L’Inde française/Chapitre 36
Deux années sur la côte de Coromandel.
CHAPITRE XXXVI
UNE JOLIE FEMME ET UN SERPENT
Mon barbier vint exprès un soir m’apprendre, quelques instants après l’événement, un trait de courage et de sang-froid de la part d’une femme ; ce trait mérite d’être rappelé ici.
Elle se préparait à se rendre au gouvernement, seule, bien entendu, son mari ayant manifesté la volonté de ne pas quitter ses chères collections. Madame avait pris son parti depuis assez longtemps déjà de ces fins de non-recevoir de son époux ; elle se disposait donc à faire une toilette irrésistible : son aya venait de quitter son boudoir pour aller chercher je ne sais quel objet réclamé par sa maîtresse. Celle-ci s’était assise, en attendant sa camériste, lorsqu’elle sentit tout à coup glisser sur sa cuisse un corps froid et visqueux.
C’était un serpent, entré dans la chambre on ne sait comment, et qui venait de s’enrouler autour de sa jambe.
Une autre femme, à sa place, se serait évanouie et aurait été mordue. La dame ne perdit pas la tête. Prévoyant que le moindre cri, le moindre geste, occasionneraient sa mort, elle eut la force de comprimer tout mouvement et jusqu’au tremblement que devait lui procurer le contact de son dangereux hôte.
Deux ou trois minutes, longues comme des siècles, s’écoulèrent dans une douloureuse attente. Enfin, l’aya parut à la porte. D’un geste de la main, sa maîtresse lui indiqua qu’il y avait danger de la vie et lui ordonna de ne faire aucun bruit ; puis ses lèvres à peine agitées laissèrent échapper la prière d’apporter du lait.
La servante comprit cette prière et se retira en effleurant le sol. Elle revint bientôt avec une jatte de lait qu’elle plaça près de la porte, aux deux côtés de laquelle se rangèrent silencieusement deux ou trois serviteurs armés de rotins.
L’odeur du lait dégourdit le serpent, qui se déroula lentement, glissa le long de la jambe, et se dirigea vers la jatte. Il y fut reçu par un coup de rotin qui lui brisa la colonne vertébrale et le jeta par terre en deux tronçons. C’est par ce moyen bien simple que les indigènes tuent les reptiles, et ils les tuent avec une sûreté de main et de coup d’œil vraiment surprenante.
Le danger passé, on aurait pu croire que l’héroïne de ce drame lugubre serait restée chez elle afin de se remettre d’une alarme si chaude. Peu de femmes auraient eu le courage d’agir comme elle le fit. Sans même prévenir son mari, elle acheva sa toilette et se rendit à l’hôtel du Gouvernement, où elle ne manqua pas une valse, pas une polka, pas un quadrille.
Le récit de son accident l’y avait précédée, car mon barbier, qui venait de me le raconter, l’avait sans doute raconté à d’autres, et il n’était bruit que de cela au moment où elle parut. Je n’ai pas besoin d’ajouter qu’elle fut l’héroïne de la soirée.
Il y avait beaucoup de monde ce soir-là ; on l’entoura, on la félicita, et le prestige de sa beauté, accentuée par des cheveux d’un rouge vif, relevé encore par le courage qu’elle venait de révéler, lui valurent, entre autres hommages, les attentions d’un jeune et riche officier anglais de la garnison de Goudelour, auquel elle accorda plusieurs contredanses.
N’y tenant plus, ce gentleman finit par lui décocher une déclaration en règle.
— Madame, lui dit-il, je vous admire comme tout le monde ici ; mais, depuis quelques instants, je sens que je vous aime comme personne ne vous aimera jamais : j’ai, en conséquence, l’honneur de vous demander votre main.
— Ce serait peut-être avec plaisir que je vous l’accorderais, monsieur, si elle était libre.
— Elle n’est pas libre ? vous n’êtes donc pas veuve ?
— Je suis mariée.
— Cependant on vous voit toujours seule ?
— Mon mari aime la solitude.
— Et il vous abandonne complètement, c’est impardonnable lorsqu’on possède une aussi jolie femme ; votre mari est un barbare.
— Il est un peu sauvage ; j’en conviens, mais il est mon mari, j’ai juré de lui être fidèle et je tiendrai mon serment. Je vous conseille donc…
— D’attendre, interrompit l’officier en s’inclinant ; j’attendrai.
— En apprenant le lendemain matin le péril qu’avait couru sa femme, le mari se borna à exprimer le regret qu’au lieu d’un serpent minuscule, elle n’eut pas reçu la visite d’une superbe cobra-capella dont il aurait enrichi sa collection.