Ch. Vimont (p. 81-90).



CHAPITRE XII.


Le Parlement s’ouvrit. Ce fut avec émotion que Julien reprit sa place et retrouva la vie publique. Les membres ses amis vinrent causer avec lui ; il ne les avait pas vus depuis long-temps, car ils étaient si occupés, qu’ils ne voyaient leurs amis qu’à la Chambre. Julien était inquiet de reparaître au Parlement : comme il avait réussi la première fois, il craignait d’être au-dessous de ce qu’il avait annoncé. Ces premiers jours, il s’occupa donc de lui plus qu’il n’était dans son caractère, ne parlant à l’Indienne que de son effroi et de l’effet qu’il pourrait produire. L’Indienne ne prenait que peu d’intérêt à cela. Comment d’ailleurs l’activité de Julien et de l’Angleterre n’eût-elle pas fatigué une femme des molles contrées où l’on disait : « Il vaut mieux être assis que marcher ; il vaut mieux dormir que veiller ; mais la mort est au-dessus de tout ? » La nuit où Julien devait parler arriva ; la Chambre était remplie. Il se leva à neuf heures, parla bien, fut approuvé, rappela ses anciens succès. Alors il revint à l’Indienne, et l’entraînant à la campagne :

« Viens, lui dit-il, cherchons les souvenirs de Bombay ; figurons-nous ce jour si splendide et si cher où, en suivant ta chaise à pied, le soleil me rendit presque fou. Tu me donnas, pour essuyer mon front, ce fin mouchoir brodé par ton peuple habile. Jamais l’Inde ne me parut si belle que ce jour-là. Vers le soir, nous franchîmes les hauteurs voisines de Bombay ; rappelle-toi la couleur du ciel, le coucher du soleil sur ces mers, la brise du soir, et ces entretiens à mots voilés qui charmèrent notre retour. »

Durant quelques jours, ils oublièrent ce qui les séparait, ils se crurent transportés sous ces palmiers et au bord de ces mers où ils avaient passé des jours si délicieux.

À leur retour à Londres, un événement important vint occuper toute l’Angleterre : le ministère fut changé ; le duc de Wellington se retira ; Julien vit entrer son parti au pouvoir. L’Angleterre s’était lassée d’être gouvernée à la Bonaparte par un général qui parlait des communes comme on parle d’un régiment, qui traitait avec un égal despotisme les lords et les officiers. Si les vieilles libertés du pays n’eussent été un rempart qui ne permettait au duc d’agir ainsi qu’en apparence, la nation ne l’eût pas supporté deux mois. Le changement du ministère entraîna beaucoup de démissions ; on en donna de places que jusqu’alors on avait gardées à travers tous les changemens politiques : ce fut un vrai bouleversement dans l’administration.

Comme un matin Julien lisait dans les journaux ces mutations, jetant aussi un regard sur la séance du Parlement de la veille :

« Ce n’est pas assez, dit Anna, de passer vos jours et vos soirées à la Chambre, il faut encore que le matin vous lisiez ce que vous avez entendu la veille : c’est une fureur, une maladie. »

Julien sourit, lui prit la main, l’attira vers lui.

« Je ne lirai plus, lui dit-il, si vous voulez parler. »

Mais comme l’Indienne ne répondait rien, fâchée contre lui, il reprit le cours de ses idées, ramassa le journal qui était tombé, et se remit à lire. Anna s’éloigna, s’assit près de la table, et resta la tête appuyée sur ses deux mains. Julien, levant les yeux, la vit, vint près d’elle :

« À quoi pensez-vous ? lui demanda-t-il.

— Je pense à Bombay, à nos fêtes, à mes amis, à ma mère. »

Julien se rassit, reprit son journal. Ce qu’il y avait d’affreux, c’est que l’Indienne voulait se venger et que Julien n’y songeait pas, qu’il se remettait tranquillement à s’occuper des Chambres.

« Combien de temps faut-il pour retourner dans l’Inde ? demanda Anna avec indolence ; est-on toujours aussi long-temps que nous avons été ?

— Que dites-vous là ? reprit tranquillement Julien en quittant le journal ; venez causer avec moi et ne parlons pas de l’Inde.

— J’en veux parler. Quel mal y aurait-il à ce que j’allasse à Calcutta voir mes tantes ?

— Vous êtes libre, dit Julien avec humeur en se levant.

— Je partirais dans quinze jours avec le capitaine Hall. Vous ne voulez pas me dire quand j’arriverais ?

— Finissez cela ; ce jeu me fait mal, et n’a pas le sens commun.

— Ce n’est pas un jeu : je partirais avec le capitaine Hall, j’irais à Calcutta, je verrais ma tante Anna et ma tante Élisabeth, je retrouverais notre ciel, nos fêtes : mes tantes reçoivent beaucoup de monde. Je me suis autrefois fort amusée à Calcutta, où notre luxe asiatique se déploie ; vous ne pouvez vous imaginer la beauté de Calcutta, où un bras du Gange, sous le nom de l’Ougli, amène les gros vaisseaux. Les maisons sont ornées de terrasses chargées de fleurs ; l’aspect de la ville est enchanteur. Six mois pour aller, peut-être, six mois là… »

Julien, poussé à bout, s’élança vers elle, lui prit les deux mains, et la regardant indigné :

« Parlez-vous sérieusement ?

— Oui. »

À ce mot, Julien, hors de lui, poussa violemment Anna sur le canapé, où elle alla tomber, la chevelure défaite et à moitié effrayée ; elle dit d’un air dédaigneux :

« Je déteste ces façons-là, mais Julien n’avait pas retrouvé sa tête.

— Ne parlez pas, s’écria-t-il, je suis capable de tout ! »

Anna se tut. Ils restèrent quelque temps immobiles ; Anna l’air insolent, Julien la figure renversée. Enfin il s’éloigna à l’autre bout de la chambre, s’appuya contre le mur comme un homme accablé. Anna alla vers lui, lui dit des paroles tendres.

« Vous me faites mal, lui dit-il douloureusement ; vous m’ôtez la raison. »

Anna resta près de lui, prit sa main ; il s’attendrit, il la serra sur son cœur, il lui demanda pardon à genoux : la réconciliation fut passionnée. Ils restèrent long-temps à causer, rire, se moquer d’eux-mêmes, ou se dire les choses les plus tendres ; et quand Julien ensuite se mit à répondre à quelques lettres, Anna ne put ni écrire ni lire : des émotions religieuses la pressaient. Quittant la table, elle alla au fond de la chambre se mettre à genoux devant le canapé : elle songeait à Dieu, elle lui apportait sa faiblesse, elle entendait des concerts célestes, elle voyait les anges, étendant leurs ailes, prendre vol vers le ciel. Les saintes femmes accueillaient ses soupirs, et elle distinguait cette immortelle échelle qu’Eudor martyr aperçut dans l’arène.