L’Inde française/Chapitre 47

L’Inde française.
Deux années sur la côte de Coromandel.
Challamel (p. 286-290).

CHAPITRE XLVII

LES NÉGOCIATIONS


À l’époque où je faisais partie de l’administration de l’Inde française, le gouvernement anglais s’occupait beaucoup des chemins de fer qui devaient mettre en relations directes les grandes villes de la péninsule et qui, d’après leurs prévisions, étaient appelés à assurer leur domination sur ce vaste pays, en leur fournissant le moyen de transporter rapidement leurs forces d’un point à un autre, en rapprochant d’eux les populations par les avantages que procure au commerce, à l’industrie et à la production la facilité des moyens de transit.

J’ai laissé pressentir, dans le cours de ces souvenirs, que les Anglais n’avaient aucune racine sérieuse dans l’Inde. Ils doivent incontestablement l’antipathie des Hindous à la soif de conquêtes de la Compagnie, soif que ses premiers agents ont employé tous les moyens pour satisfaire.

Au moment où le gouvernement britannique a substitué son autorité à celle de la Compagnie, les choses en étaient arrivées au point que l’absorption des royaumes indigènes, obtenue par l’astuce ou par la violence, poussée à l’extrême sans discernement, avait creusé un déficit de plusieurs centaines de millions dans la caisse sociale et sérieusement compromis l’avenir.

Autour de Pondichéry, où les aldées anglaises sont intercalées au milieu des aldées françaises, les termes de comparaison ne manquaient pas entre les deux modes d’administration, mis ainsi face à face. Les Indiens ne trouvaient pas notre domination aussi paternelle que celle de nos voisins leur paraissait exigeante.

La situation se dessina plus nettement encore lorsque l’abaissement de l’impôt foncier sur nos domaines et la reconnaissance de la propriété aux tenanciers eurent provoqué, parmi les habitants de la partie française, le sentiment d’une juste et profonde reconnaissance.

Les agriculteurs de la partie anglaise se plaignirent hautement de n’être pas aussi bien traités que leurs voisins et le conseil de la présidence de Madras ne nous laissa point ignorer que nous avions doublé la difficulté de sa tâche par une générosité, équitable au fond, mais qu’il ne lui était pas permis d’imiter sous peine d’achever la ruine de la royale Compagnie.

De ces récriminations à des propositions ayant pour but de parer aux inconvénients d’une sorte de promiscuité territoriale, il n’y avait qu’un pas ; ce pas fut promptement franchi.

On nous proposa donc diverses combinaisons que nous examinâmes sérieusement et dont l’une au moins aurait pu être acceptée. Je fais allusion ici à un échange de territoire autour de Pondichéry, qui aurait, en écartant de la ville les districts anglais, laissé le territoire français la circonscrire entièrement sans solution de continuité jusqu’à sa limite.

Avoir un domaine compact et qu’on puisse parcourir sans avoir à traverser le domaine d’un voisin plus ou moins commode, est assurément une chose fort désirable. Tout dépend des conditions auxquelles est soumis, par l’une ou l’autre partie, l’échange projeté. Je ne puis attribuer qu’à une difficulté survenue au dernier moment l’insuccès de négociations que je laissai en voie d’aboutir lorsque je quittai Pondichéry.

Quant au projet d’un échange de toutes nos possessions de l’Inde contre l’ancienne île de France, j’ai lu quelque part qu’il avait existé, aux débuts de la Restauration, vers 1815, mais je ne crois pas qu’il ait été remis sur le tapis depuis cette époque.

Sous le rapport du revenu, l’île Maurice n’aurait jamais produit ce que nous tirons de nos comptoirs péninsulaires si petits qu’ils soient, et, étant donné nos établissements coloniaux de l’île de la Réunion et de Madagascar au sud du continent africain, nos ports de l’Inde ont une importance commerciale et stratégique qu’il n’est guère possible de contester.

Ils maintiennent en effet notre drapeau sur une terre d’où il ne faut à aucun prix le laisser disparaître ; ils servent d’escales à nos navires desservant le trafic entre la France et l’extrême Orient ; ils sont les stations où viennent se réparer et se ravitailler nos bâtiments de guerre. Sans ces quelques villes, d’ailleurs, on aurait bientôt oublié jusqu’au nom de la France que les populations indigènes ont appris à respecter.

Le projet de voie ferrée, aujourd’hui réalisé, qui relie la présidence de Calcutta à celle de Bombay, donna lieu en même temps à un autre échange de notes. On nous demanda si nous ne consentirions pas à abandonner Chandernagor et son territoire, pour recevoir comme compensation un territoire d’une certaine étendue autour du chef-lieu de nos établissements.

Pour la royale Compagnie, qui n’aimait pas être gênée dans ses projets ni contrôlée dans ses actes, il y avait intérêt à posséder Chandernagor, appelé à devenir une importante station du nouveau chemin de fer, quitte à nous offrir à Pondichéry un arrondissement beaucoup plus considérable.

Chandernagor, au demeurant, mesure à peine la superficie d’une de nos communes. Son territoire, d’une demi-lieue de largeur, n’a guère plus d’une lieue de longueur sur la rive gauche de l’Hoogly. Son commerce est à peu près nul, et quelques indigoteries composent toute sa force industrielle.

Mais, sur ce petit territoire, à nous cédé par le grand-Mogol dès 1688, nous avons bâti une ville spacieuse et élégante. Assise au fond d’une baie formée par le fleuve, cette ville toute française jouit d’un climat tempéré, grâce aux bois qui l’entourent et aux étangs qu’on y rencontre en grand nombre.

En France, on attacherait sans doute peu d’importance à un établissement aussi peu étendu. Il n’en peut être de même dans l’Inde, car ce comptoir, placé en plein Bengale, au centre même de la puissance britannique, avec laquelle elle est en relations constantes par une voie ferrée et par un grand fleuve accessible en toute saison aux bateaux à vapeur, est un point d’observation relativement considérable.

Pourquoi, d’ailleurs, conservons-nous avec tant de soin nos cinq loges du Bengale, que nous n’administrons même pas puisqu’elles sont affermées ? Ce sont de simples maisons avec de petits jardins ; mais, sur ces maisons, flotte le pavillon français, et cette raison suffit pour en rendre la possession précieuse.

Toutes ces propositions d’échange ne réussirent donc point en dépit des offres tentantes de nos voisins ; il ne pouvait en être autrement, selon moi, car je suis convaincu que nous aurions commis une grande faute, en cédant le peu de terrain que nous avons au Bengale.