Ch. Vimont (p. 217-230).



CHAPITRE XXIX.


Ces idées étaient si bien le fruit d’une imagination exaltée et malade, qu’il suffisait d’un événement nouveau pour leur donner le change. Ainsi, une visite de lady Hampshire changea la disposition de l’Indienne. Le marquis de Chandos avait fait passer l’amendement qui donnait le droit de voter aux fermiers ayant des baux de sept ans de 50 livres par an. Lady Hampshire, de retour à Londres pour le couronnement du Roi, vint chanter victoire chez Anna ; elle donnait le jour même un dîner au marquis ; elle avait invité Julien à s’y trouver.

« Vous semblez triste, dit-elle à l’Indienne ; pauvre enfant ! si vous saviez le sort de ma fille Juliette depuis son mariage ! Son mari part de grand matin pour la chasse ; il revient pour dîner ; et le soir, fatigué, il s’endort sur un canapé. Juliette ne se plaint pas : après avoir pleuré un peu les premiers jours, elle s’est consolée. Il faut vous soumettre. Mais je retourne demain à la campagne ; venez avec moi, nous vous distrairons ; il y a long-temps que je veux vous montrer mon parc ; ne me refusez pas. »

Julien se joignit à lady Hampshire pour engager Anna à aller à la campagne avec elle. Anna, acceptant donc, partit le lendemain matin.

Le mouvement d’un voyage, quoique court, l’aspect des champs, un faible rayon de soleil qui dora un moment sa route, suffirent pour ranimer l’imagination de l’Indienne, aussi prompte à s’éveiller qu’à s’abattre. La famille de lady Hampshire était réunie chez elle ; la réunion n’était pas gaie, mais douce : Juliette semblait occupée de son mari en femme blessée qui se résigne à son sort et n’en jouit plus ; peut-être elle eût voulu imiter sa mère, montrer quelque autorité ; mais son mari, formé à l’ancienne école, voulait la tenir dans la soumission. L’Indienne fut l’objet d’une grande attention : les hommes la trouvèrent d’une beauté admirable, sans lui rien reprocher ; les femmes trouvèrent trop d’abandon dans son air ; sa démarche leur parut trop molle, et son teint trop brun. Elle se levait tard ; elle restait la moitié du jour sur un canapé à lire des romans ou rêver, sans aimer la promenade, sans faire de broderie, sans s’occuper du tout, indolente comme on est dans son pays. Les jeunes filles du château et leurs institutrices blâmaient cette oisiveté que lady Hampshire trouvait gracieuse. Le plus souvent l’Indienne, en lisant ses romans, pensait à Julien, mais mécontente comme Juliette, et n’aimant en rien ce pays, qu’elle regrettait presque d’avoir connu. Si la race anglaise ne lui avait jamais plu dans les Indes, du moins là elle la voyait mêlée avec la race indienne ; elle lui échappait par le soleil ; elle avait le pas sur elle par sa richesse, par l’adoration des Indiens : à Londres, elle avait tout perdu, et son pays, et ses compatriotes du même teint qu’elle, et ses avantages sur le peuple conquérant, frêle orientale à laquelle une mère infidèle avait transmis la tache ineffaçable des unions étrangères. Si elle se tournait du côté de Julien, elle n’y trouvait nulle consolation : il n’aimait plus ; une passion les séparait ; l’Indienne payait cher quelques jours de bonheur. C’était dans ces mélancoliques pensées qu’elle assistait aux réunions d’Hampshire. Un matin où la famille prenait le thé, Anna, parcourant un journal, lut : « M. Julien Warwick, qui était déjà malade depuis plusieurs jours, s’est trouvé mal hier dans la Chambre ; il a fallu le transporter chez lui. » Le même jour, Anna avait reçu un court billet de Julien, qui ne parlait pas du tout de sa santé. La rapidité du billet l’effraya alors ; en vain lady Hampshire chercha à la rassurer, en lui disant que peut-être le journal s’était trompé, l’Indienne voulut retourner à Londres à l’instant ; elle fit ses adieux à la famille réunie autour d’elle, et partit.

En arrivant à la ville dans sa maison, elle n’y trouva qu’une de ses servantes, qui lui dit que M. Warvvick était à la campagne pour sa santé, mais qu’elle l’attendait à l’instant à Londres.

« Monsieur a été très-malade il y a quelques jours, dit la servante ; on l’a porté à la campagne ; hier il en est revenu pour aller à la Chambre, où il s’est évanoui : ce soir, il va venir ici pour se rendre encore à la Chambre.

— À la Chambre ce soir ! s’écria l’Indienne, quand il est si malade ! Je pars à l’instant pour l’arrêter ; conduisez-moi.

— Monsieur est en route ; il va venir.

— Je l’attendrai donc ici, dit Anna ; mais, dans le cas où il serait retardé à la campagne, prenez une voiture, et allez savoir s’il est parti ; annoncez-lui mon retour : j’irai à l’instant à la campagne, s’il y reste. »

Anna attendit dans la plus douloureuse impatience ; elle attendit une heure sans voir paraître personne. Elle allait partir pour savoir elle-même les motifs de ce retard, quand John, le domestique de Julien, arriva, et lui remit ce billet :

« Comment vous peindre ma reconnaissance pour votre prompt retour ? Que j’en suis touché ! Que vous êtes tendre ! Je partais ; mais je change d’idée, et je pense qu’il est plus sage de me rendre directement à la Chambre sans vous voir. Mon agitation serait grande en vous revoyant ; vous voudriez me retenir ; nous aurions des débats quand je vous adore. Je vous verrai au retour ; si vous m’aimez, si vous voulez mon bonheur, si vous songez à mon devoir, soyez généreuse et pardonnez-moi. Croyez que je vous aime plus que jamais ; vous verrez ma tendresse dans tout le cours de notre vie ; mais ce soir je ne puis me dispenser de parler à la Chambre. »

On juge la douleur de l’Indienne ! Elle passa la nuit dans une attente affreuse ; elle ne s’était distraite un moment que pour retrouver les mêmes tourmens ! Rien ne pouvait vaincre cette passion terrible, à laquelle Julien sacrifierait jusqu’à sa vie ! Non, non, ce n’était pas là l’homme qu’elle appelait sous le doux ciel des Indes ; elle pleurait en songeant à sa race avilie et déroutée sous des maîtres de mœurs et de cœurs différens.

Enfin, à six heures du matin, au grand jour, Julien rentra agité, épuisé, n’en pouvant plus ; il fallut le mettre au bain : des excès de travail, depuis le départ d’Anna, avaient détruit sa force ; il avait trop à faire. Jamais on n’avait vu une pareille session : tous les membres des Communes étaient malades ; la Chambre finissait au jour ; fatigués d’être assis, ils s’en allaient à pied marchant au grand air au milieu de la nuit ; les membres écoutaient à peine la discussion, tombant de fatigue et de sommeil sur leur banc. Julien avait voulu réveiller la Chambre ; il l’avait fait, mais au péril de sa vie : deux ou trois fois il voulut conter ce qui s’était passé à l’Indienne qui lui imposait doucement silence, désolée en voyant son changement et cherchant tout ce qui pouvait lui faire du bien. Rien ne rendra la tendresse de cette Indienne pour son amant souffrant ; rien ne peindra sa compassion passionnée et ses soins caressans.

Le lendemain, dès que Julien put parler, il lui conta la séance de la nuit ; il avait bien parlé ; mais après qu’il avait obtenu les applaudissemens de la Chambre, un jeune membre s’était levé disant :

« Je crois comme l’honorable membre qui vient de mériter l’admiration de la Chambre, que le bill de réforme et le gouvernement nous entraînent vers une secousse violente ; mais ces secousses n’ont-elles pas leurs avantages ? ne ravivent-elles pas un pays retardé par des lois dont je ne nie pas la sagesse, mais qui ne conviennent plus au temps ? La société ébranlée dans ses fondemens, ne prend-elle pas un plus grand essor ? un vieux monde s’écroule devant un nouveau ; les mouvemens des peuples ne s’opèrent pas sans froissement. On parle de la France ? Mais il ne faut comparer à la France que la France ; celle avant 89 vaut-elle celle après 89 ? Notre Angleterre actuelle vaudra-t-elle l’Angleterre régénérée ? Une crise est inévitable, acceptons-en la charge et le péril, au lieu de la laisser à nos enfans. »

La Chambre murmura, car le ministère ni son parti n’étaient pas révolutionnaires : mais cette idée Julien l’avait eue ; un doute perpétuel qui tenait soit à son caractère, soit à la difficulté des matières, lui présentait tour à tour les choses opposées ; sa conscience se déterminant pour celles où il voyait le plus de certitude, sans le délivrer toujours d’un doute où l’esprit humain semble fait pour rester.

L’intérêt de la Chambre fut tenu éveillé la nuit suivante par un discours de M. Macaulay qui ranima les débats, et surtout par la réponse qu’y fit M. Croker que le parti tory couvrit d’applaudissemens lorsqu’il dit :

« Ce n’est pas mon humble voix qui a soulevé le présent danger, c’est le noble lord opposé, c’est le vote de la Chambre des communes dans le dernier Parlement, c’est le vote et la voix puissante du Roi. »

Le talent de M. Croker, disait-on, avait été redouté de M. Canning, qui n’avança jamais ce rival. M. Croker était mordant, satirique, n’ayant pas une manière franche, et d’un caractère douteux ; sa gaîté manquait de dignité, et son sérieux était trop tragique ; il ne brilla jamais tant que durant cette nuit et dans ce discours où il avait mis toute sa force.