L’Incursion/Chapitre 7

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 3p. 340-343).
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VII


Nous marchions déjà depuis plus de deux heures. Je commençais à frissonner et à avoir sommeil. Dans l’ombre, se dessinaient vaguement les mêmes objets indéfinis. À une certaine distance, le même mur noir et les mêmes taches se mouvaient ; près de moi, la croupe d’un cheval blanc qui agitait sa queue et écartait largement ses pattes de derrière, le dos d’un homme en habit blanc de tcherkess, sur lequel on apercevait un fusil dans sa gaine et la petite poignée blanche d’un pistolet enfermé dans son étui brodé, le feu de la cigarette qui éclairait des moustaches blondes, un col de loutre et une main gantée de daim. Je me penchais sur le cou de mon cheval, fermais les yeux et m’oubliais pour quelques minutes ; ensuite, tout à coup, j’étais frappé du piétinement que je connaissais et du bruit léger. Je regardais tout autour de moi et il me semblait que je restais sur place, que le mur noir qui était devant moi, marchait vers moi et qu’à l’instant j’allais m’y heurter. À l’un de ces moments, je fus particulièrement frappé de ce houloulement ininterrompu dont je ne pouvais m’expliquer la cause : c’était le bruit de l’eau. Nous entrions dans une gorge profonde et nous approchions d’un cours d’eau de la montagne alors en plein débordement[1].

Le bruit croissait, l’herbe humide devenait plus épaisse et plus haute, les buissons plus fréquents et l’horizon se rétrécissait de plus en plus. Rarement, sur le fond sombre des montagnes s’enflammaient en divers endroits des feux clairs qui disparaissaient aussitôt.

— Dites-moi, s’il vous plaît, quels sont ces feux ? — demandai-je tout bas au Tatar qui était près de moi.

— Ne le sais-tu pas ! — répondit-il.

— Non.

— Ce sont les montagnards qui ont attaché de la paille au poteau et qui balancent le feu.

— Pourquoi donc ?

— Pour que chacun sache que le Russe est venu. Maintenant, dans les aoul — ajouta-t-il en ricanant — il se passe beaucoup de tomacha[2]. On cache dans les ravins tous les biens.

— Sait-on déjà dans les montagnes qu’un détachement s’approche ? — demandai-je.

— Eh ! comment ne pas savoir ? On le sait toujours. Les nôtres sont des gens comme ça.

— Alors Chamil se prépare maintenant pour la campagne ?

— Non — répondit-il en hochant négativement la tête. Chamil n’ira pas lui-même à la guerre : Chamil enverra des naïbs[3], et lui-même, en haut regardera avec une lunette.

— Demeure-t-il loin ?

— Loin ? Non. Voilà, à gauche, il y a encore une dizaine de verstes.

— Pourquoi donc sais-tu cela ? — demandai-je. — Étais-tu là-bas ?

— Oui. Tous les nôtres étaient dans les montagnes.

— Et tu as vu Chamil ?

— Bah ! Les nôtres ne voient pas Chamil. Autour de lui, il y a cent, trois cents, mille Murides[4]. Chamil est au milieu, — fit-il avec l’expression d’un respect extrême.

En levant les regards, on pouvait remarquer que le ciel éclairci commençait à blanchir à l’Est, et la petite Ourse s’abaissait à l’horizon. Mais dans le col où nous marchions, il faisait humide et sombre. Tout à coup, un peu devant nous, dans l’obscurité brillèrent quelques flammes ; au même moment des balles volèrent en sifflant et dans le calme qui s’étendait au loin, éclatèrent des coups et des cris perçants. C’était le piquet de l’avant-poste ennemi. Les Tatars qui le comprirent poussèrent des cris, tirèrent au hasard et se dispersèrent.

Tout se tut. Le général appela l’interprète. Le Tatar en habit blanc s’approcha de lui et parla assez longuement, bas et avec des gestes.

— Colonel Khassanov, donnez l’ordre d’envoyer en avant les tirailleurs — prononça le général d’une voix contenue, lente, mais ferme.

Le détachement s’approchait de la rivière. Les montagnes noires du col restaient en arrière. Le jour commençait à poindre. L’horizon sur lequel, à peine visibles, demeuraient quelques pâles étoiles, semblait plus haut. À l’orient, un éclair de chaleur brilla clairement ; un petit vent, frais et pénétrant, soufflait de l’Ouest et le brouillard, léger comme une vapeur, se soulevait au-dessus de la rivière bruyante.

  1. Au Caucase le débordement des cours d’eau a lieu en juillet. (Note de l’Auteur.)
  2. Signifie, beaucoup de soucis en ce langage particulier adopté par les Russes et les Tatars pour converser entre eux. Dans ce langage étrange il y a beaucoup de mots dont on ne trouve les racines ni dans la langue russe, ni dans la langue tatare. (Note de l’Auteur.)
  3. Hommes auxquels Chamil a confié une partie de sa direction.
  4. Muride a beaucoup de significations ; mais ici il s’applique à quelqu’un entre l’aide de camp et le gardien. (Note de l’Auteur.)