L’Inde contemporaine et le mouvement national/Préface


PRÉFACE


Les regards des délégués du monde au Congrès Socialiste international d’Amsterdam se portaient avec surprise, moins vers les protagonistes, moins vers les représentants russe et japonais assis côte à côte, que vers un petit vieillard, dont le visage bistré, nettement exotique, s’encadrait d’une belle chevelure de neige. Avec une émotion électrique, il dit la révolte de ses compatriotes, mis en coupe réglée par un gouvernement étranger, réduits en masse à la condition de prolétaires, de coolies ! Ce petit vieillard avait un nom étrange : Dadabhai Naoroji. Il était de Bombay, de la race des Parsis, adorateurs du feu, qui portent leurs morts aux Tours du Silence pour y être dévorés par les vautours. Il était au Congrès le délégué du parti national de l’Inde. Ainsi l’Inde faisait sur la scène politique du monde son entrée imprévue et émouvante, quelques jours avant la bataille de Liao-Yang.

L’Inde ! On avait bien le temps d’y songer, en Europe ! Une île aux confins de l’Orient, une île close et mystérieuse il y a quarante ans, soudainement ouverte et transformée, au point qu’on la dirait sortie battant neuf d’une forge magique et géante, comme le pont de la légende jeté un matin sur la Reuss, tire le regard et accapare l’attention. Et cependant sur cette terre d’Asie, qui fermente, tel autre point reste dans l’ombre, où s’organisent obscurément d’énormes masses humaines amorphes jusque-là. L’Inde intéresse tout au plus quelques touristes et quelques érudits. Quand on apprend qu’une famine, dépassant en gravité toutes les précédentes, jette sur les routes des millions de victimes, un frisson parcourt la presse ; comme en 1900, des condoléances et des aumônes lui sont offertes ; et puis, on n’y pense plus. Éternelle exploitée d’hier, d’aujourd’hui et de demain, c’est là, pense-t-on, l’inéluctable destinée, où elle se résigne, de cette foule mystique et rêveuse, indifférente aux maîtres d’une heure, qui se succèdent et qui passent… Il est vrai que cette Inde, rongée de nihilisme, existe ; mais, du milieu d’elle, une génération active et jeune, réveillée du lourd sommeil, élevée à l’anglaise, imbue de nos idées, vient troubler la fête anglaise. Elle appelle à elle les races et les castes diverses, Hindous, Parsis, Musulmans : elle a ses journaux, ses congrès, ses comités, ses orateurs et ses chefs. Elle demande simplement sa place à la table du Gouvernement, jusqu’au jour où elle criera : « L’Inde aux Indiens ». Une minorité petite ? Sans doute, mais éclairée et influente. Le Japon que vous connaissez fut forgé en trente ans — court espace de la vie politique — par quelques publicistes et des hommes d’État, à l’insu et sans l’aveu du peuple.

La croissance du sentiment national dans l’Inde, mère des castes, est chose bien neuve, mais nullement imprévue. Ce qui existe aujourd’hui, c’est-à-dire un régime fortement centralisateur, existe pour la première fois. Imaginez, si vous le pouvez, un immense grouillement humain, chaotique, confus et amorphe, une multitude de villages autonomes et fortifiés, qui ne connaissaient leur maître lointain que par le percepteur l’impôt : telle fut l’Inde, que ni la domination moghole, ni les invasions antérieures ne réussirent à organiser. Aujourd’hui, le pays a un centre, un maître, un seul gouvernement. Et les conditions nouvelles de la vie, le chemin de fer, la poste, le télégraphe, aux Indes comme ailleurs, sont les collaboratrices quotidiennes et irrésistibles de l’unité. Naguère, l’homme naissait, vivait et mourait au village, attaché à sa glèbe : le village était la petite patrie ; naguère, l’homme vivait et mourait dans sa caste : la caste était son unique société. Maintenant il entrevoit une société plus étendue, dont il est membre, et à laquelle une solidarité naissante et mystérieuse, de gré ou de force, le lie. Le long du rail ou du fil électrique, les nouvelles circulent vite et partout. On sait aujourd’hui, qu’au delà du village, il y a l’Inde, et même au delà de l’Inde, l’Asie.

Dieu me garde de prêter aux masses ignorantes de l’Inde un sentiment trop net de leur existence collective ! Je crois pourtant que la nappe souterraine existe, et que du jour où les forages seront pratiqués, elle jaillira en source vive. En tout cas, il y a un parti national organisé, qui a un programme, qui sait ce qu’il veut, et qui exerce à Calcutta, et même à Londres, une pression plus grande qu’on ne voudrait le laisser croire. J’ai entendu les orateurs de ce parti au Congrès national de Lahore, fin de décembre 1900. Et c’est là que l’idée de ce livre fut conçue. Il est un résultat non seulement de lectures, mais d’impressions directes, recueillies à la source. Oui, oserai-je l’avouer, j’ai prêté l’oreille à l’opinion indigène ! Pour les Anglais, l’opinion a une couleur, et ils l’entendent autrement que nous ; pour moi, elle n’en a pas. De ma vie, je n’ai vu rien de pareil au mépris hautain, reposé et sûr que l’Anglais éprouve, sans l’affecter, pour l’opinion d’un « native ». Quand à tel fonctionnaire anglo-indien, carré dans son fauteuil, je parlais du Congrès national, je me rappelle des yeux dilatés de surprise, puis se fermant à demi : « Quoi ! voulaient-ils dire, vous avez écouté ces niaiseries ? » Devais-je me cacher sous la table, de honte ? Un homme de bonne compagnie, qui vous conte l’histoire d’un manant, s’excuse. En vérité, moi aussi je rougissais presque de m’intéresser à cette canaille. Si j’étais resté quelques mois de plus, je partageais peut-être la belle indifférence, sereine et superbe, de ces gentlemen bien nourris et bien vêtus pour 300 millions de faméliques… Éventé par le panka, dans son bureau bien frais, le bureaucrate enguirlande lourdement ses phrases. Ces chiffres muets, qui racontent simplement des millions de morts, ces ravages de la faim ou de la peste, sont sans éloquence pour lui. Il les transcrit sans émotion : froidement, il note que l’exportation augmente, tandis que sévit la famine. Mais les statistiques prennent un air d’idylle, quand elles chantent les victoires du coton, les triomphes de l’industrie britannique, le régime providentiel de la « Pax Britannica »…

Ce qu’il doit à l’Angleterre, le parti national le sait ; mais il sait aussi ce que l’Angleterre lui doit. Les dettes sont consignées en des promesses, renouvelées et confirmées, que chaque écolier hindou apprend par cœur. L’illusion généreuse des grands libéraux anglais de 1830, qui ne se reconnaissaient pas le droit de refuser à l’Inde le bénéfice de notre culture et de notre civilisation, fut de croire à une assimilation aisée et prochaine ; leur honneur fut de souscrire d’avance à la demande que l’Inde adulte ferait de son autonomie. La semence libérale a fructifié. C’est du libéralisme que se réclament les chefs du mouvement national : c’est au nom des principes libéraux, c’est selon la méthode libérale qu’ils revendiquent leur émancipation. Et voici une question, que je sens poindre sur toutes les bouches : l’Inde refera-t-elle, d’un accord unanime cette fois, la révolte militaire de 1858 ? Je crois peu à une levée de boucliers des Sikks et des Gourkas. Les conducteurs du mouvement actuel sont des avocats et des professeurs. Depuis vingt ans, l’Europe se demandait si l’Inde serait mangée à la sauce russe ou anglaise : l’Inde entend bien n’être plus dévorée. Mais aujourd’hui se lève à l’Extrême-Orient une nuée grosse d’orages, que nul en 1885 n’apercevait : la nuée japonaise. Crèvera-t-elle un jour sur l’Inde ? Que d’autres le prophétisent : en attendant, l’intrigue japonaise y pénètre sourdement, et c’est avec grand éclat qu’ont retenti d’un bout de l’Inde à l’autre les victoires du petit peuple sauveur.