L’Inde anglaise en 1843
L’Inde a deux faces : l’une, tournée vers le passé, se cache derrière le voile mystérieux que déchira un instant le glaive d’Alexandre : l’autre, tournée vers l’avenir, s’éclaire de jour en jour d’une façon plus complète aux rayons que l’Occident projette sur elle. Dans ce curieux pays, une organisation moderne tout européenne, résultat de la conquête, se superpose à un régime social invariablement suivi depuis l’antiquité la plus reculée. Plus habile, mais assurément moins préoccupée d’idées civilisatrices que la nation dont elle a anéanti l’influence dans l’Inde, l’Angleterre, au lieu de reculer lentement les limites de ses possessions à mesure qu’elle a modifié le caractère et les mœurs d’un peuple soumis, se plaît, comme faisait Rome, à subjuguer province sur province, à décider du sort des rois barbares. Elle procède par voie d’agrégation : c’est au temps qu’elle laisse le soin d’assimiler les vaincus aux vainqueurs ; mais l’avenir lui appartient-il ? Comment donc asseoir un jugement sur l’état actuel de ce vaste empire, dont l’aspect change incessamment ? comment étudier sous son double point de vue cette contrée multiple, où tant d’élémens contraires sont en lutte ? Pour arriver à résoudre quelques-uns des problèmes que présente l’une des plus anciennes sociétés de l’Asie, matériellement gouvernée par une compagnie de marchands européens, il faut recueillir avec soin les données éparses dans les récits des voyageurs ; dans les relations des évêques protestans et des missionnaires catholiques, et même dans les pages moins sérieuses que les touristes sèment derrière eux. Il n’a point encore été publié sur l’Inde, que nous sachions, d’ouvrage complet, écrit en dehors de l’influence de tout préjugé hostile, de toute partialité ; mais chacun peut le faire pour soi, les matériaux ne manquent pas. Prêtre, voué durant de longues années aux travaux apostoliques, l’abbé Dubois, après avoir étudié la religion qu’il doit combattre à l’égal de celle qu’il cherchait à faire triompher, nous conduit de l’autel païen où trône le brahmane à la hutte infecte du paria. Sceptique et railleur, ne prenant au sérieux aucune des trois croyances qui se partagent l’Inde, Jacquemont traverse la contrée au galop, à la façon d’un officier anglais, et esquisse à grands traits, de main de maître, les scènes qui se succèdent sous ses yeux. L’évêque anglican Hebert, voyageur de haut rang, s’occupe, dans son charmant voyage, des monumens et de la société des villes, mais n’attache guère ses regards sur le peuple qu’il coudoie avec son palanquin. Plus gracieuse, éprise d’une nature qui se reflète dans ses pages poétiques, miss Emma Roberts, morte si jeune à Sattarah il y a quatre ans, peint avec une certaine sympathie cette population asiatique qui s’étonnait de la voir s’aventurer au milieu d’elle, et la conviait volontiers à ses fêtes. À ces noms que nous citons ici pour exemple, combien d’autres célèbres à juste titre viennent s’ajouter encore ! Il existe sur chaque province des documens précieux ; chaque cour indépendante ou tributaire est représentée dans cette masse de mémoires pour servir à une histoire générale de l’Inde moderne.
Mais au point où en sont les choses aujourd’hui, lorsque la compagnie, encouragée par la faiblesse des royaumes environnans et par les dissensions, souvent fomentées à dessein, qui appellent ou préparent son intervention sur tant de points à la fois, franchit témérairement peut-être les limites que les hommes prudens et éclairés assignaient à sa domination, l’Europe s’émeut au bruit de ces petits trônes qui croulent l’un après l’autre. Il lui importe de connaître les causes d’une puissance dont les effets l’étonnent ; ce n’est plus le passé, c’est à peine le présent qu’elle veut qu’on lui montre, mais les destinées futures de l’Inde anglaise. Dans ces circonstances nouvelles, l’ouvrage dont nous essayons de rendre compte, l’Inde anglaise en 1843[1], a le rare bonheur de trouver l’attention tout éveillée sur les questions qu’il traite. L’auteur, hâtons-nous de le dire, s’est préparé consciencieusement, par un séjour de neuf ans dans l’Inde, à paraître devant un public dont il semble avoir, long-temps d’avance, deviné les instincts. Fils d’un officier dans la brigade irlandaise de Dillon, au service de la France, lequel choisit, en 1789, la côte de Coromandel pour le lieu de son émigration, et d’une créole française de Pondichéry, M. le comte de Warren naquit à Madras. En 1815, son père vint à Paris rejoindre les Bourbons ; puis, forcé de faire un second voyage dans l’Hindostan, il laissa en Lorraine ce jeune fils, qui gardait dans son esprit un irrésistible désir de revoir la terre magique « où fleurit le citronnier, où l’orange dorée se colore sous le sombre feuillage. » Au souvenir de ces serviteurs bronzés, coiffés de turbans de mousseline blanche, qui l’endormaient dans son berceau, vint se mêler chez l’enfant, avec l’âge, l’envie d’explorer une contrée où la France a brillé d’un si vif éclat et que la France oublie, comme si Bussy, Dupleix, Labourdonnais, étaient morts depuis vingt siècles ! Un refus d’amission à un premier examen pour l’École Polytechnique, une seconde épreuve plus heureuse, mais qui ne présentait pas dans l’avenir d’assez grands avantages, décidèrent le jeune élève à tourner définitivement ses regards vers l’Orient, pays de rêves et de chimères, que l’on voit en songes, que l’on regrette après l’avoir quitté, et dont cependant on a hâte de sortir !
Mais quel moyen, pour un Français, de voir et de connaître l’Inde ? Un seul, celui que conseilla à l’auteur le comte Dupuys, ancien gouverneur de nos établissemens dans cette partie de l’Asie. « Pour pénétrer les mystères de l’Inde, lui dit-il, il vous faut devenir Anglais. Votre père a servi l’Angleterre, il y a trouvé des maîtres généreux qui récompensent bien ceux qui les servent consciencieusement. Faites comme lui ; servez-les avec énergie, zèle et loyauté, au prix, s’il le faut, de votre santé et de votre vie. Puis, plus tard, si vous en revenez, vous pourrez, sans trahison, raconter ce que vous aurez vu… » Ces avis, M. de Warren les a suivis en tous points. Après avoir erré quelques mois dans les rues de Londres, devant ces hôtels d’une opulente aristocratie, dont les portes hospitalières sont rigoureusement fermées à qui a les mains vides de recommandations puissantes, réduit à s’embarquer comme midshipman à bord d’un navire marchand, le futur officier des armées indiennes, prêt à mourir d’une maladie causée par le découragement et le chagrin, renaît en apercevant les minarets et les pagodes de Madras. Il débarque enfin sur le sol natal, maudissant la mer comme un naufragé, heureux de retrouver une famille qui l’attend et le console.
Nous n’accompagnerons pas le voyageur dans ses pittoresques excursions le long de la côte de Coromandel ; cette partie de son récit, abondante en descriptions variées, en piquantes anecdotes jetées çà et là avec une certaine précipitation, n’est guère qu’un prélude. On sent que l’écrivain reprend possession des lieux ; il raconte avec autant de joie que de surprise les réunions dans les riches villas, le contraste des deux sociétés européenne et hindoue, la familiarité des oiseaux qui assiégent les maisons dans les villes. Sa vie n’est pas assise encore ; attendons que, revenu d’un premier éblouissement, il cesse peu à peu d’esquisser des paysages et des scènes d’intérieur pour peindre ce pays mieux connu dans des tableaux sérieux et étudiés. En mettant de côté ces premiers chapitres, on peut diviser l’ouvrage en trois sections : 1o le précis historique de l’histoire du royaume de Golconde ; 2o le service militaire dans l’Inde ; 3o les considérations générales sur la puissance britannique.
C’est à Hyderabad, capitale du nouvel empire de Golconde, que l’auteur va attendre une nomination de sous-lieutenant dans les armées anglaises. Dès en partant, il apprend d’un compagnon de voyage, capitaine du génie, le secret de voyager comfortablement dans ces contrées sauvages où l’on ne trouve des abris que de loin en loin. « Le capitaine traînait à sa suite une armée entière ; quatre chameaux et une dizaine de bœufs portaient quatre tentes, dont l’une carrée, large de vingt pieds sur tous les sens, servait de salon et de chambre à coucher ; une autre plus petite était envoyée chaque soir, une étape en avant, afin d’y trouver le déjeuner préparé après la course du matin ; une troisième et une quatrième servaient de chambre de bains et de cuisine. Plusieurs chariots marchaient aussi à la suite, portant des bagages sans nombre, tables, chaises, lits de camp, batterie de cuisine, vaisselle, argenterie, porcelaines, caisses de vin et de bière. Enfin, sous un groupe d’arbres, on voyait, attachés à des piquets, plusieurs chevaux de selle arabes que nous montions successivement pour faire environ cinq lieues par jour, afin de donner au convoi le temps d’arriver. » Ceci posé, le lecteur n’a plus d’inquiétude sur les fatigues d’un voyage au centre de la presqu’île indienne. Sous sa tente, l’officier anglais trouve tout le luxe, tout le comfort auxquels il est habitué dès son enfance. En 1839, nous avons entendu des passagers du steamer de Bombay s’indigner tout haut de ce qu’on ne trouvait pas d’eau de seltz sur les bords de la mer Rouge ! Mais, le long du chemin, les voyageurs firent une de ces rencontres qui sont pour toute la vie une terrible leçon. Dans le vieux fort d’Ongole, à demi ruiné, couronné de longues plantes parasites, végète un capitaine, chassé de son corps « pour avoir cédé à une tentation fatale et friponné au jeu. » Attaché au second régiment de vétérans indigènes, il n’a plus d’avancement à espérer ; l’officier qui passe ne frappe pas à sa porte, et il vit là avec une épouse dévouée, entouré d’enfans qu’il élève avec le plus grand soin, plein du souvenir de sa faute, dans la solitude la plus absolue ! Ceux qui se donnent à travers le monde pour les dominateurs souverains doivent, on le devine, veiller scrupuleusement au maintien de l’honneur. Il y a deux ans, un conseil de guerre renvoya en Europe un lieutenant convaincu de s’être présenté ivre à la parade.
Bientôt nous arrivons sur les bords du Crichna aux eaux sacrées, qui roule des diamans, de l’or, des pierres précieuses, et prend sa source dans la chaîne occidentale des Ghattes, chez les Mahrattes, pour venir se perdre sur la côte opposée, à l’entrée du golfe de Bengale. C’est dans des paniers ronds, faits de joncs et de feuilles de palmiers, qu’on traverse, en pirouettant d’un côté sur l’autre, ce fleuve, dont le courant trop rapide engloutirait des barques de forme allongée. Le Crichna sert de limite méridionale à ce royaume de Golconde, successivement entamé par les Mahrattes, par les Maissoriens et surtout par les Anglais. Son territoire est aujourd’hui de quarante-sept mille sept cents lieues carrées, sa population de douze millions d’habitans. Une fois au bord du fleuve, le pays devient plus sauvage. « Les traces des bêtes féroces, particulièrement celles du tigre, se rencontrent à chaque pas… Les villages, plus rares, sont tous entourés de palissades, et près de chaque hameau s’élève à dix pieds au-dessus du sol une cage en bois, d’où les chasseurs guettent le passage du monstre qui vient rôder la nuit près des habitations de l’homme. » Transis de frayeur, les porteurs de palanquins s’arment chacun d’une torche enflammée et poussent des cris effroyables en courant de toute leur vitesse. Dans cette contrée dangereuse, nos voyageurs sont rejoints par des cavaliers irréguliers du nizam (souverain du royaume) montés sur de jolis chevaux, habillés de vert, coiffés du turban écarlate, armés de la longue lance et du sabre recourbé. « C’est l’adresse et non la force, dit l’auteur, qu’ils emploient dans le maniement de cette dernière arme ; je les ai vus, sans aucun effort apparent, couper un mouton en deux d’un seul coup. » Rien n’annonce, au milieu de ce sol aride planté de palmiers târs (dont on extrait la liqueur enivrante connue sous le nom de toddy), le voisinage de la capitale de l’empire de Golconde, si ce n’est le nom de shah-rasta (route royale) donné par emphase à un sentier à peine praticable.
Mais tout à coup se détachent sur le ciel des tropiques les coupoles, les dômes, les quatre aiguilles de la grande mosquée (le tcharminar, les quatre minarets) ; à gauche, on arrive par une avenue macadamisée près de Secunderabad ; le long d’un beau lac artificiel s’étendent les jolies maisons des officiers anglais de l’armée auxiliaire ; plus à droite encore, en suivant une route qui traverse un pays délicieux de végétation et coupé de montagnes toutes couronnées de quelque ruine célèbre dans l’histoire ou dans les légendes pieuses, on se trouve à Bolarum, autre groupe de villas ombragées ; c’est là le cantonnement des troupes propres du nizam. « On remarquera que par cette disposition, le haut et puissant seigneur soubadar (vice-roi) du Dekhan, souverain indépendant d’Hyderabad, se trouve séparé de son armée par celle de ses alliés, qui le tiennent échec et mat ! » Tel a été le sort de tous les souverains de l’Inde qui ont, de gré ou de force, entamé la partie avec les Anglais ; heureux encore quand ceux-ci, violant les règles du jeu, n’ont pas pris le roi après lui avoir enlevé ses cavaliers et ses tours, son armée et ses forteresses.
Le royaume de Golconde (d’Hyderabad), aujourd’hui dans sa décrépitude, ne compte pas plus d’un siècle d’existence. Sheyed-Koulikhan, chef d’un corps mogol dans l’armée impériale, à la fin du règne d’Aurang-Zeb, est appelé par Mohamed-Shah, arrière-petit-fils de ce dernier, à la vice-royauté du Dekhan. Profitant des troubles qui désolent l’héritage du grand-mogol, Koulikhan érige son fief militaire en souveraineté indépendante (1732), et règne sur toute la presqu’île au sud du Crichna, excepté sur les tribus mahrattes de la côte occidentale. Il meurt à l’âge de cent quatre ans, et laisse à ses cinq fils un magnifique royaume, que ceux-ci se disputent en appelant à leur aide les compagnies marchandes établies sur le littoral. Mais un testament, vrai ou faux, signé du vieux prince, et une patente obtenue du grand-mogol donnent à son petits-fils Mouzuffer-Jung des droits à la couronne contestée. Ces droits qu’il ne peut soutenir, il les appuie sur son alliance avec Dupleix, et dès-lors la France se trouve mêlée à une interminable guerre de succession. Les Anglais prennent parti pour le prétendant naturel, l’aîné des fils de Koulikhan, Nasir-Jung. Vaincu et fait prisonnier par son oncle, le jeune souverain fut délivré par un corps de huit cents Français, qui tombèrent au milieu des cent mille hommes du soubadar comme un obus. Dans sa reconnaissance, Mouzuffer-Jung céda à la France un district aux environs de Pondichéry, celui de Karikal, et la ville de Mazulipatam, puis retourna dans ses états suivi d’un corps de trois cents Européens, de deux mille cipayes, et de dix pièces de canon. Leur chef était ce Bussy, courtisan, diplomate, homme de guerre, qui domina de tout l’ascendant de sa supériorité le faible nabab dont il fut le soutien. Voici ce que dit de lui l’historien oriental Seer-Mutakkaen : « Il se plaisait à mêler la pompe asiatique à l’élégance française ; il portait des habits de brocard couverts de braderies et un chapeau galonné, des souliers de velours noir richement brodés. Quand il se laissait voir aux yeux du peuple, c’était au fond d’une immense tente haute de trente pieds, assez vaste pour contenir six cents hommes ; il était alors assis sur un fauteuil orné des armes du roi de France et placé sur une estrade élevée, couverte elle-même d’un tapis brodé de velours cramoisi ; à droite et à gauche, mais assis sur des chaises, on voyait une douzaine de ses principaux officiers. À l’entrée de la tente se tenaient sa garde européenne et sa garde hindoue… Il montait, pendant les marches ou les revues, un magnifique éléphant, tandis qu’une troupe de poètes et de musiciens le précédait, chantant ses louanges et les récens exploits des Français, ou bien de vieilles ballades guerrières. » Ce luxe, cette splendeur tout orientale, cette marche triomphale du général français monté sur un éléphant à la manière d’un satrape, ne nous éblouissent pas comme le naïf écrivain, mais nous aimons à retrouver dans ses lignes le portrait en pied d’un de ces hommes étranges, aventuriers par l’esprit, patriotes par le cœur, qui se grandissent de tous leurs efforts en honneur de la patrie, qui, hélas ! ne songe guère à eux ! C’est dans les salons, dans les réunions de la cour à Hyderabad que vit encore le souvenir de Bussy. Par son influence, il avait obtenu pour la compagnie française la cession de quatre importantes provinces qui nous rendaient maîtres, le tong des côtes d’Ovissa et de Coromandel, d’une étendue de pays de deux cent lieues sur une profondeur moyenne de vingt, territoire compact, défendu par la mer et par des montagnes inaccessibles, hérissé de forteresses. « Notre empire, ajoute, l’auteur du livre, s’élevait alors sur une base si puissante, qu’il fallut à nos rivaux quarante ans d’efforts et de victoires pour se placer à la même hauteur. »
Après avoir arrêté un instant nos regards sur ce passé trop brillant, nous traverserons tout un siècle pour examiner les états du nizam sous leur point de vue actuel, subissant le protectorat de la compagnie anglaise, bien autrement onéreux que la direction toute puissante de Bussy. Le régime subsidiaire auquel est soumis aujourd’hui le pays d’Hyderabad mérite d’être apprécié. C’est à la fois une occupation acceptée, une alliance dont tous les avantages sont pour la plus forte des deux parties contractantes, et qui fait passer sans secousse sous le joug de la dépendance le pays allié. Quand on défriche les forêts d’Amérique, on cerne les arbres ; au moyen d’une forte entaille, on arrête la sève au-dessus des racines, la tige se dessèche, et le tronc, miné à sa base, tombe renversé au premier vent d’hiver. La compagnie procède de la même façon ; tout en laissant le sceptre aux mains d’un souverain nominal, elle l’isole de son peuple, lui impose des ministres, le sépare de ses armées, si bien qu’au moindre souffle d’une colère imprudemment provoquée, le roi sent crouler ce trône sans appui, sur lequel il ne peut se soutenir que dans une immobilité absolue, la ruine sera d’autant plus rapide, le pays passera d’autant plus vite sous la dépendance immédiate de la compagnie, que le nabab se prêtera moins docilement au triste rôle qu’on lui fait jouer. Parfois aussi la compagnie, occupée à combattre des ennemis dangereux, retarde le moment où elle ouvrira ses bras à de paisibles alliés, fatigués d’obéir à l’intérieur aux caprices d’un monarque abruti par la séquestration. Voici ce qu’écrivait sir Henry Russell, résident à la cour du nizam de 1811 à 1820, dans une lettre adressée aux directeurs : « Une alliance avec nous, basée sur le système subsidiaire, si elle contribue à l’agrandissement de notre pouvoir, amène aussi inévitablement la destruction finale du gouvernement qui s’y soumet. Cela tient à la démoralisation produite par un état de dépendance dans le caractère du prince et de ses ministres. Les qualités qui conviennent au ministre d’un peuple libre sont d’une nature trop noble, trop hardie, trop patriotique, pour trouver place dans le cœur du ministre d’un peuple vassal et esclave. Le prince, quel que soit son caractère, qui n’a rien à craindre de ses sujets ou de l’étranger, ne se respectera pas long-temps lui-même ; le meilleur homme du monde deviendra un détestable ministre, s’il conserve son pouvoir après que sa responsabilité aura cessé… Quand le mal aura atteint un certain degré, un seul et dernier remède se présentera, ce sera de faire table rase, d’abattre l’édifice qui s’écroule, et de prendre possession du pays pour nous-mêmes. » Dans ces lignes si sages, on voit la carrière pleine d’abus et de déplorables résultats que suit la compagnie ; les conséquences d’un pareil système sont franchement dévoilées dans les phrases suivantes, tracées par le même résident : « Du moment où nous établissons un gouvernement subsidiaire, nous nous trouvons sur une pente fatale où nous ne pouvons plus nous arrêter… Notre pouvoir tend naturellement à s’étendre ; notre intérêt est de retarder cette marche rapide. Nous n’avons rien à craindre du dehors ; c’est dans chaque accroissement de territoire que nous trouvons, que nous nous créons des dangers… L’empire que nous avons conquis suivra la loi commune de toutes les usurpations ; il ne peut rester stationnaire ; du jour que nous cesserons d’avancer, nous reculerons ; chaque pas vers le sommet nous rapproche de la pente opposée… Où sont aujourd’hui dans les domaines de la compagnie les hautes classes et les classes moyennes ? elles sont non-seulement détruites, mais complètement anéanties… Si notre passage n’est marqué que par des ruines, si nous ne savons rien élever, conserver doit être la devise de nos hommes d’état ; étayer, toujours étayer, voilà la meilleure marche à suivre. »
À côté de ces réflexions dictées par la plus saine politique, en fouillant dans les archives de la cour des directeurs, combien de documens on découvrirait que la justice et la raison désavoueraient, combien de trames sourdement préparées pour armer les uns contre les autres ces princes ineptes et jaloux que la compagnie couronne et dépose à son gré ! Abrutissement du prince, destruction des classes supérieures, occupation des emplois par des Européens au détriment des natifs, appauvrissement de la contrée : tels sont les résultats du système subsidiaire pour le pays occupé, d’après les propres paroles d’un résident. C’est ainsi que l’Angleterre civilise l’Inde !
Est-il un spectacle plus attristant que de voir une nation, en Europe si prude, si ardente à s’occuper du bonheur des peuples, à porter en tous lieux son pieux patronage, faire en Asie le plus hideux métier ? À ces petits sultans pressés de jouir d’une position précaire qui dépend du caprice de la compagnie, même de la volonté du gouverneur-général, l’Angleterre verse l’or à pleines mains ; elle les enivre d’encens et les couvre d’humiliations ; elle assiste à la décomposition de ces empires, à l’extinction de ces races qui s’étiolent dans l’ombre où elle les tient enfermées ! Ce n’est pas de ceux qui frappent avec le glaive, mais de ceux qui font mourir sous les guirlandes de fleurs, qu’il faut se défier. Est-il une ironie plus cruelle que de soutenir un trône, de ramener à la vie une dynastie expirante, parce qu’on n’est pas prêt à recueillir son héritage ? Voulez-vous savoir pourquoi la compagnie, si désintéressée, se plaint de temps en temps d’être obligée d’ajouter à son territoire un empire qui se donne à elle, comme le cerf, pour se sauver de la meute, se livrerait au chasseur ? M. de Warren nous l’apprendra : « C’est qu’effectivement le jour où la compagnie se reconnaît maîtresse d’une province est aussi le jour où elle cesse d’en dévorer la substance. Les vassaux couronnés sont les instrumens violens dont elle se sert pour épuiser tout le sang, toutes les richesses d’un pays ; ils sont aussi des mannequins politiques qui servent à tromper la haine des peuples. Un nouvel empire est-il converti en province anglaise, qui soldera ce contingent de troupes dont la dépense va retomber sur la compagnie ? Ce n’est pas la nouvelle province, elle est épuisée ; d’ailleurs on veut avoir l’honneur d’une administration plus libérale ; l’aman (tarif constant et déterminé de perceptions) remplace l’ijarah (mode arbitraire) ; une perception équitable succède aux odieuses avanies, il n’y a plus de dividendes à envoyer aux actionnaires de Leaden-Hall-Street, plus rien pour défrayer le luxe d’une armée et d’une magistrature sybarites. Il faut trouver un nouveau protégé pour lui attacher ces sangsues, et c’est ainsi que le cercle va s’étendant toujours. »
Assurément il ne faut pas confondre l’Angleterre avec la compagnie : Londres désapprouve souvent, au point de vue spéculatif toutefois, ce qu’a fait Calcutta ; mais, en y regardant de près, ne voit-on pas que ce système machiavélique, si largement développé au milieu des possessions de l’Inde, est la conséquence extrême et rationnelle de la politique anglaise au service d’un gouvernement absolu ? Le nombre des états protégés est considérable ; tous sont atteints à divers degrés de cette consomption qui les tuera successivement. Voici, d’après l’auteur de l’Inde anglaise en 1843, la liste de ceux qui subsistent encore et leurs bulletins comparés : « Les Sikhs indépendans et quelques états du Radjpoutana en sont encore aux premiers symtômes. Dans les états de Scindiah, de Sattarah, de Baroda, le mal a fait des progrès. À Hyderabad, à Indor, à Nagpour, à Aoude, à Joudhpour, à Jeypour, dans le Bundelcund, les peuples sont arrivés au dernier degré de misère. Le Mysore, Kutch, Travanore, Cochin, n’existent plus que de nom ; ce sont tout simplement des provinces anglaises, dont les radjas se contentent du rôle de collecteurs, et reçoivent sur le montant des revenus une plus forte solde que les collecteurs anglais ordinaires. »
Enfin, là où une armée dont tous les officiers sont Anglais a remplacé les troupes indigènes, que deviendront les gentilshommes, les grands ? Leurs propriétés sont des fiefs militaires ; ils ne peuvent, sans honte, congédier cet entourage nombreux, composé généralement de serviteurs nés dans la famille. La classe intermédiaire, détruite depuis long-temps par le fait de la féodalité renaîtra-t-elle ? L’industrie locale rivalisera-t-elle avec l’industrie anglaise ? Le cultivateur est-il encouragé à se prémunir par un travail plus assidu contre ces famines qui enlèvent un vingtième de la population ? Le pays se dépeuple et s’appauvrit ; la campagne se change en désert dans maints endroits. À mesure cependant que la contrée perd de ses ressources, les besoins de la compagnie deviennent croissans ; en sera-t-elle donc réduite un jour à nourrir elle-même ces peuples qui l’ont enrichie, qui, pour elle ou par sa faute, se trouveront dépouillés de leur dernière pièce d’argent ?
Un certain faste, cette pompe éblouissante sous laquelle l’Orient cache ses plaies et ses misères, règne cependant encore dans les cantonnemens et dans la ville même d’Hyderabad. Dans les cottages (bangalaws) des officiers, séparés entre eux par les baraques ou les huttes des lignes indigènes, dans ces petits palais ornés de péristyles, on retrouve la gaieté militaire, mais surtout l’étiquette anglaise, plus sérieusement observée dans un pays où le prestige européen est le secret de la force. Le service du contingent est le plus lucratif de toute l’Inde, un capitaine y touche les appointemens que nous donnons à un maréchal de France. Cette double armée qui veille à la sûreté du nizam, à peu près comme la sentinelle placée à la porte d’un donjon veille à celle des prisonniers, se compose de dix mille cinq cents hommes, dont environ treize cents Européens, c’est-à-dire qu’une poignée d’Anglais somptueusement rétribués tient en chartre privée le souverain d’un pays plus étendu que la France. Il y a des faits bien connus qu’on ne répète jamais sans un profond étonnement, et si étranges, qu’on oublie, en les énonçant, d’en rechercher les causes. Mais entrons dans la capitale, et sans suivre le voyageur dans toutes les exhibitions, les danses, les présentations auxquelles il va assister, voyons-le monter sur son éléphant, sur cette masse intelligente qui se laisse conduire par la voix plus qu’aucun autre quadrupède. « Outre le cornac accroupi sur un coussin, derrière les larges oreilles qui s’agitent en éventail, l’éléphant a son laquais, son groom, qui le suit à pied pour faire avec lui la conversation, pour l’avertir des mauvais pas, lui recommander d’être prudent, l’encourager quand il se fatigue, lui défendre de jouer avec sa trompe, surtout de rien voler dans les boutiques, et lui promettre, s’il est sage, des feuilles fraîches au retour. » Au reste, cette monture convient parfaitement dans les rues populeuses, souvent encombrées de chariots, de mendians, de chiens sans maîtres, de palanquins ; sur le siége aérien, on se dégage un peu des tourbillons de poussière, des exhalaisons étouffantes que produit une foule compacte sous le soleil des tropiques. Hyderabad a, comme Dehly, comme Agra, des monumens d’une époque de splendeur, mosquées, arcs de triomphe, remparts à créneaux aux portes massives comme ceux de Moka et du Caire ; là se retrouvent les ornemens semés avec profusion, les balcons, les tourelles, les coupoles, qui éblouissent l’œil et laissent dans le souvenir les illusions d’un rêve. Tous ceux qui ont visité quelque ville d’Orient conviendront sans peine qu’il est impossible d’en faire la peinture exacte ; dans l’Inde surtout, où l’architecture musulmane, pleine de fantaisie et de grace, se mêle à l’architecture brahmanique, torturée, surchargée de figures grimaçantes, où l’arabesque idéale, avec ses courbes sans nombre, ses angles brisés, s’interrompt pour faire place au mystérieux portique tout animé de bas-reliefs monstrueux, comment se rendre compte des détails d’une si féerique décoration ? La description d’Hyderabad, la visite au ministre Chandoulal, le récit de la fête et des danses dans le palais de ce fonctionnaire, composent un des plus intéressans chapitres du journal de M. de Warren ; même après tout ce qui a été dit sur ces matières, on ne se lasse pas de regarder derrière le voile qui recouvre de si curieuses scènes d’intérieur. À propos de la natche (danse de bayadères), dont Chandoulal régala ses hôtes, nous citerons un passage remarquable qui nous a vivement frappé par le souvenir d’un spectacle analogue dont nous avons été témoin nous-même : « Je remarquai bientôt qu’outre la foule qui s’étendait devant nous, il y avait d’autres spectateurs qui, pour être invisibles, ne prenaient pas moins d’intérêt à la natche, et révélaient leur présence par des chuchotemens et des éclats de rire étouffés. C’étaient, derrière certains treillis en bois ouvrant sur le salon, les dames du harem de Chadoulal et de sons fils… Il paraît que la vanité de quelque jeune mère avait excité une discussion sur la convenance d’envoyer des enfans recueillir l’admiration des gentilshommes européens. Une porte s’ouvrit bientôt pour laisser passer deux domestiques et deux enfans. Une ayah (bonne) portait un nourrisson entre ses bras ; sur la tête de l’enfant était une calotte enrichie de broderies éblouissantes ; son petit corps était chargé d’autant d’ornemens qu’on en pouvait placer. Venait ensuite un khitmadgar (serviteur) conduisant par la main une jeune fille de cinq ans, littéralement écrasée de pierreries ; ses oreilles, son nez, ses bras, ses chevilles, en étaient si surchargés, que ses mouvemens avaient perdu de leur liberté. Son teint n’était ni blanc, ni noir, mais plutôt d’un jaune doré et diaphane ; les cils et les bords des paupières avaient une ombre de sourmah (collyre), qui donnait un air de langueur à ses grands yeux noirs en amandes ; les bouts de doigts étaient teints avec de l’hennah en rose foncé. Elle n’avait point la vivacité ordinaire d’un enfant de cet âge, ne paraissant faire aucun mouvement de sa propre impulsion, mais restant volontiers les yeux fixés sur les étrangers ou sur les danseuses avec un sourire calme et rêveur. »
Nous avons vu, un soir, un de ces enfans transformés en écrin s’endormir oublié sur un sopha : on eût dit une fleur artificielle d’or, de moire, de pierreries. Quant au ministre Chandoulal, petit vieillard rusé et avare, vrai type du banquier asiatique (forcé à la fin de se démettre d’une position que l’épuisement général des revenus publics ne rendait plus tenable), voici l’un des stratagèmes auxquels il avait recours pour acquitter ses dettes. Fort embarrassé de payer à un prêteur une somme de cinq millions de francs, il le prie de rassembler ses notes et de passer à son office pour régler le compte. À peine arrivé, le banquier trop confiant est jeté dans un cachot, où la faim le force à signer un reçu général. « Pendant ce temps, on faisait détruire chez lui tous ses livres de compte, qui auraient pu témoigner contre le ministre devant le résident, sans oublier de saisir le numéraire qui se trouvait momentanément dans la caisse ! » Tel était le ministre chargé de diriger les affaires d’un prince tenu en tutelle par les Anglais. Comment un peuple ainsi pressuré ne demanderait-il pas tôt ou tard à accepter sans examen le joug d’une conquête entière ?
Ce qui répand sur toute cette partie du livre un intérêt particulier, c’est que le territoire du nizam est l’un des moins explorés de nos jours par les Français. On peut le considérer comme le dernier parmi ces vice-royautés puissantes entre lesquelles se partageait l’empire du grand-mogol. Sur cet arbre mort et desséché de la tige aux racines, il demeure comme un fruit plus que mûr, prêt à tomber dans la main qui s’ouvre pour le recevoir.
Le voyageur (M. de Warren n’a pas d’autre titre encore) parcourt toute la province d’Aurangabad jusqu’aux caves d’Ellorah. Dans ce tour, il se façonne de plus en plus aux habitudes asiatiques. Ce qu’il apprend lui-même chemin faisant, ce qu’il voit, ce qu’il admire, toutes ces impressions sans cesse renouvelées auxquelles on s’habitue trop bien en voyage pour ne pas les regretter un jour dans le calme de la vie, forment comme les pages d’un album charmant. Le lecteur les feuillettera avec plaisir, et nous ne pouvons résister au désir d’en extraire cette curieuse esquisse des mœurs des bheels, sorte de voleurs dont l’adresse incroyable déjoue toutes les précautions. Déjà Jacquemont les avait peints ainsi : « Ils rampent à terre dans les fossés, dans les sillons des champs, imitent cent voix diverses, réparent, en jetant le cri du jackal, un mouvement maladroit, puis se taisent, et un autre, à quelque distance, imite le glapissement de l’animal dans le lointain. Ils tourmentent le sommeil par des bruits, par des attouchemens, et font prendre au corps et à tous les membres la position qui convient à leurs desseins. » C’est ainsi qu’ils dépouillent le voyageur du drap même dans lequel il s’enveloppe durant son sommeil. Ce fait, pour parâtre incroyable, n’en est pas moins vrai ; nous l’avons entendu de la bouche même d’un collecteur qu’un de ces bheels était parvenu à jeter, au moyen d’un parfum très subtil, dans une somnolence léthargique. Laissons du reste M. de Warren achever le tableau : « Les mouvemens du bheel sont ceux du serpent ; dormez-vous dans votre tente, dont un domestique, couché en travers de chaque porte, défend l’entrée : le bheel viendra s’accroupir en dehors, à l’ombre et dans un coin, où il pourra entendre la respiration de chacun. Dès que l’Européen s’endort, le voleur est sûr de son fait ; l’Asiatique ne résistera pas long-temps à l’attrait du sommeil. Le moment est venu ; le bheel fait à l’endroit même où il se trouve une coupure verticale dans la toile de la tente ; il passe comme une ombre sans faire crier le moindre grain de sable. Il est parfaitement nu, son corps est tout huilé ; un couteau poignard est suspendu à son cou. Il se blottira près de votre couche, et avec un rare sang-froid et une dextérité incroyables il pliera le drap à très petits plis près du corps, de manière à occuper le moins de surface possible. Cela fait, il passe de l’autre côté et chatouille légèrement le dormeur, qu’il semble magnétiser, de manière que celui-ci se retire instinctivement et finit par se retourner en laissant le drap plié derrière lui. Si l’Européen se réveille et veut saisir le voleur, il trouve un corps glissant qui lui échappe comme une anguille ; si pourtant il parvient à le saisir, malheur à lui, le poignard le frappe au cœur, il tombe baigné dans son sang, et l’assassin disparaît. » Les Anglais emploient pour détruire cette race terrible un système de corruption assurément bien permis, et la poursuivent avec une énergie soutenue qui la fera disparaître un jour avec celle des thugs ou étrangleurs.
Mais nous avons hâte d’arriver au moment où le récit prend un caractère plus vif et plus sérieux. « Au mois d’avril 1832, dit le narrateur, il m’avait été accordé d’acheter une sous-lieutenance dans le 55e régiment de l’armée anglaise, suivant le tarif ordinaire de 11,000 francs, faveur insigne, puisqu’au moment où je l’obtenais, près de cinq mille concurrens étaient sur les rangs, tous l’argent à la main. » Les compagnons d’armes du nouvel officier pourvoient gracieusement à son équipement ; l’un lui donne une vieille tente, l’autre un poney arabe, le voilà qui part pour rejoindre le 55e régiment (cantonné à Bellary, chef-lieu des districts cédés par le nizam) avec une suite mesquine de dix serviteurs et une faible escorte de quatre cipayes. Dès le second jour, le jeune sous-lieutenant explore les ruines du vieux Hyderabad (Seroonagar), à deux lieues de la ville actuelle, et les tombes de la dynastie des Koutabshah, semées dans une plaine « au pied de la forteresse de Golconde, petite aire de vautours pittoresquement élevée sur un massif de rocher. » Mais n’approchons pas de ce rideau de murailles assez basses qui courent sur la crête des rocs ; c’est là que le nizam cache ses trésors ; aucun Européen n’y pénètre, sous aucun prétexte ; un coup de fusil éloignerait à l’occasion le téméraire qui s’approcherait trop des remparts. Descendons plutôt dans ce parterre d’immortelles soigneusement cultivées. Au fond d’une niche creusée dans un petit obélisque de granit, brûle une lampe qu’entretient souvent un fakir musulman : ce tombeau, vénéré du peuple, est celui de Raymond, officier français au service du nizam dans des temps plus heureux.
De cet ancien officier, confondu dans le souvenir des Hindous avec les nababs du pays, aux officiers anglais, dont les constans efforts tendent à trancher le plus possible avec les naturels, la distance est grande. L’esprit français a un besoin irrésistible de fraterniser avec l’étranger, de se l’assimiler en faisant parfois les premières avances. Cette propension, fort louable en elle-même, nous concilie peut-être l’affection des peuples, mais nuit à l’influence que nous pouvons avoir sur eux par la familiarité qui en est la suite. La discipline de nos armées est aussi toute différente de celle qui régit les troupes de nos voisins. « Quant au corps d’officiers, dit M. de Warren, au lieu d’être une monarchie absolue dont le colonel est le chef, c’est une république avec une hiérarchie et une charte constitutionnelle… Cette hiérarchie n’existe que sous les armes, devant l’ennemi, sur le champ de manœuvre, ou au conseil de guerre. Partout ailleurs, il y a égalité parfaite entre tous les officiers ; ils sont égaux à titre de gentilshommes… Un officier est amené devant un conseil de guerre pour avoir oublié sa qualité de gentleman comme pour avoir manqué à ses devoirs militaires. » Pour entretenir cet esprit de corps, tous les officiers non mariés et ceux dont les femmes n’habitent pas la garnison ont un cercle et une seule table d’hôte en commun (the mess), entretenus par un système de fonds perdu appartenant à la masse. La table d’hôte est comme une parade militaire dont aucun officier ne peut s’absenter, à moins qu’il ne certifie sur l’honneur s’être rendu à une invitation particulière ou avoir été retenu pour cause de maladie. » On conçoit que les fonctions de président, remplies à tour de rôle par tous les officiers, quel que soit leur âge, sont délicates ; elles initient de bonne heure le jeune sous-lieutenant à cette science si raffinée de l’étiquette anglaise. Là, point de discussions, point de conversations sur l’art militaire, mais la causerie du grand monde ; les grades disparaissent ; il n’y a plus de lieutenans-colonels ni d’enseignes, mais des gentilshommes. Un officier est cassé pour avoir dîné avec des sous-officiers ; ceci s’explique quand on songe comment se recrute l’armée anglaise, ce qu’est le soldat anglais, qui trouve dans l’enrôlement « un port de sauvetage sur la route de Botany-Bay ! » Chez nous, le soldat est un militaire qui n’est pas encore officier ; dans l’armée anglaise, c’est un mauvais sujet qui ne le sera jamais. Il y a si peu d’enrôlemens volontaires chez nos voisins qu’on y peut considérer les soldats, et nous tenons cet aveu de ceux qui les commandent, comme des hommes à moitié perdus, auxquels une discipline sévère redonnera les qualités que la patrie réclame d’eux, l’obéissance, le courage, l’honneur. Pour y parvenir, on apprivoisera le militaire en le nourrissant selon les exigences de son appétit d’homme du nord, en le payant bien, en lui ôtant tout sujet de plainte, bien plus qu’en lui montrant la gloire comme récompense de ses services et de ses privations. Il n’y a pas possibilité de conduire de la même façon le soldat enrôlé pour toute sa vie par la supercherie d’un raccoleur et le citoyen que le sort appelle sous les drapeaux pour servir pendant quelques années.
Quant aux cipayes, ils sont précisément dans des conditions toutes différentes de celles où se trouve le soldat européen. Là, le brahmane et le paria combattent et manœuvrent côte à côte ; servir dans les armées de la compagnie est un honneur pour l’Hindou. « Les heures du service une fois passées, dit M. de Warren, c’est-à-dire dès sept heures du matin, l’étranger qui traverserait les lignes d’un cantonnement ne se douterait guère qu’il est dans un quartier militaire. Les cipayes quittent aussitôt leur uniforme, vont la poitrine et les pieds nus comme les gens du peuple, en caleçons (paedjamas), la petite calotte sur la tête. Point d’armes entre leurs mains durant tout le jour ; elles sont déposées après l’exercice dans de petits magasins… Non que les officiers se défient de la loyauté de leurs soldats, on ne se défie que de leur sens commun, on les regarde comme des enfans. » Aussi les guerres un peu sérieuses prouvent bien vite quels soldats sont ces cipayes, dont on vante la discipline. Là où le commandement du chef demande à être pour ainsi dire interprété par l’intelligence de chaque combattant, ils hésitent, reculent même, incapables qu’ils sont d’aller au-delà de l’ordre énoncé. Ce n’est pas tout de faire l’exercice avec la précision d’un automate ; il faut, en maniant son arme, sentir ce que l’on peut être avec son secours.
Nommé interprète à la suite d’un examen, le sous-lieutenant Warren vit peu à peu s’abaisser autour de lui cette barrière qui s’était élevée d’abord au mot malsonnant de Frenchman. Trois mois après son arrivée à Bellary, dès le début dans sa nouvelle carrière, voici la découverte que fit le jeune officier : « Dès que je fus jugé capable de prendre mon tour de garde, on me détacha pour commander le poste de la citadelle, confié alternativement aux officiers de sa majesté britannique et à ceux de la compagnie… C’est un service de deux jours, très recherché à cause de la pureté et de la fraîcheur de l’air dont on jouit à cette élévation. En recevant les ordres écrits des mains de mon prédécesseur, et en prenant possession des localités, je fus extrêmement surpris d’y trouver un prisonnier d’état, dont il était assez singulier que mes camarades ne m’eussent jamais entretenu. C’était le nabab, souverain légitime de Karnaul, petite principauté située au nord-est des provinces cédées, et qui à cette époque jouissait encore d’une espèce d’indépendance. Ce malheureux était victime d’une de ces grandes iniquités qui signalent à chaque pas la politique anglaise. À la mort de son père, l’ami et le protégé des Anglais, il avait revendiqué ses droits à la principauté comme fils aîné et seul fils légitime. Ses droits avaient été d’abord reconnus ; il avait même reçu l’investiture des mains du collecteur, et atteignait déjà les bords de l’Hundry, petite rivière qui séparait son royaume du territoire de la compagnie. Sur l’autre rive, il voyait déjà s’élever sa capitale, le palais de son père ; mais une sourde intrigue était suscitée contre lui par son frère naturel… Malheureusement aussi il avait révélé une intelligence et des talens qui le faisaient craindre ; on cherchait un prétexte pour revenir sur l’engagement contracté. Le hasard voulut que cette nuit même le nabab surprit l’infidélité d’une de ses femmes ; il était musulman, son sabre lui fit justice des coupables. Ce fut un crime tout trouvé… Sur la rive droite il était encore l’hôte des Anglais, et avait enfreint leurs lois. On le ramena prisonnier à la citadelle de Bellary, tandis que son frère montait sur le trône. »
Ce bâtard, créature des Anglais, remercia ses protecteurs en organisant une conspiration gigantesque qui fit grand bruit dans l’Inde en 1839 ; le hasard seul la fit découvrir, « et il fallut l’étouffer dans des flots de sang. » Mais revenons au prisonnier, qui se consumait depuis six ans déjà in carcere duro. La compagnie, sourde à ses plaintes, ne voulait pas même le juger. « Par un raffinement de cruauté, tout rapport direct avec sa mère et ses femmes lui fut interdit ; on ne lui laissait qu’une modique somme de cinq cents francs par mois qu’il recevait de sa mère. Doué d’une singulière intelligence, d’une instruction extraordinaire chez un natif, il éprouvait un besoin de société qui lui faisait rechercher même celle des officiers qui se relevaient, pour le garder, malgré la dureté et l’insolence qu’il rencontrait souvent ; il ne pouvait se passer de communiquer, d’échanger ses idées… On peut dire qu’il mendiait le contact, la conversation de ceux chez qui il devait espérer plus d’éducation. » Le pauvre nabab s’était pris d’une amitié extraordinaire pour le jeune officier français ; il ne le quittait pas durant les quarante-huit heures de service. « Quand, après une soirée consacrée à son jeu favori (le jeu d’échecs), je me jetais enfin sur mon lit de camp, il s’asseyait à mes pieds pour me regarder dormir et protéger mon sommeil contre les insectes. » Une circonstance se présenta bientôt qui fit sentir à M. de Warren les pesantes obligations de l’état qu’il avait embrassé. Laissons-le raconter lui-même : « Jamais le nabab n’avait pensé un instant à éprouver ma fidélité à mon drapeau ; mais un jour, espérant avoir détourné mon attention, il avait fait dire à une de ses femmes, la plus dévouée, la plus chérie, dont il était séparé depuis sept ans, de se présenter à la citadelle sous le déguisement d’un marchand de fruits, auquel la consigne permettait d’entrer. J’avais remarqué dès le matin chez mon hôte et mon prisonnier une excitation fébrile extraordinaire ; il ne tenait pas en place un instant, me répondait d’un air distrait et regardait par ma fenêtre ouverte… Dès qu’il aperçut le marchand déguisé, il me quitta sous quelque prétexte pour me cacher son émotion et attendre le résultat dans l’espèce de tanière où il était logé. J’avoue que j’avais deviné son secret, et, tout en veillant à ce qu’il ne m’échappât pas, je faisais des vœux sincères pour le succès de son stratagème ; mais le même trouble qui avait trahi le mari fit découvrir la femme : interrogée par le sergent de garde, elle balbutia. Sa grace involontaire, sa timidité et la délicatesse de ses traits firent deviner son sexe. Je fus bientôt appelé pour vérifier son laissez-passer et obligé de la repousser moi-même du seuil où elle était arrivée. Je ne revis plus ce jour-là mon pauvre nabab ; il resta absorbé dans sa douleur. Le lendemain, il reparut triste, mais calme, trop délicat pour se plaindre, et aussi aimant que jamais ! »
Ce touchant épisode, jeté là au milieu du récit tumultueux et gai de la vie des camps, est du nombre de ceux qui, sous la plume de M. de Vigny, prennent les proportions du drame et mettent dans leur véritable jour la grandeur et la servitude militaires. Mais ici cette anecdote, simplement racontée, n’excite pas seulement la pitié en faveur du prisonnier d’état ; elle révèle la honteuse cruauté d’un gouvernement qui, dans son hypocrisie, suppose un crime pour retrancher du monde un prince trop digne de régner.
Maintenant suivons l’historique de la campagne qui rendit cette même compagnie maîtresse du territoire de Coorg. Ce petit état est un fief érigé en royaume au profit d’un prince qui avait lâchement trahi Tippou dans l’espoir de grandir par la ruine du sultan de Mysore. Son fils lui succéda, « mais la sœur du nouveau prince, mariée à un homme de quelque importance, s’enfuit sur le territoire de la compagnie et commença une série d’intrigues près du gouvernement de Madras, pour détourner la succession en sa faveur. Entre autres accusations qu’elle avançait contre son frère, elle prétendit qu’il la poursuivait d’un amour incestueux. La moralité de la compagnie s’en émut ; elle fit des remontrances auxquelles le radja répondit avec mépris. On pensa dès-lors sérieusement à l’avantage qu’on retirerait de la possession de son territoire et surtout de celle de son trésor que l’on croyait très riche. » La compagnie avait besoin d’un prétexte et elle sut le trouver. Le radja refusait de livrer quelques réfugiés politiques ! — La guerre est déclarée ; trois colonnes s’avancent pour envahir le petit territoire, en pleine mousson, à travers ces Gatthes que les torrens coupent et déchirent, au milieu de coteaux couverts encore de forêts gigantesques et primitives. Voici en quelques lignes l’aspect du pays dans lequel s’engageaient les trois colonnes ; ce tableau, pris sur nature, nous le montrera comme les soldats l’apercevaient eux-mêmes au travers d’une clairière : « Outre les embûches de l’homme, nous avions à craindre tous les hôtes de la forêt, et en première ligne le tigre et l’éléphant, qui s’en disputent la souveraineté. À chaque pas, le bruit de notre approche faisait lever devant nous des daims, des paons, des coqs de bruyère ; un sanglier énorme traversait le sentier et plongeait avec fracas dans les broussailles. Des bandes nombreuses de singes nous accompagnaient et nous devançaient, sautant de branche en branche avec une agilité comparable à celle des oiseaux, grimaçant et babillant. Plus d’un fusil retenu par la discipline s’abaissa involontairement pour nous venger de leurs outrages ; plusieurs fois leur nombre, le bruit et l’agitation de leurs ébats nous firent croire à la présence de l’ennemi… Parfois aussi de vieux teks complètement blanchis par l’âge, déracinés et arrêtés à moitié dans leur chute par d’autres arbres, témoignaient que la hache n’avait jamais pénétré dans ces lieux sauvages ; ailleurs, c’était à peine si nous pouvions avancer entre les gerbes serrées des bambous et les broussailles qui accrochaient et déchiraient nos uniformes. Quand, à de longs intervalles, se présentait une clairière ou le bassin défriché d’un torrent, nous traversions généralement un misérable village entouré d’une palissade, ou plus souvent encore une collection de huttes établies sur les arbres parmi le feuillage, d’où les habitans veillaient à la sûreté de leurs champs et défendaient plus facilement leurs moissons contre les ravages des bêtes féroces. » On reconnaît bien là le centre de ce pays sauvage, plein de légendes terribles, que les Hindous des anciens temps désignaient tout entier par le nom de forêt, et qu’ils peuplaient d’êtres malfaisans. Il y avait donc là deux ennemis à combattre ; le plus terrible, c’était le pays, souvent inaccessible, où il eût été assez aisé d’arrêter l’armée. La colonne du nord, celle dans laquelle serait M. de Warren, réduite au tiers de ses bagages par ordre supérieur, pour être plus leste, ne traînait à sa suite que 2,500 camp followers (serviteurs du camp) et 1,038 bêtes de somme, dont 200 chameaux et 8 éléphans. Le nombre des combattans, il est vrai, n’atteignait pas le chiffre de 2,500. Quand les bagages sont au grand complet, la moindre petite armée se change en une masse de peuple qui affame les routes. Tout ce matériel est destiné à tenir à portée du soldat européen le comfort auquel on l’accoutume, non précisément par tendresse pour lui, mais parce que la compagnie a déboursé pour son passage, son enrôlement, son éducation, une certaine somme dont il représente l’intérêt. N’est-il pas d’ailleurs l’élément indispensable des armées indiennes ? On le met à la tête des indigènes pour les entraîner, pour leur donner l’élan. Chaque fois que les cipayes vont au feu, la première charge coûte la vie à plus d’un des officiers européens qui les commandent ; moutons dociles, il leur faut le bélier dont ils suivent les pas. Souvent aussi on les voit, ébranlés par une résistance inattendue, battre précipitamment en retraite, abandonner dans la mêlée l’officier qui s’est jeté en avant ; le remords, la honte, leur arrachent des larmes, mais le fusil échappe de leurs mains : ils sont terrifiés. Par sa valeur, par sa supériorité personnelle, le soldat blanc est aux yeux des naturels le symbole de l’organisation, de la tactique et de la persévérance européennes ; initié par son intelligence aux plans dont il travaille à assurer le succès, il voit le but et concourt de son mieux à l’action principale. Le soldat hindou résume toutes ses qualités en une seule : l’obéissance. S’il combat, s’il se lance sous les balles, s’il se fait tuer avec courage, c’est par obéissance : le respect pour ses chefs, il le conserve jusque dans le désordre d’une insurrection ; mais il lui faut des chefs, sans quoi l’armée hindoue cesse à l’instant même d’exister. Ces troupes indigènes ne sont bonnes qu’à imposer par leur nombre et par leur tenue aux peuplades de l’Inde dont elles sont sorties ; » à elles les corvées, les ennuis, les détails du service ; « elles sont comme les jambes de l’armée tandis que les Européens en sont les bras, la tête et le cœur. »
L’éducation du cipaye est donc plus longue et plus difficile que celle du soldat européen, à quelque nation qu’il appartienne. Dans ce pêle-mêle d’Hindous, de musulmans de toutes castes, il se rencontre des hommes braves auxquels convient surtout la guerre d’avant-garde, telle qu’il la fallait faire dans ces montagnes couvertes de forêts ; mais une panique est toujours à craindre dans les rangs de ces Orientaux à l’imagination ardente, faciles à impressionner, portés à subir les influences d’une nature gigantesque, souvent terrible. Le passage suivant fait voir le soldat indigène sous son double aspect : « Pour éviter les surprises, les deux flancs étaient protégés par la compagnie de carabiniers d’élite du 24e indigène. Ces derniers étaient des soldats éprouvés dont une longue habitude de la guerre de montagne avait trempé le courage et tout-à-fait consommés dans leur métier. Ils avançaient comme des serpens, souvent sur leurs genoux ou à plat ventre, en rampant à travers les tiges. Quoique incapables, comme tous les Indiens, d’un conflit personnel ou corps à corps, ils avaient du sang-froid et supportaient patiemment le feu. Leur conduite en ce jour et dans toutes les occasions fut admirable. Je ne puis en dire autant du reste de notre petite troupe. Vers sept heures du matin, un premier coup de fusil tiré sur la tête de la colonne produisit une telle confusion dans la partie indigène de l’avant-garde, que les cipayes se mirent à exécuter sans aucun ordre un feu roulant à droite et à gauche sur nos propres éclaireurs. Ce fut avec une peine extrême que nous parvînmes à faire cesser cette fusillade, véritable disgrace pour ces soldats effrayés, qui, dans leur terreur, tiraient sur le fourré devant eux sans apercevoir aucun objet. »
Engagées dans des défilés menaçans, dans des forêts impénétrables, les divisions d’attaque ont à passer sous les balles que lancent sur elles les fusils à mèche des tirailleurs ennemis, perchés au haut des arbres, dans des huttes. Çà et là aussi pleuvent quelques flèches. Sur une crête escarpée s’élève la forteresse de Bakh ; malgré le courage des officiers qui ébranlent les palissades d’une main désespérée, l’assaut est repoussé avec des pertes considérables ; les montagnards ont détruit à peu près les deux premières colonnes ; les vautours par milliers s’entassent sur les cadavres dont le coutelas recourbé des Coorgas a enlevé les têtes. Une odeur pestilentielle monte du fond de ces gorges redoutables où une armée anglaise vient de faire la triste épreuve des désastres qui l’attendent au pays des Afghans. Au milieu de ce triomphe, le radja de Coorg perd courage ; il a peur, non d’un ennemi qu’il vient de battre, mais de la colère grossissante de cette compagnie qui lui enverra sans doute redemander compte de ses légions. Après avoir engagé la lutte, la force morale lui manque pour la continuer. Ce fait explique le succès à peu près certain des armes anglaises dans l’Inde, toutes les fois qu’elles se dirigeront vers ces princes isolés, déjà dépendans, qui n’attendent aucun secours du dehors. Pour la compagnie, il suffira de sacrifier de l’argent et quelques hommes, et tôt ou tard la partie sera gagnée.
À ce souverain victorieux « on laissa la vie et un revenu d’un million, sous la condition de demeurer le reste de ses jours à Bénarès. » Une réduction considérable des impôts attacha au gouvernement anglais ce petit peuple dont l’énergie et la bravoure avait paru redoutables ; un nouveau point d’appui était trouvé pour agir plus sûrement contre les populations des montagnes toujours mal soumises. Cependant le radja doit quitter sa résidence ; les troupes qui l’attendent sont rangées devant le palais ; les heures s’écoulent ; sous un soleil foudroyant, des soldats tombent frappés d’apoplexie. Que se passait-il donc dans la demeure du prince ? Le voici : « on sut enfin qu’une scène des plus déchirantes se passait dans l’intérieur de cette demeure royale. Le prince ne s’était rendu et n’avait ordonné à ses troupes victorieuses de nous livrer les passages que sous l’espérance, on ajoutait même sous la promesse formelle que ses erreurs seraient pardonnées, et qu’on ne le dépouillerait pas entièrement de ses états… La nouvelle que sa déchéance était prononcée lui avait été communiquée seulement le jour où l’on devait l’arracher à ses foyers. Alors sa douleur, sa rage, ses regrets d’avoir cru à la générosité anglaise ne connurent plus de bornes. Il se roulait dans des convulsions horribles, s’arrachant les cheveux, se tordant les mains, déchirant ses vêtemens. »
Comment, dans l’Inde surtout, se trouve-t-il des princes qui croient à la générosité anglaise ? Le pauvre radja se vit menacé ; il lui fallut monter dans son palanquin aux dorures royales, et son visage était baigné de larmes ; il détourna les yeux pour les porter sur son palais, sur la campagne, sur ces forêts natales qu’il ne devait plus revoir. — Ses sujets le virent partir pour l’exil avec les marques de la plus profonde douleur ; selon l’usage hindou, « ils se prosternaient dans la poussière en criant : Samy ! Samy ! Dieu ! Dieu ! » Et une dynastie de plus alla s’éteindre aux bords du Gange, dans cette ville sainte où l’Inde enterre l’un après l’autre tous ses rois ! — C’est ainsi que la compagnie combat, triomphe et traite avec les radjas. Cette expédition de Coorg n’est qu’un bien petit épisode des guerres dans l’Inde, mais il a le mérite de mettre en relief tous les traits caractéristiques d’une campagne de ce genre : le courage incontestable des officiers anglais, la faiblesse des troupes indigènes, les fautes commises par les chefs, supérieurs, souvent fort ignorans des localités, le bonheur qui accompagne presque partout les armes de la compagnie, et enfin son inflexible politique.
Maintenant, abordons le tableau général de l’empire britannique dans l’Inde. C’est à la Russie que M. de Warren paraît s’adresser dans cette dernière partie de son livre ; nous avouons franchement que, dans le cas où cette puissance tomberait sur l’Hindoustan par le nord de l’Asie, il nous paraît douteux qu’elle fît pire, mais peu probable qu’elle fît mieux que la compagnie anglaise. Doit-on remettre entre les mains de la Russie, même par hypothèse, le sort des rois et des peuples dont on désire sincèrement le bien-être ? Toutefois, quand on est dans l’Inde, le contraste de la faiblesse matérielle des Anglais avec la force positive et numérique des Hindous est si frappant, qu’on se demande si les choses dureront toujours ainsi ; en tournant ses regards autour de soi, on voit la Russie seule apparaître sur l’horizon : c’est donc à elle qu’on fait signe à tout hasard. Il faut convenir aussi que la présence d’un officier cosaque à Bokara, d’un aventurier russe vers le pays des Afghans cause dans les trois présidences une rumeur considérable ; la compagnie est trop habile dans l’intrigue pour ne pas s’émouvoir au contact même passager d’un sujet du czar avec quelques-uns de ces khans auxquels elle n’a pas fait peur encore. Mais au point de vue français, les récriminations contre un gouvernement machiavélique s’adressent plus volontiers à l’humanité tout entière ; dévoiler un fait honteux, le mettre en évidence sous les yeux du monde, c’est châtier le coupable par sa faute même.
Voilà un siècle et demi que la compagnie de commerce, s’écartant de son but premier et principal, travaillait à se transformer en une compagnie de gouvernement. Les intérêts devinrent si compliqués, les relations pacifiques et hostiles avec les pays voisins se multiplièrent tellement, qu’il devint impossible de diriger du fond de l’Europe cette immense machine administrative. Le ministère anglais dut renoncer à se charger des affaires d’un gouvernement qui exigeait des études spéciales et parfois des actes qui ne pouvaient dignement émaner d’un cabinet européen. Par un acte de 1833, « la compagnie, renonçant au monopole du commerce avec la Chine, s’est interdit aussi tout négoce, et a été solennellement investie du gouvernement immédiat de l’empire hindou-britannique jusqu’au 30 avril 1854. Une royauté à la fois représentative et aristocratique, une corporation qui compte parmi ses membres des femmes et même des étrangers, régit cet empire colossal. Trois mille cinq cent soixante-dix-neuf possesseurs d’actions principales confient le soin de leurs intérêts à la cour des propriétaires d’où émane à son tour la cour des directeurs ; cette dernière cour s’assemble une fois par semaine et vote au bulletin secret : voilà l’organisation fondamentale de la compagnie. Le président et le vice-président, assistés, s’ils le jugent convenable, d’un troisième collègue composent le comité secret qui, réuni et subordonné au bureau, décide exclusivement et en dernier ressort de la paix et de la guerre, des traités et des négociations avec tous les princes et gouvernemens de l’Inde, ou avec tous les autres princes et gouvernemens quelconques, ou sur la politique à observer avec tous ces princes et gouvernemens ; en un mot, de toutes matières qui demandent le silence et le secret. » À ce conseil s’ajoute le bureau du contrôle par lequel la couronne se réserve de prendre part aux délibérations et de surveiller la politique du gouvernement suprême des Indes. Ce bureau est censé recevoir la première communication de toutes les questions à examiner ; nous disons censé, parce que le contraire a presque toujours lieu. « Ce système, dit M. de Warren, a pour but de produire un accord et une harmonie apparens dans le jeu de ce gouvernement à deux têtes, et dégage la cour des directeurs comme aussi le bureau du contrôle de leur responsabilité respective devant la loi ; ce qui leur importe plus encore, il les dégage de leur responsabilité devant le public, qui reste tout-à-fait dans l’ignorance de la manière de voir de chacune des autorités directrices, et ne sait par conséquent à qui attribuer le blâme des mauvais résultats qui peuvent suivre. »
La charte de 1833 a défini d’une façon plus précise la position du conseil des directeurs vis-à-vis du bureau de contrôle. Le gouverneur-général, nommé en réalité par le souverain sur la présentation des directeurs, n’en jouit pas moins d’une immense étendue de pouvoirs ; les attaques très vives auxquelles il est si souvent en butte de la part des journaux de l’Inde prouvent combien est grande la responsabilité qui pèse sur lui.
Le système suivi par la compagnie pour se substituer peu à peu aux princes indigènes, le plus habituellement sans avoir recours a la force, est aussi simple « que régulier dans son cours et certain dans ses résultats. » Prêter l’appui de ses troupes aux radjas contre la turbulence de ses propres sujets ou les invasions de l’étranger, augmenter ces subsides à mesure que la mauvaise administration des souverains semble les rendre plus nécessaires ; avoir bientôt en main toute la force militaire de l’état protégé ; se faire céder à la fin, pour acquitter la solde toujours arriérée des troupes, une partie du territoire ou une partie du pouvoir civil : ceci équivaut à avancer à un prodigue tout l’argent qu’il dépense en folies, pour rester un jour maître de son patrimoine. À ce mode d’usurpation déjà peu honorable, on peut en ajouter un autre, auquel la compagnie a recours fréquemment pour dissoudre la puissance trop compacte d’un état voisin : c’est de tenir à sa portée un prétendant dont elle fait valoir les droits à tout propos, et qu’elle lance avec ses propres forces sur le territoire convoité. « Aujourd’hui, chacun des gouvernemens indigènes qui subsistent encore, petit ou grand, libre ou asservi, a toujours au cœur de la capitale, à la porte du palais du prince, au milieu de sa vie intime, son germe de destruction, qui se révèle sous la forme d’un envoyé, d’un chargé d’affaires ou d’un résident, avec son collége ordinaire, une force subsidiaire ou simplement une escorte. Le plus souvent, ce résident exerce sur le prince soumis à sa tutelle une autorité d’abord soigneusement dissimulée, mais dont le voile devient de jour en jour plus transparent. C’est quelque chose entre l’ordre et le conseil, conseil s’il est accepté, ordre s’il y a résistance. » Ces résidens, il faut bien le dire, jouent, à la cour qu’ils surveillent, le rôle que les Anglais supposent si volontiers être celui des voyageurs qui demandent à visiter l’Inde, le rôle d’espion. Espionnés à leur tour par le gouvernement suprême, ils lui doivent un compte exact de toutes leurs démarches autant que de tous les évènemens sans exception dont ils sont témoins. Leur nombre est immense, si l’on songe que chez les Sicks, dans le Bundelcund et dans les états radjpoutes, on compte près de cent agens accrédités, tous rivalisant de zèle pour servir la cause qui leur est confiée, et cela pour deux raisons : la première, c’est que cette carrière diplomatique conduit aux premiers emplois ; la seconde, c’est que l’esprit patriotique et national a de fortes racines dans le cœur des Anglais. Ils le poussent jusqu’à l’égoïsme même, en subordonnant à l’intérêt de leur pays celui du monde entier.
Aujourd’hui, deux cent vingt royaumes, principautés et fiefs principaux, dépendans ou tributaires, subissent d’une façon plus ou moins directe le joug de la compagnie. Leur histoire est écrite tout entière dans ce peu de mots qui divisent en quatre catégories les princes indigènes : « 1o princes indépendans quant à l’administration intérieure de leurs états et non dans le sens politique ; 2o princes dont les états sont gouvernés par un ministre choisi par le gouvernement anglais et placé sous la protection immédiate du représentant ou agent qui réside à la cour du souverain nominal ; 3o princes dont les états sont gouvernés par le résident lui-même ou par des agens de son choix ; 4o princes dépossédés et pensionnés, conservant le titre d’altesses inviolables dans leurs personnes, et affranchis de la juridiction des cours, excepté en matières politiques. » — Certes, voilà pour l’orgueil anglais un beau spectacle : toute une légion d’altesses abdiquant entre les mains de la compagnie l’indépendance politique, la direction des affaires de l’intérieur, l’ombre d’une autorité quelconque, enfin ce misérable trône auquel le prince nominal se tient cramponné jusqu’au dernier jour ! Un danger intérieur allait grandir à la longue et menacer l’empire en l’attaquant au cœur ; la race née du mélange des Européens avec les familles indigènes pouvait s’interposer entre les maîtres et les sujets. Le préjugé de la couleur est venu frapper de réprobation toute une classe utile de citoyens, et la refouler au pied de l’échelle sociale ; puis, pour ne ras l’irriter, pour ne pas se l’aliéner d’une façon définitive, on l’a casée dans des positions subalternes, où elle végète assez heureuse de son sort, sous le patronage intéressé des classes régnantes. À elle les emplois d’écrivains dans les bureaux publics, dans les maisons de commerce, côte à côte avec les indigènes.
Dans cette position unique au sein de l’Asie, les Anglais ont-ils amélioré l’état moral et physique des peuples ? Doit-on, avec les uns, applaudir à la conquête qui substitue la domination plus douce d’un gouvernement chrétien à la tyrannie brute d’un despote asiatique ? Mais suffit-il de renverser un trône pour réformer les désordres des mœurs, les abus inhérens au paganisme ? Si Les nations soumises directement à la compagnie ne sont plus pressurées par leurs rois et par leurs ministres, ne doivent-elles pas, tout épuisées qu’elles sont, subvenir aux frais d’une administration nouvelle ? Doit-on, avec les autres, accuser l’Angleterre de tous les maux qui pèsent sur des pays depuis long-temps en proie à un germe de destruction, qui se démembrent au moindre choc d’une puissance établie ? Pas davantage ; mais on peut reprocher à la compagnie d’avoir agi avec un égoïsme révoltant, d’avoir laissé de côté toute idée civilisatrice pour spéculer sur les peuples et sur les provinces, de ne s’être point occupée de mettre un terme à cette misère croissante qui épouvante le voyageur au milieu du luxe effronté dont s’entourent les Européens. On peut lui reprocher de marcher à l’aventure sans semer le bien autour d’elle, de telle sorte que, si sa puissance croulait tout à coup, il ne subsisterait rien qui fût à sa louange dans cette vaste portion de l’Asie.
Quel est donc l’avenir d’une puissance qui s’étend à l’aveugle sans pousser des racines solides, qui s’appuie avant tout sur la faiblesse incroyable des peuples dont elle règle les destinées ? Le gouvernement de l’Inde s’est fait asiatique dans sa politique odieuse, espérant que les nations de ces contrées supporteraient sans indignation des actes auxquels elles seraient habituées. « En 1840, l’héritier présomptif de Bardwan est emprisonné et traité comme un imposteur, parce qu’il réclame l’héritage de ses pères, impudemment vendu pour 25 millions de francs à un de ses oncles. Le radja de Sattarah ne veut point gorger l’avarice des agens de la compagnie ; on l’accuse de trahison, on le dépouille de ses états, on le relègue à Bénarès. » Ces fait et bien d’autres, consignés dans le livre de M. de Warren, prouvent que le gouvernement de l’Inde est aux abois sous le rapport des finances ; la guerre de Chine est une preuve plus éclatante encore de ce parti pris de recourir aux expédiens. Sans le commerce de l’opium, nous disaient des Anglais de Calcutta, le Bengale ne peut plus subvenir à ses dépenses ; d’ailleurs l’empereur de Chine a traité notre bien-aimée reine Victoria de reine des barbares ! Voilà un argument péremptoire dont la seconde partie surtout est d’une remarquable logique. Malheureusement le territoire de la compagnie est appauvri plus qu’on ne pourrait le croire ; Montgomery-Martin estime à un million de livres sterling le capital retiré de la circulation de l’Inde depuis cinquante ans. Tandis que le laboureur et les classes inférieures sont exposés, par la moindre sécheresse, à mourir de faim, la caste noble et guerrière, privée de ses emplois, de ses grades dans les armées, languit et s’irrite. Qu’on ne s’y trompe pas ; ce qui rayonne encore dans ces lointaines contrées, c’est plus l’éclat mourant des temps passés que l’œuvre d’une splendeur nouvelle. L’Inde n’est plus le pays des trésors et des richesses, mais un domaine épuisé que l’Angleterre livre aux jeunes fils de ses grandes familles patriciennes. Bien qu’elle ait changé de rôle, la compagnie est restée marchande ; aussi rien ne peut lui être plus fatal que l’humeur conquérante d’un gouverneur-général.
Avec tout cela, les Anglais peuvent-ils croire qu’ils soient aimés de leurs sujets asiatiques. Quand aucune classe de la société n’a gagné en masse à leur présence dans l’Inde, quand les travaux entrepris par les empereurs n’ont été ni continués, ni restaurés par eux, la crainte est l’unique sentiment qu’ils inspirent. Mais ce sentiment n’est-il pas du nombre de ceux dont on peut revenir ? Supposons qu’après avoir rencontré, au-delà du cercle dans lequel elle s’étend, des populations plus braves (et cela s’est vu déjà), plus capables de résistance, la compagnie s’arrête, cesse de se montrer conquérante et victorieuse ; son prestige s’efface ; les peuples soumis rougissent de leur faiblesse. Dans le cas où une influence étrangère exciterait à la révolte les habitans des plus distantes provinces, où les troupes indigènes refuseraient de tourner leurs baïonnettes contre la poitrine de leurs coreligionnaires, à quel nombre se trouveraient réduites ces colossales armées ? Enfin ne peut-il pas arriver que la Russie, traversant le désert où elle a une fois déjà laissé ses canons, se montre menaçante aux frontières du nord, promette aux khans, quitte à les tromper ensuite, aux hordes des montagnes, une augmentation de territoire et le pillage des grandes villes ? Alors comment trouver des ressources dans une population mécontente, subitement prise d’une terreur mêlée d’espérance ? comment compter sur le dévouement des cipayes, attaqués par des troupes disciplinées ayant au même degré qu’eux l’obéissance passive, et de plus qu’eux la force physique ? À voir comment elle agit, on supposerait facilement que la compagnie anglaise a hâte de jouir de la brillante position qu’elle a su se faire. « C’est notre retraite de Russie que nous ferons en quittant le Caboul, » disait un officier anglais lors de la première expédition. Ce mot est sérieux ; il condamne les armées anglaises à pousser toujours en avant, jusqu’à ce qu’elles rencontrent l’obstacle qui les fera reculer indéfiniment.
Non seulement en Europe, mais dans l’Inde, il y a plus d’un esprit sérieux que l’aspect d’une si éclatante prospérité inquiète. La population qui dort au pied du Vésuve, enivrée par la magnificence du climat, s’épouvante au premier nuage de fumée que lance le volcan : la sécurité dont jouissent aux bords du Gange les Anglais conquérans est troublée par le plus léger murmure qui se fait entendre au fond des provinces. Il ne faut qu’une étincelle pour enflammer ces poudres un peu mouillées, il est vrai. Un jour que nous traversions la plaine qui sépare Chaul des Gatthes occidentales, il nous arriva de faire halte près des tentes où campaient de jeunes officiers de la compagnie. Après le déjeuner et la sieste, ceux-ci, ennuyés de rester dans l’inaction, s’arment chacun d’une des longues lances piquées par l’escorte autour du pavillon, et s’en vont, vêtus de larges caleçons blancs, transpercer les chiens du village. Quand l’animal restait fixé au fer de la lance, l’officier l’en détachait en le poussant du pied. Ce brutal plaisir souleva l’indignation des Hindous ; ils reculaient devant les chiens sanglans qui venaient expirer entre leurs jambes. — Hélas ! nous dit un compagnon de voyage anglais et employé de la compagnie, c’est par de semblables niaiseries qu’on rappelle aux populations le souvenir du joug de l’étranger. Et réfléchissant en lui-même aux actions bien plus graves que cette pécadille ramenait dans son souvenir, il ajouta : Qui sait comment nous expierons un jour notre hautaine puissance ?
Les causes de cette future expiation, qu’il prévoit aussi, c’est dans l’examen impartial des évènemens, dans l’appréciation des systèmes financiers et administratifs, que M. de Warren les découvre ; il étudie surtout, et c’est là une des parties les plus intéressantes de son livre, les relations de la compagnie avec ses sujets indirects ; il passe en revue l’organisation sociale et militaire du gouvernement anglo-indien, remet sous les yeux du lecteur les invasions des Afghans et des Mogols, en comparant l’état de l’Inde à ces diverses époques avec l’état actuel des mêmes contrées. Entre autres questions, il pose celle-ci : l’Angleterre a-t-elle bien mérité des peuples de l’Asie, sous le point de vue d’amélioration morale ? quels progrès a-t-elle fait faire aux lumières, comment a-t-elle répandu le christianisme au milieu des musulmans et des païens ? La compagnie n’a-t-elle plus d’ennemis à redouter dans le sein même de ses possessions ? Au milieu des embarras sans nom qu’elle se crée chaque jour, sa position devient plus en plus difficile ; il s’est rencontré des guerres coûteuses, celle contre les Birmans, la fatale campagne de l’Afghanistan, l’expédition du Scinde, hautement blâmée, qui fait craindre déjà que la puissance britannique ne marche à pas précipités vers une époque de décadence dès long-temps pressentie. Dans le cas d’un revers qui l’obligeât à chercher dans une alliance étrangère un appui contre les menaces des peuples asiatiques, vers qui l’Angleterre se tournerait-elle ? J’ai voulu, dit M. de Warren dans sa conclusion, en lui dévoilant la vérité sur toutes les questions de l’Inde, en ne lui offrant que la vérité mais toute la vérité, lui ouvrir les yeux sur l’étendue du danger qu’elle a bravé, qu’elle brave encore, dissiper le nuage que l’encens national élève sans cesse autour d’elle, et qui l’a si récemment égarée jusqu’aux bords de l’abîme. Je voudrais la forcer, en l’effrayant, à se jeter dans les bras de la France et enchaîner désormais leurs destinées ! » Soit ; mais la France n’oubliera pas, en lisant certains passages de l’Inde anglaise en 1843, quel est le caractère du peuple qu’un intérêt puissant contraindrait à réclamer un jour le secours de son amitié.
Pour les hommes réfléchis, pour ceux qui interrogent les causes, cette dernière partie de l’ouvrage de M. de Warren sera pleine d’intérêt. Ses conjectures, d’ailleurs, sont basées sur les chiffres d’une statistique exacte. En examinant nous-même avec attention ce travail sur l’Inde anglaise actuelle, voici ce qui nous a frappé. D’abord on oublie trop que la puissance britannique est née d’hier en Asie ; comme elle a jeté ses plus profondes racines dans un temps où la France, en proie aux convulsions révolutionnaires, ne voyait pas si loin, nous avons été tout surpris, après la tourmente, de trouver l’édifice debout, d’autant plus qu’il avait été construit à nos dépens. Considérant dès-lors l’établissement des Anglais dans l’Inde comme un fait accompli, les autres nations, et la France avec elle, se sont prises à regarder avec éblouissement ces lointaines conquêtes, dont le bruit leur arrivait à peine après l’expédition finie, car un des grands mérites de la politique de la compagnie, c’est d’être prompte : le coup est porté avant qu’on ait vu l’étincelle, parce que, quand les armées marchent, la diplomatie, pour choisir une expression honnête, a tracé la route. Or si les États-Unis, qui couraient, il y a dix ans, à toute vitesse dans la voie d’une étonnante prospérité, se sont arrêtés déjà, faute d’avoir prévu ces accroissemens subits, que doit-on penser de l’avenir d’une puissance aussi faiblement appuyée que celle des Anglais dans l’Inde, et fatalement poussée à s’agrandir encore ? D’un côté, elle rencontre des ennemis qu’elle n’ose plus attaquer, les Birmans : la première campagne a coûté trop cher en hommes et en argent ; de l’autre, des princes qui commandent à des tribus contre lesquelles (au dire des officiers) ne peuvent lutter ses soldats indigènes : les émirs du Scinde ; tribus turbulentes qu’on a imprudemment cherché à conquérir, après avoir violé les traités d’alliance à plusieurs reprises. Dans toute la partie du nord-ouest, les Anglais ne peuvent rien toucher sans se trouver en contact plus ou moins immédiat avec la Perse ; la Perse, c’est presque la Russie. Il y a un autre terrain encore où cette dernière puissance peut engager incessamment la lutte avec l’Angleterre ; nous voulons parler de la Chine. La Russie, seule privilégiée entre les nations d’Europe à la cour de Péking, ne peut manquer de s’opposer de toutes ses forces aux envahissemens que les Anglais tentent sur le littoral. Dès-lors on sent de quel côté doit être l’avantage. La zone supérieure de l’Asie entière appartient à la Russie mieux que le cœur de ce riche continent n’appartient à l’Angleterre ; quand la compagnie aura déblayé peu à peu son territoire des princes et des dynasties encore debout, elle se trouvera face à face avec un peuple qui sera resté le même, que la misère éloignera de plus en plus des conquérans. Quand auront cessé d’exister ces petites cours qui animent çà et là cette société mourante, qui abritent le résident en lui prêtant de leur autorité, où seront les points d’appui ? Tôt ou tard, ils disparaîtront, ces radjas, ces nababs dont la compagnie a besoin pour diviser le pays, pour fomenter des intrigues ; cet immense territoire ne sera donc plus qu’une seule ferme, exploitée par un nombre infiniment petit de propriétaires. Alors qui accusera-t-on des maux dont auront à souffrir tant de millions d’habitans ? Si quatre officiers européens ont pu à eux seuls consolider le royaume de Lahore pour un temps, ne peut-il pas se rencontrer des aventuriers qui se mettent à la tête des populations soulevées ? Avec leur armée indigène, les Anglais ont répandu autour d’eux l’esprit militaire plus qu’ils n’auraient dû peut-être, et cela faute d’avoir assez de troupes blanches. Or, comme c’est des soldats européens que dépend le sort de l’Inde, la puissance anglaise est sérieusement menacée du jour où la fantaisie prendra à un conquérant du Nord d’envoyer ses légions par la route que suivit Alexandre. Alors, mais trop tard, la compagnie regretterait d’être seule sur le continent asiatique, sans voisin qui puisse faire cause commune avec elle. Il est donc temps qu’elle cesse de s’attirer la haine des indigènes et l’indignation de l’Europe par sa politique révoltante, et que l’Angleterre, de son côté, s’attache à ne pas éteindre le dernier germe de sympathie dans le cœur des peuples qui devraient être ses alliés naturels.
Il est difficile d’ailleurs d’apprécier ici la quantité et la valeur de tous les matériaux que renferme l’ouvrage de M. de Warren. Voyageur, il raconte ce qu’il a vu ; militaire, il déroule le tableau de l’organisation des armées dans lesquelles il a servi avec zèle et dévouement, non sans quelque part de gloire ; quitte envers son drapeau, il raisonne sur les faits, déduit l’avenir du présent. Il y a sur ce dernier point une distinction à faire : révéler ce qu’une position exceptionnelle a pu nous amener à découvrir, dévoiler des secrets, c’est trahir ; publier ce que l’on a appris au grand jour, en compagnie de toute une armée, ce qui est consigné dans les annales d’un gouvernement, c’est écrire l’histoire. Enfin, avec les notes recueillies sur sa route, tracer un journal, et des évènemens observés tirer des conséquences, c’est user de son droit. Si cet ouvrage excite quelques murmures de l’autre côté de la Manche, la faute n’en est pas à l’auteur, mais au gouvernement de l’Inde, qui ne peut guère apparaître aux yeux de l’Europe, dans la nudité de sa politique, sans honte et sans remords.
- ↑ Pour paraître prochainement en deux volumes in-8o, quai Malaquais, 15, au comptoir des imprimeurs-unis. L’auteur a bien voulu nous communiquer à l’avance les bonnes feuilles de son livre, qui nous semble destiné à produire une vive sensation sur les esprits sérieux.