Ch. Vimont (p. 249-279).



CHAPITRE XXXI.


Les événemens rendirent à Julien une force factice qu’il perdit bientôt. Les premiers excès contre les pairs semblaient lui prouver un danger dont il doutait encore ; il voulut un jour écrire sur les événemens, il ne put le faire. obligé par sa santé de laisser son travail, prenant un livre ou s’endormant péniblement sur son canapé. Au milieu de la journée il alla mieux, mais le mauvais temps qui régnait depuis le rejet du bill, lui avait rendu une toux dont son médecin s’inquiétait avec raison. Bien qu’Anna ne s’avouât pas son état, l’effroi donnait à sa passion une chaleur qui réveilla enfin le cœur distrait de Julien. Alors, quittant cette scène politique où il venait de lutter avec persévérance, il rentra vraiment dans sa maison. Madame Bolton vint dîner ce jour-là : au milieu du dîner, Julien se sentit mal à son aise et se retira dans sa chambre ; madame Bolton voulait s’en aller, Anna la retint : en se rendant près de Julien, elle le trouva très-souffrant, faisant entendre des plaintes si touchantes que l’Indienne en fut hors d’elle-même. Madame Bolton vint la rejoindre alors, mais la froideur de cette anglaise impatientait Anna, dont l’âme vibrait aux gémissemens de son amant, et dont la jalousie, quand il était souffrant, ne voulait voir personne autour de lui. Julien remis voulut retourner au salon. Son médecin vint une heure après : c’était un homme célèbre, qui avait su jouer habilement avec cette pharmacie anglaise, qui fournit une médecine pour chaque douleur ; il ordonna à Julien une potion pour la nuit. Anna s’effrayait des remèdes ; M. Cooper, le médecin, la plaisanta sur sa crainte, car c’était un homme gai et fin qui, cherchant le secret des caractères, nécessaire à la médecine, avait compris que quand Julien souffrait, l’Indienne était aussi malade que lui. Il jugea prudent pourtant de ne pas la tenir dans une complète sécurité, et il lui dit tout bas à la porte en sortant :

« Veillez-le, il faudrait le plus profond repos ; qu’il ne sorte pas ; demain je lui donnerai quelque chose pour le fortifier, c’est la force qui lui manque. »

Anna resta triste, les paroles du médecin l’inquiétaient ; cependant quelques mots tendres de Julien qui revenait à la vie avec amour et avec délices changèrent en joie son inquiétude ; elle vit l’avenir sous des couleurs plus favorables. Madame Bolton, qui ne s’était point associée à ses impressions, restait sur le souvenir du malaise de Julien, triste, immobile, et ne parlant que par des hélas ! Les amans, dans leur tendre joie, ne pouvant l’animer, désirèrent de la voir partir, ce qu’elle fit bientôt. Julien seul avec Anna fut retenu par une conversation qui avait retrouvé son charme ; elle le pressa de se reposer. Levée avant le jour dès le lendemain, elle vint à sa porte où elle l’entendit se plaindre ; car sa délicatesse lui ravissait le courage mâle qu’il retrouvait dans des occasions plus fortes. Elle entra doucement, l’interrogeant sur sa santé : il répondit avec calme ; mais des défaillances subites, le manque de force où rien ne remédiait, commencèrent à l’inquiéter. Le médecin lui ordonna une potion pour le fortifier : Julien avait de la répugnance pour ces médecines, Anna le supplia de ne pas prendre celle-ci, car elle redoutait tant de potions pour un homme épuisé ; mais Julien obéit au médecin : une heure après il fut très-mal. M. Cooper rappelé avoua que la potion était trop forte ; il en ordonna une plus douce. L’Indienne maudissait la médecine anglaise, partagée entre la crainte de laisser souffrir son amant et l’effroi de le voir plus mal. N’était-il pas plus salutaire de transporter Julien dans un meilleur climat ? La France était voisine, n’y pouvait-on pas conduire le malade ? Julien se sentait incapable de supporter la traversée.

Lady Hampshire, apprenant qu’il était souffrant, vint voir Anna, lui disant ce que la bonté inspire :

« Lord Hampshire, après la session où passa le bill pour les catholiques, avait eu la même maladie que Julien, M. Cooper l’avait guéri parfaitement, il n’y avait rien à craindre.

— Je crains M. Cooper.

M. Cooper ! le médecin le plus savant de Londres ! Si M. Cooper s’est trompé une fois, il ne se trompera plus. »

À ce moment Julien fit demander Anna ; il allait se lever pour recevoir lady Hampshire, qui entra bientôt chez lui ; divinité riante et bienfaisante, rapportant le calme à ces amans inquiets. Julien était sur son canapé, lady Hampshire s’assit sur un fauteuil près de lui, lui annonçant la visite de son mari et de son frère pour le jour même ; elle parla des intrigues du monde et du retour de sir Charles Wetherell qui s’était sauvé de Bristol ensanglanté. Julien s’occupa avec elle de cet événement ; mais quand elle fut sortie il retourna aux tristes pensées qu’il avait eues le matin : trouvant Anna plus charmante que jamais, il se reportait aux Indes, voulait voir le Bengale, parlait de partir, comme si les détails du départ lui eussent rendu la force.

« Nous emmènerons Bess aux Indes, dit-il à Anna, il faut faire voir votre ciel à cette Irlandaise ; nous relâcherons à Sainte-Hélène ; irons-nous visiter encore le tombeau ? Quel silence, Anna, autour de ce tombeau ! vous le rappelez-vous ? Ces tombes solitaires sont faites pour les grands hommes ; il faut autour des nôtres, des amis, des femmes et des fleurs. Que ferais-je de vous quand vous verrez le ciel des tropiques ? Dans combien de temps cela, Anna ? Dans un an, à pareil jour ; le crois-tu ? Te rappelles-tu nos nuits passées sur tes mers ? tes rians récits ? les transformations de Vichnou, homme ou poisson ? ta folle gaîté, puis ta langueur, cette douce mollesse des Indes que je veux te voir retrouver ? Que ton pays me plaisait ! pourquoi l’avons-nous quitté ? Je voudrais suivre mon premier projet, voir l’Himalaya ; pourras-tu m’accompagner dans ce long voyage ? Hélas ! Anna, je n’ai pas plus de force que toi. »

Il l’attira vers lui, il la pressa dans ses bras.

« Oui, lui dit-il, je t’ai prise près de ce royaume de Visapour, où est la mine des diamans les plus fins et les plus beaux de l’Asie. »

Il reprit ensuite :

« J’ai opposé notre Angleterre aux Indes : as-tu compris comment notre activité soumet votre indolence, comment nos mœurs sévères l’emportent sur vos faiblesses, et pourquoi cette terre des brouillards a soumis le pays du soleil ? Nous nous sommes fait des nuits qui valent les vôtres et dont nous préférons les flambeaux au fameux firmament des tropiques. »

On vint alors annoncer à Julien lord Hampshire et M. Surrey qu’il attendait ; Anna courut se livrer à ces rêves de voyage où elle cherchait un garant de l’avenir, ne se laissant aller qu’aux indices favorables et repoussant involontairement les autres. Quand l’inquiétude la prenait, elle s’arrêtait à une idée vague de danger, sans se rendre compte de rien ; le bonheur et la santé lui semblaient l’ordre naturel des choses.

Lord Hampshire et M. Surrey rappelèrent à Julien la vie publique ; il ne voulait plus que l’amour. Ne venait-il d’aborder les affaires que pour les quitter jeune ? Il avait jeté à peine un regard sur la terre ; mais il avait été membre du Parlement au moment le plus important ; il avait été aimé passionnément d’une femme de l’Asie ; il avait vu le ciel des Indes. Pouvait-il se plaindre ? Il mourait à trente ans dans la force de l’âge, quand la vie ne fait plus que se décolorer ; il plaignait la femme qu’il laissait après lui, ne se dissimulant pas son chagrin, ne sachant même si elle pourrait lui survivre. Anna, après le départ des deux beaux-frères, le trouva abattu ; elle le crut fatigué, et elle resta une heure assise à ses pieds en tenant sa main, rêvant, aimant, questionnant de temps en temps Julien, qui lui disait qu’il était mieux. On lui apporta à deux heures un léger repas qu’il prit avec plaisir ; la toux avait cessé ; Anna s’en félicitait, quoique le médecin n’en dît rien. Celui-ci entra alors, et, comme le jour était beau, il ordonna une promenade.

L’Indienne, heureuse, voyait la convalescence dans cette ordonnance ; elle sortit en voiture avec Julien, émue, rieuse. Bientôt Julien pourrait partir pour la France ; l’instinct poussait Anna à le faire sortir d’Angleterre.

Au retour, Julien, entrant dans sa chambre, étourdi d’avoir pris l’air, s’évanouit ; Anna commença à éprouver de premières terreurs qui lui ôtèrent sa tête ; on l’éloigna ; mais comme Julien retrouva sa connaissance, elle revint et montra une présence d’esprit et une force qu’on était loin d’attendre. Julien fut mieux le soir ; mais elle voulut dormir sur son canapé, près de lui, ne pouvant le quitter. Les gémissemens de l’Indienne dès qu’elle fut endormie avertirent Julien de la réveiller et de la rassurer ; elle rêvait qu’il souffrait ; elle le voyait évanoui ; elle faisait entendre à tout moment de tendres plaintes, plus malade que Julien, car ce qu’il ressentait dans son corps mortel elle le ressentait dans son âme.

Le lendemain elle était sans force pour se lever et marcher ; Julien exigea qu’elle restât calme toute la journée, la soignant lui-même. Tandis qu’elle reposait au milieu du jour, quelques pleurs s’échappèrent des yeux de son amant ; car il croyait voir que le même coup qui trancherait sa vie ferait tomber cette fleur du Gange qu’il avait arrachée au soleil pour la faire mourir de douleur. Ne pouvant résister à son exaltation, il se mit à genoux devant elle, comme elle se réveillait, et lui dit :

« Si nous mourons tous deux, soyons consolés ces derniers jours sur la terre ; je t’ai privée de ton pays sans pouvoir te rendre heureuse, me le pardonnes-tu ? Est-ce avec un sourire de paix que nous nous retrouverons au tribunal de Dieu ?

— Oui, dit Anna, puisque je meurs pour vous. »

Elle le tint long-temps embrassé ; ils pleuraient tout deux ; elle reprit, voulant calmer Julien :

« J’ai une meilleure espérance ; mais n’oubliez jamais que vous avez vu que je ne pourrais pas vous survivre. »

Des domestiques, en entrant, interrompirent cet entretien, qu’on n’osa plus reprendre. La soirée fut sombre ; l’Indienne n’était pas bien ; l’imagination malade de Julien s’en tourmentait. En vain M. Cooper lui jurait qu’il n’y avait rien à craindre ; il écrivit à madame Bolton et à lady Hampshire pour qu’elles vinssent voir l’Indienne.

Elle se rétablit, et Julien sembla se rétablir avec elle. Déjà le médecin se montrait content ; il parlait d’envoyer son malade à Calais. L’Indienne, ravie, mais plus craintive, ne faisait que pleurer. Comme elle vivait trop renfermée, M. Cooper lui ordonna de sortir à pied, se faisant seconder de l’autorité de Julien. Anna sortit donc ; elle ne fut pas long-temps dehors. Mais quel fut son saisissement, en rentrant, de voir Bess avec un visage altéré, qui lui dit que Monsieur était mal, sans oser dire plus. L’Indienne courut à la chambre de Julien ; il était sur son lit ; son médecin était près de lui ; John, son valet-de-chambre, frottait ses pieds. Quand Anna parut, il fit un mouvement et lui dit : « Ce n’est rien. » Mais l’Indienne était hors d’elle-même. Il se plaignit ensuite : la délicatesse de son organisation lui donnait des douleurs plus grandes et des accens plus touchans qu’aux autres hommes ; sa fragilité comme son élégance concouraient à attendrir sa maîtresse. Le médecin voulut le relever sur son lit ; Julien ne put s’aider : alors le sang se retira du cœur de l’Indienne ; un nuage couvrit sa vue ; elle s’appuya sur le lit, perdant la force : la vue de cette faiblesse lui ôtait la vie ; un moment après elle sortit de la chambre dans un transport de désespoir, courant s’abandonner à des larmes et à des convulsions.

Lady Hampshire, qui arrivait à ce moment, la trouva chez elle dans cet état. Apprenant de Bess que Julien était mieux, elle voulut reconduire Anna chez lui pour la rassurer. En effet Anna, en le voyant causer doucement avec M. Cooper et lady Hampshire, retrouva sa tête : Julien la regardait tendrement.

« Vous rappelez-vous, dit l’Anglaise au médecin, que lord Hamsphire a été comme M. Warwick ?

— Oui, répondit-il ; c’était après le bill catholique : le Parlement, à la fin des sessions importantes, nous vaut toujours des malades.

— Comment va le dernier enfant de mon frère ce matin ?

— Il est bien ; je voudrais que Madame (montrant Anna) ne fût pas plus inquiète de son mari que M. Surrey ne l’est de son fils : l’enfant était atteint d’une maladie sans danger, mais douloureuse ; le père n’y a pas songé un instant.

— Cette pauvre Indienne sort toujours de la vérité, dit Julien en continuant de la regarder d’un air attendri. »

Anna sourit ; elle était calmée. Quelles délices quand Julien était mieux ! Comment exprimer ce qu’elle éprouvait ? Son cœur semblait vouloir sortir de sa place pour battre plus librement et trouver plus d’espace : c’était des émotions trop élevées pour une prison d’argile.

« Que dites-vous, ma chère Anna, de cette barbe que votre mari a laissé pousser si belle ? demanda lady Hampshire ; ne trouvez-vous pas qu’elle lui sied bien, et qu’il eût été charmant chez les Juifs ? »

Julien avait laissé croître sa barbe, disant qu’il ne la raserait que quand il pourrait retourner à la Chambre des communes. Anna, en le regardant pendant que lady Hampshire disait ces mots, fut frappée de la ressemblance qu’elle avait déjà remarquée de Julien avec Jésus-Christ ; car cette Indienne avait besoin de déifier son amant : c’était le jeune dieu de la Judée au moment de ses sacrifices, avec ces mystères de passion et de douleur qu’Anna rêvait aux jours de sa félicité. Quelque chose de supérieur à la terre se mêle aux impressions des peuples du Midi. Julien, depuis ce jour, fut Jésus-Christ : la délicatesse des membres du dieu représentée par les artistes, la noblesse de sa personne, sa douceur angélique, et ce foyer d’amour et de tristesse où les Chrétiens s’étaient instruits, se retrouvaient dans Julien ; si ses bras langissans restaient étendus sur son lit, si sa position annonçait la faiblesse, l’Indienne voyait ces descentes de croix de Raphaël et de Michel-Ange, dont les copies avaient seules dans Londres éveillé sa loi nouvelle : les Chrétiens, en unissant la douleur et la beauté, avaient atteint les passions à leur véritable source.

Mais la mort s’approchait, et des pensées d’un autre ordre allaient briser le cœur de l’Indienne ; de nouveaux accidens éclairèrent Julien et tout le monde, excepté Anna ; elle demanda au médecin ce qu’il fallait donner à Julien ; il répondit : « Tout ce qu’il voudra ; » et ce mot, qu’on dit pour les malades désespérés, n’éclaira pas Anna. Julien lui parlait de la vie éternelle ; retrouvant une tendresse extraordinaire, jamais durant sa longue passion il n’avait été plus amoureux que dans ces derniers jours ; il ne pouvait laisser sortir Anna un seul instant de sa chambre ; il ne voulait rien prendre que de sa main ; il jouissait de ses soins. L’Indienne s’aperçut enfin à sa faiblesse toujours croissante qu’il allait plus mal ; elle voyait avec terreur sa figure pâle, ses yeux dont le feu était éteint ; elle commença à suivre les progrès de ce dépérissement, non pas avec ce désespoir lugubre semblable aux ténèbres qui s’emparent de nous en voyant la misère et la mort, mais avec une passion croissante, une tendre et inexprimable douleur ; cette vue était trop forte pour elle ; son âme exaltée y puisait une ivresse mortelle : si Julien souffrait plus long-temps, l’Indienne tomberait avant lui ; la maladie était moins redoutable que le feu où elle se consumait. Hélas ! hélas ! les émotions qui ont livré la femme à l’homme ont créé entre elle et lui comme des liens de la nature : la mère qui voit son enfant dépérir ne ressent pas au plus profond de ses entrailles des douleurs plus grandes que la femme éprise qui voit son jeune amant mourir ; les émotions d’Anna, dans ses beaux jours, avaient atteint le principe de sa vie ; aujourd’hui le principe de sa vie fut également atteint : Julien mourait, Anna mourait ; la même union qui les avait ravis aux cieux les liait à la tombe. Et rien ne pouvait rendre la vie à Julien ! rien ne suspendrait la marche de la nature ! En vain Anna versait ses pleurs devant Dieu ; il semblait que le dieu fût sourd et la création sans bonté.

Julien, voyant qu’il mourrait bientôt, fit demander lord Hampshire pour lui donner ses dernières instructions comme à un parent ; lord Hampshire, qui ne l’avait pas vu depuis sa visite avec son beau-frère, vint avec un triste empressement. Julien le reçut au lit, très-changé et lui parlant avec sa gaîté ordinaire, mais d’une voix éteinte. Lord Hampshire, affecté, regrettait à la fois un ami et un homme de talent qui eût été utile au parti et au pays. Julien ne lui fit pas d’adieux ; il lui dit seulement :

« Quand vous irez dans ma province, parlez à mes amis et à mes électeurs de mon regret de ne devoir plus les servir : j’ai fait mon devoir d’Anglais ; porté à la réforme, je l’ai combattue dans son erreur. Vous verrez de grandes choses, Mylord : si le bill de la prochaine session consacre ce que nous avons demandé, je me réjouirai dans ma tombe, nous aurons beaucoup obtenu.

— Heureux peut-être, dit lord Hampshire, l’Anglais qui s’endort aujourd’hui ! J’étais plus rassuré à l’ouverture de la session qu’à présent ; le peuple a pris un dangereux éveil ; je ne sais plus où nous marchons.

— Ces inquiétudes ont leur attrait ; je n’aurais pas demandé à trente ans cette mort que j’accepte ; » et il ajouta en souriant : « Vraiment, ce n’est pas la Chambre qui rendra ma fin pénible ; les femmes, autour de nous, troublent nos derniers momens plus que la politique. »

Lord Hampshire reprit : « Si l’aristocratie recevait un grand échec, je ne voudrais pas survivre.

— Pour la gloire de Dieu, Mylord, nous n’arrêterons pas cet essor du genre humain ; un plus grand nombre d’hommes est appelé au bien-être comme aux travaux de la politique ; nos rangs seront ouverts et dispersés ; l’aristocratie ne pouvait pas avoir un plus glorieux résultat : elle a tant produit qu’elle devient inutile. Puisse notre hauteur passer aux masses, et l’esprit anglais devenir l’aristocratie même ! Ayons-leur tout donné et tout appris, que nous vivions en eux, instructeurs et devanciers des peuples. »

Lord Hampshire secoua la tête, ne voulant pas combattre Julien, qui reprit :

« Vous devez vous attendre que l’Église sera la première attaquée, il faut que l’aristocratie s’y résigne ; si elle avait su plus tôt faire des concessions, nous ne serions pas où nous sommes. Il n’est plus temps, Mylord, de résister, il faut retourner dans les plaines de Runymède et refaire la grande charte. Un mourant doit voir ces choses avec impartialité, il est trop disposé à apprécier le passé et la valeur de ce qu’on perd ; mais il sait encore mieux qu’il est vain de se soulever contre les lois de la nature ou la marche du monde. »

Alors il donna à lord Hampshire des avis sur ses affaires après sa mort ; il le chargea de plusieurs commissions, qui avaient Anna pour but, et, après avoir achevé ces instructions d’un ton calme, il lui dit :

« Prenez modèle de moi pour vous soumettre à ce que la patrie exigera ; vous m’avez donné des exemples honorables, recevez-en un aujourd’hui. »

Puis il parla sur d’autres sujets ; lord Hampshire contint son émotion, qu’il montrait rarement ; ils causèrent avec une fermeté digne du noble caractère des hommes dans leur pays, et ils se séparèrent attendris.

Après cette conversation Julien alla plus mal, il fut bientôt à l’extrémité. Anna ne le quitta pas un moment ; soit égarement, soit force, elle resta immobile à genoux près du lit, tenant la main de son amant à sa bouche ; elle l’entendit souffrir, mourir ; au moment de s’éteindre Julien, retrouvant sa tête, l’appela, il lui tendit la main qu’il venait d’ôter des siennes sans s’en apercevoir, il la pressa avec la force qui lui restait ; son visage portait les ombres de la mort, le souffle de la vie allait quitter la dépouille souffrante ; dans ce moment le cœur de l’homme était sensible encore, Julien se penchant vers l’Indienne, mourut doucement sur son sein. Elle ne fléchit pas, pieuse et forte ; mais lorsqu’il fallut l’arracher de ce lit, quand, se rattachant par un mouvement machinal à la main de Julien, on la dégagea aussi de ce lieu, des cris et de premières convulsions commencèrent ; le médecin ne savait pas s’il deviendrait maître de cette organisation flexible, déjà brisée. Les calmans, les potions furent vaines et rejetées ; Anna resta hors d’elle-même, ou si la raison revint, les convulsions recommencèrent. La vie s’épuisa promptement chez cette Indienne, elle comprit qu’elle allait mourir quand elle était sans mouvement, n’en exprimant pas de plaisir, car elle était trop accablée : le médecin vit seulement que le calme était grand, l’orage fini. Elle fit un signe d’amitié à lady Hampshire, qui assista à ses derniers momens, et regardant autour d’elle comme si elle cherchait quelqu’un, elle fixa ensuite ses yeux au ciel, les tint là dans une longue extase, et mourut.

Sa cendre ne se mêla pas à celle de sa race sous le large feuillage des palmiers ; son ombre n’alla pas errer sur les rians rivages de Bombay ; elle fut enterrée à côté de Julien, au pays de ses maîtres, sous le ciel rigoureux de l’Angleterre.


FIN.