L’Inauguration de l’Empire libéral/02

L’Inauguration de l’Empire libéral
Revue des Deux Mondes4e période, tome 159 (p. 481-516).
L’INAUGURATION DE L’EMPIRE LIBERAL

II[1]
LES EFFETS DU DÉCRET DU 24 NOVEMBRE


I

L’Empire libéral était en germe dans la Constitution de 1852, car, nous ne saurions trop y insister, dès qu’il existe une Chambre élue votant le budget et les contingens militaires, délibérât-elle dans une cave, sans aucun soupirail ouvert sur la rue, fût-elle le résultat de candidatures officielles qui, tôt ou tard, se transforment en candidatures indépendantes, il n’y a pas despotisme. Pendant bien longtemps, les séances du Parlement anglais furent secrètes : nul étranger n’y était admis ; aucun compte rendu n’était permis aux journaux ; les élections étaient le résultat de la vénalité et de la corruption et émanaient de bourgs pourris, et cependant le Parlement anglais était déjà le maître de l’Etat. Dans la Constitution de 1832, toutefois, la liberté était comme la graine renfermée dans une gaine qui l’étouffé. C’est le décret de 1860 qui l’a fait éclater et éclore ; elle n’a cessé depuis de grandir jusqu’à ce qu’elle eût atteint son complet épanouissement en 1870.

Les droits concédés par le Décret du 24 novembre étaient de sérieuse importance.

« Le premier pas qu’a toujours fait en France le despotisme, a noté Benjamin Constant, a été de dénaturer ou de supprimer les débats des Assemblées représentatives. » Débarrasser la parole des orateurs des bandelettes qui les garrottaient, leur permettre d’arriver à la foule en leur vibrante vérité, c’est aussi le signe le moins équivoque du retour au régime de la liberté. Le décret, non seulement rétablissait la reproduction intégrale des débats, mais l’assurait par un double compte rendu officiel, l’un sténographique, l’autre analytique, contre les déloyautés de parti.

Le droit d’adresse accordait un moyen de plus, quoique non le meilleur, de discuter et de juger la politique du gouvernement.

La discussion secrète en comités avant la réunion des bureaux, reproduction imparfaite des comités anglais, conduisait à une extension du droit d’amendement.

L’institution de ministres sans portefeuille était une ébauche de responsabilité ministérielle.

La plupart de ces droits avaient été exercés en fait par les Cinq, aidés de quelques indépendans, dans la session décisive de 1860. La reproduction intégrale des débats : ils l’avaient presque obtenue, en imposant un compte rendu indirect beaucoup plus étendu et plus exact. — Une plus grande latitude au droit d’amendement : par leur obstruction sur le projet du chemin de fer de Graissessac, ils avaient rendu cette réforme impossible à éluder. — La permission d’exprimer dans une Adresse leur pensée sur la politique extérieure et intérieure : ils ne l’avaient pas attendue, ils l’avaient prise ; et ils avaient discuté la loi de sûreté générale, la guerre d’Italie, la législation de la presse, les candidatures officielles, le traité de commerce, la spécialité financière. — La présence des ministres sans portefeuille à la Chambre : ils avaient, par leurs interpellations incessantes sur les actes des ministres absens, rendu nécessaire ou leur présence ou celle des défenseurs d’office.

Toutefois, les Cinq n’avaient exercé la liberté parlementaire presque entière que grâce à la complicité de Morny ; il eût pu leur fermer la bouche, déchaîner contre eux la majorité, rendre leurs efforts vains. Mais un successeur pouvait n’avoir pas le libéralisme dont ils avaient si bien profité et leur retirer ce qui n’était qu’une tolérance. Désormais, on était à l’abri d’un tel retour ; l’usurpation devenait un droit reconnu. Là était l’importance capitale du Décret.

Aucune pression ne forçait l’Empereur à ces réformes. Elles n’étaient pas l’expédient suprême d’un pouvoir agonisant, essayant de se sauver, par la lâcheté des concessions, d’une chute que ces concessions accélèrent. Elles étaient opérées en pleine puissance par un pouvoir formidable établi sur le roc dont personne ne pouvait prévoir l’ébranlement. L’Empereur plus encore que Morny eût pu nous écraser et étouffer, dans une enceinte plus hermétiquement close, nos protestations impuissantes, car nous n’avions pais encore, même dans l’opinion, une force qui nous permît de le braver et surtout de le vaincre. Au contraire, spontanément, courageusement, il ouvrait toutes grandes les fenêtres du Corps législatif au moment même où des voix passionnées s’y élevaient pour animer les esprits contre sa politique. Exemple unique dans notre histoire.


II

Le premier mouvement du public fut la stupéfaction ; puis vinrent les commentaires. Les irréconciliables de toute nuance, monarchistes, républicains, libéraux, proclamèrent que c’était une mystification. Le despote rusait et voulait consolider son despotisme en lui donnant un masque libéral. Si le Décret était sérieux, il constituait un suicide, car, dès que l’Empire introduisait en lui un atome de liberté, il en périrait, bonapartisme et liberté étant radicalement inconciliables[2]. Mais il ne fallait point prendre cette hypocrisie au sérieux, il n’y avait qu’à s’en moquer et à la dénoncer.

Un seul révolutionnaire pensa autrement, celui qui était réputé le plus violent, qui eût été le plus excusable de n’obéir qu’à des ressentimens, puisqu’il avait fui en Belgique une condamnation draconienne : Proudhon. Avant le Décret, il écrivait à un ami[3] : « J’en fais le serment ; si jamais une ombre de liberté revient en France, monarchie ou république, je vous jure que ce n’est pas moi qui ferai de l’opposition au gouvernement. Je laisse cela à nos braves de la vieille république, qui ne soufflent mot aujourd’hui et qui, sous un régime de liberté, retrouveront leur grande gueule. » Après le Décret, dans les Études qu’il ajoutait à la seconde édition de son livre De la justice dans la Révolution et dans l’Église, il disait[4] : « Je veux autant qu’un autre la gloire du nom français. Je ne repousserai pas le triomphe de mes principes et le bonheur de ma nation, parce qu’ils me viendront d’un empereur ou d’un roi. Si quelque vertu politique m’est échue en partage, c’est surtout, j’ose le dire, cette abnégation parfois bien amère, qui, en présence de la justice et de la félicité publique, me fait fouler aux pieds toutes les considérations de l’amour-propre. Il n’en est pas moins vrai que l’Empire, tout en continuant de garder l’immobilité, a fait positivement demi-tour à gauche, et que nous n’avons rien de mieux à faire que de répondre au signal, dussions-nous pour la troisième fois, comme cet ancien, nous faire envoyer aux carrières. »

Les libéraux vrais trouvèrent que l’Empereur n’était pas resté immobile, qu’il avait fait plus qu’un demi-tour à gauche. Ils jugeaient les concessions considérables. Sans doute elles étaient insuffisantes, puisqu’elles n’établissaient ni la liberté de la presse, ni la responsabilité ministérielle, ni la liberté des élections, ni la spécialité budgétaire, mais elles y conduisaient inévitablement. Il fallait donc s’en réjouir, en savoir gré, les accepter avec confiance, sauf à en tirer plus tard ce qu’elles contenaient implicitement.

Doudan et Prévost-Paradol se signalèrent par la netteté de leurs appréciations. Doudan écrivait : « Quels que soient les motifs qui ont dicté les dernières modifications dans le mode du gouvernement, et les motifs sont sans doute divers, il reste que ces changemens méritent bien qu’on les regarde. Je les prends pour moi tout à fait en bonne part, et si ceux qui se soucient encore de la conduite des affaires publiques se conduisent sensément, on peut se faire de ces débris de liberté des digues ou des remparts utiles. Enfin il n’est point douteux que tout va changer en France, je ne dis pas profondément, mais, du moins, tout va changer de face au sens étymologique. S’il ne faut pas exagérer ce changement, on ne peut non plus le tenir pour nul[5]. »

Prévost-Paradol, quoique le Courrier du Dimanche se fût montré malveillant, y écrivit pour son compte[6] : « Ce décret contient deux choses qu’on n’en peut désormais effacer, qui rétablissent parmi nous les deux bases principales d’un gouvernement libre : 1° la présence des ministres à la Chambre élective. Ils n’y viennent pas tous, mais ils ne tarderont guère à vouloir tous y venir ; 2° la publication complète et immédiate des discussions de cette Assemblée. Tout cela est un progrès considérable sur la situation antérieure. Ceux qui n’apprécient pas encore ce progrès à sa juste valeur lui rendront bientôt plus de justice en sentant se répandre dans l’air ce je ne sais quoi qui annonce dans un grand pays le réveil de la vie publique, et, si nous gardons la paix comme tout nous porte à l’espérer, cet heureux changement sera suivi de bien d’autres. »

Les partisans de l’Empire, cléricaux ou protectionnistes, qu’avaient blessés la politique italienne et la politique commerciale, et qui voulaient en enrayer le développement, se réjouirent de la force qui allait accroître leur résistance. Le gros du parti gouvernemental fut consterné. « Ces nouvelles conceptions libérales, écrivait Mérimée, me paraissent des plus étranges et j’y vois un sujet d’inquiétudes pour l’avenir[7]. » Les emportés ne disaient pas les décrets du 24 novembre, mais l’attentat du 21 novembre. Tenant en sens inverse et dans des vues contraires le même langage que les irréconciliables monarchiques ou républicains, ils déclaraient la liberté incompatible avec l’Empire : si on lui entre-bâillait seulement la porte, elle y passerait tout entière et détruirait le régime napoléonien ; l’Empereur, sans y être contraint, venait de décréter sa perte ; on ne l’avait pas soutenu, exalté, pour qu’il ressuscitât ainsi l’odieux parlementarisme.

Les habiles du parti procédaient avec plus d’astuce ; à les entendre, on grossissait l’importance du changement : il ne ramenait pas au régime parlementaire, dont l’Empereur continuait à avoir l’antipathie, il opérait simplement des modifications réglementaires accessoires à une Constitution dont le cadre restait et resterait immuable. On n’irait pas plus loin, l’œuvre constitutionnelle était terminée, on n’y ajouterait plus. Ainsi parlaient les Baroche, les Fould, les Billault, etc. Ils acceptaient l’innovation, mais pour la tourner, la restreindre, la paralyser et surtout en empêcher les conséquences ultérieures.


III

Je retrouve ma première impression dans la note de mon journal du 25 novembre. « Le décret d’hier me remplit de joie, mes amis m’en félicitent comme d’une victoire personnelle. Je ne pense pas que cette mesure ébranle l’Empire ; elle le consolidera. Et néanmoins je m’en réjouis, si c’est un commencement, car je tiens qu’il faut obéir à ses principes plutôt qu’à ses rancunes. Je me réjouis encore, même si ce n’est qu’un expédient, parce que nous avons conquis une arme de guerre de plus. » C’est ce que j’exprimai à Morny quelques jours après. « Etes-vous content ? me dit-il. — Si c’est une fin, répondis-je, vous êtes perdus ; si c’est un commencement, vous êtes fondés. »

Jusque-là, j’avais été un opposant sans espoir, luttant pour le devoir et pour l’honneur, essayant de porter des coups bien assénés à un ennemi formidable, et n’étant modéré que pour être plus dangereux. La guerre d’Italie, que je considérais comme une manœuvre contre la liberté, ne m’avait pas adouci, mais l’amnistie avait fondu ma haine et le traité de commerce commencé à gagner mon esprit. Les paroles de Morny à l’ouverture de la session, ses confidences à Darimon, sa tolérance, m’avaient ébranlé, sans me convaincre toutefois que cette politique ne lui fût pas personnelle. L’Empereur, en la sanctionnant par le décret du 24 novembre, fit naître en moi des sentimens nouveaux. Au lieu de travailler à jeter une ruine de plus sur tant de ruines, d’augmenter les refroidissemens d’âme, les paralysies de sens moral, les abaissemens intellectuels qui sont les conséquences des révolutions, d’user ma vie en déclamations vides, en critiques systématiques, je pourrais donc travailler à la réalisation de ce rêve de tant de nobles esprits, qui désormais ne paraissait plus chimérique : l’union du principal et de la liberté, l’établissement de cette liberté sur l’assiette indestructible d’un gouvernement fort.

Je n’avais de penchant pour aucune monarchie et je connaissais trop les républicains pour être retenu par la crainte de leur déplaire. Je sentais que la plupart des jeunes jacobins qui s’agitaient autour de moi ne seraient vertueux qu’autant qu’ils n’auraient pas intérêt à ne pas l’être, et que, dès qu’ils seraient en passe d’arriver, ils rejetteraient les dogmes sur lesquels ils déclamaient, comme de vieilles guitares, selon leur langue d’estaminet. Je ne pouvais oublier la sentence que Lamennais me répétait sans cesse en ses dernières années : « Les républicains sont faits pour rendre la république impossible ; » et je me rappelais les désenchantemens que mon républicanisme juvénile avait essuyés pendant mon commissariat à Marseille, sous la domination des opportunistes du temps, les hommes du National. Je ne voulais pas user ma vie à combattre pour ou contre la république ou la monarchie, question secondaire, relative, et de la solution de laquelle la prospérité d’une nation ne dépend pas plus que le succès d’une entreprise industrielle n’est attaché à ce qu’elle soit constituée en société anonyme ou en commandite. La république de Washington vaut mieux que la monarchie de Louis XV, mais qui préférera la république de Robespierre à la monarchie de Marc-Aurèle ? Mon élection s’était faite en dehors du parti républicain et contre lui. J’étais donc véritablement indépendant de tous les partis, n’ayant à rechercher que ce qui était utile au peuple, mon seul juge. Il me sembla que désormais la devise de mon opposition devait être celle qu’un de mes maîtres dans la science du droit, Charles Dumoulin, dans un temps de guerre civile, mit en tête de son écrit sur les Petites dates : Non ut evertereni sed ut sanarem. Je résolus donc d’aider l’Empereur à établir un gouvernement de liberté en France.


IV

Pesez mes expressions. Je ne dis pas restituer la liberté, je dis l’établir. Elle n’avait jamais réellement existé jusque-là. La liberté sociale nous avait toujours été refusée, et notre parlementarisme ne nous avait donné qu’une forme décevante de la liberté politique.

Le plus pur et le plus impénitent des libéraux, le P. Lacordaire, a dit : « Il est vrai, une tribune avait été debout, une presse avait été libre, mais, derrière ce théâtre éclatant de la vie nationale, qu’y avait-il, sinon l’autocratie absolue de l’administration publique, sinon l’obéissance passive de tout un peuple, le silence de rouages morts et mus irrésistiblement par une impulsion étrangère à la famille, à la commune ; à la province, enfin, de l’avis de tous, jusque dans les plus minimes détails, livré à la domination de quelques hommes d’État, sous la plume oisive et indifférente de 100 000 scribes ? Or, savez-vous bien qui a inventé ce mécanisme ? Qui a créé cette servitude ? Ce n’est pas la Révolution, c’est l’Ancien Régime ; c’est Louis XIV et Louis XV, ce n’est pas le présent, c’est le passé. Vous avez seulement recouvert la servitude civile, la pire de toutes, du voile trompeur de la liberté politique[8]. » C’étaient les vues de Tocqueville, le Montesquieu de notre siècle, éloquemment résumées par son successeur à l’Académie française.

La liberté politique, manteau de la servitude civile, la pire de toutes ! mot terrible et profond sur le libéralisme de nos prétendus gouvernemens libéraux. Aucun d’eux ne nous a délivrés de la servitude civile : tous nous ont tenus les menottes aux mains, même dans notre maison, dans notre famille, dans notre église, dans notre usine, dans nos écoles, dans nos affaires, dans nos associations les plus innocentes ; tous nous ont imposé la police et le gendarme comme les collaborateurs nécessaires de nos moindres initiatives. A travers chacune de nos révolutions, l’omnipotence et l’ubiquité de l’Etat n’a cessé de s’accroître et l’obligatoire de nous enserrer de ses mailles oppressives. Le parti révolutionnaire, à la suite de chacune de ses victoires, s’est mis en train de rétablir un ancien régime à rebours. Nous n’avons pas voulu rester les sujets du Roi ou de l’Empereur ; nous sommes devenus ceux de Sa Majesté l’Anonymat parlementaire ; — et le nouveau souverain a la main plus dure que les souverains découronnés.

La véritable liberté ou plutôt le fond, l’essentiel, la substance de toute la liberté, c’est la liberté civile ou sociale, c’est-à-dire celle de gérer ses affaires comme on l’entend, sans gênes inutiles et sans immixtions oppressives, celle d’être le législateur de sa famille, vivant, par l’éducation, mort, par le testament, de pratiquer librement sa religion ou sa philosophie, de s’associer pour la charité, pour la prière, pour la défense de son travail, pour l’exercice en commun de tous les actes qui se rattachent à la vie privée ou à la vie sociale, d’être le souverain absolu de son corps et de son esprit, de sa conscience |et de ses intérêts, en tout ce qui ne concerne pas les autres et n’est pas de nature à leur nuire et à compromettre l’ordre public, enfin d’exercer en sa plénitude « le plus grand de tous les dons que Dieu en créant nous fit dans sa largesse, le plus conforme à sa bonté, celui qui nous rapproche le plus de lui, la liberté de la volonté, dont les créatures intelligentes ont été seules dotées[9]. »

La liberté politique, colle qui consiste à faire des journaux, des clubs, des élections, si elle n’est pas la simple garantie d’une liberté sociale existante, n’est plus qu’un privilège dangereux, une machine de bouleversement et d’exploitation au service des politiciens d’en haut et d’en bas, qui peuvent devenir députés ou créer des journaux. « La plus grande extension de la liberté politique, a dit Malouet, un des plus solides Constituans, est infiniment moins précieuse et moins utile aux hommes que la sûreté et la libre disposition de leurs personnes et de leurs propriétés[10]

Cette prééminence à accorder à la liberté sociale, nécessaire sous tous les régimes, lest particulièrement dans une démocratie qui, tendant au collectivisme, accroît sans cesse la force de l’Etat et amoindrit les franchises de l’individu.

Revendiquer la liberté sociale sous toutes ses formes et surtout celles où le peuple est particulièrement intéressé, liberté d’association, de coalition, etc., fut la tâche la plus urgente qui me parut impliquée par cette formule : établir un gouvernement de liberté.

Dans la liberté politique, il n’y avait certainement pas tout à créer comme dans la liberté sociale, mais beaucoup à rectifier et innover.

Le système parlementaire, tel qu’il a été pratiqué chez nous de 1815 à 1848, n’a été qu’une fausse apparence de liberté politique. En Angleterre, il a des inconvéniens sérieux. Le plus grave moralement est de soumettre majorité et minorité à une discipline de parti, indispensable à son fonctionnement, qui exige un sacrifice constant de raison et de conscience. Il n’est permis d’avoir d’autre raison ni d’autre conscience que celles de son parti, et un parti blâme souvent ce qui est bien et approuve ce qui est mal. Un membre du Parlement critiquait devant moi une mesure proposée par le premier ministre Gladstone : « Vous la repousserez ? lui dis-je. — Pas du tout ; ce que je vous ai dit, c’est mon opinion personnelle ; comme membre du parti, je voterai avec M. Gladstone. » L’approbation et l’opposition systématiques sont une des nécessités de ce gouvernement de parti.

Au point de vue du bien public, ce régime a encore l’inconvénient beaucoup plus grave d’exposer à tout instant le gouvernement à tomber dans la main des assemblées. Or, les assemblées n’ont ni droit, ni mission, ni capacité pour gouverner, car elles ne sont pas responsables : la décision prise, elles s’évanouissent, personne ne reste plus là pour répondre de ce qui s’exécute. De plus, elles se décident sous la poussée de la passion du jour, ne tiennent compte que de l’effet direct, immédiat, qu’on touche et qu’on voit, et non de l’effet indirect, médiat, qu’on ne touche pas, qu’on ne voit pas, et qui est pourtant le définitif. Discuter, contrôler, juger, voilà le seul rôle des Assemblées : tout pouvoir gouvernemental, fût-il limité, doit, tant qu’il dure, être personnel, c’est-à-dire responsable et libre de prendre des initiatives. Un pouvoir anonyme et irresponsable n’est qu’une anarchie ou une oppression.

Les Anglais ont, du moins, corrigé, amoindri, sinon tout à fait supprimé ces graves inconvéniens par la procédure intelligente et prévoyante de leur mécanisme législatif et par leurs fortes mœurs publiques. Les hommes d’Etat qui ont importé chez nous le nom de parlementarisme n’y ont pas introduit en même temps ses contrepoids protecteurs. Aussi médiocres constructeurs politiques qu’ils furent éminens écrivains et orateurs, ils nous ont dotés, pour notre malheur, de ce mécanisme bruyant et essoufflé, impuissant et brouillon, qui, chaque fois qu’il a fonctionné, a donné au pays la nausée de la liberté.

Les Anglais ont admis l’inviolabilité royale : « Le roi ne peut pas mal faire. » Mais ils se sont gardés d’en conclure la nullité royale. Ils n’ont jamais contesté au souverain le droit d’examiner toutes les affaires, d’exprimer son avis, d’essayer de le faire prévaloir par le changement des ministères, l’atermoiement des sanctions : ils n’exigent sa soumission au Parlement qu’en dernier ressort, s’il n’a pas réussi à le convaincre. Chez nous, on a traduit l’inviolabilité royale en cette maxime : le roi règne et ne gouverne pas. Il sera un pantin entre les mains des ministres, signant, approuvant, semblable, suivant l’image d’un des souverains qui remplit le mieux ce rôle de roi constitutionnel à la française, semblable à un piano qui par lui-même ne donne aucun air, et sur lequel chacun joue l’air qu’il veut.


V

Je ne me suis jamais proposé de rétablir ce détestable parlementarisme, ni de convertir Louis-Napoléon en un être Louis-Philippe, ni de devenir le doctrinaire de la majestueuse imbécillité [11]: le roi règne et ne gouverne pas. Je voulais tenter une œuvre nouvelle, originale, et constituer la liberté telle qu’elle pourrait s’adapter à un Empire et à un Empereur.

Or, il ne peut pas y avoir d’Empire, si l’Empereur n’est actif et responsable : il l’était. Je souhaitais seulement qu’il ajoutât à sa responsabilité devant la nation celle de ses ministres devant le Parlement.

On m’objecterait qu’hérédité et responsabilité sont inconciliables, que l’une doit dévorer l’autre. Une objection ne m’a jamais arrêté ; il y en a d’insolubles contre tout. Dès que la raison de décider a été saisie, tant pis pour l’objection si elle subsiste ! La logique, du moins celle que pratique notre raison bornée, n’est pas la règle des événemens humains. L’Italie a détruit le pouvoir temporel au nom d’un Statut qui reconnaît la religion catholique comme religion d’État ; nous voyons depuis trente ans fonctionner une république au milieu d’institutions monarchiques. Mieux vaut vivre dans une constitution illogique que de mourir par la logique. L’esprit d’intuition et de finesse vaut plus dans les affaires que l’esprit logique. En fait, hérédité et responsabilité s’excluent si peu, que partout, en dépit des constitutions, les peuples les associent. Partout, ils font remonter au monarque, qu’il ait ou non des ministres responsables, tout le bien et tout le mal qui s’opère dans le royaume ; partout, ils le chassent, eût-il des ministres responsables, dès que le mal leur parait intolérable : les révolutions de 1830 et de 1848 l’attestent. L’irresponsabilité royale n’est qu’un a priori de la théorie que les faits n’ont pas sanctionné.

C’est par l’insurrection que jusqu’à présent on a rendu effective la responsabilité royale. En la reconnaissant constitutionnellement, on pourrait en organiser le fonctionnement légal.

Selon le penseur de la Révolution, Siéyès, le concours immédiat de la multitude à la formation de la loi est ce qui constitue la véritable démocratie[12]. Ce gouvernement direct était pratiqué au XVe siècle dans les communes françaises : le peuple tout entier élisait ses officiers municipaux, on le consultait sur les affaires graves et on lui rendait compte. Aux États-Unis, en principe, il n’y a point de conseil municipal, le corps électoral nomme directement ses magistrats, select-men, et les dirige lui-même dans tout ce qui n’est pas l’exécution pure et simple des lois de l’État. Quelques petits cantons suisses procèdent encore de la sorte.

Mais, cette intervention directe du peuple étant incompatible avec la multiplicité et la gravité des affaires dans un grand État, on a été amené, aux États-Unis, à établir dans les grandes communes un maire et un conseil municipal divisé en deux branches, et dans tous les États libres, on a institué le système représentatif, dont le régime parlementaire est une variante. Le peuple ne statuera plus directement, il choisira des représentans qui parleront et agiront en son nom, auront un droit propre, et il n’appartiendra pas plus au peuple qui les a élus d’en réglementer l’usage par un mandat impératif qu’à un ministre de la justice de dicter ses arrêts au juge qu’il a nommé. Le représentant n’aurait même aucun compte à tenir des intentions réelles ou supposées de ses électeurs, s’il n’était obligé de ne pas trop les froisser, afin d’en obtenir le renouvellement de ses pouvoirs[13].

Cette abdication complète de la souveraineté a paru tellement destructive de la souveraineté elle-même, que les législateurs populaires ont établi en maxime que le droit du peuple est violé chaque fois qu’on lui fait faire par représentation ce qu’il peut faire lui-même. Trancher les questions constituantes pouvant être fait directement, la Convention, à sa première séance, a décidé qu’il n’y a pas de Constitution, si elle n’a été acceptée par le peuple[14]. Depuis, d’autres ont proposé que le plébiscite fût étendu à des sujets d’un intérêt général et dont la solution importait à la paix publique. Louis XVI réclama l’appel au peuple, qui eût certainement sauvé sa tête. En 1815, Talleyrand fut tenté de demander à un plébiscite la solution gouvernementale. Duchâtel, un des ministres les plus perspicaces de Louis-Philippe, regrettait qu’on n’y eût pas eu recours en 1830. En 1860, Prévost-Paradol, quoique imbu jusque dans les moelles des préjugés parlementaires, dont le premier était l’horreur de l’appel au peuple, s’écriait : « A la place de l’Empereur, bien des gens seraient tentés de se tirer d’affaire par un plébiscite et de dire une fois pour toutes au peuple français : — Que faut-il faire ? Voulez-vous que j’évacue Rome ou que je fasse signe au Piémont de reculer et que je rende au Pape tous ses Etals ? — C’est peut-être le seul moyen de sortir de cette impasse sur laquelle on ne peut vraiment jeter les yeux sans éprouver le plaisir de n’être rien[15]. »

C’était donc par le plébiscite qu’on assurerait le fonctionnement pacifique et légal de la responsabilité impériale. Contre les votes de défiance de la Chambre, les ministres auraient un recours devant le corps électoral, par la dissolution, droit ministériel. Contre les exigences des ministres et des Chambres qu’il jugerait nuisibles au bien public, l’Empereur aurait la ressource d’un appel direct au peuple. On assurerait ainsi aux institutions un lest de stabilité dont elles sont dépourvues depuis que l’autorité des Chambres hautes a été affaiblie ou détruite. En effet, dans le seul pays où le plébiscite fonctionne comme une institution normale, le peuple s’est constamment montré plus sensé que ses représentans. Il n’a pas approuvé leurs innovations radicales : élection des juges, suppression du budget des cultes, vaccine obligatoire, monopoles divers, etc.[16].


Réclamer un empire libéral signifiait donc pour moi, quand j’adoptai cette formule, demander la liberté sociale, et la liberté politique, garantie de la première, mais organisée tout autrement qu’elle n’avait été par les régimes de 1814 et de 1830.

Ce plan était raisonnable ; était-il réalisable ? En politique ce qui ne peut se réaliser cesse d’être raisonnable. Sur la liberté sociale, la cause était gagnée ; l’Empereur en était partisan plus encore que Morny, et par là, même avec la Constitution de 1852, c’était un souverain libéral. Il y aurait plus de difficulté sur la liberté politique ; l’Empereur se défiait de l’usage qu’en feraient contre lui les partis, mais son esprit clairet juste ne tarderait pas à se convaincre qu’ayant accordé le principal, il n’avait qu’à gagner à ne pas retenir dans sa main à moitié ouverte les conséquences inévitables ; que la responsabilité ministérielle, en l’exonérant des fautes qui n’étaient pas les siennes et en organisant la mobilité publique, augmenterait sa stabilité personnelle, enfin qu’un Napoléon issu des votes populaires, investi du pouvoir d’interroger la nation directement, n’avait, s’il ne se jetait lui-même par la fenêtre, à redouter, même au jour des infidélités de la fortune, ni les manèges d’une assemblée, ni les violences de la presse, ni les complots des anciens partis.

Je me décidai à l’entreprise avec la certitude du succès. Je ne me dissimulais pas le long et difficile labeur auquel j’allais me condamner, la force et le nombre des adversaires que je devrais affronter. Le mot Empire exaspérerait les monarchistes et les révolutionnaires, le mot libéral déchaînerait le parti autoritaire, maître du gouvernement et des places, sans me rapprocher tout à fait des sages, qui mettaient la liberté au-dessus des formes de gouvernement, car leur thèse était qu’en dehors de la restauration du mauvais parlementarisme français, il n’y aurait pas de liberté.

Je n’étais pas même certain d’entraîner tous les Cinq à passer de la première étape : le serment, à la seconde : l’opposition constitutionnelle, loyale, sans arrière-pensée subversive. Le décret du 24 novembre ne leur inspirait ni la même satisfaction ni le même espoir qu’à moi. Darimon se donnait l’air d’en médire ; Jules Favre ressassait les rengaines incrédules des vieux républicains qui l’entouraient au Palais et dont l’encens l’enivrait ; Hénon, quoique écrivant à l’Empereur pour lui demander des grâces, demeurait irréconciliable ; Picard en revenait à son mot habituel : « Défions-nous. » Je m’exposais, les câbles coupés de tous les côtés, à me retrouver plus seul qu’au jour où je prêtais le serment. Tout cela m’était indifférent, si je ne perdais pas l’amitié de Picard. Pour l’amener à la politique que j’allais suivre, pour le faire revenir de ses défiances, je ne brusquai rien, je n’accentuai pas mon contentement, j’attendis l’occasion.

VI

Persigny, en sa qualité de ministre de l’Intérieur, était plus particulièrement chargé de caractériser par l’application la portée véritable des décrets. Il fit patte de velours dans une circulaire aux préfets, recommandant « de travailler à la réconciliation entre les partis, de témoigner des égards aux hommes honorables et distingués des anciens gouvernemens et de les engager à faire profiter le pays de leurs lumières et de leur expérience (5 décembre 1860). » Il donnait l’exemple : il continua à traiter Falloux en ami et lui demanda d’être le parrain de son fils, de lui désigner un confesseur, parce qu’il voulait entrer dans une complète pratique chrétienne. Il fut plein d’égards envers Lamartine, empêcha que son petit hôtel de la rue de la Ville-l’Evêque ne fût englobé dans le ministère de l’Intérieur[17] et donna ordre à tous les préfets de seconder la souscription à ses Œuvres complètes. Il ne s’opposa pas à la grâce de Proudhon,

Le délicat de sa tâche était la conduite envers la presse. Il fit remise à tous les journaux de leurs avertissemens, et, dans une circulaire, il indiqua de quelle manière il appliquerait le pouvoir discrétionnaire dont le maintien était le principal argument de ceux qui contestaient l’importance des concessions impériales. On s’autorisait de l’exemple de l’Angleterre pour réclamer la suppression du pouvoir arbitraire, il s’en arma pour le maintenir : « Aussi longtemps que les Stuarts contestèrent le gouvernement issu de la révolution de 1688, la législation sur la presse n’eut qu’un objet : défendre la nouvelle dynastie contre ses ennemis politiques et religieux, et interdire, au nom même de la liberté, les armes et les instrumens de la liberté aux adversaires des nouvelles institutions du pays. Avant d’être un peuple libre, il faut être un peuple uni. La liberté de la presse doit suivre et non précéder la consolidation d’une nouvelle dynastie ; tant qu’il y a des partis hostiles à l’ordre établi, luttant, non plus comme aujourd’hui les tories et les whigs pour le ministère, mais comme autrefois les Jacobites pour renverser le trône, la liberté ne peut être accordée aux ennemis de l’ordre établi que chez les peuples dégénérés qui préfèrent au salut de l’État, comme les Grecs du Bas-Empire, le droit de se quereller et de se détruire eux-mêmes. En conséquence, je ne reculerai devant aucune responsabilité pour interdire les attaques contre l’Etat, de quelque prétexte, de quelque autorité qu’elles se couvrent ; en revanche, je ne consulterai aucune convenance particulière, de quelque part qu’elle se produise pour les résolutions à prendre dans le but de favoriser sans cesse davantage dans notre pays l’acclimatation, si je puis ainsi parler, des habitudes de libre discussion 57 décembre 1860). »

Cette argumentation habile n’avait qu’une lacune, elle oubliait que la protection de l’ordre nouveau contre les partis anciens n’avait pas, en Angleterre, été confiée aux ministres dont les journaux critiquaient les actes, mais à des jurés, à des juges. Or c’était ce que réclamait l’opposition libérale.

On a beaucoup médit du système des avertissemens ; il en fut, en effet, un grand nombre de ridicules ou excessifs. Mais, si on mettait à côté des passages frappés l’immense quantité de ceux tolérés, quoique pleins d’allusions outrageantes, tels que, par exemple, les articles du Courrier du dimanche où « se retrouve l’âpre raillerie de Swift, le sarcasme rieur de Lucien[18], » et qui cependant ne valurent à Prévost-Paradol ni une poursuite, ni un avertissement, on est obligé de reconnaître qu’en fait, les rigueurs de ce régime ont été fort exagérées. N’est-ce pas être encore libre que de pouvoir crier si souvent, et sous tant de formes diverses, qu’on ne l’est pas ? « Les journalistes n’étaient persécutés que dans la mesure qui fait plaindre et non dans celle qui fait trembler ; ils souffraient de cette espèce de gêne qui anime à la lutte, non de ce joug pesant qui accable[19]. » Néanmoins ce système était insupportable, parce que la liberté qu’il laissait n’était qu’une tolérance, toujours sur le point d’être retirée, et qu’il est contraire au bon sens que celui qui censure ait pour juge celui qui est censuré.

Avant le Décret, il eût été absurde de donner à la presse plus de liberté que n’en avait le Parlement, de reconnaître aux journalistes le droit refusé aux députés d’interpeller chaque jour les ministres et d’être en communication directe et libre avec le public, tandis que la parole des orateurs de la Chambre ne lui arrivait que sous une forme indirecte et tronquée. Après il était bien plus absurde de refuser aux écrivains le droit de reprendre pour leur compte les idées ou les critiques qui étaient publiées dans le compte rendu des Chambres.

Persigny ne s’éloigna pas de son programme en frappant d’un avertissement le Courrier du dimanche et en expulsant son directeur, Gregory Ganesco, qui n’était pas Français (29 janvier 1861). L’article contenait un véritable outrage contre les institutions. Il fut moins bien inspiré dans la manière dont il usa du pouvoir d’accorder ou de refuser l’autorisation de fonder des journaux. Je lui en demandai une : il me considéra comme un ennemi de l’État et de la dynastie et me la refusa. Il traita de même Louis Veuillot, qui avait donné de nombreuses marques d’adhésion à l’Empire et ne différait avec lui que sur une de ces questions de conduite politique qu’il avait promis de livrer au libre débat. Nefftzer le trouva moins rébarbatif. Le matin Alsacien qui, depuis 1839, avait repris à la Presse, propriété de Solar, l’associé de Mirés, la place que Milhaud lui avait retirée sur l’injonction du prince Napoléon, capta le ministre par les habiles flatteries de son bulletin quotidien. Sur son affirmation qu’il était étranger à toute préoccupation de parti, il obtint l’autorisation de fonder le Temps. Il marqua immédiatement la valeur de ses promesses en donnant son journal à l’argent orléaniste ; depuis, il ne manqua pas une occasion de saper l’Empire, et nul ne lui sera plus féroce sous une apparence de modération.

VII

L’appel que Persigny adressait aux hommes d’anciens partis ne fut guère entendu. Ils continuèrent à saisir toutes les occasions de mordre ou de déchirer. Ils ne laissèrent pas échapper celle que leur offrait la réception de Lacordaire à 1’ Académie (24 janvier 861). Tous les coryphées de l’opposition étaient accourus. L’Impératrice et le prince Napoléon, venus aussi, purent entendre les applaudissemens répétés qui, aux deux discours, soulignèrent ce qu’on supposait être désagréable à l’Empire : « la crainte qu’inspire au tyran la parole de l’homme sur les lèvres de l’orateur ; Tibère, ce despote qui se croit tout permis, parce qu’il fait tout au nom du peuple, etc. » Mais, même là, on commençait à être rassasié de ces lieux communs de haine. On attendait l’attaque contre la politique italienne, le Piémont, et l’Empereur qui les protégeait, Lacordaire déçut ; il se contenta de quelques paroles sonores, en passant, sur « l’ingratitude sacrilège qui, en 1848, avait récompensé les dons du Père commun des âmes, » et sur la France opposant « aux armées d’une démocratie trompeuse ce don de vaincre qui lui fut accordé par Dieu le jour même où Clovis, son premier roi, courba la tête devant la vérité. » Guizot s’étonna qu’il eût si peu dit : « Vous avez exhalé votre éloquente indignation contre l’ingratitude qu’a rencontrée ce Pape généreux et doux qui s’est empressé d’ouvrir à ses sujets la carrière des grandes espérances, et qui les y eût heureusement conduits si la bonté des intentions suffisait à gouverner les hommes. Est-ce là, monsieur, tout ce qu’en présence de ce qui se passe vous pensez et sentez sur la situation de l’Église, et regardez-vous l’ingratitude populaire comme la plus dure épreuve que son auguste chef ait maintenant à subir ? Non, certainement non ; mais, après avoir touché à cette plaie vive, vous vous êtes arrêté ; vous avez craint d’envenimer en enfonçant. » Et, suppléant au silence du prêtre, le politique enfonça, enveloppant ses anathèmes contre Cavour et le Piémont d’une violence contre Napoléon Ier et d’une parole dédaigneuse contre Benjamin Constant, dont le moindre écrit politique contient plus d’idées profondes et originales que tous les siens.

« Monsieur, lui dit l’Impératrice, quand il la reconduisit Si sa voiture, à la tête du bureau, je vous ai beaucoup écouté et admiré. » — « C’est égal, disait Dupin en sortant, c’est toujours le laïque qui a le pompon. » — Et Sacy : « Nous venons d’entendre un faux moine reçu par un faux protestant. » — L’Empereur, dans son audience, eut un mot gracieux pour Guizot, parla à Lacordaire de son éloge du général Drouot et lui rappela que l’Impératrice l’avait autrefois entendu à Bordeaux avec grand plaisir. Décidément, on ne courait pas de risque à braver ce Tibère.

L’opposition mondaine n’eut garde de ne pas profiter de la représentation à l’Opéra de Tannhauser. L’œuvre de Wagner suscitait une inimitié purement artistique. Elle n’était soutenue que par quelques littérateurs plus ou moins connus : Baudelaire, Gasperini, Leroy. Parmi les maîtres de l’art musical, elle n’avait qu’un patron déclaré, Liszt, alors à Weimar. Les critiques, dont le jugement faisait loi sur un public encore peu instruit, le combattaient. Scudo, de la Revue des Deux Mondes ne comprenait que la musique italienne ; il avait eu de la peine à accepter Meyerbeer ; en bon style et avec autorité, il avait décrété que Wagner était « un barbare, et ses partisans, pour la plupart, des écrivains médiocres, des artistes, des quasi-poètes, des avocats, des démocrates, des républicains suspects, des esprits faux, des femmes sans goût, rêvasseuses de néant. » Un autre critique, Berlioz, écrivain au Journal des Débats, furieux de se voir laissé en dehors de l’Opéra, quand la protection de l’ambassadrice d’Autriche y faisait entrer si aisément l’Allemand, rendit compte en termes sarcastiques d’un concert que Wagner avait donné aux Italiens pour se procurer quelque argent. Faisant écho à ceux qui, avant de traiter Wagner de Marat de la musique, l’avaient appelé son Robespierre, il l’accusa de violer toutes les règles connues, de n’admettre aucune mélodie, de maltraiter les oreilles des auditeurs par d’épouvantables modulations, de n’avoir aucun égard aux chanteurs et de n’employer que les intervalles les plus lourds et les plus haïssables.

Le maestro, de son côté, mécontenta les abonnés de l’Opéra par son obstination à maintenir le ballet d’usage au premier acte, c’est-à-dire quand les amateurs des danseuses n’étaient pas encore arrivés. Il indisposa le chef d’orchestre en sollicitant de tenir le bâton lui-même à la première représentation, et refroidit les artistes par ses impatiences nerveuses et ses exigences techniques. Une cabale se forma, qui fut aussitôt accrue et rendue formidable par ceux qui voulaient protester contre le pouvoir personnel au théâtre : on ne supporterait pas que les compositeurs français fussent sacrifiés ; que l’Autriche vînt prendre à l’Opéra sa revanche de Solferino et que l’Empereur exerçât son despotisme jusque sur l’Art. Malgré le succès des répétitions, on annonçait un fiasco colossal. On racontait que le ministre était sorti de la répétition en s’écriant : « Wagner est évidemment fou. » Berlioz écrivait : « Liszt va arriver pour soutenir l’école du charivari. » Intimidé par l’annonce de l’orage, le principal chanteur, l’Allemand Neumann, trahit. Use rendit chez Scudo (de qui je le tiens), abandonnant l’œuvre pour obtenir grâce pour lui-même. « L’échec disait-il, était certain. » Et, en effet, il y contribua tant qu’il put par la mollesse lâche avec laquelle il chanta son rôle.

J’ai assisté à cette représentation[20], me faisant chef de claque avec l’Empereur et la princesse de Metternich. Le parti pris de condamner sans écouter était évident ; néanmoins l’Ouverture, le Septuor, la Marche des Pèlerins, la Romance de l’Étoile obligèrent la cabale à supporter l’enthousiasme des applaudissemens. Elle réussit avec peine à empêcher l’effet qui, sans cela, eût été immense, de la Prière d’Elisabeth, d’ailleurs mal chantée. A la seconde représentation[21], retardée à cause d’une indisposition du déloyal Neumann, les opposans arrivèrent avec des mirlitons et des sifflets. « Elle a été pire que la première, écrivait Berlioz ; on ne riait plus, on était furieux, on sifflait à tout rompre, malgré la présence de l’Empereur et de l’Impératrice. En sortant sur l’escalier, on traitait tout haut ce malheureux Wagner de gredin, d’insolent, d’idiot ; la presse est unanime pour l’exterminer, je suis cruellement vengé. »

Comme, malgré tout, une certaine portion du public s’obstinait à écouter et, quand elle avait entendu, à applaudir, on s’organisa encore mieux pour la troisième représentation[22]. On s’était armé de becs de clarinette, de cornets à bouquin ; au paradis, un spectateur soufflait dans un cornet à piston, et, dans une avant- scène, on frappait à tour de bras sur une grosse cloche qui avait été installée là on ne sait comment. Les siffleurs, disséminés dans la salle entière, se déchaînaient aux endroits signalés d’avance. Tout cela constituait une lutte, non un échec, car à la frénésie des huées répondait la frénésie des applaudissemens, accrus à chaque représentation. Au théâtre, le seul échec irrémédiable, c’est la salle vide. Or, les places étaient déjà retenues pour les huit représentations suivantes. Si Wagner avait tenu bon, il l’eût emporté. J’arrivai chez lui trop tard pour l’empêcher d’envoyer la lettre par laquelle il retirait son œuvre. Je ne pus que la déplorer.


VIII

Paradol et ceux qui partagèrent ses justes espérances considéraient que, le rôle des députés étant agrandi au point d’en être changé, il convenait de procéder à une dissolution afin que les instrumens de contrôle nouveaux et utiles remis à la nation ne languissent pas entre les mains de députés peu préparés à la tâche nouvelle. Le gouvernement n’adopta pas cette mesure qui avait quelque chose d’agitateur comme toute dissolution, et qui eût donné au décret libéral un caractère radical et presque révolutionnaire qu’il ne convenait pas de lui attribuer. La session s’ouvrit donc régulièrement (4 février 1861).

Morny expliqua les divers changemens réglementaires, conséquences du décret : les six secrétaires élus au lieu d’être nommés ; une discussion sommaire en comité secret sur les projets de loi avant le renvoi au bureau ; le nombre des bureaux augmenté de sept à neuf, avec l’interdiction à chaque député de faire partie de plus de deux commissions ; un compte rendu rédigé pendant la séance sous la responsabilité du président pour être communiqué aux journaux ; la possibilité d’amender une loi en discussion afin que la Chambre ne soit plus placée à l’avenir entre un acte insensé et une soumission regrettable ; tout amendement signé par cinq membres admis à la discussion (ce chiffre évidemment visait à nous permettre d’user du droit nouveau). Pour ne pas offusquer les députés par un appareil officiel, désormais les commissaires du gouvernement n’assisteraient plus en uniforme aux séances.

Ces commentaires se terminaient par une déclaration franchement libérale. « Deux fois une main puissante a relevé l’édifice, mais c’est la première fois que cette main s’ouvre, de son plein gré, au milieu du calme et de la paix, pour rendre au pays une partie des droits dont celui-ci a fait un salutaire abandon. La liberté politique est le couronnement de toute société civilisée, elle grandit la nation et le citoyen, il est de notre honneur d’en favoriser la durée et le développement, mais elle ne s’implantera définitivement qu’avec l’ordre et la sécurité. »

Baroche déposa sur le bureau de la Chambre un exposé de la situation de l’Empire et les principaux documens diplomatiques de l’année 1860, fait inusité qui, à lui seul, était une innovation considérable. Ensuite on procéda à l’élection des secrétaires. Pendant le dépouillement du scrutin, j’étais assis auprès de Valette, le secrétaire de la Présidence ; Picard causait avec nous, accoudé sur la balustrade. Morny, qui montait au bureau, s’avance et nous tend la main. — « Vous nous avez fait, lui dis-je, monsieur le Président, un bon discours ; c’est un correctif au rapport de Troplong. — Que voulez-vous ? Troplong est un brave homme, mais ce n’est pas un homme politique ; à propos de tout, il parle des Grecs et des Romains ; d’ailleurs, il s’exprimait au nom de la Commission du Sénat, et il était contraire à la mesure. L’Empereur et moi en étions partisans depuis longtemps, je vous l’ai fait dire l’an dernier ; l’Empereur est très bon, seulement on ne sait pas qui lui succédera : il faut créer des institutions. — Nous avons coutume, monsieur le Président, de dire que, dans l’Empire, il n’y a que deux hommes politiques, l’Empereur et vous. — Il n’y en a qu’un, l’Empereur. — Nous sommes plus larges, nous allons jusqu’à deux. »


Une tâche nouvelle commençait pour les Cinq. Ils avaient travaillé dans l’obscurité à la conquête des libertés ; il leur fallait dorénavant prouver en pleine lumière qu’ils sauraient en user et que l’épée forgée par eux n’était pas trop lourde à leur main. Ils commencèrent par adopter une méthode pratique. Au lieu de revenir à la politique surannée des programmes généraux qui, en s’étendant à tous les sujets, ne valent pour aucun, de préconiser une réforme totale de la société ou du gouvernement, impraticable ou factieuse, de sonner le tocsin révolutionnaire, ils prirent leur point de départ dans le fait actuel, la Constitution récemment modifiée, et ils s’arrêtèrent à formuler, en quelques propositions nettes, pouvant entrer sans peine dans l’esprit public, les revendications libérales compatibles avec cette Constitution et d’une réalisation immédiate. Ils résolurent de les reproduire chaque année et de les soutenir par des discours prononcés tantôt par l’un, tantôt par l’autre. On les accuserait de rabâchage ? Le rabâchage doit être un des démons familiers de l’homme qui veut agir sur une foule distraite ou indifférente. Une idée ne commence, je ne dis pas à être comprise, mais perçue, que lorsqu’elle a été répétée des milliers de fois. Alors, un jour arrive où le bon Panurge démocratique, ayant enfin entendu et saisi, exulte et vous félicite d’avoir si bien deviné ou exprimé ce qu’il pense ; vous voilà populaire ! Le journaliste qui connaît son métier refait pendant des années le même article ; l’orateur de parti doit agir de même. Il fut donc entendu qu’à chaque session, les Cinq reprendraient les mêmes revendications ; ils considéreraient les réfutations comme non avenues, et recommenceraient comme si Ton n’avait rien dit ; ils finiraient par convaincre, ne fût-ce que par lassitude.


IX

La discussion de leur amendement sur la politique intérieure était attendue avec une curiosité particulière, parce qu’elle devait les amener à s’expliquer sur l’évolution récente de la politique impériale. Ce jour-là (14 mars 1861), les tribunes furent envahies par l’élite du monde officiel : on remarquait au premier rang la princesse Clotilde et le prince Napoléon.

Pour se dispenser de remercier l’Empereur, Jules Favre remercia Dieu : « Savez-vous ce que j’admire dans ces décrets ? C’est la puissance irrésistible, bien que cachée, de ces droits, de ces principes primordiaux dont Dieu ne permettra jamais l’anéantissement. C’est vers sa sagesse éternelle que monte ma reconnaissance. » Il marqua aussitôt combien il savait peu de gré de la liberté qu’on venait de concéder en la poussant à l’excès. Il critiqua le système électoral municipal et la législation de la presse plus acrimonieusement qu’il n’avait jamais fait.

Je l’avais écouté avec malaise ; je ne trouvais ni loyal, ni juste, ni habile d’accueillir par un redoublement d’hostilités un acte aussi libéral, et je croyais que nous étions tenus à remercier quelqu’un de moins éloigné que Dieu. Néanmoins, sentant que mon ton serait bien différent de celui de mon collègue et qu’il pourrait s’ensuivre quelque froissement, j’hésitais à parler, quoique je m’y fusse engagé. La façon mesquine dont Baroche rapetissa l’acte impérial en répondant à Jules Favre triompha de mes hésitations. Dès mes premiers mots, je laissai échapper mon sentiment et je témoignai notre gratitude pour le Décret, « dont nous pouvons souhaiter l’extension, mais dont nous reconnaissons et le courage, et la générosité, et le bienfait. » Puis, je m’efforçai de me restreindre à la discussion des argumens de Baroche et de ne pas m’élever au-dessus de cette arène étroite. Plus d’une fois, je me sentis prêt à m’échapper où je ne voulais pas aller, plus d’une fois je me ressaisis ; mais la lutte intérieure qui m’agitait devenait à chaque instant plus violente ; enfin l’obsession intraitable de la conscience fut la plus forte, l’inspiration m’emporta. J’oubliai où j’étais, qui m’entourait, je n’eus plus aucun souci de la surprise, du mécontentement, des colères que soulèveraient mes paroles ; m’abstrayant de toute prévision et de tout calcul, d’un mouvement dont je ne fus pas le maître, je m’adressai à l’auditeur invisible qui. des Tuileries, suivait le débat et je lui dis :

« En 1814, lorsque l’empereur Napoléon prenait la route de l’île d’Elbe, qu’il traversait la France, vaincu par l’étranger, abattu par cette fortune qu’il avait trop tentée, il croyait qu’il lui restait dans le cœur des populations une affection universelle, et son étonnement fut profond de se sentir, à mesure qu’il avançait dans le Midi de la France, accablé par les malédictions. Parfois il ne put, nous dit son historien, retenir les larmes qui coulaient silencieusement de ses yeux, et qu’il dérobait aux regards des commissaires étrangers, ses gardiens. Aussi, quand, après quelques mois de retraite à l’île d’Elbe, il rentra, par un coup de fortune inespéré, dans ce palais des Tuileries qu’il avait quitté quelques mois auparavant, il y appela Benjamin Constant, jusque-là un de ses plus intraitables ennemis, mais qui ne l’avait détesté que par amour pour une puissance encore plus élevée et plus noble, la liberté, et il lui dit : « Des discussions publiques, des élections libres, des ministères responsables, la liberté de la presse : je veux tout cela, la liberté de la presse surtout ; l’étouffer est absurde. » — Plus tard, lorsque encore plus éprouvé par l’adversité, lorsque après avoir été broyé avec la France sur le champ de bataille de Waterloo, il fut arrivé sur ce rocher où ses douleurs ont fait oublier ses fautes, alors, messieurs, il écrivit à son frère Joseph, retiré aux Etats-Unis : « Dites à mon fils qu’il donne à la France autant de liberté que je lui ai donné d’égalité. » — Voilà ce que nous demandons à l’Empereur. Si notre parole pouvait avoir sur lui une influence quelconque, nous lui dirions : « Quand on est le chef d’une nation de 36 millions d’hommes. ; quand on a été acclamé par elle ainsi qu’on nous le rappelle chaque jour ; quand, grâce à la force de cette nation héroïque, on dispose du monde en ce sens que, de quelque côté qu’on se penche, on y amène la fortune ; quand on est le plus puissant parmi les souverains ; quand la destinée a épuisé pour vous toutes ses faveurs ; quand tout vous a été accordé ; quand, par une chance légendaire, on est sorti de prison pour monter sur le trône de France, après avoir traversé l’exil ; quand on a connu toutes les douleurs et toutes les joies, il reste encore une joie ineffable à goûter, qui dépasserait toutes les autres et donnerait une gloire éternelle : c’est d’être l’initiateur courageux et volontaire d’un grand peuple à la liberté, c’est de repousser des conseillers pusillanimes et sans foi, de se mettre directement en présence de la nation. J’en réponds, le jour où cet appel serait fait, il pourrait bien se trouver encore dans le pays des hommes uniquement fidèles aux souvenirs du passé, ou trop absorbés par les espérances de l’avenir, mais le plus grand nombre approuverait avec ardeur. Et quant à moi qui suis républicain, j’admirerais, j’appuierais, et mon appui serait d’autant plus efficace qu’il serait complètement désintéressé. (Mouvement prolongé.) »

Quand je m’assis au milieu de l’agitation de l’assemblée, je fus surpris moi-même de ce que je venais d’oser. Morny rayonnait ; les ministres se regardaient, se demandant : « Où veut-il en venir ? — C’est une perfidie, disaient les autoritaires. — C’est un discours ministre, chuchotaient ceux qui se croyaient matins. — C’est l’acte d’un honnête homme, disaient les braves gens. » Darimon, qui savait mon approbation sans réserve du Décret, ne fut pas surpris ; Picard était effaré, quoique très content de mon succès, Hénon de même. Jules Favre, après beaucoup d’éloges, me dit : « Vous avez été trop impérialiste, vous vous êtes mis en contradiction avec moi, » C’était la vérité. Au dehors, les irréconciliables levèrent les bras au ciel : Nous l’avions bien prédit ! Ce jeune homme ne nous inspirait pas confiance ; c’est un ambitieux vulgaire ; du reste, quand on a prêté serment au Deux Décembre, de quoi n’est-on pas capable ?

Le lendemain, à propos d’un incident de séance, sur le procès-verbal, Morny dit que je m’étais déclaré disposé à me rallier au gouvernement, malgré mes opinions républicaines antérieures, s’il persistait dans sa voie libérale. Le mot se rallier n’était pas la qualification propre de mon acte. Ce mot peut s’appliquer à une adhésion inconditionnelle ou intéressée. Or, rien ne ressemblait moins à ce que j’avais fait. Je m’étais pose en face de l’Empereur, d’égal à égal, m’investissant du mandat de représentant de la liberté, et je lui avais dit : « Je vous propose une transaction : quoique républicain, j’accepterai votre dynastie si, quoique Napoléon, vous accordez la liberté. » Il n’y avait là quoi que ce soit qui ressemblât au reniement de soi-même, qu’on exprime d’ordinaire par le mot se rallier.

Le concours que j’offrais devait rester désintéressé. Aucun doute sur le sens que j’attachais à ce mot : je refuserais d’être ministre, même si l’on adoptait mes idées. Je ne me suis engagé dans cette voie épineuse qu’avec cette ferme résolution. Pour le populaire, un ministère est la béatitude suprême, et un ministre, un personnage ayant dans son cabinet un coffre rempli de pièces d’or dans lequel il puise à pleines mains. Il n’admet donc pas qu’une évolution conduisant au pouvoir puisse être désintéressée. Par d’autres raisons moins sottes, telle est aussi l’opinion des politiciens de haut et bas étage. Ils ne peuvent supposer un homme dédaigneux des jouissances de vanité, de prépotence, d’intérêt, après lesquelles ils soupirent. Je pensais, au contraire, que ma force pour conduire à bien ma campagne libérale serait plus considérable d’un banc de député que d’un cabinet de ministre. Le seul ministère auquel je prétendisse était celui que Manin et Deák avaient exercé parmi leurs compatriotes, celui de l’opinion publique. « Mais on a beau compasser dans son esprit tous ses discours et tous ses desseins, l’occasion apporte toujours je ne sais quoi d’imprévu, en sorte qu’on dit et qu’on fait toujours plus ou moins qu’on ne pensait[23]. »


Le gouvernement ne tarda pas à me notifier ce qu’il pensait de ma politique de liberté. Il avait proposé quelques atténuations au Décret de 1852, sur la presse. Le rapporteur avait dit : « Votre commission a accueilli avec plaisir une mesure qui est la continuation du mouvement libéral inauguré le 24 novembre. » Billault expliqua qu’il ne s’agissait pas d’une continuation, mais d’une fin. « Le grand acte du 24 novembre n’a pas été une de ces concessions premières à l’aide desquelles l’ennemi, pouvant plus commodément investir la place, finit par en devenir le maître. L’abrogation des lois de sûreté sur la presse, sur le droit de réunion ; dans les élections, l’abandon des candidats gouvernementaux en présence des candidats hostiles ; la métamorphose prochaine du gouvernement fondé sur la Constitution de 1852 en ce qu’on appelle le gouvernement parlementaire, toutes ces choses ont été produites, proclamées comme les conséquences nécessaires du décret du 24 novembre. N’en croyez rien, Messieurs. Le gouvernement n’entend laisser pénétrer, dans la citadelle dont la France lui a confié la garde, ni les ennemis déclarés, ni les ennemis déguisés... »

Les ennemis déguisés, le mot était à mon adresse : on répondait par une brutalité à mon appel généreux. Les intransigeans en triomphèrent et me pressèrent de rétrograder. Et pourquoi ? Ces résistances ne me surprenaient pas, je les avais prévues, je les attendais, et elles ne décourageraient pas ma certitude d’en venir à bout. Il m’a fallu dix ans, mais j’y suis parvenu.


X

Mon pronunciamiento était accompli. Malgré les froideurs, les soupçons qu’il me valut, je ressentais un véritable bien-être moral d’avoir dégagé franchement ma pensée et m’être montré tel que j’étais. Les coalisés de l’Union libérale subversive eussent bien voulu obtenir de mes collègues un désaveu qui nous eût coupés en deux et anéantis. Aucun n’en eut même la velléité. )Nous ne différions que sur des éventualités, dont la réalisation était problématique et lointaine. Nos rapports ne subirent aucune altération et, toujours unis, nous poursuivîmes notre marche en avant.

Du reste, peu de jours après, Jules Favre encourut les mêmes réprobations. A propos de la question romaine, Keller avait prononcé, dans la discussion générale de l’Adresse, un discours dont l’effet avait été considérable. C’était un jeune député, nommé grâce à l’appui énergique du gouvernement. De haute taille, mince, le visage fier et grave, il offrait dans sa personne un mélange d’ascète et de soldat. Quoique son débit fût un peu monotone, dès les premiers mots, il éveilla les sympathies. Il alla droit au point vulnérable : « Les intentions du gouvernement inspirent la même confiance à ceux qui désirent le maintien du pouvoir temporel du Saint-Siège et à ceux qui espèrent sa ruine complète et prochaine. Ces deux confiances sont incompatibles ; il est temps de voir qui a raison. » Et il reprit avec une vigueur ardente le tableau des iniquités du Piémont et des complaisances de la France. « Qu’on ne cherche ni excuse ni faux-fuyans ! La France est responsable de tout ce que le Piémont a fait à l’Italie, et elle est même moins excusable ! Le Piémont était trop faible pour résister à l’entraînement des passions révolutionnaires, tandis que, d’un mot, nous pouvions les arrêter. » Tant qu’il s’agit du Piémont, l’orateur, quoique très acerbe, garda encore quelque retenue ; quand il parla du Pape, « notre Pontife, notre père bien-aimé, le gardien de nos plus chères libertés, » il fut emporté dans une région extatique d’où, cessant de discuter, il anathématisa, s’en prit à l’Empereur lui-même, l’accusa « de reculer devant une force astucieuse, une puissance perfide dont le Piémont n’a été que l’instrument, la Révolution italienne patronnée par l’Angleterre, incarnée dans la personne d’Orsini ; » et il lut le testament de l’assassin. Une immense rumeur, plus approbative que contraire, s’éleva dans l’Assemblée. Il continua : « Etes-vous révolutionnaires ou êtes-vous conservateurs ? Vous avez reculé pas à pas devant Garibaldi, tout en vous proclamant son plus grand ennemi ; vous avez fourni à la fois des canons rayés au Piémont et de la charpie au roi de Naples ; d’une main, vous avez protégé le Saint-Siège, de l’autre dressé son acte d’accusation. » A chacune de ces paroles, on entendait le grondement de l’Assemblée ; c’était celui du volcan qui va éclater. Enfin l’enthousiasme déborda lorsque, dirigeant son geste vers notre banc et nous bravant du regard, il s’écria, d’un accent dont il est impossible de rendre la contagieuse et farouche conviction : « Il est temps de vous arrêter sur cette pente fatale où vous poussent les ennemis implacables de la France et de la dynastie... Il est temps de regarder la Révolution en face et de lui dire : Tu n’iras pas plus loin ! » Il s’assit au milieu d’applaudissemens frénétiques mêlés de trouble. Je n’ai jamais entendu un orateur exalter, remuer, fanatiser à ce point une réunion d’hommes. Viennent les Thiers, les Berryer, ils ne diront rien de plus éloquent. Causa finita est.

Jules Favre répondit à cette belle invective en défendant l’amendement des Cinq, qui demandait le retrait immédiat de nos troupes. Il s’indigna que Keller eût osé jeter dans le débat le nom d’Orsini : « J’ajouterai, répondant au discours que j’ai eu l’affliction d’entendre, que je n’ai pas été médiocrement surpris quand on a indiqué comme une des causes de cette grande décision (la guerre) je ne sais quel document dont je ne veux pas dire l’origine et auquel se rattache un nom qui n’aurait pas dû être prononcé ici. Ah ! qu’il le sache bien, celui qui a eu ce triste courage (Mouvement) : non seulement il outrageait ainsi son souverain, mais encore et surtout il insultait au bon sens et à l’honneur de la France. Vous n’avez pas besoin de recourir à la bassesse de sentimens impossibles pour expliquer ce grand épisode de notre histoire dont la gloire ne saurait être ternie par d’imprudentes insinuations. — Le Piémont n’avait pas violé le droit des gens en dissipant une armée réunie sur sa frontière pour l’attaquer. Castelfidardo a été un fait de guerre et non un guet-apens. Le gouvernement est répréhensible d’avoir laissé un général français se mettre à la tête des troupes pontificales. L’unité et l’affranchissement de l’Italie seront construits sur le sable, si Rome n’est pas la capitale de ce pays. On répète que les intérêts de la France s’opposent à ce qu’il se forme à ses portes une puissance de 25 millions d’âmes, et que c’était la politique de Richelieu ! C’est pour cela que ce ne saurait être la nôtre. Est-ce que depuis lors le monde ne s’est pas transformé ? Et quand bien même les grandes agglomérations se réuniraient, quand il y aurait l’Unité italienne et l’Unité allemande qui vous épouvantent, si les hommes sont animés d’une même foi politique, ils préféreront les arts de la paix qui les unissent à la guerre qui les divise. Mais, dites-vous, l’Unité italienne est un rêve, une chimère, à laquelle personne ne peut croire. Prophètes de malheur, je vous connais, j’ai déjà entendu vos anathèmes, et j’ai vu les événemens en faire justice ! » Il montra alors l’Unité demandée par Pétrarque, Dante ; il lut la pathétique imploration de Machiavel au Rédempteur futur, et s’écria : « Eh bien ! messieurs, ce rédempteur, il est venu, c’est la France qui l’a pris par la main. Elle l’a couronné de sa force, illuminé de son intelligence, conduit à la victoire ; elle l’a baptisé sur le champ de bataille avec le sang de ses enfans, l’a fait asseoir radieux au conseil des nations ! ... »

Ce mouvement superbe achevait une harangue prononcée d’un bout à l’autre avec une ampleur, un charme, une puissance, un art de diction qui stupéfia d’admiration. Jules Favre venait en réalité de se montrer beaucoup plus laudatif pour l’Empereur que je ne l’avais été ; j’avais donné un conseil, il présentait une défense, et j’aurais pu lui dire à mon tour : Vous avez été trop impérialiste ! Je me contentai de le féliciter. D’autres furent moins accommodans ; il fut criblé de sarcasmes par les purs, et s’en montra fort décontenancé. — Il avait eu une conférence secrète avec le prince Napoléon avant son discours ; le lendemain, le Prince lui envoya quelqu’un pour le prier de venir dîner au Palais-Royal où la princesse Clotilde désirait le remercier de ce qu’il avait dit de son père. Jules Favre refusa, tout en ajoutant que, lorsqu’il s’agirait de politique, il serait toujours aux ordres du Prince.


XI

Le Prince me fit également prier de venir le voir. Depuis que ce républicain était devenu une Altesse impériale installée au Palais-Royal, sans rompre, je m’étais écarté. A la mort de son père, j’allai m’inscrire chez lui, et m’en tins là. Je me rendis néanmoins à son appel, car il avait publiquement adhéré à mon programme de l’Empire libéral. Je le trouvai, suivant son habitude de mécontent, très pessimiste : « L’Empire, me dit-il, pourrit sur pied, l’Empereur baisse ; quand je lui parle, il ne répond rien, ou bien, il me dit : « En théorie, tu as raison, mais, quand on gouverne, on voit les choses autrement. » On était très irrité autour de lui de mon discours ; lui, m’a dit tranquillement : « Tu as été un peu violent. » — Il cédera toujours à l’opinion publique. La démocratie triomphera, mais son alliance avec l’Empire lui serait utile. — Je suis avec vous ; à Paris et dans les grandes villes, mon appui serait compromettant à cause de ma situation, mais, en province, je puis beaucoup et je vous aiderai. » — Il s’expliqua à bâtons rompus sur les personnes : « Guéroult n’est pas assez libéral, il est resté saint-simonien, je le lui dis souvent, il ne croit qu’au progrès venu d’en haut. Prévost-Paradol a un bien grand talent, il a dit à Piétri que si l’Empire donne la liberté, il n’en sera nullement l’ennemi ; il doit se présenter à Aix, j’écrirai en sa faveur au procureur général que je connais beaucoup. » Il me mit en garde contre Gregory Ganesco, le propriétaire du Courrier du Dimanche, le Barnum de toute la presse d’opposition libérale : « Boitelle m’a dit que c’était un agent ; on le paie même fort cher : une quarantaine de mille francs. Seulement ils sont furieux contre lui parce qu’il les a trahis et reçu d’autres mains. Ils ont voulu lui donner une leçon en l’expulsant. »

Quand je quittai le Prince, il me dit : « Venez quelquefois me voir ; si vous voulez connaître ma femme, elle en sera heureuse ; si vous voulez lui présenter votre femme également, faites comme vous voudrez ; je ne veux pas vous compromettre. » Mes visites furent discrètes, espacées, pendant longtemps encore.

Le Prince était de haute taille, le buste vigoureux, porté par des jambes relativement grêles ; dans sa tête, se marquait un mélange

[24] de la force romaine et de la finesse toscane : la force se révélait dans les contours pleins, amples, sculpturaux du crâne, dans le menton qui s’avançait ; la finesse, dans le sourire séducteur ou sarcastique d’une lèvre mince, petite ligne rouge à peine perceptible, dans le bel œil noir, perçant, parfois doux, parfois rempli de feu ; la voix métallique, stridente, sonore, portait loin ; bien que le cou fût court et enfoncé dans des épaules relevées, le port était imposant : c’était celui du grand Empereur. En l’abordant, on se sentait en face d’une intelligence et d’une dignité : n’eût-il été ni prince, ni Bonaparte, on l’eût remarqué.

Il manquait d’une culture régulière et d’une instruction approfondie. Il y suppléait par une curiosité à s’enquérir constamment en éveil ; recherchant partout les hommes supérieurs en tous les ordres, il saisissait avec acuité, retenait avec sûreté, formulait avec couleur ce qu’il avait acquis ainsi, de telle sorte qu’il n’était aucun sujet sur lequel on n’eût plaisir à l’entendre. Sauf la musique, il aimait l’art, surtout le bel art classique d’Athènes et de l’Italie. La politique toutefois avait ses prédilections, et ce n’est pas dans Machiavel, ni Montesquieu, ni Tocqueville qu’il l’étudiait ; il lisait et méditait sans cesse les œuvres de son oncle, les annotant pour l’instruction de ses enfans. Cette étude n’avait pas affaibli des opinions puisées dans les épreuves de sa jeunesse : il restait démocrate et même républicain autant que bonapartiste, toutefois à la condition sous-entendue que toute démocratie doit se donner un chef. Quoiqu’il parlât volontiers de liberté, son tempérament était d’un jacobin plus que d’un libéral. On l’a appelé César déclassé qui languissait sur les marches du trône, il eût été mieux de dire : Jacobin dépaysé qui s’agitait sur les marches du trône.

Il n’avait pas la possession magistrale, comme un Berryer, un Jules Favre, un Billault, des ressources de la dialectique oratoire. C’était surtout un causeur à soubresauts capricieux, mais la causerie, quand elle étincelle de si vives lueurs, qu’elle se déroule en de si heureuses souplesses, qu’elle s’accuse en tant de relief, qu’elle emporte par tant d’imprévu et de fougue, est une des formes les plus originales de l’éloquence. Ce qu’il écrivait avait aussi un tour très personnel, mais il était nécessaire que quel- qu’un le lui débroussaillât.

Il se complaisait aux détails plus qu’aux aperçus généraux. Il y avait en lui de l’administrateur et, s’il l’eût voulu, de l’érudit plus que du philosophe. Il excellait à disséquer un caractère, à fouiller une situation, et, comme on aime à faire ce qu’on réussit, il critiquait, critiquait sans relâche. Il n’est personne qui, à son tour, n’ait reçu une flèche de son carquois. Cette tournure d’esprit permet d’être brillant et donne parfois des apparences de prophète : quand on prédit toujours le malheur, on finit un jour par avoir raison. Mais l’exercice de l’esprit critique rend incapable de justesse et de mesure. « Tel a la vue claire qui ne l’a pas droite, » a dit Montaigne. On est presque constamment par l’excès au delà de la vérité. Le prince en était arrivé là : dans la plupart des manifestations qu’on lui a reprochées, il eût suffi de quelques exagérations retranchées pour qu’elles devinssent irréprochables.

Il pratiquait le culte des dieux lares. Les portraits, les souvenirs de la famille impériale ornaient son cabinet ; il ne parlait qu’avec attendrissement de la reine Catherine et du roi Jérôme, et il était fier du grand cœur magnanime, de l’esprit et de la beauté impériale de sa sœur. Par la sollicitude éclairée avec laquelle il dirigeait l’éducation de ses enfans, il s’efforçait de les rendre dignes de leur nom. Ami sûr, fidèle et bon, il critiquait aussi ses amis ; mais, les dénigrait-on devant lui, il les défendait avec chaleur et ne se déprenait pas d’une vieille affection pour un dissentiment Combien j’en ai eus avec lui ! Quand il devint le chef du parti bonapartiste, il m’écarta de son action politique, dans la crainte que mon « impopularité ne fît sombrer sa barque, » qui, hélas ! même sans moi, n’a pas fait trop heureuse figure sur les vagues. Il n’en fut que plus attentif à préserver notre amitié privée ; depuis comme avant, je l’ai trouvé affectueux dans mes peines, et il m’a trouvé tel dans les siennes.

Admis dans sa confiance, on pouvait lui dire sans crainte toutes les vérités sans qu’il se fâchât d’aucune verdeur de langage. On n’était pas obligé d’être courtisan pour garder ses bonnes grâces et il n’a tenu rancune à personne d’une contradiction loyale. Une seule forme de discussion l’impatientait, l’ironie. Il comprenait le sarcasme impétueux, qu’il maniait en maître, mais il restait toujours sérieux, et, ne sachant pas plaisanter, il lui déplaisait qu’on se le permît avec lui. Cependant, même dans les relations les plus cordiales, il restait par quelque coin soupçonneux, défiant, et se croyait obligé à cacher, au moins provisoirement, quelque chose à ceux pour lesquels il semblait habituellement n’avoir pas de secret. Il paraissait ne pas se rappeler qu’il était prince, pourvu cependant qu’on ne l’oubliât pas ; modeste, plutôt timide sous ses airs d’assurance, il avait cette nuance de hauteur que donne la timidité. Du reste, d’une politesse et d’une correction irréprochables, il répondait immédiatement à la moindre lettre et à toute visite. Il n’était pas souhaitable de l’avoir pour ennemi. Je ne crois pas qu’après une victoire, il eût été cruel, mais il conduisait la lutte sans scrupule, toute arme lui était bonne, pourvu qu’elle frappât fort. Alors, dans ces momens de colère, il se laissait aller à des boutades dont la brutalité était peu princière et qui jetaient l’épouvante dans les âmes non aguerries à ses façons.

Ses déchaînemens contre les défenseurs du pouvoir temporel l’ont fait taxer d’athéisme. Il avait horreur de l’athéisme sous toutes ses formes[25] ! Il a toujours professé le spiritualisme le plus convaincu et le respect du Concordat. « Je le respecte, disait-il, parce qu’il a assuré à la société le plus précieux des biens, la paix religieuse, et à chaque citoyen le plus sacré des droits, la liberté de conscience. — Je combats, ajoutait-il, les sectaires de la théocratie, et je défends contre eux les principes de la Révolution. Je combattrai avec une vigueur égale les sectaires du désordre, quand ils réclameront la suppression du budget des cultes ou la fermeture des églises. » Il n’est pas vrai que, dans un dîner de Vendredi saint, il ait blasphémé scandaleusement. N’observant pas les jours maigres, il consacrait, par égard pour sa femme, le vendredi à ses dîners en ville : un de ces dîners chez Sainte-Beuve se plaça, sans qu’on y prît garde, le Vendredi saint. On fit gras, ni plus ni moins qu’un autre vendredi, sans fanfaronnade, sans visée de narguer et encore moins de jouer l’impie. Cléricalisme, dans sa bouche, signifiait l’exploitation de la religion par la politique, l’alliance avec les dynasties ennemies de sa famille, la réprobation des libertés modernes, l’obstacle à l’unité de sa chère Italie. Et cela, il le détestait cordialement. « C’est un clérical » (avec une longue sur le al) était le stigmate le plus cruel qu’il pût infliger.

C’est ainsi qu’il entra en hostilité ouverte avec l’Impératrice. « Le jour de l’an, dit-elle en riant, nous avions coutume de nous embrasser ; il me semblait qu’il m’assénait un coup de poing sur la joue. — Du reste, dit-elle encore, je ne puis lui reprocher aucune fausseté : chaque fois que je lui ai tendu la main, il a mis la sienne derrière le dos. » Cet antagonisme, plus aigu à mesure que la difficulté romaine s’aigrissait, rendait pénibles les dîners de famille hebdomadaires aux Tuileries. Le plus souvent, on éludait les discussions ; ce n’était pas toujours facile. Une fois, l’Impératrice lui dit à bout portant : « Que pensez-vous de la révocation de l’édit de Nantes ? » Le prince part, s’échauffe : « C’est un acte abominable, infâme, etc. » L’Impératrice écoute en silence ; quand il a fini : « Je pense tout ce que vous dites, mais, puisque vous trouvez abominable, infâme, que Louis XIV ait opprimé une minorité, pourquoi voulez-vous que nous opprimions une majorité ? — Bien répondu, fit le Prince. » — En une autre circonstance, il fut moins courtois. L’Empereur le prie de porter un toast à l’Impératrice le jour de sa fête : « Non, répond-il, je n’ai pas l’habitude de parler en public. » L’Empereur se fâchait, mais pas bien fort. Il ne pouvait se défendre à son égard d’une inguérissable faiblesse ; quand l’Impératrice s’en plaignait, il répondait : « Il était si gentil quand je lui enseignais les mathématiques à Arenenberg ! — Dieu nous préserve, s’écriait-elle, d’enseigner les mathématiques à quelqu’un ! mieux vaut la peste. »

Entre l’Impératrice et le Prince, il y avait plus que le cléricalisme, l’unité de l’Italie, Rome capitale, il y avait le Prince impérial. Le prince Napoléon était incapable de faire ou même de souhaiter le moindre mal au jeune héritier de l’Empire ; il n’était pas de l’étoffe d’un Glocester. Mais il ne savait se défendre de le considérer comme un intrus qui avait l’indélicatesse d’occuper sa place ; jamais il ne lui témoignait les sollicitudes prévenantes qui touchent le cœur d’une mère. Il ne se résignait pas à n’être que le second. « Il vaut mieux, disait-il, être tête de souris que queue de lion. » Et ce sentiment l’eût rendu républicain, s’il ne l’avait pas été déjà, et très sincèrement.

L’étrange était qu’il se donnait ainsi les apparences et les torts d’une mauvaise ambition, sans être un véritable ambitieux. Inquiet plus qu’entreprenant, impétueux et non persévérant, ne sachant pas attendre, dans une inaction nécessaire, le développement des faits, toujours trop pressé, il se décourageait dès que le but paraissait s’éloigner et n’allait guère au delà des velléités. Brave matériellement et d’un sang-froid superbe, en face d’un péril quelconque sur terre ou sur mer[26], il manquait de l’audace d’esprit qui se risque aux hasards des résolutions suprêmes, et, en débarquant au rivage, il ne brûlait pas ses vaisseaux. Son énergie se dépensait en paroles : dès qu’il avait tempêté en arpentant à grands pas, selon sa coutume, son cabinet, il tournait court et partait en voyage, peu satisfait de ceux qui le pressaient de réaliser ses projets menaçans. « On ne peut pas parier sur lui, il ne franchit pas l’obstacle, » disait un de ses partisans, désappointé d’un de ces assagissemens subits.

Un véritable ambitieux, ayant eu la bonne fortune d’être le mari d’une femme d’une aussi exquise vertu et d’un aussi noble bon sens que la princesse Clotilde, l’aurait associée à son action et n’eût pas déroulé devant ses yeux, qui avaient la fierté de ne pas voir, une série d’unions interlopes. Un véritable ambitieux n’eût pas blessé à la fois les femmes par l’étalage de la liberté de ses mœurs, les prêtres par ses propos peu retenus, les soldats par son dédain des contraintes militaires, et n’eût pas tourné ainsi contre lui les trois influences sans lesquelles il est bien difficile d’obtenir chez nous certains succès. Un véritable ambitieux se fût rappelé que ce n’est pas de la langue qu’on frappe ses ennemis, et que les arrogances insultantes doivent être laissées comme dernière vocifération à la défaite impuissante. Un véritable ambitieux n’eût pas négligé cette règle élémentaire de l’ambition de ne pas accroître les dissenti mens de principe ou de conduite par des blessures personnelles : les dissentimens se concilient, les blessures personnelles ne s’oublient pas. Dites à un adversaire qu’il est absurde ; comme il pense de même de vous, il ne s’irritera pas ; ridiculisez-le ou offensez-le, il restera irréconciliable.

Il avait trop d’intelligence pour ignorer ces règles, mais il ne voulait pas s’imposer la gêne de s’y astreindre. Nous touchons là à l’imperfection capitale de ce brillant caractère. Pendant son éducation, il n’avait été soumis à aucune discipline morale par un père trop faible qui l’admirait, et, plus tard, il ne s’était pas soucié de s’en créer une lui-même. Il avait institué un ordre parfait dans sa vie matérielle. Il se levait, se couchait, sortait, rentrait, tous les jours aux mêmes heures, ne supportait pas le moindre désordre ; une partie de sa journée s’employait à ranger, étiqueter, remettre en place. Il administrait sa modeste fortune avec une régularité que la Cour des comptes eût célébrée, et, quoiqu’il pratiquât princièrement l’hospitalité, avec une stricte économie. Il poussait la probité jusqu’au scrupule dans tout ce qui touchait aux intérêts d’argent, exigeant impitoyablement ce qui lui était dû, mais strictement respectueux du droit d’autrui. Il avait pris des précautions contre lui-même : prescrivait-il une dépense excédant un certain taux, son intendant ne devait l’exécuter que si l’ordre était renouvelé huit jours après. En revanche, il n’avait établi aucun ordre pareil dans sa vie morale, ne s’était ménagé aucune protection contre l’entraînement de ses passions ou de ses caprices. Sa conscience n’avait pas d’intendant à qui elle pût dire : « Attendez huit jours. » — « Cela m’amuse ! Cela m’ennuie ! » étaient les deux articles principaux de son décalogue intime.

Tout mis en regard, il reste un homme d’une rare supériorité. Si les circonstances lui avaient permis de sortir de la période critique pour celle de l’action gouvernementale, il eût probablement démontré que ses faiblesses avaient été les impatiences de qualités qui ne trouvaient pas à s’employer.


EMILE OLLIVIER.

  1. . Voyez la Revue du 15 mai,
  2. Quinet, lettre du 9 décembre 1860.
  3. A Charles Beslay, le 25 mars 1860.
  4. Onzième étude, p. 173, 187.
  5. Doudan, lettre du 6 décembre 1860.
  6. Journal des Débats, 28 novembre et 2 décembre 1860, Courrier du Dimanche, 13 janvier et 10 février 1861.
  7. A Panizzi, 27 novembre 1860.
  8. Discours de réception à l’Académie française.
  9. Dante, Paradiso, canto V.
  10. 8 et 29 août 1791.
  11. Fonfrède.
  12. Septembre 1789. Sur la sanction.
  13. Tocqueville, L’ancien régime et la Révolution, p. 91. La Démocratie en Amérique, t. Ier, p. 96. — Émile Ollivier, 1789 et 1889, p. 504.
  14. 22 septembre 1792.
  15. Courrier du Dimanche du 10 mars 1861.
  16. Le referendum est, sauf le nom, la même institution que le plébiscite. On a essayé de les distinguer en disant que le plébiscite porte sur le nom d’un homme, et le referendum sur le vote d’une loi. Il est dans notre histoire des plébiscites dont l’unique objet a été l’acceptation ou le rejet d’une constitution. La seule différence réelle est que le plébiscite suisse a été réglementé, parce qu’il est habituel, et que le plébiscite français, n’étant qu’exceptionnel, n’a pas encore reçu sa législation. Bien entendu, le plébiscite, comme toutes les manifestations du suffrage universel, devrait être soumis à une organisation hiérarchique. J’ai exposé mon système dans 1789 et 1889, p. 311. — Voyez aussi les articles de premier ordre écrits dans cette Revue par M. Charles Benoist sur ce sujet d’importance majeure, dont il serait bien plus urgent de s’occuper que de ressasser des redites inutiles sur la république et la monarchie.
  17. Lamartine à Persigny : « M. de la Guéronnière vient de me faire part des paroles et des procédés chevaleresques qui m’assurent spontanément la tranquille jouissance de mon petit asile sous les murs de votre beau jardin. Je ne dirai du moins pas comme Virgile :
    Mantua vee miserae nimium tncina Cremonæ.
    « Le voisinage d’un homme de cœur est toujours bon, même en politique. Entre votre cause et la mienne, il y aura toujours l’honneur du caractère qui domine toutes les dissidences de l’esprit. Vous servez avec zèle et indépendance une cause dans laquelle vous trouvez réunis votre amitié et vos principes ; j’ai quitté l’arène politique et je consume laborieusement, dans un travail acharné et ingrat, mes dernières années à réparer les coups de la fortune envers ceux à qui je dois du pain. Nous pouvons être fiers tous deux de nos situations si diverses et je puis vous envoyer sans rougir, à travers les arbres de nos deux jardins, les remerciemens que je suis heureux de vous offrir. « A. DE LAMARTINE. »
  18. Gréard.
  19. C’est ce que dit Tocqueville des années qui précéderont la Révolution.
  20. 13 mars 1861.
  21. 18 mars.
  22. 24 mars.
  23. Bossuet, Politique tirée de l’Écriture sainte.
  24. 8 juillet 1862.
  25. Ce sont les propres expressions de la dernière des lettres qu’il m’a écrites, peu de temps avant sa mort. La voici en son entier, parce qu’elle est intéressante sous d’autres rapports :
    « Rome, hôtel de Russie, 8 janvier 1891. Mon cher Ollivier, Votre lettre renvoyée de Prangins ne m’est parvenue qu’il y a peu de jours. Merci de vos vœux ; je vous envoie tous les miens ainsi que pour Mme Ollivier et votre famille. Je regrette que vous n’ayez pu venir à Prangins, tâchez de m’y faire une visite quand vous retournerez à Paris. Je suis venu ici finir l’hiver. Je regrette la Rivière : sans doute ce que je vois ici est intéressant, mais c’est triste, écœurant. L’Italie va aussi mal que possible. Serons-nous, ses amis comme moi, forcés de demander pardon à Dieu et aux hommes ?
    « Je suis satisfait de ce que vous me dites de vos conversations avec mon fils Louis, j’ai eu de bonnes nouvelles de lui de Tiflis : au printemps, il rejoindra son régiment ; ayant appris le russe, il pourra y faire son service. Sa conduite me console de bien des amertumes. Adelon doit venir me rejoindre pour quelques semaines. C’est un bon ami fidèle.
    « L’attitude du cardinal Lavigerie est importante, si le clergé français le suit. Le Pape l’approuve, mais il est bien vieux pour une politique aussi hardie... Bref, vedremo ; je ne m’occupe plus ni du passé, ni du présent, mais, ayant horreur de l’athéisme sous toutes ses formes, je ne veux pas désespérer. — Je vous serre les mains. Votre affectionné et ancien ami, NAPOLEON. »
  26. Sur terre, l’année entière l’avait constaté à l’Aima. Sur mer, il fit nombre d’expéditions téméraires. La Comtesse-de-Flandres, sur lequel il était avec son fidèle serviteur Théodule et son ami le baron Brunet, fut coupée en deux par un abordage. Théodule disparait dans les flots avec l’avant du bateau. L’arrière s’affaisse et paraît sur le point de disparaître aussi ; le Prince serre la main de son compagnon de péril, et lui dit simplement : « Voici la mort ; pardonnez-moi, mon pauvre Brunet, de vous avoir amené ici. »