L’Inde française/Chapitre 45

L’Inde française.
Deux années sur la côte de Coromandel.
Challamel (p. 265-275).

CHAPITRE XLV

UNE EXCURSION AUX NELGHÉRIES


Entre l’Indus et le Gange, fleuves immenses qui, dans leurs bras écartés, enserrent la péninsule dans sa plus grande largeur ; de la cime extrême du Thibet à la pointe du cap Comorin, mesure de sa plus grande longueur, il n’existe qu’une contrée, une seule, où la température s’abaisse presque au niveau de celle de l’Europe méridionale. Cette contrée s’étend vers le sud-ouest, adossée à l’un des versants des Ghattes.

Elle occupe une vaste étendue de territoire parallèle à la cote du Malabar ; les Ghattes marquent sa limite occidentale, et, en s’allongeant vers l’est, du côté de Madras et Pondichéry, les montagnes qui se relient à cette chaîne forment une succession de vallées entourées d’arbres, les unes ne contenant que quelques villages, comme la vallée de Gourg ; d’autres, circonscrivant des royaumes entiers.

L’ancien empire d’Haïder-Aly et de Tippoo-Saïb, le Mysore, est enfermé dans un cercle de hautes montagnes boisées, arrosé par plusieurs bras du Cavery et fermé au sud par les Nelghéries, dont les hauteurs sont aujourd’hui couvertes de maisons de plaisance. Chose étrange et rare dans l’Inde, plusieurs de ces maisons ont des cheminées.

Ainsi, sous une zone torride, alors que la chaleur est souvent intolérable à quelques lieues de là, on se chauffe, comme en France, pendant toute une saison de l’année, et il peut arriver qu’on ait froid à peu de distance de l’équateur. Il est probable qu’on gèlerait si l’on atteignait la cime du Dodabet, la plus haute montagne des Nelghéries, placée à 2,600 mètres au-dessus du niveau de la mer.

C’est dans les vallées de Gourg que prend sa source le Cavery, qui est, pour les natifs, le fleuve sacré du Sud, comme le Gange est le fleuve sacré du Nord. Les flancs des montagnes sont couverts de forêts vierges qui donnent aux paysages une majestueuse beauté. Cependant, si pittoresques qu’ils soient, les paysages des Ghattes sont loin de l’être autant que ceux que les Nelghéries ou montagnes Bleues entourent d’une ceinture imposante.

L’aspect du cirque des Nelghéries n’a de comparable que la vue de certains sites des Pyrénées et des Alpes. Sur les pentes ornées d’une éternelle verdure, la brise fraîche et embaumée se joue au milieu de vastes parterres de fleurs. Les jardins se retrouvent partout, tantôt dans le fond des vallées où les fleurs boivent les eaux du fleuve sacré, tantôt épanouis entre des troncs d’arbres séculaires ou sur des terrasses comme les jardins suspendus de Babylone.

Le pèlerinage des Nelghéries est, pour les riches habitants de Madras, de Pondichéry ou de la ville anglaise de Trichenapoly, un rendez-vous de villégiature. Ils vont s’y retremper chaque année pendant les mois de juillet et d’août, à l’époque des plus fortes chaleurs, des fatigues des dix autres mois, et le repos qu’ils trouvent dans ce cercle de fleurs, sous une température relativement fraîche, est véritablement réparateur.

Quant aux habitants de la côte du Malabar, ils ne dépassent pas ordinairement la chaîne des Ghattes, qui atteignent une hauteur de 700 mètres ; les plus hardis poussent jusque dans la vallée de Gourg. Je dis les plus hardis, car, pour franchir les montagnes, il faut qu’ils comptent avec la population de forêts à peine explorées, composée de tigres, de léopards, de singes à longue queue et de reptiles de toute espèce.

Le moyen de locomotion le plus commode pour se rendre de la côte de Coromandel aux contre-forts des Nelghéries est tout à fait primitif. C’est la charrette à bœufs des anciens rois fainéants. On va lentement, sans doute ; mais on se fatigue moins que par tout autre moyen. On ne marche que la nuit et l’on campe pendant toute la journée, attendant, pour se remettre en route, que le soleil ait disparu de l’horizon.

Une nuit du commencement de juillet 1853, je commençai cet agréable voyage, suivi de toute ma maison, le dobachi en tête, à l’aide de deux charrettes traînées par de magnifiques paires de bœufs. J’emportais tout avec moi, les provisions et les ustensiles de cuisine ; car je savais que je ne trouverais rien sur ma route, si ce n’est du pain à trois ou quatre stations déterminées.

Dans l’Inde, les étapes sont d’environ cinq lieues. Aucun industriel n’ayant songé à fonder un hôtel à chaque étape, on se contente de l’hospitalité à la manière indienne, c’est-à-dire qu’on accepte tel qu’il est l’abri que vous offre, non pas le hasard, mais une touchante coutume dont l’origine se perd dans la nuit des temps et que la tradition a perpétuée jusqu’à nous.

À travers l’immense péninsule, dans quelque direction qu’il marche, le voyageur rencontre à chaque étape une maison élevée à son intention. Les Anglais ont décoré ces sortes de caravansérails du nom de bengalow ; les Indiens les appellent chaudries. Depuis deux siècles environ, non loin de l’asile ouvert aux natifs, il y a la maison destinée aux Européens.

Les anciens princes de l’Inde tenaient honneur d’offrir aux voyageurs des lieux de repos dans leurs royaumes où les routes étaient à peine tracées et où les distances sont considérables. De là, l’édification de ces bengalow ou chaudries, à cinq lieues l’un de l’autre, ouverts à tout venant pendant trois jours, sans que l’hôte hébergé soit tenu de payer une rémunération quelconque, si ce n’est un pourboire au gardien de l’asile.

Mais, si l’hospitalité est gratuite, ou n’y trouve absolument que de l’eau pour faire cuire les aliments et pour les soins de la propreté, et le bois pour allumer les fourneaux. Il faut donc apporter avec soi les vivres dont on a besoin, le vin et tous les condiments nécessaires à la cuisine. Il est vrai que c’est beaucoup déjà que de trouver, en arrivant au bout de l’étape, une maison contenant plusieurs chambres meublées de tables, de couchettes et de sièges en rotin, une pompe à eau et un office pour la préparation des repas.

Un voyageur, qui a publié récemment un livre sur l’Inde, écrit que le prix du séjour dans les bengalow est de 2 fr. 50 par jour. Je déclare, moi qui ai fait d’assez nombreuses excursions dans l’intérieur, que ce prix ne devient obligatoire qu’après trois jours pleins de résidence, et que les règlements qui régissent la matière déterminent formellement la gratuité de l’hospitalité. Cette mesure, généreuse et prévoyante à la fois, a fait une œuvre de haute charité de l’établissement des chaudries par les princes indigènes, à laquelle se sont associés plus tard les Européens qui ont occupé le pays après eux.

Cependant les Anglais, chez lesquels la passion de diviser l’humanité en catégories est indélébile, ont appliqué au fonctionnement des bengalow le grand principe qui règle leur administration civile et militaire dans l’Inde. Ils ont fait deux classes divisées en convenient and inconvenient service.

Les Français, eux, se sont bornés à prescrire l’hospitalité sans restriction et sans distinction ; mais nos formalistes voisins ne l’ont pas entendu ainsi ; l’orgueil britannique, plus intraitable mille fois que la morgue espagnole, n’y aurait pas trouvé son compte.

Sur le territoire anglais, il est de règle inflexible que le premier occupant d’un bengalow, s’il appartient à l’inconvenient service, doit décamper à l’arrivée d’un gentleman. Ces déménagements forcés sont fort communs par la raison que l’inconvenient service comprend tous les employés de sang mêlé, quel que soit leur grade.

Un de mes amis m’a raconté à ce sujet une aventure qui lui arriva à lui-même, et que, en sa qualité de Français, il tenait pour humiliante. Arrivant un jour à une station anglo-indienne, il trouva toutes les pièces du bengalow occupées par une famille assez nombreuse, femme, mari, fils et trois filles charmantes.

Dès qu’on le vit descendre de son palanquin, tout ce monde plia bagage et se mit en train de déménager. La famille s’en alla camper dans un champ voisin. Désolé de voir à la belle étoile toutes ces personnes à l’apparence très-distinguée, mon ami se rendit en personne au campement et épuisa les plus vives instances auprès du chef de la famille pour le décider à reprendre possession du bengalow.

On le remercia beaucoup de sa galanterie, dont les jeunes belles filles se montrèrent touchées jusqu’aux larmes ; on l’assura d’une éternelle reconnaissance, mais aucune supplication ne put vaincre la résistance de ces pauvres gens qui, possédant une grande fortune, et ayant reçu une éducation distinguée, devaient horriblement souffrir d’une humiliation prescrite par la loi.

Ne voulant pas prolonger la situation, mon ami adopta le seul moyen capable de décider cette honorable famille à reprendre possession du bengalow. Il fit recharger ses colis, remonta dans son palanquin, et, sans prendre le temps de se reposer, il se remit en route vers un autre asile. J’ai tenu à esquisser ce trait des mœurs anglaises, mœurs caractéristiques que ne saurait admettre l’esprit français, chevaleresque de sa nature, mais profondément égalitaire. Ces traits, si inexplicables qu’ils paraissent de la part de gens amoureux de la liberté, ne sont que trop réels cependant, et on les retrouve, à la fin du XIXe siècle, dans tous les événements gros ou petits de la vie publique et privée en Angleterre.

Mes lecteurs voudront bien me pardonner cette courte digression. Je reprends maintenant le cours de mon voyage.

À peine arrivé au bengalow, je descendais de ma voiture à bœufs ; j’entrais dans la maison, précédé du gardien qui me donnait toutes les indications utiles, tandis que mon cuisinier prenait possession des fourneaux, que mes ayas se jetaient sur les couchettes, et que mon dobachi, brochant sur le tout, allait et venait, stimulant les hommes de peine qui débarquaient le matériel et les approvisionnements, gourmandant celui-ci, encourageant celui-là, donnant ses ordres à tous comme un général d’armée la veille d’une affaire.

Le hasard détermine souvent, dans les bengalow, des rencontres étranges, des aventures et des relations utiles ou agréables. Des mariages s’y sont préparés d’une façon tout à fait inattendue ; des intrigues s’y sont nouées. Pour ma part, j’ai conservé un excellent souvenir de ces maisons de passage. L’usage est généralement adopté par les Européens, et surtout par les Français, de mêler leurs provisions à celles de leurs compatriotes qui arrivent en même temps qu’eux à l’étape ou qui débarquent quand ils y sont déjà installés, et de transformer leurs repas solitaires en pique-nique.

Un matin, de très-bonne heure, ma caravane atteignit le bengalow au moment où une jeune dame, d’une tournure distinguée, descendait de son palanquin sur le perron. Mon premier soin fut de mander Antou pour lui donner l’ordre de s’aboucher avec le dobachi de la voyageuse, de savoir quelle était cette personne, de lui faire remettre ma carte en demandant l’autorisation de lui présenter mes respects.

Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées qu’Antou vint me dire que la voyageuse était lady G…, femme d’un général de l’armée de la Compagnie, qui venait de Madras et allait passer un mois aux Nelghéries.

— Cette dame, ajouta mon dobachi, sera heureuse de vous recevoir, dès qu’elle aura terminé sa toilette, car elle est d’origine française, et la visite d’un compatriote lui sera très-agréable.

Je fis, à mon tour, un bout de toilette, puis, lorsque je jugeai le moment venu, je fus introduit dans la chambre de lady G…. Je trouvai en elle une femme charmante, qui m’accabla de questions sur Pondichéry et sur les principales familles qui y étaient établies.

— Ne condamnez pas trop ma curiosité, me dit-elle, et surtout excusez mon indiscrétion, elles sont bien naturelles : Pondichéry est ma ville natale ; j’y ai été élevée et j’y ai passe toute ma jeunesse !

— J’aurais dû m’en douter, Madame, car vous paraissez connaître toute la colonie européenne qui l’habite.

— Certes, en devenant Anglaise par mon mariage, je n’ai pas cessé d’être Française par le cœur. J’entretiens une très-active correspondance avec mes amis de Pondichéry ; j’ai gardé d’eux le meilleur souvenir ; de leur côté, chaque jour me prouve qu’ils n’ont point oublié leur amie Sarah, la petite-fille de M. de Touffreville, l’un des bons gouverneurs de notre chère colonie.

— Quoi ! vous êtes de la famille de Touffreville ? lui dis-je. Votre parenté avec le digne colonel qui gouvernait Pondichéry en 1793 est un titre de plus à l’affection de tous vos compatriotes.

— Nous avons beaucoup à causer, ajouta-t-elle gracieusement : il me serait donc très-agréable de reprendre cette conversation à l’heure du repas.

— Je suis à vos ordres, Madame, et si vous voulez bien m’autoriser à partager votre dîner en vous offrant le mien, nos cuisiniers et nos dobachis s’entendront bien vite pour le service.

Quelques heures plus tard, nous nous assîmes à la même table, lady G… et moi, et je passai l’une des plus agréables soirées de mon séjour dans l’Inde. Elle ne fut interrompue que par le signal du départ.

Ma charmante commensale, allant en palanquin plus vite que moi avec ma lourde voiture, je lui laissai prendre les devants. Je la retrouvai, deux jours après, aux Nelghéries, dans une adorable villa enfouie sous les fleurs. Je la rencontrai plus tard à Paris ; elle me présenta au général G…, qui me fit un fort aimable accueil, et je devins l’un des commensaux de leur maison, qui était très-recherchée à cause de l’usage intelligent que ses propriétaires firent de leur fortune et de la grâce incomparable qui présidait à leurs réceptions.