L’Inde française/Chapitre 11

L’Inde française.
Deux années sur la côte de Coromandel.
Challamel (p. 68-74).

CHAPITRE XI

LA MER ROUGE


Le steamer sur lequel nous devions nous embarquer était à l’ancre à une lieue du quai. Un petit bateau à vapeur nous y conduisit, et le steamer ne tarda pas à lever l’ancre, laissant derrière lui Suez, qui n’était alors qu’une bourgade composée de huttes construites en boue, pour la plupart, et qui, grâce aux changements opérés en Égypte par l’ouverture du canal de Suez, est devenue une ville importante, avec des monuments de pierre très-confortablement établis.

Le prix élevé que j’avais payé pour mon passage me donnait droit à une cabine de l’avant sur le pont, avec double compartiment. Le premier contenait le bureau de travail et la chambre à coucher ; le second, avantage inappréciable sous cette latitude et dans cette saison, une baignoire qui s’emplissait d’eau de mer à l’aide d’une pompe aspirante et se vidait avec la même rapidité.

Il n’y avait, à bord de l’immense steamer, qui jaugeait trois mille tonneaux, je crois, que quatre cabines de ce genre. J’ai à peine besoin d’ajouter que je fus, pendant toute la traversée, l’objet de très-nombreuses sollicitations de la part des gentlemen et ladies qui ne cessèrent de me demander l’autorisation de se servir de ma baignoire, autorisation que je ne refusai jamais, d’où résulta pour moi cette singulière situation d’un homme mis constamment à la porte de ses lares.

Mais la nuit m’appartenait tout entière. Je me baignais dès le point du jour, je me baignais encore le soir, avant de me coucher ; je trouvais même le moyen, avant le dîner, de me plonger deux ou trois minutes dans l’onde amère, et, malgré la tiédeur de l’eau, pour ne pas dire plus, cette ablution suffisait pour me tenir dans de bonnes conditions hygiéniques.

Dès la première soirée, je trouvai l’amiral de Verninac en conversation fort animée avec deux messieurs. La conversation avait lieu en français : l’amiral me fit signe d’approcher et me présenta deux de nos compatriotes, l’un était M. G… nommé consul de France à Maurice, qui se rendait à son poste et devait nous quitter à Aden pour s’embarquer sur un autre paquebot ; l’autre, le général F… qui quittait le service persan.

F… avait quarante-deux ans à peu près ; il avait fait partie des sous-officiers envoyés au shah, sur la demande de ce souverain, par le roi Louis-Philippe, afin d’introduire dans l’armée persane la discipline et l’instruction de la nôtre.

Avec l’autorisation du gouvernement français, et à l’expiration de son temps réglementaire, F… avait pris du service en Perse, et était arrivé assez vite au grade de général. Exilé par le nouveau shah à la suite d’une révolution de palais, F… avait fait sa malle, pris sa femme sous son bras et avait gagné Suez pour aller planter sa tente quelque part. Où ? Il n’en savait rien encore. Il avait d’abord songé à Rhodes. Sa rencontre à Suez avec le consul français l’avait décidé pour Maurice ; mais la présence de l’amiral de Verninac, se rendant à Pondichéry, le tiraillait maintenant de ce côté.

Il alla consulter sa femme qui ne sortait guère de sa cabine, et il revint nous apprendre que sa femme lui avait déclaré que tout lui était indifférent pourvu qu’on ne la forçât point à quitter la position horizontale.

Alors le général, pour sortir d’embarras, tira une pièce de monnaie de sa poche, la jeta en l’air en criant : « Pile pour Maurice ! face pour l’Inde ! » La pièce retomba face, et, F… serrant la main du consul, lui dit :

— Désolé de ne pas être votre commensal ; le sort a décidé : nous allons à Pondichéry.

Cette façon de se choisir une patrie m’a paru digne d’être mentionnée.

Quant à G… il paraissait alors avoir soixante ans. Il avait passé sa vie dans les échelles du Levant et en Grèce, où il avait fait son stage d’élève consul. Aussi était-il l’un des membres de cette phalange de fanatiques qui, sous le nom de Philhellènes, ont inventé la Grèce moderne. Canaris, Mavrocordato, Ipsilanti et autres héros à jupons blancs avaient été ses amis.

Il avait connu lord Byron et ne jurait que par le général Fabvier. Seulement, comme depuis une trentaine d’années il n’avait pas quitté l’Orient, il avait l’air d’un revenant dans le monde nouveau et s’étonnait des choses les plus simples.

Il avait appris, d’ailleurs, dans ce pays, à prendre de sa personne un soin extrême. Les ablutions absorbaient la plus grande partie de son temps et il n’hésitait point à laisser là une conversation très-intéressante pour aller se livrer à sa passion favorite.

On voit que M. G… ne le cédait en rien au général pour l’originalité. Mais le consul amphibie joignait à cette exagération de la propreté une exquise bienveillance et une politesse qui deviennent de plus en plus rares de nos jours. Cette politesse retardait sur le temps.

Malgré la chaleur accablante qui signala notre traversée de la mer rouge, le voyage se fit sans trop d’inconvénients. Quelquefois, le steamer s’approchait d’une des deux côtes, et nous voyions, à courte distance, les rives crayeuses de l’Arabie, ou celles de l’Afrique ; d’autres fois, par suite du rapprochement des terres, nous les apercevions toutes deux à l’œil nu ; les perdre de vue l’une ou l’autre fut l’exception.

Ainsi, nous pûmes saluer de loin, dans la brume bien entendu, d’un côté Médine et la Mecque ; de l’autre Djeddah, que devait rendre célèbre, peu d’années après, l’assassinat de notre consul, tragédie qui finit comme une comédie, par le mariage de la fille de la victime avec son sauveur.

Une fois, la femme du général F… fit son apparition sur le pont ; elle y produisit presque une révolution parmi les dames anglaises, qui sont aristocratiques par instinct et conservent plus de préjugés en faveur de l’aristocratie de la peau que pour l’autre.

Le général nous la présenta comme une princesse de la cour de Téhéran. Par malheur, sa princesse était noire à rendre des points à une indigène de la côte de Guinée et d’une laideur qui est presque la confirmation de cet aphorisme mis en circulation par un savant spirituel : l’homme descend du singe.

Nous autres Français, tout en reconnaissant que madame F… n’avait pas encore dépouillé sa première incarnation, nous fîmes à cette pauvre femme, maladive et faible, un accueil convenable ; mais aucune dame anglaise ne lui adressa la parole ; je dois ajouter même qu’elle dut se résigner à prendre ses repas dans sa cabine sur un avis officieux de l’ordonnateur.

Depuis qu’il avait fait choix de l’Inde pour s’y établir, le général F… était d’une gaieté et d’une insouciance complètes.

— J’ai enfin un domicile, disait-il au consul, et un domicile français, car enfin, si peu considérables que soient nos comptoirs de l’Inde, ces bribes de territoire constituent la France, et comme Zara est riche, que j’emporte beaucoup de tomans…

— Vous avez des Ottomans ? interrompait le consul furieux qui croyait voir partout des oppresseurs de la Grèce.

— Je parle de tomans, monnaie persane.

— Je vous présente mes excuses ; j’avais mal entendu. Le nom seul des Turcs me met hors de moi, car je suis Philhellène, comme tout le monde.

— Mais il n’y en a plus du tout de Philhellènes, ils sont passés de mode !

— Est-ce que Canaris et Ipsilanti, ces héros, peuvent passer de mode ? On se borne à les admirer. Si vous les aviez connus, général, au temps de leurs exploits, vous ne parleriez pas d’eux avec tant de légèreté.

— Moi, j’en ai entendu parler vaguement, quand j’étais tout petit ; mais depuis, personne ne s’en occupe. Le peuple grec n’est pas intéressant, du reste.

— Vous blasphémez, monsieur, sans y prendre garde. Les fils de l’Attique sont restés les dignes descendants de leurs ancêtres.

— C’est une erreur, monsieur le consul. À ce propos, pourriez-vous me dire pourquoi on donne leur nom à ceux qui trichent au jeu ?

— On les appelle des grecs !

— Très-bien ; c’est significatif, je pense.

— Des grecs ! mais c’est une profanation. Sachez, général, que les Grecs sont, au moral et au physique, les types parfaits de l’humanité.