L’Inde française/Chapitre 9

L’Inde française.
Deux années sur la côte de Coromandel.
Challamel (p. 56-60).

CHAPITRE IX

LE HAREM


Je m’arrêtai pendant quelques minutes, ébloui par ce spectacle enchanteur.

Quel cadre merveilleux pour cet adorable tableau ! Des tables de marbre blanc recouvertes, à certains endroits, de tapis de Smyrne ; au milieu, un bassin d’eau fraîche, au milieu duquel s’agitaient des poissons aux couleurs variées ; de petites tables en malachite, sur lesquelles étaient servies des tasses de porcelaine transparente, des narghilés et du tabac du Levant ; plusieurs cages remplies d’oiseaux appendues aux murs ; des fleurs partout, sur chaque table, autour du bassin, dont le jet d’eau montant à la hauteur du plafond retombait en pluie fine, presque en poussière, et arrosait continuellement les vases contenant les plantes odorantes.

Quant au costume des femmes, dans les appartements intérieurs, il est d’une élégance et d’une grâce exquises.

À voir les Égyptiennes se promener à pied ou en voiture dans les rues, allant au bain ou en revenant, on passe à côté d’elles sans que le regard se détourne. Ensevelies dans une lourde houppelande à capuchon, qui les enveloppe des pieds à la tête, et dissimule absolument leur taille, elles ont toutes l’air de vieilles femmes, et leur démarche un peu traînante entretient l’illusion mensongère.

Aussi, sauf de nouveaux débarqués, étourdis à l’aspect de ces monuments vivants qui marchent devant eux, personne n’y fait attention. Dans le harem, c’est autre chose. Lorsque les esclaves ont fait tomber l’enveloppe disgracieuse, c’est souvent une jeune femme d’une beauté resplendissante qui sort de la chrysalide.

Évidemment, cette houppelande si laide est de l’invention de quelque mari jaloux. Les mahométans sont plus forts qu’on ne croit, et ils sont bien certains qu’ainsi accoutrées leurs femmes n’exciteront chez les hommes aucun coupable dessein.

Les femmes de Sadyck étaient toutes vêtues, sauf les couleurs, d’un costume identique : une fine chemisette de batiste, un corset de soie, un pantalon à la turque également en soie, les pieds dans des babouches rouges brodées d’or ; les unes ayant sur la tête le bonnet si gracieux des filles de l’Archipel ; d’autres les cheveux enroulés dans des cordons de sequins ; celles-ci enfin n’ayant d’autre parure que quelques fleurs coquettement placées dans leurs torsades, mais toutes empruntant à ce costume qui fait valoir les formes, une grâce charmante.

Ces adorables créatures nous servirent le café à la turque, puis nous offrirent des pipes et du tabac. Sur un signe du maître, l’une d’elles chanta, tandis que quatre de ses compagnes l’accompagnaient sur la ghuzla.

La musique turque est d’une grande monotonie ; je trouvai l’air ennuyeux, mais la voix de la chanteuse tempérait cet ennui ; cette voix était fraîche et d’une justesse parfaite. Je la complimentai par geste, et elle me remercia en portant en même temps sa main à sa bouche et à son cœur.

Après le café, on nous donna des glaces, des sorbets, du punch glacé mélangé de fruits confits, dont le goût est fort agréable, mais dont on se fatiguerait bien vite.

Tout en tenant compagnie à Sadyck, qui était un fumeur intrépide, je jetais souvent les yeux vers l’une de ses femmes, plus grande que les autres.

Au point de vue de l’art plastique, c’était certainement la plus belle de celles que je voyais. Son admirable chevelure noire retombait en bandeaux ondulés sur de splendides épaules. Elle paraissait avoir seize ou dix-sept ans à peine. J’avais pour elle des regards envieux.

— Vous admirez ma fellah, me demanda le pacha, en souriant, car c’est une fille du peuple indigène ; la mode veut que nous réunissions le plus de types possible.

— Je la trouve fort belle, répondis-je. Son genre de beauté devait me frapper, car je me suis toujours figuré Cléopâtre coiffée comme cette jeune fille, dans un accoutrement semblable et avec la même attitude.

— Ma foi, si vous étiez né à l’époque où a vécu Cléopâtre, vous auriez rendu jaloux César et Marc-Antoine.

— Pas le moins du monde ; je ne suis pas amoureux ni sur le point de le devenir ; je ne suis qu’un artiste épris de la forme.

— Cependant, ajouta mon hôte, vous la trouvez belle ?

— Belle n’est pas assez ; je la trouve admirable.

— Eh bien ! permettez-moi de vous l’offrir en toute propriété !

— Pour quoi faire ?

— Mais, pour l’admirer d’abord ; puis je crois qu’elle ne sera pas fâchée de ce changement, car j’ai remarqué qu’elle vous regardait avec un certain plaisir.

— Merci de votre générosité, mon cher ami ; je regrette de ne pouvoir en profiter. Je suis presque en famille, et je ne saurais à quel titre présenter votre fellah.

— Elle restera donc dans mon harem ; mais croyez bien que j’aurais été enchanté de vous la donner.

Je m’assurai, pendant cette après-dîné, que la vie des femmes de l’Orient est moins triste qu’on ne le pense. Les épouses de mon ami Sadyck jouèrent à divers jeux et se montrèrent d’une gaieté folle qui ne s’arrêta que lorsque nous les quittâmes pour monter en voiture et recommencer notre promenade sur l’El-Békiéyèd.

Sadyck me ramena ensuite chez lui, où nous dînâmes en tête-à-tête, et vers neuf heures, je rentrai à mon hôtel, enchanté de ma journée, pendant laquelle une main bienveillante avait soulevé pour moi un coin, du voile qui cache aux yeux des profanes les mystères de l’Orient.