L’Inde française/Chapitre 21

L’Inde française.
Deux années sur la côte de Coromandel.
Challamel (p. 125-131).

CHAPITRE XXI

L’ADMINISTRATION


Dans nos possessions de l’Inde, le régime administratif est resté le même depuis Colbert, avec cette nuance que l’État s’est borné à protéger tant qu’a subsisté la Compagnie française, créée par Richelieu en 1642, et qu’il a dirigé à partir de la dissolution de cette Compagnie que Colbert lui-même, en 1664, reconstitua sur de nouvelles bases.

L’administration fut d’abord exercée par des agents commerciaux qui établirent leur siège à Surate en 1668. Le directeur Caron ne réussit point ; il s’empara de Trinquemale, dans l’île de Ceylan ; mais, harcelé par les Hollandais, il repassa sur le continent et se fixa dans la ville hollandaise de Saint-Thomé qu’il fut bientôt contraint de restituer à ses premiers occupants.

Le successeur de Caron, François Martin, eut l’idée de réunir les débris de la colonie et vint s’installer avec une centaine de personnes sur le territoire de Pondichéry qu’il acquit à beaux deniers comptants du souverain légitime. Grâce à son habile et sage direction, la ville prospéra jusqu’en 1693 où elle fut attaquée et prise par les Hollandais.

En vertu du traité signé à Ryswicq, le 20 septembre 1697, notre propriété nous fut restituée. Je dis propriété, parce que le prix d’acquisition en avait été payé par des Français. De cette époque date sa classification dans l’empire colonial de la France. Le premier gouverneur général fut François Martin ; le gouvernement métropolitain fit preuve de justice et de haute intelligence en nommant l’ancien directeur à ce poste éminent.

Nos éternelles querelles avec l’Angleterre, en amenant des cessions et des rétrocessions réitérées, rendirent très-irrégulière l’administration qui atteignit à un haut degré de prospérité sous l’impulsion de deux hommes de génie : Martin, que je viens de citer, et l’un de ses successeurs, Dupleix.

Ce dernier était un esprit ardent fait d’initiative et d’audace. Il avait les qualités d’un soldat quoiqu’il n’eût étudié que le commerce. Il eut à soutenir de terribles guerres contre les Anglais aux ordres des généraux Clive et Warren Hastings alliés aux Marhattes et aux rois du Mysore et du Tanjaour.

Dupleix avait étendu notre domination sur les provinces de Monfanagar, d’Ellour, de Chicakal et de Rajamandri, sur l’île de Seringam, sur le territoire de Karikal, en un mot sur toute la côte d’Orix et la partie de l’Inde située au sud du Godavery. Le Grand Mogol l’avait fait nabab de Carnate ; les rajahs d’Arcate et du Deccan avaient sollicité son protectorat.

Il était admirablement secondé. Son armée était commandée par un héros, le marquis de Bussy, qui mourut en 1785, gouverneur général de la colonie conquise par ses armes. Dupleix avait à côté de lui une femme admirable, la sienne, Jeanne de Castro, créole espagnole d’une beauté presque merveilleuse, douée d’un esprit prévoyant et éclairé, d’un jugement sûr, parlant et écrivant avec la même facilité tous les dialectes de l’Inde, et Dieu sait si le nombre en est grand.

Les éclatantes victoires du marquis de Bussy nous livrèrent deux cents lieues de côtes et portèrent la limite de nos possessions jusqu’à la frontière du Bengale. Dupleix dut à sa femme, qui a rendu à jamais immortel son titre de Johanna Begum (la princesse Jeanne), des succès diplomatiques qui auraient assuré l’autorité française dans toute l’Inde, si, en refusant d’envoyer des subsides et des soldats à Bussy et à Dupleix, le cabinet de Versailles ne s’était rendu le complice des ennemis de la France.

Une lutte incessante contre des forces décuples et sans cesse renouvelées, alors qu’on ne reçoit ni hommes, ni argent, ni munitions, aboutit fatalement à une catastrophe. Elle fut retardée par Bussy. Mais Dupleix fut brutalement révoqué et son successeur s’empressa de traiter, par ordre, avec les Anglais. Ainsi une évidente trahison de la cour de Louis XV nous coûta toutes nos conquêtes.

Depuis la dernière reprise de possession de Pondichéry, avec un territoire considérablement réduit, des quatre comptoirs et des loges que j’ai énumérés plus haut, l’administration, confiée à la marine, est devenue plus régulière. Parmi les gouverneurs qui se sont succédé de 1816 à 1876, trois surtout laisseront un souvenir durable. Ce sont : le vicomte Desbassyns de Richemont, commissaire général de la marine, qui présida aux destinées de la colonie, du mois de juin 1826 au mois d’août 1828 ; le général duc de Saint-Simon (alors marquis et maréchal de camp), du 3 mai 1835 au 27 avril 1840, et le contre-amiral de Verninac Saint-Maur, du 29 juillet 1852 au 1er avril 1857.

M. de Richemont a fondé d’utiles établissements, protégé le commerce et développé l’industrie.

M. de Saint-Simon s’est rendu populaire par l’aménité de son caractère et son inépuisable bienveillance à l’égard des indigènes.

M. de Verninac a fait plus que ses prédécesseurs. Il a eu l’heureuse audace, dans l’intérêt de l’équité, de toucher à une législation séculaire et de rattacher plus intimement à la métropole, les indigènes soumis à notre autorité.

Au-dessous du gouverneur, qui exerce le pouvoir politique, les auxiliaires qui président à l’administration coloniale sont l’ordonnateur et le procureur général. Le premier est toujours un commissaire de la marine qui a, dans ses attributions, la marine, la guerre, les finances et l’intérieur, c’est-à-dire à peu près tout.

Le procureur général est le chef de la justice. Son personnel se compose d’un président, de quatre conseillers, de deux conseillers auditeurs, d’un substitut et d’un greffier en chef, pour la cour d’appel, de juges, de lieutenants de juge et de procureurs de la république pour les tribunaux de première instance ou de paix.

Dans nos comptoirs de Mahé et d’Yanaon, c’est le chef de service qui rend la justice à ses administrés.

En matière de législation civile, la loi indienne est appliquée aux natifs. Dans les procès criminels, la loi française est souveraine. Ces procès sont jugés par cinq magistrats auxquels sont adjoints deux notables.

Au civil et au criminel, les causes sont plaidées par des conseils agréés, Européens ou Indiens.

À côté de l’administration active est le contrôle exercé par un commissaire-adjoint de la marine. Le contrôleur a le droit d’observation ; mais il ne peut rien empêcher. J’avoue ingénument qu’il est permis de douter de l’efficacité d’un contrôle lorsque celui qui l’exerce est inférieur en grade au contrôlé.

En résumé, les rouages administratifs fonctionnent simplement. Comités de bienfaisance, hôpital militaire, léproserie, maison de santé pour les natifs, mont-de-piété, imprimerie du gouvernement, journal officiel de la colonie, service de santé bien organisé, pharmacie de la marine qui livre au public ses manipulations au prix de revient ; police dirigée, à Pondichéry, par le maire ; dans les autres comptoirs, par des commissaires européens, ayant sous leurs ordres un certain nombre d’agents indigènes ; rien de ce qui est utile ne manque à nos établissements.

Nos administrés s’estiment très-heureux de vivre sous un régime d’une douceur à laquelle ne les avaient point habitués leurs anciens maîtres. En un mot, notre administration a tenu à faire aimer son autorité plutôt qu’à la faire craindre.

Il n’en est pas de même chez nos voisins où l’indigène est compté pour rien. Il serait injuste cependant de prétendre que nos voisins n’ont fait que du mal dans le pays. Les chemins de fer, les routes macadamisées, la liberté des cultes et de fort belles constructions, doivent être inscrits à leur crédit.

Mais lorsqu’ils parlent avec orgueil de la destruction des thugs et de la suppression des bandes de voleurs, on peut leur répondre qu’ils auraient mis moins d’empressement à détruire les thugs si ceux-ci, au lieu d’étrangler des Anglais, s’étaient bornés à étrangler des indigènes.

Les Dacoïts dévalisaient surtout les maisons anglaises. Du reste, leurs bandes ne sont pas supprimées au point de ne pas venir exploiter les propriétés françaises.

Quant aux Suttee, dont nos voisins prétendent avoir renversé les bûchers, ils n’ignorent point qu’il y a encore par-ci par-là quelque veuve qui se brûle sur le corps de son mari, en dépit des édits rendus et sous les yeux d’une police qui laisse faire.

L’administration de l’honorable Compagnie des Indes a été marquée par de grands scandales. Lord Clive et Warren Hastings ont donné lieu à des enquêtes parlementaires et ont été flétris par ces enquêtes qui les ont convaincus de concussions, de cruautés et d’exécutions de toute sorte. Il convient d’ajouter à la louange de l’Angleterre qu’elle essaie de réparer dans les Indes, depuis l’insurrection de 1857, les crimes et les fautes du passé.