y avait mon horreur, ma haine, mon dégoût, ma pitié, tout ce qu’il y a eu en moi de bon et de méchant — en un seul cri.

Ô vous, marins intrépides ! aventureux chercheurs dont les voiles rusées tentent les mers inconnues, marins ivres d’énigmes, ô vous qui n’avez peur de rien, vous que des sons de flûte entraînent vers les gouffres perfides !

Répondez, devinez mon énigme, déchiffrez la vision du plus solitaire des hommes.

Les rudes marins de l’aventureux navire ne répondirent rien à Zarathoustra. Ils se contentèrent de tirer leurs cordages en sifflant une hardie chanson de mer, ce qui était peut-être la plus éloquente des répliques. Je tenterai cependant de répondre à leur place. Oui, il y a en tout ceci une puissante Némésis et une logique impeccable. L’idée du Divin ou d’une cause première et d’une fin dernière, antérieure et postérieure au monde visible, supérieure au temps et à l’espace, s’impose à la raison sans qu’elle puisse l’embrasser. Mais l’intuition directe de l’esprit voit en Dieu sa propre source et la raison de tout. L’âme remonte à lui par un acte d’amour et un effort de bonté qui est en même temps la plus haute affirmation d’elle-même et la condition de toute connaissance spirituelle. Zarathoustra en niant, par orgueil, Dieu, l’Âme et l’Amour divin, s’est fermé la sphère supérieure de la conscience, où l’homme trouve dès à présent son refuge et son sanctuaire. Par cette négation voulue, haineuse et opiniâtre, il a mutilé sa propre nature. Ayant détruit en lui-même le paradis de l’âme et l’Olympe de l’Idée pure, il se condamne à tourner éternellement dans le monde élémentaire, la buffera infernal che mai non resta, et se plonge dans l’enfer qu’il s’est créé. Il a repoussé en blasphémant l’ange voilé de l’éternité spirituelle ; mais le noir serpent de l’éternité matérielle le mord et l’étoufle[7].

À partir de ce moment, Zarathoustra a sa pensée de derrière la tête. Elle le tenaille et le paralyse. Son harmonie intérieure est détruite ; dès lors il ne perçoit plus l’harmonie de l’univers. Il a voulu renverser la hiérarchie des forces dans le monde ; voici qu’elle se renverse en lui-même et lui fait perdre la raison. Le vertige le prend et l’ahîme l’attire. Il pressent sa folie avec horreur. Mais jusqu’au hout l’orgueil lui fera illusion. Il se persuadera que de son propre effondrement va sortir « l’homme surhumain. » La fin du poème porte déjà les traces visibles de la folie et de l’hallucination. Zarathoustra a ramassé aux confins de son royaume quelques hommes supérieurs qui représentent ce qu’il y a de plus distingué dans la société actuelle. Parmi eux se trouvent deux rois dégoûtés de leur métier, un pape sans emploi, le mauvais magicien et quelques autres originaux. Il les convie tous à un banquet dans sa grotte. Ce repas agreste, assaisonné des sentences caustiques du maître, semble à la fois une parodie du banquet de Platon et de la Cène du Christ. On y déguste un agneau apporté par l’aigle familier en mémoire de ce que « les faibles ne sont bons qu’à être mangés. » Le prophète, s’étant éloigné un instant pour prendre l’air, retrouve ses hôtes en prière devant un âne qu’ils encensent faute d’un autre dieu. Zarathoustra comprend alors que ces gens prétendus supérieurs, qui ont malgré tout besoin d’adorer quelque chose et de diviniser quelqu’un, fût-ce un âne, sont indignes de sa grande pensée. Il lui faut des forts qui ne craignent rien et ne se courbent pas. À ce moment, Zarathoustra voit un superbe lion couché à ses pieds. Ce lion formidable est un lion qui rit. Terrible aux autres, il est doux à son maître et lui lèche amicalement les mains. Il se dresse et mugit. Aussitôt tous les hôtes de la grotte s’enfuient épouvantés et descendent la montagnes à toutes jambes. Le prophète comprend alors que « sa pitié pour les hommes supérieurs a été son dernier péché. » Mais il déclare que « ses vrais enfans vont venir « et rayonne « comme un soleil levant. »

Telle la conclusion de ce poème fameux et de l’évangile anarchique de Nietzsche. La folie complète était proche. Ce qu’il y a de tragique et de vraiment saisissant dans l’histoire de cet homme c’est que l’apothéose de son héros imaginaire fut le signal de sa propre défaite. La figure de Zarathoustra, spectre grandi de lui-même, fut la dernière hallucination par laquelle il voulut se cacher l’inévitable abîme, mais qui l’y mena d’autant plus sûrement. Veut-on jeter un coup d’œil dans le drame intérieur qui se joue derrière le poème ? Veut-on voir le visage de l’homme sous le masque du héros, et tout ce qu’il y a de désespoir sous ce triomphe apparent ? Qu’on lise son avant-dernier écrit intitulé : Dithyrambe de Dionysos. On y trouvera le passage suivant : « Maintenant, seul avec toi, double dans mon propre savoir, entre cent miroirs, faux devant toi-même, incertain entre mille souvenirs, fatigue de chaque blessure, refroidi de tous les givres, égorgé dans mes propres filets, connaisseur et bourreau de moi-même ! malade qui meurt d’un venin de serpent, prisonnier qui a reçu le lot le plus dur, je travaille courbé dans mon propre puits, enfermé dans mon propre moi comme dans une caverne, je me creuse moi-même et je suis ma propre tombe, impuissant, raide, un cadavre. » Cette entière confession montre assez ce que cet orgueil forcené renferme de misère cachée et à quelles ténèbres aboutissent les plus hardis mineurs de la pensée lorsqu’ils ont éteint en eux-mêmes la lumière de la sympathie.

Au cours de cette étude j’ai fait ressortir les extraordinaires qualités de Nietzsche, afin que l’on mesure la profondeur de sa chute à la hauteur de son esprit.

Écrivain de premier ordre, moraliste pénétrant, penseur profond, satyrique génial, poète puissant à ses heures, ses dons merveilleux semblaient l’appeler à être un réformateur bienfaisant de la pensée pour sa génération. Tout a été englouti dans la pléthore du moi et dans la folie furieuse de l’athéisme. Voilà pourtant celui qu’une fraction de la jeunesse se propose pour modèle et que des esprits légers citent journellement comme le prophète de l’avenir ! S’ils ne reculent pas devant ses conclusions, qu’ils apprennent du moins par son exemple où peuvent mener certaines pratiques intellectuelles. L’histoire des idées morales de notre temps accordera sans doute à Nietzsche la grandeur tragique d’un homme qui a eu le courage d’aller jusqu’au bout de son idée, et qui a donné, par son suicide spirituel, la plus éclatante démonstration de son erreur. Quant à Zarathoustra, il mérite de rester dans la littérature comme un monument unique, puisqu’il nous révèle l’âme de l’athée jusqu’au fond. On ne peut que plaindre ceux qui y chercheront une philosophie. C’est un magnifique sépulcre sculpté en marbre, mais un sépulcre qui recouvre — le néant.

Édouard Schuré.
  1. Voici la liste des principaux ouvrages de Nietzsche : Die Geburt der Tragoedie, 1872. — Unzeitgemässe Betrachtungen, 1873-76, 3 vol. — Menschliches, Allzumenschliches, 1878. — Morgenröthe, 1881. — Die fröhliche Wissenschaft, 1882. — Also sprach Zarathustra, 1883-87. — Jenseits von Gut und Böse, 1886. — Zur Genealogie der Moral, 1887. — Der Fall Wagner, 1888. — Götzendämmerung, 1889. — Antichrist, 1895.

    Le livre de Mme Lou Andréas-Salomé : Nietzsche in seinen Werken est capital pour l’intelligence de la personne et du penseur. — Parmi les travaux français parus sur Nietzsche, rappelons la remarquable étude de M. Cherbuliez, publiée dans la Revue du 1er octobre 1892.

  2. La rencontre eut lieu à Leipzig, en 1868, chez Mme Brockhaus, sœur du compositeur. Wagner avait alors cinquante-cinq ans et Nietzsche vingt-quatre.
  3. Unzeitgemässe Betrachtungen I, Vom Nutzen und Nachtheil der Historie für das Leben.
  4. Mme Salomé raconte qu’en 1882 elle se trouvait à Bayreuth lors de la représentation de Parsifal, et qu’une amie commune de Nietzsche et de Wagner, Mlle Malvida de Meysenbug, l’auteur distingué des Mémoires d’une idéaliste, beau livre justement célèbre en Allemagne, crut pouvoir tenter, de son propre mouvement, une réconciliation, en proposant à Wagner une entrevue avec son ancien disciple. C’était vraiment trop espérer du caractère de ces deux hommes. Au seul nom de Nietzsche, Wagner bondit, défendit à son amie de jamais répéter ce nom en sa présence, et sortit de la chambre hors de lui. — D’autre part, Mme Salomé nous apprend que Nietzsche, qui avait provoqué la rupture et voué à Wagner une haine venimeuse dont ses écrits montrent les traces, souffrait néanmoins de la perte de cette amitié jusqu’à verser des larmes en parlant des momens heureux passés avec son ancien maître.
  5. Titre d’un volume d’aphorismes de Nietzsche.
  6. Morgenröthe.
  7. Mme Salomé raconte que, dans les deux années qui précédèrent l’éclipse totale de son intelligence, Nietzsche était absolument hanté par cette idée du retour éternel des choses. La première fois qu’il lui en parla, ce fut à voix basse, avec tous les signes de la terreur la plus profonde.