Ch. Vimont (p. 69-74).



CHAPITRE X.


Où étaient pour Anna les souvenirs du pays ? Bords indiens, témoins de ses premiers soupirs, que vous étiez loin ! Eût-elle pu seulement se rappeler la maison paternelle, les plaisirs de son enfance, les doux ombrages du Bengale ? Ce n’était pas alors qu’elle avait connu la mollesse ; Julien seul l’avait fait femme d’Asie, lui avait révélé sa race. Ce cœur inflammable, Julien l’avait allumé : la tristesse alimentait cette ardeur des tropiques, exaltée par la douleur.

Anna était à peine de retour chez elle que Julien lui écrivit qu’il avait été malade à moitié chemin et forcé de s’arrêter, la priant de venir le joindre, disant qu’il mourrait de tristesse loin d’elle. Anna partit dans la nuit ; mais quand elle arriva, il ne songeait, déjà guéri, qu’à sa province, qu’à son retard :

« Vous ne savez pas, disait-il à Anna, ce que vaut un moment dans ces choses ! »

Il lui faisait voir les lettres de ses électeurs qui le pressaient d’arriver. L’Indienne cacha sa jalousie, et, en le quittant, il fut convenu qu’elle irait le rejoindre, si les élections ne prenaient pas tout son temps.

Durant sa solitude, elle alla rendre à madame Bolton sa visite ; elle y fut avant le dîner. M. Bolton était absent pour les élections, où il avait de grandes chances d’être nommé ; sa femme reçut Anna, entourée de ses enfans, dont l’aîné n’avait pas plus de sept ans. Sa belle-sœur était là qui faisait lire les deux aînés, en les reprenant avec sévérité ; elle s’interrompit pour recevoir l’Indienne. La maison était ornée : les tables, les consoles surchargées de petits flambeaux, de petits ornemens ; un luxe d’imitation sans goût et sans choix. La famille venait de faire une toilette pour le dîner ; les enfans avaient les bras entièrement nus et violets.

« Ces pauvres petits, dit Anna en les caressant, ne pourraient-ils pas mettre des manches longues un jour où il pleut et fait aussi froid qu’aujourd’hui ?

— Ce n’est pas l’usage ; nous ne faisons pas même cela l’hiver, » répondit froidement la mère en regardant les bras violets de ses enfans.

Il est affreux pourtant, pensa l’Indienne, de voir l’hiver ces bras du peuple et des enfans nus et violets. Elle demandait l’âge d’un des garçons, le nom d’une petite fille ; la mère répondait sans les regarder, avec la même indifférence que s’il se fût agi du prix de ses meubles.

« Il y en a un là dans la chambre, dit Anna, qui crie beaucoup ; c’est le plus petit : est-il malade ?

— Non, répondit l’Anglaise en rougissant ; il voudrait téter.

— Faites-le donc téter ; si je vous gêne, je m’en irai.

— Oh ! il peut attendre, » répondit la mère imperturbable.

Anna ouvrit la porte, et fit entrer la bonne ; elle donna l’enfant à sa mère, qui le reçut comme on reçoit un paquet, mais qui ne voulut jamais lui donner à téter, l’envoyant dans le jardin avec sa sœur aînée. Anna lui vantait ses beaux enfans, quoiqu’ils fussent immobiles comme leur mère, cherchant à éveiller sa sensibilité ; mais l’Anglaise répondait qu’ils lui donnaient beaucoup de peine, d’inquiétude ; elle pensait déjà qu’elle enverrait un jour l’aîné des fils aux îles, qu’elle mettrait l’autre dans l’armée, que ses deux filles iraient dans une pension en France ; enfin, c’était une charge que cette famille, charge qu’elle supportait avec de la vertu, mais qu’on eût estimée heureuse dans un pays moins triste. Anna sortit, et il lui sembla qu’elle respirait plus librement dès qu’elle fut dans la rue.