L’Inde civilisatrice/Chapitre V

Librairie d’Amérique et d’Orient (p. 111-135).

V

INDO-PARTHES ET INDO-SCYTHES

On dirait que le destin s’est amusé à l’ironie des contrastes en amenant sur le sol indien les Scythes aussitôt après les Grecs. Les nomades des steppes du nord ont, quelle que soit leur race respective, ce trait commun : l’incapacité d’élaborer une civilisation propre, et d’autre part une étonnante souplesse pour s’adapter à toutes les formes de civilisation que le hasard des migrations met sur leur chemin. Les Ottomans de Constantinople conservaient encore après des siècles ce signe d’origine, à la surprise ou au scandale de l’Europe qui prenait trop facilement pour des calculs machiavéliques les variations spontanées d’une inépuisable plasticité. S’ils n’apportent rien d’original, ces mouvements de peuples n’en possèdent pas moins une véritable puissance de création ; ils ouvrent aux forces nouvelles dont ils se constituent les champions des possibilités imprévues. L’histoire de l’Inde, si abondante en incertitudes et en lacunes, n’a pas de période plus confuse que celle des empires scythiques, les dates y oscillent, au gré des constructeurs de systèmes, entre deux ou trois siècles d’intervalle. Le problème de l’avènement de Gondopharès ou de Kaniṣka apparaît au premier abord comme un jeu innocent réservé à des dilettantes oisifs. L’Église du Christ et l’Église du Bouddha y ont pourtant l’une et l’autre un intérêt vital ; l’expression de deux grandes croyances change d’aspect avec l’une ou l’autre des solutions proposées. J’aurai donc à m’efforcer d’éviter ici une précision décevante, quelles que soient mes préférences personnelles. J’ai apporté une contribution assez étendue à l’étude de cette période pour en connaître les difficultés.

Nous avons appris par les sources chinoises que les Çaka, autrement dit les Scythes de la zone d’influence iranienne, délogés de leurs territoires au voisinage de l’Iaxarte (dans le Turkestan russe) par la poussée des Yue-tche, avaient pris la fuite vers le sud, franchi les passes difficiles des monts Hiuan-tou (Hindou-Kouch) et occupé le Ki-pin, entre 160 et 130 av. J.-C. La vallée de Caboul était un domaine fort disputé. Les Annales des Seconds Han la décrivent ainsi, sous le nom de Kao-fou : « Le royaume de Kao-fou est au sud-ouest des Ta Yue-tche ; c’est aussi un grand royaume. Les habitants ressemblent pour leurs mœurs à ceux du T’ien-tchou (Inde), mais ils sont faibles et aisés à asservir ; ils sont bons marchands et ont des richesses privées considérables. Ils n’étaient pas toujours dominés par les mêmes maîtres ; quand l’un de ces trois royaumes qui sont le T’ien-tchou (Inde), le Ki-pin (Cachemire, dans ce texte) et le Ngan-si (Parthie) devenait puissant, il s’emparait d’eux ; quand il s’affaiblissait, il les perdait… C’est quand les Yue-tche eurent triomphé du Ngan-si qu’ils prirent pour la première fois le Kao-fou. » Installés au sud de l’Hindou-Kouch, les Çaka coupaient les principautés grecques de Bactriane des principautés grecques de l’Inde. Mais la puissance grecque dans l’Inde était encore assez fermement assise pour barrer la route à des concurrents. Les goûts aventureux et nomades des Çaka trouvèrent d’autres issues ; des groupes allèrent se tailler des fiefs dans les hautes vallées des rivières qui descendent du Pamir vers l’Oxus ; d’autres continuèrent la ruée vers le sud. La vallée de Caboul, poussée comme un coin de l’Inde dans les marches de l’Iran, s’articule directement ou par des vallées secondaires avec un magnifique système de cours d’eau : au nord l’Oxus et ses puissants affluents de gauche ; au nord-ouest la rivière des Bactres ; à l’est, la rivière de Hérat, qui ouvre le chemin de la Perse ; au sud-ouest, le Helmend et son vaste bassin disposé en éventail ; au sud-est, le Gumal et le Kurzam qui vont rejoindre l’Indus, l’un, né au sud-est de Ghazni, contourne les montagnes des Waziris ; l’autre, sorti du Safed-Koh, traverse le massif même. Le bassin inférieur du Halmend est en communication facile avec le bas Indus par une chaîne de vallées étroites qui culmine à la passe de Bolan. Les montagnes qui ferment la vallée de Caboul annoncent l’Himalaya ; au nord, les plus hautes cimes dépassent 7 000 mètres ; au sud, elles atteignent 5 400 dans le Koh-i-aba, et 4 700 dans le Safed-Koh ; mais à travers ces remparts formidables s’ouvrent des passes praticables à des armées ; depuis Cyrus et Alexandre jusqu’aux campagnes britanniques, elles ont livré passage à de nombreux conquérants. Les Çaka se répandirent dans le bassin du Helmend, en Arachosie et en Drangiane, ils y passaient sur les traces du conquérant macédonien, qui y avait fondé des colonies ; ils s’y heurtaient sans doute aux derniers dynastes helléniques. Démétrius y avait fondé, vers le début du iie siècle, une ville qu’il avait baptisé de son nom (Démétria). Sur les bords marécageux du désert où le Helmend va se perdre, dans ce paysage qui rappelle par un rythme frappant de symétrie les régions du Lop-Nor, les Çaka ont marqué une empreinte durable, le pays a perdu son ancienne désignation de Drangiane (territoire des Zaranka, Sarangai) ; il est devenu le Sakastān (la Sakastenê des Grecs) « le pays des Saka » par excellence, et d’étape en étape d’altération phonétique (Sagastan, Sedjestan, Seistan) il reste aujourd’hui encore le Sīstān sur les confins de la Perse, de l’Afghanistan et du Bélouchistan. Et la symétrie de la nature semble promettre ici les mêmes surprises qu’au Turkestan chinois ; l’admirable explorateur des oasis et des déserts de l’Asie Centrale, Sir Aurel Stein a terminé un de ses voyages par un raid audacieux, en pleine guerre, sur les frontières de l’Afghanistan où rôdaient des bandes de pillards ; il a pu néanmoins atteindre le Seistan et il y a reconnu des ruines qui s’apparentent avec l’art de la Sérinde. Le Seistan comptait parmi les terres saintes de la religion de Zoroastre ; un court texte pehlevi, sauvé par hasard du naufrage de cette littérature, traite des Merveilles du Sagastān ; la nature n’y a pas seulement accumulé ses prodiges, un grand fleuve : le Helmend, de grands lacs : le Frazdān, le Kyānsih Kāmsava de l’Avesta qui joue un si grand rôle dans la légende, le mont Aushdāshtār ; les souvenirs des saints y abondent ; c’est là que Vishtāspa a débuté dans la propagation de la foi ; c’est là qu’il s’est entretenu avec Zoroastre ; là est le berceau des trois derniers apôtres. Les Çaka, en s’installant sur ce sol sacré, s’y affirmèrent sans doute les patrons du mazdéisme local. Du bassin du Helmend, ils s’étendirent vers l’ouest ; par la vallée du Gomal, ils débouchèrent sur l’Indus et le Penjab qu’ils occupèrent peu à peu sur les ruines de la domination grecque ; même Mathurā, à l’entrée du bassin du Gange, eut une dynastie de satrapes parthes. D’autres groupes, arrivés sans doute par la passe de Bolan, s’installèrent aux bouches de l’Indus ; le capitaine au long cours qui rédigea le Périple de la mer Érythrée entre 70 et 80 apr. J.-C. donne à la basse vallée de l’Indus le nom de Scythie ; des chefs Parthes se la disputaient alors. À l’exemple des Indo-Grecs, ils prolongèrent leurs courses vers le sud-est, au long de la mer et vinrent se heurter dans un long conflit aux dynasties orthodoxes qui s’appliquaient à reconstituer dans le Deccan les institutions brahmaniques, menacées de mort dans leur berceau de l’Āryāvarta (Hindoustan) par les missions barbares. Plus les Çaka pénètrent dans l’Inde, plus l’Inde absorbe, dans son creuset où tant de races ont fondu, cette race amorphe. L’influence grecque est d’abord prépondérante ; les plus anciens d’entre les rois Çaka, qui nous sont connus par le témoignage exclusif de la numismatique, imitent les monnaies des Indo-Grecs, frappent comme eux des légendes en grec et en indien ; ils ne se contentent plus cependant du titre de « basileus » trop modeste à leur goût ; à l’instar de leurs voisins Arsacides, ils revendiquent les titres impériaux des Achéménides : « grand roi, roi des rois » basileus (basileōs) basileōn, megas (megalou), rendu en indien par la formule nouvelle : maharajatiraja. Par un contre-coup vraiment singulier, ce titre forgé artificiellement contre le génie de la langue indienne réagit sur le protocole religieux du bouddhisme ; le Bouddha passe à son tour « empereur des dieux » et s’affuble du titre de devātideva, calqué brutalement sur un modèle étranger. Les figures frappées au revers des monnaies sont pour la plupart empruntées à l’Olympe hellénique : Zeus, Poseidōn, Artemis, Héraklès, Apollon, Pallas, etc. ; parfois elles sont remplacées par les animaux qui symbolisent l’Orient : éléphant, lion, buffle. Mais la face présente toujours un aspect uniforme, exclusivement propre à la race des Çaka : le roi est à cheval, comme il convient au chef d’une horde de cavaliers. On reconnaît à ce trait la monnaie que l’Annaliste chinois décrivait comme la monnaie du Ki-pin. Les noms des princes sont toujours iraniens, et rappellent le plus souvent l’onomastique des Parthes : Manês, Vonōnês, Azês, Azilisês, Arsakês, Pakorês. Parfois, par une innovation expressive, ils expriment les rapports de parenté qui les unissent à un souverain de la même race, comme pour affirmer dans la confusion des ambitions rivales la légitimité de leurs revendications. Spalahōrês par exemple, s’intitule « le frère du grand roi » (adelphou tou basileōsmaharajabhrata) sans spécifier davantage, quand il frappe avec Vonōnês ; Spalagadamês s’intitule « fils de Spalahōrês » ; Abdagasês s’intitule « fils du frère de Gondopharès » (undiphero adelphideōsgundapharabhrataputrasa). Leur chancellerie sait manier la langue grecque et la langue indienne aussi bien que la chancellerie des rois indo-grecs. Ils continuent la tradition de la culture grecque ; sans doute, dans leur indifférence versatile, beaucoup d’entre eux auraient pu, comme un de leurs voisins arsacides, se décorer du titre de « philhellène », ami des Grecs. Un d’entre eux, Aspavarma, combine curieusement dans un nom hybride le mot iranien aspa « cheval » et le mot indien varma « cuirasse » terme que l’usage orthodoxe réserve dans l’Inde à la noblesse militaire dans les noms composés (type Indravarman, Sūryavarman, etc.) ; il est lui-même fils d’un Indravarman, au nom franchement indien ; et pour couronner le syncrétisme, il porte en indien le titre de stratega, transcription du grec stratêgos « général » qu’il accole au titre indien de Jayata « le victorieux ». Un monde étrangement curieux se réfléchit dans cette simple légende de monnaie ; nous en avons une image plus complète, mais fâcheusement suspecte, dans la Vie d’Apollonius de Tyane, rédigée par le rhéteur néo-pythagoricien Philostrate, à la requête de la Syrienne Julia Domna, veuve de l’empereur Septime Sévère, au début du iiie siècle de l’ère chrétienne. Apollonius, pythagoricien, magicien, thaumaturge, théosophe, passait pour avoir visité l’Inde et reçu des brahmanes les arcanes de leur sagesse qu’il avait communiqués à de rares initiés ; des chapelles de spirites l’adoraient avec une ferveur ésotérique. Caracalla, le fils de Julia Domna, lui avait élevé un temple en 215. Philostrate, qui se pique d’indiquer ses sources, prétend avoir fait usage des cahiers de Damis, compagnon de voyage et confident d’Apollonius. Destiné à un public de théosophes et de spirites, l’ouvrage est naturellement bourré de merveilleux ; il mérite une place d’honneur dans la série inépuisable des Merveilles de l’Inde, qu’avait inaugurée le médecin Ctésias. Il serait pourtant injuste de le rejeter brutalement ; l’Inde était alors trop bien connue pour qu’un auteur, fût-il même théosophe, restât libre d’inventer à son aise sans respect des vraisemblances. Et l’Inde, aujourd’hui mieux connue, atteste sur de nombreux détails l’exactitude moyenne des informations de Philostrate. Après cinq années de silence et de recueillement, Apollonius se met en route pour le pays des Brahmanes, vers l’an 40 apr. J.-C. Le roi de Babylone Vardanês met à sa disposition des chameaux pour le transport. « De Babylone, lui dit-il, il y a trois jours de chemin dans un pays sans eau ; puis l’eau et les sources se trouvent en abondance. Il faut dès lors aller à travers le Caucase [Indien]. Ce pays-là fournit toutes les nécessités de la vie et nous est lié d’amitié. » Autrement dit, des Parthes on passe chez les Indo-Parthes, qui occupent la région montagneuse entre l’Iran et l’Inde. Ils franchissent le Caucase Indien (les Paropamises, l’Hindou-Kouch), traversent à gué le Kôphên (rivière de Caboul), arrivent à l’Indus. Le roi Vardanês leur avait donné une lettre pour le satrape de l’Inde, quoiqu’il ne fût pas sous son autorité, pour lui recommander personnellement Apollonius. Le satrape les accueille avec déférence, leur offre pour la traversée de l’Indus une galère satrapide, et leur remet une lettre d’introduction pour le roi de Taxile ; il lui demande de traiter Apollonius avec tous les égards dus à un Grec et à un personnage divin (ἄνδρα Ἕλληνά τε καὶ θεῖον). Les voyageurs arrivent bientôt à Taxile (Takṣaçila), la ville qui avait vu trois cents ans plus tôt le cortège triomphal du conquérant macédonien. Philostrate donne une description de la ville, la seule description de ville indienne qui nous ait été conservée dans la littérature grecque, et Sir John Marshall, le chef du Service Archéologique de l’Inde, qui a pratiqué sur le site de Taxile des fouilles admirables, en souligne la justesse frappante. Des messagers du roi — l’inévitable cortège que suppose dans l’Inde la transmission d’un message officiel ou officieux — viennent avertir Apollonius et Damis qu’ils pourront rester trois jours en ville à titre d’hôtes ; aucun étranger n’est admis à prolonger davantage son séjour ; puis ils les conduisent au palais. Le roi qui s’appelle Phraotês (un nom proprement parthe) est un jeune homme de vingt-sept ans ; il se plaît à la philosophie, mais, avant de prendre son bain il s’exerce au disque et au javelot, à la manière grecque. (Ce Parthe, roi Indien, n’évoque-t-il pas Ménandre, comme nous le représentaient les Questions de Milinda ?) Ami de la paix, il a pris à sa solde les barbares de la frontière, toujours impatients d’envahir le pays ; c’est eux qui défendent la frontière contre les barbares situés immédiatement au-delà. (C’est la même politique qu’applique le gouvernement anglo-indien pour la garde de la passe de Khayber, par où les caravanes de Caboul entrent dans l’Inde : à prix d’or les brigands sont transformés en gendarmes). Après l’entretien officiel, le roi renvoie l’interprète ; resté en tête à tête avec ses hôtes, il se met à leur parler grec. Apollonius ne cache pas sa surprise. Phraotês allègue qu’il n’avait pas voulu devant des tiers faire étalage de ses connaissances. Quoi que puisse valoir l’explication, le trait, s’il est exact, est saisissant. Ce Parthe qui règne à Taxile et qui s’entretient en grec avec des visiteurs grecs — comme les rājas d’aujourd’hui accueillent en anglais leurs visiteurs — fait bien pendant au Parthe Orodês, qui assiste à la représentation des Bacchantes d’Euripide, en attendant les nouvelles de la bataille engagée contre Crassus. On ne s’étonne plus que Sénèque, auteur lui-même d’un mémoire sur l’Inde et contemporain d’Apollonius, s’écrie dans la Consolation à Helvia (VII, 1) : « Que signifient ces villes grecques au milieu des territoires barbares ? Et le parler grec entre Indiens Perses ? » Nous ne suivrons pas, bien à regret, Apollonius de Tyane jusqu’à la Tour des Sages, au Puits du Témoignage, au Feu du Pardon, à la statue de Tantale, où sous les merveilles de placage une critique avertie retrouve des légendes et des traditions locales, en accord surprenant avec les récits des pélerins chinois, et jusqu’à des allusions évidentes aux deux grandes épopées du Mahā-Bhārata et du Rāmāyaṇa. Je ne retiendrai qu’un seul trait, pour le contraste instructif qu’il évoque. Le roi du pays où résident les Sages, par delà l’Hyphase, dans la vallée du Gange, vient chez les brahmanes pour y rencontrer l’étranger, tout comme nous verrons plus tard le roi Harṣa impatient de rencontrer le chinois Hiuan-tsang, en tournée de pélerinage dans l’Inde. Mais ici, « au nombril de l’Inde » comme disent les Sages, le Grec se heurte aux préventions hindoues. Le roi était malveillant aux Grecs. « Je ne trouve rien chez les Grecs, déclare-t-il, qui vaille qu’on en parle. » Celui-là est vraiment le porte-parole de l’Inde, c’est-à-dire de la réaction brahmanique qui devait à la fin triompher.

Au temps même où un Grec de Syrie, Apollonius de Tyane, allait demander à la sagesse indienne des instructions et des règles, un apôtre partait de la Palestine pour apporter aux Parthes et aux Indiens une religion naissante. Une littérature copieuse s’est formée autour des voyages et du martyre de saint Thomas ; en grec, en syriaque, en latin, en éthiopien, en arménien : Actes, Miracles, Passionetc. Je n’ai pas à entrer ici dans les controverses d’ordre critique ou théologique que soulève cette vaste littérature. Le plus ancien de ces ouvrages, les Actes de Thomas, est sans aucun doute d’origine manichéenne ; il est à ce titre condamné par le Décret du pape Gélase (492-496). Il n’en a pas moins d’intérêt pour nos recherches ; il rapporte un état ancien de la tradition qui associe au voyage de saint Thomas le souvenir d’un prince indo-parthe que les découvertes de l’épigraphie et de la numismatique indiennes ont définitivement rendu à l’histoire.

On se rappelle peut-être que, dans sa Notice sur le Ki-pin, l’Annaliste des premiers Han signalait que les gens du pays de Ki-pin (autrement dit du Nord-Ouest de l’Inde) excellaient à bâtir des palais. Les Actes de Thomas sont pour ainsi dire la mise en œuvre de ce thème. Lors du partage du monde entre les apôtres, le sort avait désigné Thomas pour l’Inde ; mais Thomas se dérobait à sa mission. Survient un marchand, Abbanês, qui arrive de l’Inde, le roi Goundaphoros lui a donné mandat d’amener un architecte pour lui édifier un palais. Jésus se manifeste devant lui, lui offre en vente un esclave architecte, Thomas, et après entente rédige un contrat de vente entre Jésus, fils de charpentier et Abbanês mandataire de Goundaphoros roi des Indiens. Le marchand et l’esclave s’embarquent pour atteindre l’Inde. En cours de route Abbanês s’informe des capacités de Thomas. Je sais, dit Thomas, faire avec le bois des charrues, des bateaux, etc. ; avec la pierre je sais faire des stèles, des temples, des prétoires (πραιτώρια) royaux. — Voilà bien, s’écrie Abbanês, l’artisan dont nous avions besoin ! Ils débarquent, après une navigation facile, à Andrapolis, et s’acheminent vers la capitale de Goundaphoros. Le roi, instruit des talents de Thomas, mène l’architecte sur l’emplacement où doit s’élever son palais. Thomas lui trace en détail un plan de l’édifice qui le ravit, malgré certaines étrangetés qui le surprennent. Il remet au prétendu architecte une provision d’or et d’argent que Thomas distribue en aumône aux pauvres et aux malades. Le marchand Abbanês envoyé en inspection sur les chantiers, n’y voit pas trace de bâtiments ; le roi, affirme Thomas, ne verra son palais qu’une fois mort. Goundaphoros furieux fait jeter en prison le marchand et l’architecte qu’il veut écorcher et brûler vifs. Un miracle opportun lui ouvre les yeux ; il se repent et se convertit. Thomas va poursuivre son œuvre d’apostolat dans un pays voisin, chez le roi Misdaios, et, à la suite d’aventures édifiantes ou romanesques, il y subit le martyre.

On sait que les communautés chrétiennes du sud de l’Inde prétendent remonter à saint Thomas ; les « Chrétiens de saint Thomas », comme on les dénomme, vénèrent aux environs de Madras la place où leur apôtre fut mis à mort. La tradition, pour être ancienne, n’en est pas plus authentique ; nous n’avons point à l’examiner ici. Mais on imagine la surprise et l’émotion du premier numismate (Cunningham, en 1854) qui reconnut le Goundaphoros des légendes de saint Thomas sur des monnaies indo-parthes exhumées au Penjab et dans la vallée de Caboul. Le roi qui les frappe semble assez embarrassé pour figurer son nom ; en grec, il écrit undopherês, -pharou, induphrn, gonda-, undopherrou ; en indien guduphara, gudaphara, gudupharna. Il ne lui suffit pas d’être « roi des rois » (basileus basileôn megasmaharajasa rajatirajasa mahatasa) ; il est « le sauveur » (sôtêrostratarasa), « l’invicible » (apratihata), le pieux » (devavrata). Il prend même le titre de autokratôr, que Sanatroikês (76-69) avait le premier introduit dans la numismatique des Parthes, sans doute comme l’équivalent du titre de dictateur, porté par Sylla, le vainqueur de Mithridate. Gondopharès (tel est le nom qu’il reçoit dans la Légende Dorée et sa désignation usuelle) semble avoir exercé son autorité sur un vaste domaine qui allait du Seistan au Penjab et au Sindh. Une dédicace sur pierre, découverte à Takht-i-Bai, dans le voisinage de Péchaver, est datée de « la 21e année de son règne, qui est la 103e du comput continu ». C’était, nous le verrons plus tard, la destinée des Çaka d’initier l’Inde à l’emploi continu d’une ère fixe, si forte qu’y fût la répugnance du sentiment hindou. Gondopharès fait usage sur ses monnaies d’un symbole nouveau (🜘), qu’un groupe de princes continue à employer pour se rattacher à lui ; parmi eux figure Abdagazès « fils du frère de Gunduphara ». Dans l’apocryphe De Transitu Mariae, Thomas raconte que le Saint-Esprit lui est apparu au moment où il catéchisait « Labdanès, fils de la sœur du roi ». Dans les actes, le miracle qui décide la conversion de Goundaphoros a pour héros le frère du roi, nommé Gad. De part et d’autre, on entend se prolonger l’écho confus d’une tradition conforme, dans son origine, à la réalité historique.

La fortune singulière du nom de l’Indo-Parthe Gondopharès dans la tradition chrétienne ne s’arrête pas là. Dans la liste des trois Mages, autrement dit des trois souverains parthes au temps de la naissance de Jésus, le premier est Gûdapharrûm (ou encore Udûphor) ; dans la liste des douze rois qui règnent au temps de Jésus, Gundaphar est mentionné comme le père du roi Gushnasp. De déformation en déformation, Gudaphar est devenu Gathaspar, enfin Gaspar, parrain inattendu de tant de filleuls répandus dans le monde. Voilà où aboutit le vieux nom perse Vindafarma « possesseur de la majesté royale », l’Intaphernès des historiens grecs, — sans parler du chinois Wou-t’eou-lao, roi du Ki-pin au temps de Yuan ti (48-32) qui avait osé en plusieurs occasions mettre à mort les envoyés chinois ; Wou-t’eou-lao semble bien être un effort pour rendre à peu près dans la langue des Han ce nom désespérant.

Si l’équivalence de Wou-t’eou-lao et de Guduphara, satisfaisante au point de vue phonétique, s’avère un jour exacte avec le progrès des recherches, la tradition qui fait de l’apôtre et de l’Indo-Parthe des contemporains sera définitivement condamnée par la chronologie ; elle n’en demeurera pas moins comme un symbole du rôle des Indo-Parthes. On sait quelle sorte de prestige sacré s’attachait aux Parthes chez les orthodoxes de Palestine : en l’an 40 av. J.-C. le prince Pakoros, fils du vainqueur de Crassus, entrait en pompe dans Jérusalem, où Crassus avait osé piller le temple, expulsait Hérode, le protégé des Romains et le champion de l’hellénisme, et rendait le pouvoir aux intransigeants. Les communautés juives prospéraient en Babylonie ; au milieu du ier siècle apr. J.-C., le royaume d’Adiabène (entre la Syrie et la Médie) voyait son souverain Izatès, fils de Monobaze, se convertir au judaïsme avec sa mère, la reine Hélène, restée si fameuse pour sa piété dans la tradition rabbinique. La ville d’Édesse, fondée en 132 av. J.-C. sur les confins de la Syrie et de l’Adiabène, et devenue bientôt un des grands marchés d’échange du commerce oriental, est liée par la tradition chrétienne au souvenir de Jésus et des origines de l’église. Édesse précisément se flattait d’avoir recueilli (en 232) les restes de l’apôtre Thomas, rapportés de l’Inde par des mains pieuses. Le nom de Gondopharès pouvait être associé, lui aussi, par un souvenir particulier, à la chronique d’Édesse ; les noms de l’apôtre et du roi se seraient rapprochés sous les auspices de l’Inde.

L’œuvre des Çaka est encore loin d’être achevée ; des dynasties installées en pleine Inde, à Mathurā, au Malva, au Guzerate, en contact intime avec la vie hindoue et la civilisation hindoue vont jouer un rôle brillant dans la transformation de l’Inde en voie de s’accomplir. Nous les retrouverons bientôt. Mais déjà sur les frontières Nord-Ouest constamment ouvertes à l’invasion, de nouveaux conquérants se présentent. Les Ta Yue-tche, passés par une brusque migration de la Mongolie à la région de Samarcande, d’où ils ont délogé les Çaka, ont derrière les Çaka poursuivi leur chemin vers l’éternelle attraction de l’Inde ensoleillée. Avant que la dynastie des premiers Han vînt à s’éteindre en Chine (vers la naissance du Christ), leur domaine touchait déjà le Ki-pin au sud. Leur capitale était au nord de l’Oxus ; mais le territoire était divisé en cinq principautés chacune sous l’autorité d’un chef appelé « yabgou », titre que les Yue-tche avaient sans doute emprunté avec la fonction à leurs anciens voisins les Hiong-nou, chez qui on le trouve en usage dès le second siècle avant l’ère. Dans la partie sud de l’empire des Ta Yue-tche, le royaume de Ta Hia (Bactriane) était partagé entre cinq yabgou. Après un siècle de régime féodal, le yabgou de Kouei-chouang, le plus méridional de tous, établi sur le versant nord de l’Hindou-Kouch, attaqua et vainquit les quatre autres yabgou et se proclama roi. Il envahit le Nyansi (pays Parthe), et s’empara du territoire de Kao-fou, au sud de l’Hindou-Kouch ; il triompha du P’ou-ta (dans le nord de l’Arachosie ?) et du Ki-pin et posséda entièrement ces royaumes. Il avait plus de quatre-vingts ans quand il mourut. C’est encore aux sources chinoises que nous devons ces informations ; elles sont empruntées à l’histoire des Seconds Han (25-220) rédigée au ve siècle, mais proviennent d’un rapport officiel présenté à l’empereur Nganti vers 120-125. La dynastie fondée par le yabgou de Kouei-chouang, c’est-à-dire de Kushan, conserva le nom qui rappelait son origine : Kuṣaṇa dans l’Inde, Kouchān dans l’Orient iranien. Le fondateur est désigné en chinois sous le nom de K’ieou-tsieou-k’io ; mais nous retrouvons son nom authentique et complet : Kujula Kadphisês (Kozoulo Kadphisou ; Kozola Kadaphes, en grec ; Kujula Kasasa, Kugula Kaphsasa, Kujulakarakaphsasa en indien) sur une série de monnaies qui évoquent l’agonie et la mort du royaume grec de Bactriane. La catastrophe suprême se produisit sous le règne d’un roi nommé Hermaios. Hermaios avait frappé un grand nombre de monnaies, en argent et en bronze, du type rond et du type carré, sur le modèle ordinaire des Indo-Grecs, mais de facture assez grossière ; le buste royal à la face ; au revers Zeus sur un trône ; la légende en grec et en indien (basileôs sôtêros Ermaiou ; ou bien, par une anomalie encore inexpliquée, mais systématique : stêros su Ermaiou, — maharajasa tratarasą (mahatasa) Heramayasa). Certaines monnaies portent deux bustes conjugués avec le nom de la reine Kalliopê (Kaliyapaya) accolé à celui de Hermaios. Enfin des monnaies recueillies à plusieurs exemplaires à l’est du Pamir, dans la région de Khotan, frappées d’une image de cheval, portent en exergue une légende indienne, en écriture kharoṣṭhī, au nom de Hermaios ([hera] mayasa), et au revers des caractères chinois qui en indiquent le poids (2 onces, 4 tchou). Mais sur une autre série, Hermaios subit un voisinage inattendu : la face montre bien encore le buste de Hermaios et son nom en grec, mais au revers, autour d’un Héraklès, on lit : « Kujulakasa Kuṣaṇa le yabgou pieux » (kujulakasasa kuṣana yavugasa dhramaṭhitasa). Enfin Hermaios disparaît, remplacé sur la face par le buste du conquérant entouré d’une légende en caractères grecs : Kozoulo Kadphisou Korsna (?). Les pièces frappées au nom de Kujula Kara Kadphisês donnent au roi, dans la légende indienne, le titre consacré de « roi des rois » (maharayasa rayarayasa) accompagné d’un autre titre inconnu jusque là au protocole indien : « fils du Ciel » (devaputra). C’est le titre classique des Empereurs de la Chine, et qui reste dans l’Inde l’apanage des Kuṣaṇa. Le chef de tribu scythique qui a renversé un royaume grec et qui s’affuble de titres turcs et chinois se met vers la fin de sa carrière à l’école des Romains ; ses dernières monnaies copient les denarii (sanscrit dīnāra) des dernières années d’Auguste entre 4 av. et 2 apr. J.-C.).

Son fils, qui lui succède, adopte le module et l’étalon des Romains. Les Indo-Grecs n’avaient pas fait usage de l’or ; les très rares pièces d’or frappées à leur nom (Eukratidès, Ménandre) sont bien plutôt des médailles que des monnaies. Hima Kadphisês (le Yen-kao-tchen de l’histoire des Seconds Han) copie fidèlement l’aureus (de 8,035 grammes). L’abondance de l’or chez les Kuṣaṇa et l’imitation de l’aureus romain attestent le brusque développement et l’intensité des échanges entre l’Inde et le monde romain (surtout l’Égypte et la Syrie), au début de l’ère chrétienne. C’est à ce moment-là, on se le rappelle, que la Chine envoie un fonctionnaire, le po-che-ti-tseu King, en mission chez le roi des Kuṣaṇa (2 av. J.-C.) L’ambitieux Wang Mang, qui se prépare à usurper le titre impérial et qui a déjà concentré dans sa main tous les pouvoirs, cherche à s’assurer des concours en dehors et à flatter l’orgueil chinois en attirant des missions lointaines. Le prince héritier des Kuṣaṇa communique oralement à l’envoyé chinois le premier texte bouddhique qui parvienne en Chine. Si le prince est déjà acquis au bouddhisme, où son zèle doit balancer un jour la ferveur et la gloire d’Açoka, le roi Hima Kadphisês est exclusivement attaché au dieu Çiva, sous le vocable de Maheçvara (« grand seigneur »). Çiva seul figure sur ses monnaies, tantôt avec sa monture, le taureau Nandi, tantôt avec son trident (triçula). En exergue, la légende indienne, très développée, porte : « le grand roi, roi des rois, seigneur du monde entier, adorateur de Çiva (Maheçvara) Hima Kapti (?) sa » (maharajasa rajatirajasa sarvalogaīçvarasa mahiçvarasa hima kapti (?) çasa). La légende en langue et en lettres grecques est en voie de disparaître ; elle se réduit au nom et au titre royal (basileus [basileôn megas] Ooema Kadphisês). Encore une fois, l’Inde à peine conquise a conquis son conquérant. « Yen-kao-tchen anéantit (les chefs) du T’ien-tchou (Inde) et le plaça sous l’autorité d’un seul homme ». Les monnaies éclairent et complètent cette courte indication de l’Histoire des Seconds Han. Mais ni la littérature ni l’épigraphie de l’Inde n’ont encore rien ajouté à ces maigres informations sur un règne qui fut glorieux.

Le règne de Kaniṣka qui s’ouvre ensuite marque une des époques les plus brillantes de la civilisation indienne, la plus brillante peut-être. L’Inde classique naît dans cette période féconde ; qu’on étudie la poésie, le théâtre, la philosophie, les doctrines, les sciences, les arts, les recherches ramènent toujours à l’époque de Kaniṣka. Et, comme pour marquer d’une empreinte très indienne cette figure exceptionnelle, la date de Kaniṣka reste une énigme. On a tenté d’accrocher son avènement à tous les points de repère utilisables : l’ère Vikrama, en 57 av. J.-C. ; l’ère Çaka, en 78 apr. J.-C. ; on a proposé des combinaisons qui le portent au ier siècle avant l’ère chrétienne, au ier, au IIe, au IIIe après le Christ. Et cependant les documents abondent et de tout ordre. Nous avons des inscriptions qui se répartissent sur toute la durée de son règne et qui s’étendent sur tout le nord de l’Inde, des frontières nord-ouest jusqu’à Bénarès (Sarnath), d’innombrables monnaies, des textes sanscrits, chinois, tibétains, mongols, tout un cycle de contes. Nous avons même une statue, grandeur naturelle, qui porte son nom et ses titres (mahārājā rājādhirājā devaputra) gravés sur la pierre en caractères contemporains du roi ; elle a été exhumée aux environs de Mathurā, « Mathurā des dieux » comme l’appelle Ptolémée pour rendre en grec l’appellation de devaputra « fils du Ciel » et pour la distinguer ainsi de l’autre Mathurā, la « Modoura du roi Pandiôn » située à l’autre extrémité de la péninsule. Nous y retrouvons l’accoutrement à la turque, caractéristique des rois Kuṣaṇa, que les monnaies nous avaient rendu familier, la tunique, la longue lévite serrée à la taille par une ceinture et les grandes bottes de feutre montantes, mais, lacune trop symbolique, la tête manque. Et nous avons encore une autre image de ce prince, accompagnée d’une dédicace où figure son nom, sur un reliquaire exhumé en 1909 à Pechaver, œuvre curieuse de l’art gréco-bouddhique au Gandhāra : sur le couvercle un Bouddha, la tête ornée d’une auréole, assis sur le calice allongé d’un lotus, dont les pétales forment la surface du couvercle ; à sa droite et à sa gauche, deux divinités auréolées, debout, en adoration. Autour du rebord court une frise d’oies sauvages. La cassette du reliquaire montre, en repoussé, un Bouddha en méditation, des divinités soutenues par des guirlandes ondulées que des Amours soutiennent dans leurs bras enfantins ; enfin la figure de Kaniṣka debout, la tête couronnée du haut bonnet turc. Les ruines poudreuses où dormait ce reliquaire sont tout ce qui reste d’un immense sanctuaire bouddhique élevé par Kaniṣka et qui passa longtemps pour une des merveilles du monde oriental, si fécond en merveilles. L’édifice avait plus de 200 mètres de haut. En combinant les descriptions enthousiastes des voyageurs chinois, dont aucun pourtant ne put l’admirer intact dans ses lignes primitives, il semble que « sur le sol reposait un soubassement en pierre, formé de cinq assises, qui avait une circonférence de 300 à 400 pieds, et une hauteur de 150 pieds ; au-dessus de ce soubassement s’élevait le stūpa proprement dit, construction en bois à treize étages, d’une hauteur de 400 pieds ; enfin le tout était surmonté d’une colonne en fer haute de 88 pieds, portant 13, ou 15, ou 25 disques en cuivre doré » (Chavannes, Voyage de Song Yun). Le stūpa passait pour contenir dix boisseaux de reliques du Bouddha !

À consulter les monnaies de Kaniṣka, rien n’y laisserait deviner une ferveur si ardente pour le culte du Bouddha. Il est, à vrai dire, le premier qui ose frapper sur des pièces de monnaie des images du Maître ; le vieux préjugé qui avait longtemps interdit de représenter la personne du Bouddha autrement que par des symboles avait disparu, avec bien d’autres, sous l’action des Grecs et des Scythes. Et c’est une innovation singulièrement éloquente de voir la figure classique du Bouddha nimbé, revêtu de la robe du moine, le vase à aumônes à la main, et à l’entour, tracées en lettres grecques, les inscriptions Boddo, Sakamana Boudo, le « Bouddha Çākyamuni ». Mais le Bouddha partage cet honneur avec bien d’autres divinités, les unes grecques : Hêlios « le soleil » ; Salênê (sic) « la lune » ; Hêphaistos ; les autres, et les plus nombreuses, empruntées au panthéon de l’Avesta : Miiro « Mithra, le soleil », mao « la lune » ; orlagno « Verethraghna » (pehlevi Varahrān) ; athro, ātar, « le feu » ; arooaspo « Aurvaṭaçpa (le soleil) aux chevaux rapides ». On croirait plutôt qu’on assiste à la renaissance du Zoroastrisme, refoulé aux extrémités de l’empire iranien par le développement de l’hellénisme, et qui se ranime sous les derniers rois Arsacides pour triompher avec les Sassanides. L’impression se fortifie encore quand on voit Kaniṣka éliminer de ses monnaies le titre grec de basileôn qu’il avait conservé d’abord, pour lui substituer le titre correspondant en iranien, raonano rao « ṣăhān ṣāh », tracé en caractères grecs. Et le mouvement prend plus d’ampleur encore sous son successeur Huviṣka qui semble faire appel presque exclusivement aux divinités de l’Avesta, en nombre surprenant.

Si bienveillante qu’ait pu être l’attitude de Kaniṣka à l’égard des autres confessions, le bouddhisme lui doit une reconnaissance légitime. C’est lui qui a convoqué le dernier Concile sur le sol hindou, et c’est ce concile qui a préludé à l’immense travail de propagande qui allait faire du Bouddhisme la religion de toute l’Asie Centrale et Orientale. Le Concile se réunit au Cachemire, dans l’aimable vallée que ses hautes montagnes n’ont jamais empêchée de communiquer avec l’Afghanistan, le Turkestan et le Tibet. Sans doute la piété de Kaniṣka n’était pas étrangère, tout comme celle d’Açoka, à des raisons politiques : il fallait avoir pour soi ou contre soi le plus puissant des ordres religieux répandu dans l’Inde ; il fallait, pour le tenir en main, lui imposer une hiérarchie et une orthodoxie officielles, rempart nécessaire contre les prédicateurs de désordre ou de rébellion qui s’abritaient sous le masque à transformation du schisme. La sainte réunion, où siégeaient cinq cents moines parfaits (Arhat) procéda à la révision des textes sacrés : Entretiens (Sūtra), Discipline (Vinaya), Métaphysique (Abhidharma), dont l’ensemble formait les Trois Corbeilles ; puis elle rédigea sur chacune des trois sections un copieux commentaire. Le concile consacra la victoire de l’École des Sarvāstivādin, la plus modérée dans ses conceptions philosophiques, puisque — comme son nom l’indique (sarva « tout », asti « est ») — elle admet l’existence de toute chose, et se tient à distance de la négation universelle ou de l’idéalisme absolu : « ils prennent tout ce que renferment les écritures dans le sens le plus vulgaire ; ils croient à tout et ne discutent rien » (Cosma de Cörös, d’après les Tibétains). Les Sarvāstivādin avaient adopté pour langue sacrée le sanscrit, tandis que les écoles rivales restaient fidèles à des dialectes inférieurs, rapprochés des parlers populaires. Or le sanscrit était la langue sacrée de la culture brahmanique, de la littérature brahmanique, des écoles brahmaniques ; en s’y ralliant le bouddhisme acceptait l’héritage glorieux de ses devanciers et de ses rivaux ; il se constituait le représentant intégral du génie indien. Et, comme pour affirmer cette transformation, ou plutôt cette révolution, le Concile vit surgir des rangs du bouddhisme la personnalité la plus originale et la plus puissante peut être que l’Inde ait enfantée, un créateur en qui bouillonnent toutes les forces de création de cette époque unique, Açvaghoṣa. Jusque là, l’Inde n’avait qu’une littérature anonyme ou collective. Açvaghoṣa ouvre presque tous les genres avec des œuvres maîtresses : le théâtre, avec un drame où il prend pour héros le disciple bien-aimé, Çāriputra (Çāriputra-prakaraṇa) ; le poème épique, avec une Vie du Bouddha (Buddha-carita) et le roman attendri du Beau Nanda (Saundarananda) ; la polémique avec la Pointe de Diamant (Vajrasūcī) ; l’épître apostolique avec la Lettre à Kaniṣka ; le conte édifiant avec l’Ornement des Propos du Bouddha (Sūtrālaṃkāra) où il ne craint pas de reprendre, pour les remanier sous une forme littéraire, les discours, les apologues, les apophtegmes, tenus cependant pour intangibles et parfaits (subhāṣita) du Maître. Il met la musique au service de la Loi. « Ses accords faisaient aussitôt régner l’harmonie, le son modérait la douleur, redressait le courbé. Il proclamait les lois, la douleur, le vide, et que le moi n’existe pas… Le roi eut peur que tout son peuple, entendant cette musique, quittât ses foyers et que le territoire du royaume devînt vide » (Conte du cycle de Kaniṣka). Dans le dogme, il accomplit une révolution plus profonde encore ; dans son traité pour inspirer la foi dans le Grand Véhicule (Mahāyāna-çraddhotpāda), il proclama — comme Rousseau le fera plus tard — que la nature humaine est originellement bonne, que l’homme porte en lui de toute éternité le principe de son salut, que la Bodhi, la sainteté omnisciente réalisée dans le Bouddha, réside en puissance dans chaque créature. La doctrine de couvent, qui prêchait l’horreur de l’action et le retour au Néant, s’anime d’un souffle de vie abondante et d’activité féconde. Les missionnaires enthousiastes du dogme rajeuni peuvent s’élancer à l’œuvre de la conversion : Kaniṣka leur a ouvert les routes par l’épée ; il a vaincu les Parthes (Ngan-si) ; il a soumis tout le centre de l’Asie jusqu’au fleuve Jaune. Les princes de la Sérinde lui envoient leurs fils en otages ; il installe ces jeunes gens dans des couvents où ils sont choyés et aussi instruits dans le bouddhisme qu’ils iront propager à leur tour dans leur propre pays.

L’Inde n’est pas sans gagner aussi à cet échange ; les arbres fruitiers de l’Asie Centrale, le pêcher (cīnānī « la chinoise »), le poirier (cīnarājaputra « le prince de la Chine ») sont introduits dans l’Inde par les otages de Kaniṣka. D’autres apports passent aussi, moins concrets, mais plus importants. L’Iran transmet à l’Inde, sous les auspices de la Scythie, ses rêves messianiques, son paradis, son culte du soleil (Mitra) et de la lumière, sa fièvre de cosmogonie mystique. Et le bouddhisme en expansion voit surgir dans son sein le Messie Maitreya, le paradis de Sukhāvatī, les dieux de lumière : Amitābha, Avalokiteçvara, la Gnose (Prajñā). Une immense mythologie, d’immenses spéculations vont s’édifier sur les bases étroites de la foi ancienne. Gondopharès et Kaniṣka ont continué l’œuvre de Ménandre. Par eux l’Inde arrachée à son isolement orgueilleux est passée dans le bloc toujours croissant des civilisations humaines.