L’Inde civilisatrice/Chapitre II

Librairie d’Amérique et d’Orient (p. 32-59).

II

L’HISTOIRE. — NOMS ET FAITS MARQUANTS
JUSQU’À LA FIN DES MAURYA

Avant d’esquisser les grandes lignes de l’histoire de l’Inde, il est indispensable de rappeler que cette histoire, pour la période ancienne, jusqu’au triomphe des invasions musulmanes, est intégralement l’œuvre de la science occidentale. Les compilations qui portent le nom de Purāṇa « Antiquités », rédigées en vers, et révérées encore aujourd’hui comme des ouvrages dus à une inspiration divine, s’occupent essentiellement des origines du monde, des familles de dieux ou de héros ; elles ne laissent comme résidu à l’histoire positive que des listes de dynasties et de rois enfilées bout à bout, sans aucun souci de l’ordre réel de succession, et présentées, comme il convient au génie hindou, sous la forme de prophéties ; les menues parcelles du passé qui se trouvent conservées doivent se prêter aux déformations exigeantes d’une imagination impérieuse, et se projeter comme des anticipations de voyant. William Jones en 1784 sut découvrir dans le chaos des noms royaux un repère qui demeure encore la clef de voûte de la chronologie indienne : la dynastie Maurya, que l’addition des durées de règne portait vers l’an 2000 av. J.-C., débutait par un prince du nom de Candragupta. William Jones y reconnut par une sorte de divination le personnage désigné chez les historiens classiques des campagnes d’Alexandre sous le nom de Sandracottos, Andracottus, etc. Toutefois deux chroniques locales ont pu être conservées et tenues à jour, deux exceptions, aux extrémités du monde indien, la vallée du Cachemire et l’île de Ceylan, isolées l’une par la montagne, l’autre par la mer.

Il serait long, compliqué, et peut-être vain d’expliquer par quel invraisemblable travail de patience l’histoire ancienne de l’Inde se constitue peu à peu ; nulle part on ne rencontre de cas analogue. Des suites de siècles à ressusciter, sur une étendue de territoire immense, sans l’appui du moindre cadre d’ensemble ; une poussière impalpable de principautés féodales qui sortent un instant de l’ombre pour y rentrer aussitôt, comme ces corpuscules qu’on voit danser dans un rayon de soleil ; le hasard d’une trouvaille locale : inscriptions, monnaies, manuscrits, pousse brusquement au premier plan un groupe de princes ignorés la veille encore. Deux indications suffiront pour marquer sommairement la condition de nos recherches : des exemples de grammaire, tels que ceux de notre Lhomond, servent à échafauder des systèmes de chronologie ; un grand roi, dont le règne est un moment décisif dans le développement de la littérature, de la religion, de l’art, Kaniṣka, flotte encore au gré des combinaisons entre le ier siècle avant l’ère chrétienne et le iiie siècle après l’ère.

Dans cette pénurie de dates, l’histoire doit se réduire modestement à des formes rudimentaires. Sur d’autres domaines, elle peut s’affirmer comme une véritable science, en tendant à dégager sous des ensembles de faits de plus en plus complexes des rapports de plus en plus simples. Ici, elle ne peut mettre son ambition qu’à jalonner des séries en ordre de succession et à combler des lacunes.

L’histoire de l’Inde s’ouvre à l’époque où l’invasion aryenne occupe le Penjab avec une annexe sur la rive droite de l’Indus. L’unique monument de cette période est la collection des hymnes védiques ; c’est dans ces rhapsodies sacerdotales, destinées au rituel d’un culte fort compliqué, qu’il faut chercher quelques données positives trop rares et souvent trop énigmatiques pour autoriser des conclusions fermes. On voudrait donner à ces documents une date, même approximative. On a proposé avec une égale assurance des solutions qui sont toutes de fantaisie. Le problème est lié au problème de l’écriture, obscur lui aussi. Les premiers documents écrits en alphabet indien et en langue de l’Inde qui nous soient parvenus se placent plus bas qu’Alexandre, sous le petit-fils de ce Candragupta qui avait été le contemporain et l’hôte du Macédonien. On a tenté par tous les moyens de reporter beaucoup plus haut l’origine de l’écriture dans l’Inde, mais l’appareil d’érudition qui charge ces raisonnements n’arrive pas à masquer l’article de foi qui les inspire. Les témoignages des Grecs manquent de clarté sur cette question capitale ; il faut se résigner à une ignorance tout au moins temporaire. En tout cas, la rareté des documents écrits à l’époque ancienne semble prouver un usage restreint de l’écriture. La transmission orale d’une vaste littérature n’est pas complètement impossible ; mais les difficultés s’aggravent avec le nombre des siècles. En somme, on se trouve sur le terrain de l’Inde en face du problème que les poèmes d’Homère posent aux hellénistes. Dans les Védas comme chez Homère, on est en présence d’une langue qui, par sa grammaire et son vocabulaire, diffère profondément de la langue classique ; elle conserve un grand nombre de termes et de formes étrangers au reste de la littérature, mais que la grammaire comparative retrouve dispersés dans les provinces les plus variées du territoire indo-européen, témoins expressifs d’un temps où les ancêtres communs des Indo-Iraniens, des Grecs, des Latins, des Celtes, des Germains, des Slaves vivaient en étroit voisinage, sur le site encore incertain de quelque Babel. Mais conclure de l’archaïsme à l’antiquité est périlleux ; des corporations fermées ont pu aisément perpétuer en vue d’usages spéciaux un état suranné du langage. On affirme souvent que la naissance des deux grandes hérésies, Bouddhisme et Jainisme, suppose comme une nécessité l’existence des Védas ; elles supposent l’existence d’un culte et de croyances védiques rien de plus. Tirer des écritures bouddhiques ou jainas une preuve en faveur des textes védiques, c’est aggraver la faute en la redoublant ; à moins d’être un orthodoxe rigoureux, il est difficile d’accepter le canon bouddhique et le canon jaina comme la parole authentique des deux maîtres à qui leur église respective les impute.

On aimerait à savoir au moins par quelle route ces pionniers de l’émigration aryenne sont arrivés à la frontière Nord-Ouest de l’Inde. Il n’est guère douteux qu’ils s’étaient séparés depuis peu de temps de leurs frères iraniens. L’Avesta, dans ses éléments les plus anciens, est pour ainsi dire la jeunesse du Véda ; il est des stances qui se transposent pour ainsi dire d’elles-mêmes d’une langue dans l’autre. Le fond des légendes et du personnel divin est identique ; mais le renversement de rôle qui fait d’Ahura Mazda le dieu souverain de l’Avesta tandis que les Asura védiques sont les ennemis des dieux, et des Daeva avestéens une troupe de démons tandis que l’Inde laisse aux Deva le caractère divin dont témoigne leur nom (comparez lat. divus, deus ; grec theos) a suggéré dès le début des études l’hypothèse d’un antagonisme religieux qui aurait provoqué ou précipité la séparation des deux groupes. Les Aryens védiques, descendus des régions du nord de l’Hindou-Kouch, avaient suivi la route classique des vallées du Kabul-rud (véd. Kubhā) du Kuram (véd. Krumu), du Gomal (véd. Gomatī) pour déboucher sur l’Indus. Un éclair fugace traverse les ténèbres d’où ils émergent. En 1907, un savant allemand, qui fouillait le sol de Boghaz-Keui, en pleine Cappadoce, site de l’ancienne capitale des Hittites — dont un voyageur français, Chantre, avait reconnu et signalé l’importance — H. Winckler y exhumait un traité écrit en cunéiformes, passé entre le roi local et le prince de Mitani sur le Haut-Euphrate ; dans ce traité chacune des parties appelle à témoin ses divinités. Du côté de Mitani, les dieux invoqués sont « les dieux Mitra et Varuṇa, le dieu Indra, les dieux Nāsatya ». Mitra et Varuṇa en intime association, puis Indra : c’est le haut personnel de l’Olympe védique énoncé dans l’ordre régulier des préséances ; les Nāsatya, dioscures de ce panthéon, sont les assistants fidèles d’Indra. Et le monument se date avec une précision dont l’indianiste est jaloux, vers le milieu du xve siècle avant le Christ. Déjà une autre série de textes cunéiformes, de provenance officielle, la correspondance du pharaon Aménophis avec ses fonctionnaires et ses vassaux de l’Asie mineure, avait révélé, dans la même région du Haut-Euphrate, des noms de rois aux consonnances plus qu’aryennes, quasi — ou pseudo — sanscritisantes : Dusratta, Artasuwara… Il semble naturel d’admettre que nous surprenons dans une halte temporaire au cours de sa migration une de ces tribus qui devaient porter jusqu’à l’Inde le génie aryen. Mais le préjugé de l’antiquité védique est si fort qu’on a proposé de reconnaître dans ce campement aryen du Haut-Euphrate une tribu refoulée de l’Indus.

Cette longue discussion était nécessaire pour chasser dès l’abord des fantômes qui risquaient de troubler une grande partie du chemin que nous devons parcourir. Sans chercher à préciser davantage, nous dirons que, avant ou après l’an 1000 av. J.-C., les Aryens védiques entrèrent dans l’Inde par le Penjab, en conquérants, armés de l’arc et de la lance, forts surtout de leurs chars de guerre, l’artillerie lourde de ce temps, qui manquait à leurs adversaires. Ils trouvaient le sol occupé déjà par des hommes d’autre race, des « non-Aryens », des « Dasyu », les « Peaux-noires », les aborigènes et aussi les Dravidiens, amenés par une invasion antérieure, et qui, refoulés par la poussée aryenne vers le Sud de la péninsule, ont laissé dans le Bélouchistan un dialecte isolé, la brahmi, tout comme le bloc erratique raconte à lui seul le passage du glacier. Cultivateurs et pasteurs, ces Aryens s’organisaient en clans, en tribus, en villages (jana, cf. gr. genos, lat. gens ; viç, cf. lat. vicus, gr. oikos ; grāma) sous l’autorité d’un chef (rājan, cf. lat. rex) choisi par un procédé d’élection et contrôlé par une assemblée populaire (samit, analogue de formation au grec synagogâ). Le clan des Bharata semble être le plus puissant ; leur nom, recueilli et consacré par l’épopée du Mahā-Bhārata « la Grande Bharatide » a donné à l’Inde l’unique appellation nationale qu’elle ait elle-même élaborée : Bhārata-varṣa « le continent Bharatéen ». Le mot Inde que nous continuons à employer est, comme il arrive le plus souvent dans les appellations appliquées aux peuples continentaux par leurs voisins, l’extension d’un nom pris sur la frontière. Les Aryens avaient donné au grand fleuve qu’ils traversaient pour pénétrer dans leur nouveau territoire le nom de Sindhu « la rivière » par excellence. C’est ce nom dont nous nous servons encore pour désigner la partie inférieure de la vallée, la province du Sindh. Le mot Sindhu prononcé par une bouche iranienne devait par une fatalité naturelle d’articulation se transformer en Hindu. Les Grecs, qui durent à des informateurs iraniens leurs premiers renseignements sur le pays, recueillirent ce nom sous la forme iranienne, le grécisèrent sous la forme Indikê « pays d’Inde », et progressivement, avec le développement des connaissances, étendirent la même désignation à la contrée tout entière. Les Chinois procédèrent exactement de même ; un envoyé chinois, au cours d’une exploration audacieuse, pénétra dans les districts à l’Ouest du Pamir vers le milieu du iie siècle av. J.-C. Il y entendit parler d’un pays fortuné situé trop loin au Sud-Est pour qu’il pût l’atteindre, pays de bambous et d’éléphants qu’on désignait sous le nom de Chen-tou, autre notation du nom aryen de l’Indus, que deux siècles plus tard, Pline transcrit en latin par Sinthus (« L’Indus, que les gens du pays appellent Sinthus »).

Les couches successives de la littérature védique laissent deviner les étapes graduelles de la pénétration aryenne par l’étendue croissante de l’horizon géographique et politique. Le dos du pays entre l’Indus et le Gange, la région impériale de Delhi, est indissolublement liée au souvenir des Kuru : c’est le « champ des Kuru » (kurukṣetra), la Troade de l’épopée indienne. Kuru, c’est le nom qu’un Iranien de génie a rendu à jamais célèbre, le Cyrus de l’histoire classique et de l’histoire sainte. Là, sur les bords de deux rivières absorbées par les sables, le brahmanisme a placé sa terre sacro-sainte, le Brahmāvarta. La contrée qui l’entoure (Patiala, Alwar, Muttra), presque également vénérable, est « le pays des voyants », Brahmarṣideça. Enfin de l’Himalaya au Vindhya et d’une mer à l’autre, c’est le « territoire des Aryens », Āryāvarta.

Parvenue au Gange, la conquête aryenne semble avoir descendu rapidement le cours du fleuve jusqu’à l’origine du delta. Elle y a créé des royaumes déjà étendus, assez organisés ou assez cohérents pour que leurs noms aient survécu, comme nos noms de région en France, à d’innombrables bouleversements politiques : le Koçala, capitale Ayodhyā (Awadh-Oude en notation anglaise) ; le Videha, capitale Mithilā (le Tirhut actuel) ; l’état et la ville de Kāçī (nom sacré de Bénarès) ; le Magadha (Béhar) ; l’Anga (Bengale).

La création de l’empire perse, dans la seconde moitié du vie siècle, marque un des sommets de l’histoire humaine. Marathon et Salamine ont faussé nos perspectives. Nous avons pris parti pour la Grèce, épousé, exagéré ses justes rancunes : les Perses sont des vaincus et des barbares. Pourtant l’œuvre de Cyrus et de Darius domine encore notre monde qu’elle a façonné. Alexandre, Auguste, Charlemagne sont, sans le savoir, leurs élèves et leurs héritiers. Ils ont conçu et réalisé, les premiers sans doute, une vaste unité humaine organisée sous l’autorité d’un pouvoir central, au-dessus des divisions de races, de religions, de langues, sans tolérer aucune autorité qui ne fût émanée d’eux-mêmes et d’eux seuls ; plus de vassaux interposés ; rien que des fonctionnaires, choisis par le maître et à sa merci. Cyrus (558-530) porta son système jusqu’au seuil du monde indien, au pied sud de l’Hindou-Kouch, où il prit et détruisit Capissa (Kapiçā). Darius (522-486) poussa jusqu’aux rives de l’Indus, les soumit, les incorpora à son empire, en forma deux satrapies : Gandhara (pays de Caboul avec annexe sur la rive gauche de l’Indus), et Hindu (le Sindh, la basse vallée du fleuve). L’Inde était à peine effleurée, comme un siècle et demi plus tard au passage d’Alexandre. Les contre-coups n’en furent pas moins immenses et durables. Ce n’est point un hasard de synchronisme qui fait surgir presqu’à la fois Pythagore en Grèce, le Bouddha dans l’Inde, Confucius et Lao-tseu en Chine ; des réalités concrètes rythment la vie spirituelle. L’empire perse était le champion d’une doctrine religieuse aussi bien que d’une doctrine politique ; Zoroastre marche avec Darius. Un détail symbolise le nouveau monde qui s’inaugure. Darius confie à un Grec, Scylax de Caryanda, l’exploration du cours de l’Indus. Les richesses de l’Inde, son or et ses raretés, s’acheminent vers Persépolis, la Perse envoie à l’Inde ses scribes qui lui apprennent l’écriture, tout au moins les caractères araméens qui fournissent, à peine modifiés, un alphabet pour plus de cinq siècles aux pays de l’Indus (l’alphabet que nous appelons, par application hypothétique d’un terme sanscrit, kharoṣṭhī). Elle lui donne des modèles d’administration, des modèles de formulaire, des modèles d’architecture. D’autre part, les notions réelles et précises sur l’Inde se propagent si rapidement à travers l’empire achéménide que du vivant de Darius un Grec de la côte égéenne, le logographe Hellanicos de Milet (549-486), enregistre dans son ouvrage (perdu, mais connu par des citations) une liste de peuplades indiennes. Les contingents indiens embrigadés dans l’armée de Xerxès (Gandariens, Dadikes, Paktyes, Indiens) passèrent sans doute trop vite pour provoquer des échanges. Avant la fin du ve siècle, vers 420, Hérodote est assez informé pour écrire une admirable notice sur l’Inde où se retrouvent intégralement la solidité, la sûreté, la sagacité du Marco Polo d’Halicarnasse. Il signale la variété des populations, les unes nomades, les autres sédentaires, la multiplicité des idiomes, la richesse du pays, attestée par un tribut annuel de 360 talents d’or payé au trésor de Darius. Trente ou quarante ans après lui, un autre Grec d’Asie Mineure, Ctésias de Cnide, médecin de la cour perse sous Artaxerxès Mnemon (le vainqueur de Cunaxa) est en état de composer un livre sur l’Inde, les Indika. L’ouvrage est perdu, mais les nombreuses citations conservées et le résumé donné par le patriarche byzantin Photius trahissent surtout le goût du merveilleux et de l’extraordinaire. Il est en littérature la première victime ou le premier artisan du mirage indien. Mais s’il rapporte des fables, il ne les a pas inventées ; elles portent le cachet d’origine indienne. De Darius à Artaxerxès Mnemon, « India capta ferum victorem cepit » ; la cour de Perse a subi le prestige magique de l’imagination indienne.

Dans ce court intervalle, entre Cyrus et Cyrus le jeune (l’un le héros, l’autre le patron de l’Athénien Xénophon), l’Inde venait de passer par une crise de croissance grandiose. Elle avait enfanté deux saints, deux futurs dieux : le Bouddha et le Jina. Elle avait fondé de grands états, précurseurs de prochains empires. La chronologie flotte, mais elle entre déjà dans l’approximation, en voie de se consolider. La tradition de l’église Jaina fixe le Nirvāṇa de son fondateur à l’an 527. La tradition de l’église de Ceylan place le Nirvāṇa du Bouddha en 543. On peut tenter des corrections, substituer au dernier chiffre 477, 412, 370. L’attitude provisoire la plus commode et la plus prudente est de s’en tenir aux traditions tant qu’on n’a rien de sûr à leur préférer. Le centre historique est passé dans la vallée du Gange. La vie du Bouddha commence et s’achève sur la frange de l’Himalaya, juste au nord de Bénarès ; son contemporain et son rival, le Jina, naît et meurt aux environs de Patna, au nord du fleuve. Leurs carrières se poursuivent sur un domaine identique ; leurs biographies se contrôlent. Le cadre assez étroit où elles se déroulent, entre Bénarès et Patna sur le Gange, l’Himalaya au nord, Gaya et Rajgir au sud, reflète sans doute en réduction l’état politique de l’Inde aryenne au temps de la prépondérance perse. Des royaumes, le Magadha, le Kosala, l’Anga, avec des capitales prospères qui rivalisent de luxe et d’attractions ; une sorte de Venise, Vaiçālī (Besarh, n. de Patna, sur le Gandak), ville de gros marchands et d’aristocratie hautaine, gouvernée par des magistrats annuels à la façon de consuls, administrée par un sénat oligarchique ; à l’écart des grandes voies de circulation, de petites républiques villageoises groupées en confédération pour la défense de leur sol et de leurs intérêts. C’est à peu près le tableau tel que le tracent les écrivains classiques, des contrées visitées par Alexandre vers la fin du ive siècle. Mais ici, dès la fin du vie siècle, ce système tombe en ruines et disparaît. Le cas du Magadha est typique : la première capitale, Rājagṛha « la maison du roi » est construite dans l’intérieur d’un cirque de montagnes ; on n’y accède que par des passes étroites, propices à la défense. Mais, vers la fin de la vie du Bouddha, un nouveau roi, maître du trône par le procédé très oriental du parricide, transporte sa capitale en dehors des montagnes, à découvert, dans la plaine ; il installe au bord du Gange, pour commander le double confluent du Son venu du sud, du Gandak venu du nord, un fort autour duquel va s’élever une ville nouvelle, appelée à être bientôt et pour longtemps la métropole de l’Inde, Pāṭaliputra, la Palibothra des Grecs. Il est maître du pays d’Anga, en aval, soumis par son père ; il a lui-même soumis la république de Vaiçālī, au nord du Gange. Sous ses successeurs, les Nanda, dont la richesse est restée proverbiale, le Magadha continue à étendre son hégémonie.

L’an 326 inaugure une nouvelle crise dans le développement de l’Inde. La Grèce a remplacé la Perse ; héritier de l’empire achéménide par l’écrasement de Darius Codoman, Alexandre vient revendiquer les deux satrapies indiennes subjuguées jadis par le premier Darius. Pour s’ouvrir la route et couvrir ses communications il a dû s’imposer une suite de rudes campagnes à travers l’Arie (Hérat), la Drangiane (Seistan), l’Arachosie (Kandahar), les Paropanisades (Caboul), la Bactriane, la Sogdiane et le massif montagneux qui borde l’Indus sur sa rive droite. L’Inde, au moins le Penjab, était loin d’ignorer les progrès du conquérant ; en Bactriane un contingent indien au service du satrape Bassus s’est rallié à Alexandre ; c’est à leur chef, Sisikottos, que le Macédonien avait confié le commandement du fameux rocher d’Aornos, si durement gagné. Le roi de Takṣaçilā avait traversé l’Indus dès 326 pour aller à Nikaia, sur la route de Caboul, offrir sa soumission à Alexandre ; il était mort peu après. Le nouveau roi accueillit les Grecs en ami ; c’est le fameux Taxile que l’histoire et la légende d’Alexandre ont immortalisé sous le nom de la ville où il régnait. Moment capital de l’histoire qui évoque en parallèle l’expédition française d’Égypte. Un autre Bonaparte, qui est un élève d’Aristote, entouré d’une légion de Klébers et de Monges, et qui compte parmi ses généraux les futurs rois de trois continents, mène le génie grec, fait de tout le passé méditerranéen, à la découverte et au contact du génie hindou, avant-garde de tout l’Extrême-Orient. La ville de Takṣaçilā était digne d’encadrer cette grande scène. Bâtie aux confins du monde iranien, sentinelle avancée de ce qui était déjà la civilisation hindoue, entrepôt des caravanes venues du Gange ou de l’Euphrate, c’était aussi une ville d’université où la jeunesse venait de tout le pays aryen se former aux arts libéraux. Les Grecs qui avaient vu s’étaler tant de fois la pompe et le luxe asiatiques, n’en furent pas moins éblouis par le cortège du roi Taxile. Ils furent plus surpris encore, eux qui connaissaient Diogène, de rencontrer sur les places de la ville les Sages Nus (Gymnosophistes) qui enseignaient devant ces conquistadores venus de si loin pour l’amour du butin, le sublime bonheur de l’inertie et de l’indifférence transcendantes. La rencontre pourtant se fit sans choc ; même des amitiés se nouèrent. Un des sages, que les soldats avaient baptisés du nom familier de « Père Bonjour » Calanos (en langue indienne kallāṇa, sanscrit kalyāṇa, formule ordinaire de salutation) s’attacha à l’expédition, l’accompagna en dehors de l’Inde, et, fatigué, vieilli, monta volontairement sur le bûcher à Suse, en présence de l’armée rangée en ordre solennel pour assister à ce spectacle inouï.

Je ne me laisserai pas aller à la tentation de suivre dans le détail un sujet trop attrayant. Les campagnes d’Alexandre sont l’unique période de l’Inde ancienne où nous tenons une série de faits continus, notés avec précision, établis sur un ensemble de témoignages, choisis par des intelligences d’élite ouvertes à tous les problèmes de la connaissance, de la pensée et de l’action. Ce lumineux génie de la Grèce, introduit pour un instant — qu’est-ce que deux années dans le total de trois millénaires ? — dans le chaos de l’Inde antique, en dégage un kosmos, un monde organisé, mieux encore, harmonieux. L’image de l’Inde du Nord-Ouest, entrevue dans cette fulguration d’éclair, montre en gros les mêmes lignes que la tradition bouddhique et jaina suggérait pour l’Inde gangétique : un pêle-mêle de royaumes rivaux et de républiques confédérées. Porus, le plus noble des adversaires d’Alexandre, et qui doit à sa défaite même une gloire légitime, disposait de 50 000 hommes, armés du sabre et du bouclier de cuir, de 300 chariots à quatre chevaux, montés par six combattants, de 200 éléphants de guerre et de 4 000 cavaliers portant la lance ; non point une cohue de hasard, mais une force disciplinée, entraînée à la tactique et à la stratégie. Plutarque reconnaît que leur résistance « émoussa » la bravoure des soldats macédoniens. À l’Ouest de Porus, Sophytes règne sur un état florissant, dans la région du Salt Range ; au nord Abisarès règne sur les montagnes qui bordent le sud du Cachemire. Les vallées secondaires des affluents par où Alexandre s’ouvre si difficilement le chemin du retour à l’Indus, sont occupées au contraire par des tribus indépendantes, groupées en confédérations permanentes comme les Oxydraques et les Malles (sanscrit Kṣudraka-Mālava) ou accidentelles, comme les Agalasses, les Kathéens, les Sibes. Dans la basse vallée de l’Indus, entre Multan et le delta, le régime est monarchique (Oxykanos, Mousikanos) soutenu, semble-t-il, par le fanatisme des brahmanes. La guerre, de chevaleresque qu’elle avait été d’abord, devient de plus en plus farouche et violente. Avant de quitter l’Indus où il avait fondé des villes, Bucéphale en souvenir de son fameux coursier, Nikaia en souvenir de la victoire sur Porus, Alexandre complète son œuvre par un port aux bouches de l’Indus, Pattala. Le Grec sait la valeur économique et politique de la mer ; il parachève l’empire de Darius qu’il a relevé en soudant l’Indus à l’Euphrate par une chaîne de vaisseaux. Néarque réussit à conduire sa flottille jusqu’au fond du Golfe Persique.

L’édifice improvisé par les armes d’Alexandre s’écroule derrière lui. Il avait repris la route de la Perse, par les sables brûlants de la Gédrosie, en octobre 325. Avant d’atteindre Suse, il apprend que le satrape (nous dirions : le résident général) du Penjab, Philippe, a été assassiné par ses propres mercenaires. Alexandre meurt à Babylone en juin 323. De ses généraux devenus rois, aucun n’ose revendiquer l’Inde. En 317, Eudème, qu’Alexandre avait chargé d’une sorte d’intérim au Penjab, ramène ses garnisons en Susiane. En apparence, rien ne subsiste plus d’une épopée de deux ans. En réalité, c’est une Inde nouvelle qui va surgir de ces décombres.

Les époques troublées, en rompant les cadres de la société régulière, laissent un jeu plus libre aux fortes personnalités. Le premier créateur du premier empire indien, Candragupta le Maurya, est un homme encore tout jeune, ou plutôt un jeune homme d’environ vingt-cinq ans, de naissance obscure, peut-être un bâtard de famille princière ; originaire des pays du Gange, il a dû fuir pour se dérober à une sentence de mort. Hanté de rêves ambitieux, Alexandre l’attire, il se rend au camp macédonien, approche le conquérant, essaie de l’entraîner dans l’Inde orientale, contre les Prasiens (Prācya « Orientaux », de la basse vallée du Gange), qu’il sait faciles à réduire, malgré les 200 000 fantassins, les 80 000 cavaliers, les 8 000 chariots et les 6 000 éléphants dont s’enorgueillit leur fastueux monarque. Alexandre est prêt à l’écouter, à le suivre, mais l’armée épuisée par ses victoires et par le climat refuse de traverser l’avant-dernier des cinq cours d’eau du Penjab, l’Hyphase (Vipāç, le Bias). Candragupta, confiant, attend son heure. Il a rencontré un brahmane de sa trempe, rompu aux traditions de l’art politique, maître d’intrigue et de complots, aussi brave qu’insinuant, aussi violent que souple, Cāṇakya, en qui l’Inde admire son Machiavel et son Richelieu. Le conte et le théâtre indiens ont immortalisé ce couple. Seule, comme toujours, l’histoire se tait. Les bandes que le départ d’Alexandre a laissées sans emploi, auxiliaires ou adversaires (un peu au hasard) du Macédonien, instruits et disciplinés par deux années de guerre savante, où le génie et la valeur ont ruiné l’antique foi dans la force du nombre, aspirent au chef qui les prendra en main. Candragupta s’offre, il est acclamé. En 317, le dernier soldat grec avait évacué le Penjab. Douze ans après, en 305 quand Seleucus, maître de Babylone et de la Syrie, arrive sur l’Indus pour recommencer Alexandre, il trouve devant lui, au lieu des Taxile et des Porus, et des peuplades sans cohésion, un immense empire qui commande les deux deltas et va d’une mer à l’autre. Candragupta dispose de 600 000 fantassins, de 30 000 cavaliers, de 9 000 éléphants. Seleucus n’insista pas ; il consentit aux sacrifices nécessaires, rendit au Maurya les territoires en deçà de l’Indus qu’Alexandre avait détachés des satrapies indiennes de Darius et conclut avec lui une alliance matrimoniale qui sans doute introduisit une princesse grecque dans le harem du Maurya. L’Inde débordait à l’Ouest sur l’Iran, passait au rang des grandes puissances du monde, poussait des avant-gardes au contact de l’Asie hellénisée. On recherche ses faveurs. La Syrie a un ambassadeur permanent en résidence à Pāṭaliputra, promue capitale de l’empire Maurya : d’abord Mégasthène, puis, sous le fils de Candragupta, Daimachus. L’Égypte alors entre en lice ; Ptolémée Philadelphe envoie Dionysius. Le petit-fils de Candragupta, Açoka, connaît les noms des souverains grecs jusqu’à l’Épire, sur la lisière de la zone d’influence romaine.

La fortune de Mégasthène est prodigieuse. Employé sous les ordres d’un satrape sans gloire, Sibyrtius, dans la province d’Arachosie (Kandahar) que Seleucus avait dû abandonner, porté par ses mérites ou par le hasard plus puissant à un poste diplomatique de création nouvelle, au fond d’une contrée encore presqu’inconnue, il sut voir, observer, comprendre, noter ; ses rapports, qui couraient chance de moisir, dédaignés, dans les archives de la chancellerie séleucide, ont durant quinze cent ans et davantage fourni à l’Occident le stock essentiel de ses connaissances sur l’Inde. Son ouvrage, les Indika, est perdu ; mais on le trouve partout, cité ou copié, chez Strabon, chez Pline, chez Arrien et tant d’autres encore. Et c’est justice. Cinq cents années de relations suivies entre l’Inde et l’Occident ne lui ont donné ni rival, ni successeur. Et ses fragments, tout mutilés qu’ils sont, redisent la grandeur, la prospérité, la sage ordonnance de l’Inde qu’il a connue. Sa géographie couvre toute l’Inde, avec Ceylan, provinces, nations, rivières, montagnes, aspects curieux de la terre ou du ciel, il recueille tout, — et trait plus surprenant encore dans cet étrange pays — il trouve des informateurs capables de l’instruire. Il a voulu, dans cette terre de rêve, connaître l’histoire, — les brahmanes complaisants n’ont guère pu que lui conter leurs fables. Mais dès qu’il s’agit des faits à sa portée, quelle étonnante précision ! La ville impériale, Pāṭaliputra, revit sous nos yeux, dans une enceinte de fortes palissades, percée de soixante-quatre portes, couronnée de cinq cent soixante dix tours, défendue par un fossé inondé et par les débordements périodiques de trois grands cours d’eau. À la manière des villes orientales, groupement de villages avec des cultures, des parcs, des jardins, elle couvre une vaste étendue : plus de 16 kilomètres en longueur, près de 3 en largeur. Le palais royal, bâti sur le modèle des Achéménides, rivalisait avec eux de richesses ; des fouilles récentes ont découvert, sous les lits épais d’alluvions déposés par les variations capricieuses des eaux, une salle de cent colonnes qui semble copiée sur Persépolis. Les innombrables services de la cour, le personnel invraisemblable de domestiques, que la dignité du rang entraîne en Orient, l’armée enfin — car, fixe ou nomade, le palais royal est toujours un camp — ne pouvaient manquer d’attirer une population immense. L’administration en était distribuée entre six commissions, chacune de cinq membres. (chiffre consacré, et qu’atteste encore le terme de panchāyat, proprement « cinquaine », de pañca = grec pente, latin quinque, « cinq », dont on se sert couramment pour désigner un comité, conseil de village, conseil de caste, etc.) ; l’une réglait les salaires et le travail ; une autre, chargée des étrangers, veillait sur leurs logements, leurs intérêts, leur conduite ; une autre, de l’état civil, enregistrait les naissances et les morts ; la quatrième, celle des prix normaux, tarifait les marchandises et les estampillait ; la cinquième contrôlait la vente des articles manufacturés ; la dernière percevait les taxes. Enfin le Conseil municipal, dans son ensemble, exerçait la police des marchés, des temples, et de tous les lieux publics.

Candragupta sans doute avait dû respecter les habitudes d’autonomie locale que vingt-trois siècles, pourtant agités, n’ont pas modifiées. Mais l’armée, instrument de base de son pouvoir, était concentrée sous sa main ; il avait créé un ministère de la guerre, divisé lui aussi en six sections de cinq membres : la flotte ; les quatre armes : infanterie, cavalerie, chars, éléphants ; enfin les services auxiliaires.

Le pouvoir royal était représenté dans les provinces par des sortes de vice-rois, choisis généralement, semble-t-il, dans la famille royale ; le nom du gouverneur ou résident, rāṣṭriya, signifie aussi le beau-frère du roi. La polygamie laissait le choix large. Un rāṣṭriya de Candragupta (du nom de Puṣyagupta), chargé du gouvernement du Kathiawar, la presqu’île à mi-chemin entre Bombay et Karachi, avait attaché son nom à un grand réservoir destiné à l’irrigation des campagnes voisines, témoignage à la fois de l’esprit d’entreprise et du soin porté aux travaux publics sous l’inspiration du grand Maurya.

La population était répartie en sept classes : 1o les Sages Nus (Gymnosophistes, sophistes), intermédiaires nécessaires entre l’homme et la divinité, astrologues et devins officiels, — on reconnaît les brahmanes et les ascètes de toute marque ; 2o les cultivateurs, fermiers du roi qui est propriétaire de tout le sol, c’est la classe la plus nombreuse ; 3o les pâtres, bergers et bouviers ; 4o les artisans et marchands ; 5o les soldats qui ne sont inférieurs en nombre qu’aux cultivateurs ; 6o les fonctionnaires de la police ; 7o les hauts fonctionnaires, exactement les mandarins (car ce mot qui nous évoque la Chine est un titre sanscrit, mantrin « le conseiller royal »). Cette répartition, remarquable de justesse, était sans doute d’ordre administratif et pratique ; elle ne coïncide pas avec les cadres brahmaniques qui réglementent une société idéale. On reconnaît cependant les quatre castes théoriques du brahmanisme : brahmanes, kṣatriya, vaiçya, çūdra, dans les sophistes, les soldats, les artisans, les cultivateurs avec les pâtres.

Une grande artère, de l’Indus à Pāṭaliputra, traversait l’empire, moyen de sécurité militaire, de police intérieure et d’échanges commerciaux. Des piliers, dressés à chaque demi-lieue, portaient des indications de distance comme nos bornes kilométriques.

Candragupta règne vingt-quatre ans ; la légende des Jainas, isolée, veut qu’il ait abdiqué et fini en ascète. On aime à imaginer cette fin de vie pour cet autre Charles-Quint. Après un long effort d’activité réaliste, si peu conforme au goût dominant de l’Inde, elle symbolise la fatalité d’inertie mystique qui pèse sur la race. Elle annonce aussi, dans une sorte de préfiguration, le petit-fils à qui sa piété devait valoir une gloire durable, que les conquêtes de l’aïeul n’avaient pas réussi à lui assurer.

Bindusāra, le fils de Candragupta et son successeur, s’éclipse dans la splendeur des deux règnes qui l’entourent. Açoka (ou plus exactement Açokavardhana) monte sur le trône impérial vers 270 ; vice-roi du vivant de son père à Takṣaçilā, peut-être aussi à Ujjayinī, il s’était initié au gouvernement des vastes domaines dont il héritait. Il aspira d’abord à les étendre : vers 260, il envoie une expédition contre le Kalinga, au sud du Bengale, le long du golfe entre le Mahanadi et la Godavari. Le Kalinga était un état puissant ; d’après Mégasthène, il disposait de 60 000 fantassins, de 1 000 cavaliers, de 700 éléphants de guerre. C’était aussi le pays des marins aventureux ; leur nom, sous la forme de Kling, est encore en usage dans toute l’Insulinde pour désigner les Indiens de toute origine. La campagne semble avoir été furieuse, nous savons par le vainqueur lui-même que 150 000 personnes furent emmenées en captivité, 100 000 hommes furent tués ; la famine, la peste, déchaînées à la suite de la guerre, firent encore plus de victimes. Ces effroyables misères, qui sont le prix ordinaire des grandes victoires, provoquèrent chez Açoka une crise de conscience qui le transforma. Un sentiment, trop souvent étranger aux auteurs responsables de ces catastrophes, l’envahit, il connut le remords. Il ne se contenta pas de s’avouer à lui-même sa faute, il voulut la proclamer, l’étaler, non pas par ostentation suspecte de vertu, mais pour propager les hautes leçons d’humanité que sa faute lui avait apprises. Ce monarque au pouvoir absolu, dont l’empire s’étendant des frontières de la Perse aux bouches du Gange, du Cachemire jusqu’au Mysore, qui traitait d’égal à égal avec les Séleucides et les Ptolémées, transfigura le type banal du manieur d’hommes couronné. L’âme douce et tendre de l’Inde passa tout entière en lui, elle en fit plus qu’un roi, plus qu’un homme, un héros, un symbole, un exemple. L’ingéniosité de l’imitation (philotechnia) que Néarque avait signalée comme un des traits frappants de l’Hindou, s’élève avec Açoka jusqu’au sublime. Darius, fils d’Hystaspe, avait daigné s’adresser à ses sujets (« Ainsi parle Darius, fils d’Hystaspe ») pour leur raconter, par des inscriptions gravées sur la roche, ses campagnes, ses victoires, ses vengeances ; il consolidait du même coup son pouvoir et sa gloire. Açoka, élevé sous l’influence iranienne dans un palais inspiré des Achéménides, emprunte à Darius son procédé, jusqu’à son formulaire, pour publier ce qu’il appelle « la victoire de la loi ». Pour se faire mieux entendre, il dédaigne la langue savante, le sanscrit, réservé aux écoles brahmaniques, il s’adapte au parler de chaque région ; en Gandhāra, il se rapproche du dialecte gandharien, comme il se rapproche en Kalinga du dialecte kalinga. L’Inde a deux systèmes d’écritures, l’un issu de l’alphabet araméen, est en usage dans les anciennes satrapies de Darius ; l’autre, aussi d’origine sémitique, mais transformé jusqu’au point d’avoir, comme le grec et le latin, pris la direction de gauche à droite. Açoka, selon les lieux, emploie l’une ou l’autre écriture. L’épigraphie indienne s’ouvre avec ces monuments vénérables qui brusquement illuminent l’histoire, la religion, la linguistique. Açoka, avec une sorte de familiarité paternelle, tient ses sujets au courant de ses progrès personnels, de ses réformes, de ses institutions : « On tuait jadis pour la cuisine royale des milliers d’animaux par jour ; à présent, au moment où cette proclamation est écrite, on n’en tue plus que trois par jour : deux paons et une antilope. Désormais on n’en tuera plus du tout » (Édit I). C’est avec la même simplicité qu’il annonce la distribution de remèdes dans tout l’empire, et jusque dans la Syrie grecque, ou la création de fonctionnaires chargés de veiller à l’Ordre légal, ou de rapporter directement au souverain les affaires d’ordre moral et religieux. Écoutons seulement ces nobles paroles où Açoka met à la portée de tous, dans une langue simple et forte, ses remords et son nouvel idéal (Édit XIII) : « Sa Majesté l’Empereur a dans la neuvième année de son règne conquis le Kalinga, 150 000 personnes ont été emmenées en captivité, 100 000 ont été tuées, et le nombre de ceux qui ont péri est que de fois plus grand ! Depuis la conquête du Kalinga, Sa Majesté a mis son zèle à protéger l’Ordre légal, s’est consacré à l’Ordre légal, et en a proclamé les règles. Si grand est le remords que Sa Majesté ressent pour la conquête du Kalinga ! car, pour soumettre un territoire qui n’avait pas encore été soumis, il a fallu tuer, massacrer, emmener en captivité ; tout cela a été vivement et douloureusement ressenti par Sa Majesté. Mais voici qui donne encore plus de regret à Sa Majesté : c’est que dans pareil territoire il habite des brahmanes et des sramanes, des gens de toutes sectes, des maîtres de maison qui tous pratiquent l’obéissance à l’autorité sainte, l’obéissance aux parents, l’obéissance aux maîtres de savoir, la bonne conduite à l’égard des amis, des relations, des camarades, de la famille, des esclaves, des serviteurs. Et là ces gens sont exposés à la violence, au meurtre, à la séparation d’avec les êtres aimés. Même ceux qui grâce à une protection conservent ceux qui leur sont chers, ils voient la ruine tomber sur leurs amis, leurs relations, leurs camarades, leur famille, et ils ont subir un tort, même sans être atteints en personne. Toutes les misères de ce genre sont douloureusement ressenties par Sa Majesté. Car il n’y a pas de pays où n’existent des communautés telles que les brahmanes et les sramanes ; il n’existe nulle part de pays où les gens ne soient attachés à une secte ou à l’autre. N’y eût-il qu’un centième, qu’un millième même du nombre des tués, des prisonniers amenés en captivité, des victimes du Kalinga, c’est encore un sujet de profond regret pour Sa Majesté. Même si quelqu’un lui fait tort, Sa Majesté juge qu’il faut le supporter avec patience, jusqu’aux limites du tolérable. Même les tribus des jungles, qui sont à l’intérieur de son domaine, Sa Majesté les a en compassion et cherche à les convertir, car la puissance de Sa Majesté est basée sur le repentir. Qu’ils sachent ceci : Évitez le mal pour éviter votre perte, car Sa Majesté veut la sécurité pour tout ce qui respire, le respect de la vie, la paix, la douceur. Et c’est là ce que Sa Majesté considère comme la conquête par excellence, la conquête de l’Ordre. Sa Majesté y travaille et dans son empire propre, et dans les pays voisins jusqu’à six cents lieues, oui, chez Antiochus le roi grec (Yavana) et au-delà de cet Antiochus chez les quatre rois Ptolémée, Antigone, Magas (de Cyrène), Alexandre (d’Épire) et au sud chez les Coḍa, les Pāṇḍya, jusqu’à Taprobane (Tambapanni)… (suit une liste de peuplades) partout on se conforme à l’Ordre légal de Sa Majesté. Même dans ces régions où ne pénètrent pas les envoyés de Sa Majesté, les hommes pratiquent et pratiqueront l’Ordre légal en entendant les pieuses instructions de Sa Majesté publiées en accord avec l’Ordre légal. Et la conquête ainsi réalisée, la conquête partout réalisée donne un sentiment de joie. La joie est dans les conquêtes de l’Ordre légal. Mais à vrai dire la joie est chose secondaire. Sa Majesté n’attache d’importance qu’aux fruits à recueillir dans une autre vie. C’est pour cela que cet écrit d’Ordre légal a été gravé, afin que mes fils et mes petits-fils, tant qu’il y en aura, ne croient pas qu’ils doivent faire quelque conquête nouvelle, et afin que, même dans le cas d’une conquête par les armes, ils prennent leur plaisir à la patience et à la douceur, et qu’ils regardent comme la seule conquête la conquête de l’Ordre légal, laquelle vaut pour ce monde et pour l’autre ; qu’ils mettent tout leur plaisir dans le plaisir de l’Ordre légal, qui vaut pour ce monde et pour l’autre. »

Le nom du roi n’est pas prononcé une seule fois au cours de ce long édit ; il ne l’est pas davantage dans toute la série de ses proclamations. L’effacement volontaire de la personne ne saurait aller plus loin ; il a fallu la science européenne, non seulement pour déchiffrer les écritures depuis longtemps oubliées, mais pour lever le masque derrière lequel s’était délibérément dissimulé un empereur. Rien non plus ne trahit une préférence religieuse ; ici comme partout Açoka s’occupe avec un soin égal de toutes les confessions. Et pourtant c’est au bouddhisme que le roi s’était personnellement attaché. La communauté fondée par le Bouddha deux ou trois siècles plus tôt était restée une confrérie de moines errants, réunis seulement à la saison des pluies, entretenus par la piété charitable de patrons laïques (upāsaka) ; les Grecs d’Alexandre, s’ils en avaient rencontré au Penjab, n’avaient pas su les distinguer ; Mégasthène paraît les avoir ignorés à Pāṭaliputra même. Après le Bouddha, c’est Açoka qui a le plus fortement agi sur le bouddhisme, il lui a donné une place officielle dans l’État. Il se contente pendant deux ans et demi d’être classé au rang des bienfaiteurs laïques, astreints à des règles assez lâches ; mais quand il publia ses édits, il était déjà entré dans la confrérie. Il avait pris comme directeur spirituel un saint homme de Mathurā, Upagupta, de naissance modeste, le fils d’un parfumeur, qu’on n’en révérait pas moins comme un Bouddha sans les marques merveilleuses. Sous la conduite d’Upagupta, Açoka visita en pélerin les lieux sacrés, dressant à chacune de ses stations un pilier de commémoration ; c’est grâce à lui que nous avons appris, en 1897, par le hasard d’une excavation, le site où le Saint des Saints, le Bouddha était né. La légende lui fait honneur de 84 000 monuments élevés à la gloire du Maître. On en montrait partout encore quand le moine chinois Hiuan-Tsang voyageait dans l’Inde au viie siècle. Et les recherches modernes ne cessent pas, pour ainsi dire, d’en dégager des restes. Le grand art de l’Inde débute, lui aussi, avec ce prince incomparable.

Les intérêts politiques d’Açoka trouvaient légitimement leur compte à son zèle pieux. En s’enrôlant dans la communauté, il avait mis à son service une force disciplinée dont il savait se servir en la servant. Un concile réuni dans la capitale mit de l’ordre dans l’église, discuta et condamna les hérésies, et proscrivit toute la tradition de règles ou de récits qui ne s’accordait pas avec l’idéal tenu pour authentique. Des missions allèrent porter au loin la « bonne parole « (subhāṣita) du Bouddha, une mission partit chez les Grecs ; fait plus étrange encore un Grec, Dhammarakkhita le Yona (Dharmarakṣita Yavana) figure parmi les missionnaires, il fut chargé des pays de la frontière occidentale (Aparānta). Un frère ou un fils d’Açoka passa la mer pour convertir l’île de Ceylan.

La légende ne pouvait épargner un homme si près du surhumain ; elle a brodé un autre cycle de Charlemagne autour du prince qui réunit en les surpassant Constantin et Saint-Louis. L’image de l’Açoka légendaire vaudrait d’être retracée, ne serait-ce que pour attester la forte et persistante empreinte que les siècles avaient gardée de lui. Mais l’Açoka réel, historique, est trop grand dans sa simplicité pour en compromettre la majesté sous des ornements d’emprunt. Avec lui s’achève une phase de l’histoire indienne. L’Inde avait vu sur le trône un philosophe ou mieux un théosophe tel qu’elle seule pouvait en produire. Mais soulevée trop vite vers l’idéal, l’humanité risque de retomber lourdement. L’Inde allait en faire l’expérience.