L’Inauguration de l’Empire libéral/01

L’Inauguration de l’Empire libéral
Revue des Deux Mondes4e période, tome 159 (p. 241-275).
L’INAUGURATION DE L’EMPIRE LIBÉRAL

I
LE DECRET DU 24 NOVEMBRE 1860


I

Ni les péripéties de la campagne d’Italie, ni l’épopée de Garibaldi, ni les progrès de l’Unité cavourienne, quel que fût leur intérêt, ne ralentirent l’activité législative des Cinq, n’interrompirent leur combat. Les années 1860 et 1861 furent, grâce à eux, pour leur auguste cliente, la liberté, des années décisives.

Ils trouvaient un Corps législatif qui, bien que composé des mêmes membres, était, néanmoins, différent de celui qu’ils laissèrent à la fin de la session. Jusque-là, dans la majorité docile et satisfaite, il n’y avait eu un semblant de résistance que parmi les « budgétaires, » comme nous appelions les Gouin, Devinck, Lequien, Larrabure. Malgré leur soumission aux volontés impériales, ces hommes distingués pensaient que le vote par ministère restreignait trop l’ancienne spécialité parlementaire par chapitres ; que la commission du budget était trop sous la férule du Conseil d’Etat ; et que les crédits supplémentaires ouverts à volonté rendaient à peu près vaines les prévisions législatives. Calley Saint-Paul réprimandé pour avoir exprimé ses doléances un peu haut, personne ne renouvela son audace, et les budgétaires ne firent plus entendre qu’un murmure à peine perceptible. L’affaire d’Italie et le traité de commerce délièrent les langues. Presque toute la majorité y était contraire sans l’oser dire ; quelques-uns pourtant ne cachaient pas leur désapprobation et formèrent ainsi, parmi les candidats officiels, une opposition composée de cléricaux et de protectionnistes qui se rangea en arrière-garde à côté des candidats indépendans, Plichon, Brame, etc., également cléricaux et protectionnistes.

Morny sentit le changement et comprit le péril avant qu’il se manifestât : si nous nous unissions à ces dissidens encore gênés par leur origine, nous leur donnerions beaucoup de force en accroissant la nôtre. Il essaya de nous amadouer dans son discours d’inauguration, espérant au moins maintenir séparées les deux oppositions et les paralyser par leurs divergences. Il ne pouvait nous promettre la liberté politique, mais il Nous la laissa entrevoir : « Il n’y a de vraie prospérité qu’avec une entière liberté civile, et si notre pays n’a jamais pu se servir avec modération de la liberté politique, c’est qu’il n’avait pas commencé par les bienfaits de la première. » Il se prononça contre les passions cléricales, afin de nous plaire et plus encore à ceux qui nous soutenaient au dehors : « Lorsque le peuple n’a devant lui que le pasteur humble et charitable qui lui traduit la morale sublime de l’Evangile, cette douce civilisation du cœur, prêchant l’amour du prochain, le pardon des injures, le détachement des biens terrestres, alors sa foi se fortifie. Mais, lorsque le prêtre sort de son caractère, emprunte des armes mondaines et empiète sur les intérêts civils et politiques, soudain la susceptibilité gallicane se réveille et l’esprit religieux perd tout ce que gagne l’esprit d’indépendance civile et politique qui fait le fond de l’opinion du pays. » Enfin il dit à Darimon, le seul d’entre nous avec lequel il entrait en propos : « Priez vos amis de ne pas trop me tracasser sur le règlement d’ici à la fin de la session. Je prépare de profondes modifications au régime de la Chambre, dont je m’efforce d’accroître les prérogatives. Je veux arriver à la sténographie pour les comptes rendus, faire revivre le droit d’amendement et, si je le puis, le droit d’interpellation. Je ne voudrais pas qu’on m’objectât qu’on ne peut pas céder à la pression de l’opposition. Que vos amis se tiennent tranquilles, surtout Ollivier, qui entre dans les débats comme un bœuf dans la boutique d’un faïencier ; les réclamations viendront d’ailleurs. »

Les avances libérales de Morny nous parurent trop vagues pour en tenir compte, si ce n’est en témoignant plus de courtoisie dans nos rapports publics avec lui ; et encore Jules Favre et Ernest Picard n’y allaient pas de plein cœur. — « C’est une plaisanterie, disait Jules Favre. — Défions-nous, » répétait Ernest Picard.

J’avais l’habitude de demander leurs conseils aux hommes d’expérience qui voulaient bien mêles donner ; j’allai causer avec Thiers de la conduite à suivre[1]. Il ne croyait pas nécessaire de nous pousser à être militans, il savait que nous l’étions plus que lui ; mais il eût voulu que nous le fussions à sa manière. Nos velléités italiennes lui déplaisaient. « Le Piémont sera anglais ; il imitera l’exemple de Washington : il nous paiera par l’ingratitude. Si l’Empereur laissait la question italienne de côté, s’unissait à l’Autriche pour empêcher en Allemagne l’unité au profit de la Prusse, en Orient, les Russes d’être les maîtres du Danube, il reprendrait le Rhin et pourrait enlever Gibraltar aux Anglais. Cela retarderait la liberté, mais cela ne l’empêcherait pas ; vous la verriez, vous autres jeunes gens, seulement dans une France grande. Si, au contraire, l’Empereur poursuit l’erreur italienne, il suscitera une coalition contre lui, et, quelque courageux que nous soyons, c’est dangereux. Notre armée est excellente ; mais nous ne l’avons vue qu’aux jours de succès ; or on ne peut pas savoir ce que vaut une armée « quand son moral n’a pas été éprouvé par des revers fortement supportés. » Il m’engagea à nous allier avec les catholiques et les protectionnistes ; tous les intérêts de la France sont catholiques ; le catholicisme est nécessaire. «Pour moi, je suis un vieux philosophe, et, quand mon curé viendra, je le recevrai poliment, mais je lui dirai : « Mon curé, c’est Platon, Descartes, etc. » Mais la masse n’est pas ainsi. Le pouvoir temporel est le seul moyen de maintenir les prêtres ; sans lui ils seraient des fanatiques intraitables dont on ne saurait comment venir à bout. Supposez un capucin d’un certain tempérament. Pape, sans pouvoir temporel, cet enragé bouleverserait le monde. Je n’ai pas été consulté par Lamoricière, je l’admire et je l’aime, mais je déplore sa phrase contre la « Révolution comparée à l’Islamisme : » il fallait dire cela autrement. Soyez avec les protectionnistes autant qu’avec les catholiques. Industriellement, personne ne nous égale. Comme bon marché l’Angleterre nous dépasse, car ce qui crée le bon marché c’est l’abondance de la production et des débouchés. Nous sommes une nation démocratique travaillant pour les aristocraties ; l’Angleterre est une aristocratie qui travaille pour tous. »

Sans aucun doute, en contractant ces alliances, nous eussions acquis une puissance considérable au Corps législatif, mais nous eussions perdu notre armée ; il lui eût été à peu près égal de nous voir protectionnistes ; elle ne nous eût point pardonné de pactiser avec les ennemis de l’Italie. La délivrance de l’Italie, de la Pologne, était un dogme de la démocratie, et quiconque ne le professait pas était sur-le-champ excommunié.


II

L’opposition conservatrice entra vivement en matière. Elle obtint la nullité de l’élection de M. de la Perrière dans l’Orne, contre lequel on ne relevait pas des manœuvres plus répréhensibles que tant d’autres, jusque-là inutilement signalées. Quelques voix seulement l’empêchèrent d’obtenir le même succès contre M. de Dalmas, sous-chef du cabinet de l’Empereur. Elle obligea le gouvernement à retirer une demande de subvention et de garantie d’intérêts en faveur d’un chemin de fer de Béziers à Graissessac, qui avait été concédé en 1851 à un homme de Boulogne. Elle renouvela ses attaques contre la politique italienne de l’Empire, à propos du vote du contingent annuel. Elle se déchaîna, toujours incidemment, à l’occasion de la loi sur les matières premières, contre le traité de commerce : Pouyer-Quertier répliqua aux apologies de Baroche, en déployant des qualités de verve, de force et de clarté qui ne tardèrent pas à le placer au premier rang des orateurs d’affaires dès qu’il se fut façonné à l’improvisation.

L’abaissement des droits sur les matières premières avait donné l’occasion d’une charge à fond de train contre le traité de commerce mais n’avait pas été contesté. Un dégrèvement proposé sur les sucres et les cafés mit en émoi les budgétaires. Les droits étaient exorbitans : 80 pour 100 pour les sucres, 100 pour 100 pour les cafés. Il était naturel que le corollaire d’un traité de commerce conclu en vue de créer la vie à meilleur marché fût une diminution des droits sur les objets d’une consommation aussi générale. Mais ce dégrèvement entraînait un déficit provisoire des, recettes et la suspension de cette chimère empirique chère aux routiniers : l’amortissement. Gouin, Devinck et Lequien, ne voyant que l’effet transitoire et non la nécessité sociale de la loi, lui refusèrent leur approbation.

Granier de Cassagnac agrandit le débat par un remarquable discours : « M. Lequien et M. Gouin disent à la loi qu’elle trouble l’équilibre du budget. Elle le fait. Ils disent qu’elle suspend l’amortissement. Elle le fait. Cependant elle passe outre. Pourquoi ? Parce que les côtés politiques et essentiels de la loi couvrent et absorbent ses côtés financiers. L’œuvre du temps consiste à faire que le plus grand nombre qui sert de base aux institutions ait intérêt à les maintenir. C’est la promesse en quelque sorte implicitement contenue dans l’avènement d’une dynastie qui est à la fois le représentant et le produit de l’esprit de 1789. Le bien-être du peuple est donc le but vers lequel on doit tendre avant tout. La meilleure garantie d’un bon fonctionnement du suffrage universel, c’est l’établissement, dans la mesure du possible, du bien-être universel. L’intérêt social étant que les masses soient conservatrices, il faut les aider à acquérir pour qu’elles aient à conserver. Il faut les rattacher à l’ordre par des liens qu’on ne rompt jamais : le bien-être, le patrimoine, la famille. Voilà pourquoi la loi est excellente. Les objections et les difficultés ne doivent pas arrêter. Malheur au gouvernement qui s’endort : il sera réveillé par les révolutions. Comme l’eau, les nations qui croupissent se corrompent. C’est l’opposition des notables aux réformes proposées par Louis XVI, c’est cette résistance égoïste des privilégiés, des monopoleurs, des financiers, qui perdit Louis XVI : Robespierre ne tua qu’un homme ; les notables avaient tué le roi. »

Ce langage fit scandale. L’un des membres de la majorité, esprit lourd, mais solide, Du Mirail, exprima l’irritation du sentiment conservateur : « C’est avec un vif regret qu’il a entendu prétendre que le gouvernement fût obligé de remplir certaines promesses envers les classes les plus nombreuses. Ces promesses n’ont jamais existé. Si la doctrine d’un droit spécial en faveur du plus grand nombre venait à prévaloir, ce serait la négation la plus flagrante des principes de 89 ; ce serait la consécration des aspirations socialistes ; ce serait le privilège replacé en bas et substitué à celui d’en haut, aboli en 1789 ; ce serait fatalement l’établissement de l’impôt progressif et de toutes les innovations dangereuses, formellement contraires aux principes de 89 demandés par le socialisme ; ce serait, de la part du gouvernement, non pas payer la dette de son origine, mais mentir à son principe, car son éternel honneur, c’est d’être venu protéger le pays contre cette doctrine menaçante des droits et privilèges du plus grand nombre. »

Baroche s’ingénia à concilier les deux adversaires. « Le gouvernement doit s’occuper de l’intérêt de toutes les classes de la société et non exclusivement de celui des classes les plus nombreuses, et ne point placer, comme on l’a dit, le privilège en bas, mais il est évident que les réductions de droits sur les objets de première nécessité améliorent dans une plus grande proportion le sort de ceux qui possèdent le moins. »

Ne se croirait-on pas déjà dans l’Assemblée de 1900 ?


III

Notre plus grand effort libéral fut dans la discussion du budget. Jusque-là, elle avait été renfermée dans l’examen de la situation financière ; nous résolûmes de la convertir en un inventaire général de la politique intérieure et extérieure, et de reprendre ainsi l’initiative, le contrôle, et l’interpellation qui nous étaient directement refusés. Si nous réussissions, la liberté parlementaire était virtuellement conquise ; en outre, nous mettions Morny en demeure de prouver si les intentions libérales dont il nous avait fait parvenir la promesse étaient sincères et persistantes. Je fus chargé de tenter l’aventure. Dès les premiers mots, sans précautions oratoires, je dévoilai mon dessein.

« Il m’a toujours semblé que la discussion du budget offrait un double intérêt : elle donne le moyen d’examiner la situation financière, de la contrôler, et aussi d’en instruire le pays ; elle fournit l’occasion de rechercher quel est l’état moral et intellectuel de la nation, et en quoi les dispositions matérielles de la loi de finances contrarient ou facilitent le développement de cet état. À ce titre, toutes les questions de la politique extérieure ou intérieure appartiennent à la discussion du budget. Depuis la dernière session, le gouvernement a réalisé trois grands actes que j’approuve : il a décrété l’amnistie, fait un pas considérable vers la liberté commerciale, et fait prévaloir en Italie le principe supérieur de la politique étrangère, le principe de non-intervention. Aussi, sur toutes les lois qui ont été, comme sur toutes celles qui seront le développement ou la conséquence de ces trois actes, nous lui avons donné et nous continuerons à lui donner, mes amis et moi, un concours loyal. Mais là s’arrête notre satisfaction : elle cesse complètement dès que, nous isolant un peu du bruit qu’on fait dans le monde pour nous distraire de nous-mêmes, nous ramenons notre attention sur nos affaires intérieures. Notre collègue M. Dupont vient de vous entretenir, avec une sensibilité qui l’honore, du sort malheureux des employés inférieurs : je vous demande à mon tour la permission d’appeler votre intérêt sur la situation d’une classe de nos concitoyens qui mérite d’inspirer autant de compassion, je veux parler des journalistes (Rires). Ce sujet, je ne l’ignore pas, est fort délicat : la presse est pour tout gouvernement le véritable instrumentum regni, et, qu’elle se présente comme ennemie ou qu’elle s’offre pour amie, établir des relations avec elle est une affaire sérieuse. L’Empire a très nettement déterminé les règles de sa conduite dans le décret de février 1852. »

Le moment critique était arrivé. Si Morny me laissait tranquillement continuer, la bataille était gagnée ; de toutes parts les regards fixés sur lui l’interrogeaient. Il se crut obligé à quelque résistance : « Je vous fais observer que ces détails n’ont aucun rapport avec le budget ; vous savez jusqu’à quel point je suis favorable à la liberté de discussion, d’abord parce que je l’aime, ensuite parce que je crois que le gouvernement y gagne. Mais dans l’intérêt même de la discussion des affaires du pays, il ne m’est pas possible de laisser, à propos du budget, parler de toutes choses. Le décret sur la presse est un décret organique, et qui, à ce titre, se relie à la Constitution que vous avez acceptée et jurée.

Emile Ollivier. — Je soutiens que je suis dans la discussion du budget... Je n’attaque pas le décret sur la presse, je l’analyse. L’attaquerais-je, j’userais de mon droit : ce décret n’est pas, ainsi que vous l’avez dit à tort, une partie de la Constitution, c’est une simple loi. Or s’il est interdit avec raison d’être irrévérencieux envers la loi existante, il est toujours permis d’en démontrer les vices et de demander qu’ils soient réformés. Votre observation la plus importante, Monsieur le Président, qui consiste à soutenir que la discussion que j’annonce serait en dehors du budget, ne me parait pas davantage fondée. L’examen du budget a toujours été considéré comme fournissant l’occasion légitime et naturelle d’examiner la politique du gouvernement. Son vote impliquant toujours à un degré quelconque une question de confiance, aucune assemblée n’a jamais toléré qu’on réduisît une discussion de cette importance à une simple discussion de procureur sur des chiffres. Je doute si peu de ce droit que je ne continuerai pas mon discours, s’il ne m’est formellement reconnu.

Morny. — Je ne méconnais pas ce qu’il y a d’élastique dans la discussion du budget ; je sais que toutes les questions de politique intérieure ou étrangère qu’on voudrait traiter peuvent toujours être rattachées au budget de tel ou tel ministère. Mais il y a une limite. Où se trouve-t-elle ? Dans le bon sens et l’appréciation de l’Assemblée. S’il en était autrement, la discussion du budget pourrait durer quinze jours, et ensuite le droit d’interpellation, qui n’existe pas dans la Constitution, serait ainsi repris par chaque membre, puisqu’on pourrait interpeller le gouvernement sur tous les sujets possibles. Je ne permettrai pas que la discussion s’égare à ce point. Si vous voulez vous exprimer rapidement sur la liberté de la presse, vous aurez le droit de le faire, mais si vous voulez donner à votre discussion les développemens que vous avez annoncés, la parole vous sera retirée.

Emile Ollivier. — Je réponds à vos nouveaux argumens. Monsieur le Président. Le droit reconnu d’examiner à propos du budget toutes les questions de la politique intérieure et extérieure ne rendrait nullement les discussions interminables. La Chambre reste toujours maîtresse d’arrêter un orateur qui se livrerait à des développemens exagérés, et, pas plus dans cette occasion que dans toute autre, l’abus du droit ne saurait être légitimement invoqué contre le droit lui-même. Je ne suis pas davantage coupable d’avoir voulu ressusciter inconstitutionnellement le droit d’interpellation. Vos scrupules à cet égard sont excessifs. La Constitution, en supprimant le droit d’interpellation, n’a pas voulu enlever aux députés de la nation le moyen de faire connaître au gouvernement les griefs de leurs commettans, d’en poursuivre le redressement, de solliciter des explications ou des promesses. Elle a voulu seulement que ce droit ne fût pas exercé à l’improviste et à tout propos, et elle a tout réservé pour la discussion du budget. Dans cette occasion solennelle, l’interpellation est si loin d’être interdite que tout est interpellation. Alors les députés ont le pouvoir de presser de questions les organes du gouvernement, de tout scruter, de tout dévoiler, de tout critiquer, sauf, peut-être, pour le gouvernement, la faculté de ne pas leur répondre. Permettez-moi en finissant, Monsieur le Président, de faire appel de vous-même à vous-même. Jusqu’à ce jour, et je saisis l’occasion de vous rendre publiquement cet hommage, vous avez laissé aux débats que vous présidez une liberté entière. Si vous restreignez aujourd’hui cette liberté, vous entrez dans une voie fatale, et vous le regretterez.

Morny. — J’ai indiqué dans quels principes je suis, et dans quelles limites j’entends maintenir l’orateur. Je prends la Chambre elle-même pour juge de cette limite : je vais laisser M. Ollivier continuer son discours ; mais, si la Chambre trouve que, dans ses développemens, il se met en dehors de la discussion et qu’il n’apporte aucune lumière à la délibération sur le budget, je lui interdirai la parole. »

Je repris mon discours, j’examinai à mon aise l’état de la législation, la manière dont le gouvernement l’appliquait et l’influence que ses pratiques exerçaient sur la marche des affaires publiques. M’adressant à Baroche, qui, dis-je, représente tout le monde, je l’interpellai sur la manière dont le ministre de l’Intérieur avait exercé son pouvoir discrétionnaire. Afin de mieux marquer encore que l’empiétement que je poursuivais était exclusivement politique, je conclus par des considérations générales ne se rattachant ni de près, ni de loin à l’ordre financier : « Direz-vous, pour avoir un prétexte de ne point tenter l’épreuve de la liberté de la presse, que les anciens partis n’ont pas désarmé et que leurs menées vous contraignent à veiller ? Le temps des anciens partis est fini : les esprits éminens qui les conduisaient en sont aussi convaincus que moi-même. Un pays ne se donne pas deux fois aux mêmes hommes ; quand on l’a tenu dans ses mains, qu’on l’a laissé échapper, on ne le reprend plus. Sans se préoccuper de ceux à qui elle a accordé sa confiance dans le passé et qui n’ont pas su la garder, la France poursuit infatigablement le but entrevu en 1789, l’alliance de la démocratie et de la liberté. Sans la démocratie, la liberté n’est que le privilège de quelques-uns ; sans la liberté, la démocratie n’est que l’oppression pour tous. L’union de ces deux puissances, trop souvent divisées, voilà ce que la France désire, ce qu’elle appelle, ce qu’elle obtiendra. »

En ne m’interrompant pas, Morny avait paru se faire mon complice. Il voulut se dégager de ce reproche, qu’il lisait sur le visage des membres de la majorité : « Si l’on suivait la pente sur laquelle l’orateur a cherché à l’entraîner, la discussion du budget serait interminable. Je ne puis laisser passer quelques-unes de ses paroles sans faire remarquer que, si la Constitution actuelle a été établie dans un esprit de réaction et de garantie contre tant de désordres qui menaçaient le cœur de la société, il est impossible de l’appliquer d’une manière plus modérée et plus paternelle qu’on ne l’a fait. La meilleure preuve de la tolérance et de l’esprit de liberté qui inspirent le gouvernement de l’Empereur, c’est tout ce que M. Ollivier a pu dire. »

Baroche se chargea de démontrer, sans que j’intervinsse, que l’esprit de tolérance et de liberté était en Morny, non dans le gouvernement. Il ne dissimula pas, dans un langage impliquant un blâme pour le président, que, s’il avait été le maître, il n’aurait pas toléré la liberté que j’avais prise. « Où en serions-nous, s’il était permis à tous les membres, à l’occasion du budget, de prendre ainsi une à une toutes les lois politiques du pays, et, avec l’habileté qui appartient à l’honorable préopinant, de faire le procès à chacune ? Le droit d’interpellation est antipathique à notre Constitution : il ne pourrait s’exercer, comme autrefois, que si les ministres assistaient aux séances de la Chambre ; en leur absence, elles deviendraient un combat à armes inégales, car il serait au-dessus des forces de l’orateur du gouvernement de représenter tout le monde, surtout si, non content de porter le débat sur les questions générales que tout homme politique peut et doit connaître, on l’étendait à tous les faits particuliers se rattachant à chaque département ministériel. » L’objection était juste, mais c’est précisément parce que cela devait entraîner la présence des ministres à la Chambre que nous saisissions toute occasion de critiquer leurs actes particuliers.

Baroche commit la maladresse de discuter pied à pied mes allégations ; il s’emporta au point de qualifier l’une d’elles de stupide. Il reconnaissait le droit d’interpellation en répondant à celle que je lui avais faite ; il me donnait à son tour gain de cause.

Cassagnac tenta encore une diversion historique : « Avant d’examiner les considérations présentées par M. Ollivier, je demande la permission d’entrer brièvement dans la situation personnelle de M. Ollivier. Cet honorable membre est l’élu d’une politique qui a eu son gouvernement. » Darimon fit remarquer que nous étions les élus de la population de Paris. Cassagnac reprit : « Si M. Ollivier et ses amis renient toute relation avec la politique de 1848, je retirerai mes paroles. Mais il y a une moralité dans le souvenir qu’il faut invoquer. » Morny sentit que je ne tolérerais pas les remontrances et les inquisitions de M. de Cassagnac et que l’affaire allait devenir orageuse : « Je ne laisserai pas engager des discussions qui dégénéreraient en personnalités. J’ai trop de respect pour l’honneur de M. Ollivier et de ses amis pour croire qu’ils se considèrent comme les élus de la politique de 1848, car ils ont prêté serment à l’Empereur et à la Constitution. » Nous adhérâmes par notre silence à cette riposte (10 juillet 1860).


IV

La brèche que j’avais faite s’élargit pendant toute la discussion du budget. Dès le lendemain, Jules Favre y entra, en reprenant, d’une manière acrimonieuse et vague, la défense de la liberté de la presse. Il releva l’attaque de Granier de Cassagnac : « Où en serait le gouvernement actuel, si 1848 n’eût pas existé ? » Cassagnac était absent, Morny l’interrompit : « Ah ! vous avez bien raison ! — Si 1848 était illégitime, s’écria Jules Favre, il faudrait aller chercher les princes de la maison d’Orléans pour leur rendre tout ce qu’ils ont perdu. — Morny : Ne vous méprenez pas sur mes paroles, le gouvernement actuel est né de 1848 en ce que rien ne dispose plus à se livrer à celui qui apporte l’ordre et l’autorité que le spectacle des désordres révolutionnaires. — L’ordre et l’autorité, protesta Jules Favre, ne trouveront d’adversaires sur aucun des bancs de cette Chambre. — Je prends acte de votre déclaration, fit encore Morny, mais je vous engage à ne pas vous attaquer au principe du gouvernement. J’ai pris le parti de laisser toute liberté à la discussion, mais la Chambre s’impatienterait bientôt de voir la discussion de ses affaires dégénérer ainsi. »

Elle ne s’impatienta pas. Un des budgétaires les plus autorisés, candidat officiel, dévoué à l’Empereur, Larrabure, ami personnel d’Achille Fould, suivit notre exemple : « Les attributions constitutionnelles de la Chambre me paraissent trop limitées, même en matière d’impôt. La Chambre livre ses pouvoirs à une commission qui seule propose des amendemens. Le Conseil d’Etat a seul le droit d’admettre ou de repousser ces amendemens. Il est donc parfaitement vrai de dire que c’est surtout le Conseil d’État qui fait le budget de la France. Quant à la Chambre, elle ne vote que par ministère : elle doit, par un seul vote, se prononcer sur le budget entier d’un département. Sans doute le droit de rejet existe encore. Mais une assemblée prudente, d’esprit politique, n’usera qu’à la dernière extrémité d’un pareil droit, car elle sait qu’en procédant ainsi sans nécessité absolue, elle pourrait amener de graves complications et même une révolution. »

On comprend l’effet de saisissement que produisit cette reproduction vigoureuse d’une de nos thèses, dans la bouche d’un membre très respecté de la majorité. Sur les finances, Larrabure fut plus agressif que nous ; leur situation était grave ; les exercices 1855, 1856 et 1857, ne se sont soldés en équilibre que grâce aux reliquats sauvés des emprunts de la guerre de Crimée ; l’exercice 1838, que grâce à l’aide des fonds de l’amortissement et du deuxième décime de guerre ; les dépenses ne cessent de grossir ; les guerres de Crimée et d’Italie ont accru notre dette de la somme énorme de 2 278 859 263 francs ; le découvert en perspective pour diverses causes est de 661 millions, c’est-à-dire une nouvelle dette flottante équivalant à la dette flottante actuelle ; on suspend l’amortissement, qu’il faudrait inventer, s’il n’existait pas.

Passant de l’ordre financier à la politique, Larrabure, en termes brefs, incisifs, à l’emporte-pièce, se déchaîna contre la guerre de Chine aussi véhémentement que nous contre la servitude de la presse. Il ne se rendait pas compte du but de cette étrange guerre. « Est-il politique ? Est-il commercial ? Est-il religieux ? Il ne saurait être religieux. En plein XIXe siècle, lorsque la France proclame la tolérance religieuse, comment pourrions-nous aller propager en Orient notre sainte foi à coups de canon ? Le divin fondateur du christianisme n’avait pas d’armée, et il a conquis le monde. Vouloir protéger à coups de canon nos missionnaires, qui s’enfoncent dans les profondeurs d’un pays de 400 millions d’habitans, c’est une idée, qui n’est pas de ce temps. Que l’Angleterre fasse la guerre à la Chine, on le comprend ; elle a un but commercial : son opium, ses cotonnades, ses fers, ses quincailleries à placer ; elle a à demander de grandes quantités de thés, de soieries. Mais la France, qui n’a pas de produits à donner ou à recevoir, que va-t-elle faire en Chine ? Il est à craindre qu’à son insu, la France ne serve non son intérêt, mais celui de l’Angleterre. Aussi, plus tôt on terminera cette guerre désastreuse, mieux cela vaudra. »

Cette fois, Baroche ne souffla mot. Le commissaire du gouvernement, le vice-président du Conseil d’Etat, Vuitry, et le rapporteur, Busson-Billault, réfutèrent dans les meilleurs termes le pessimisme financier de Larrabure.

Cependant les interpellations inconstitutionnelles ne discontinuèrent pas. Le général Lebreton demanda quelles mesures avaient été prises pour arrêter les massacres de Syrie et en prévenir le retour. Darimon réclama par un amendement la suppression de la loi de sûreté générale. Sur le ministère de la Guerre, le colonel Réguis proposa un plan de réorganisation militaire, que le général Allard, commissaire du gouvernement, discuta avec lui. Pouyer-Quertier et Brame reprirent leur campagne protectionniste.

Il était naturel que l’appel de 100 000 hommes sur la classe de 1860 amenât des dissertations sur la paix et sur la guerre. Le marquis de Pierres se signala par ses saillies ultra-pacifiques : « On a parlé du Dieu des armées ; la religion qui a dit le Dieu des armées, c’est la religion juive. La religion chrétienne dit : Dieu ; et elle ajoute : Paix aux hommes de bonne volonté I Si Dieu était, comme on le dit, le Dieu des armées, je me jetterais dans l’athéisme. » — Picard, tout en se défendant d’être partisan de la paix à tout prix, demanda la réduction du contingent à 80 000 hommes : « Pourquoi la paix dans la situation et dans les paroles et la guerre dans les cadres ? Pourquoi une armée de guerre ? » — Le général Allard lui répondit que l’armée est une armée de paix. « Tous les hommes expérimentés sont d’accord que, pour sa défense, la France a besoin d’une armée de 600 000 hommes à mettre en ligne, et, pour avoir cette armée, sept contingens de 100 000 hommes sont nécessaires. Les déductions faites des exonérations, des dispenses légales, des manquans, le contingent se réduit à 68 000 hommes, dont il faut faire deux parts à peu près égales : celle destinée à alimenter l’carmée active qui comprend environ 34 000 hommes, l’autre qui doit rester dans ses foyers et faire partie de la réserve. »

Les incursions inconstitutionnelles recommencèrent à propos de la prolongation de durée des brevets Sax. Un autre membre de la majorité, O’Quin, insista sur l’urgence de modifier un règlement qui, dans sa forme actuelle, gêne trop souvent l’exercice des droits du Corps législatif. Dans la délibération d’un projet de loi pour autoriser la ville de Paris à émettre 287 618 obligations au capital de 500 francs, nous persistâmes dans notre péché. Picard critiqua spirituellement la gestion municipale. « La ville proclame que l’on voit chaque jour ses recettes augmenter, mais elle ne parle pas des moyens par lesquels on parvient à augmenter ces recettes. Voici comment on y arrive. Il y a encore à Paris des propriétaires qui ne sont pas au niveau des tarifs actuels et qui se contentent de louer leurs appartemens le double de ce qu’on les louait il y a dix ou quinze ans. Les contrôleurs de la ville se rendent chez eux. — Il faut de la vérité, disent-ils à ces propriétaires, vous devez certainement louer cette maison plus cher que vous ne dites. — En conséquence, on les impose non sur le prix auquel ils ont loué, mais sur le prix qu’on décide qu’ils auraient dû louer. C’est ainsi que le budget de la ville s’accroît chaque année et que les loyers augmentent dans la même proportion. Les habitans se demandent pourquoi, plus on bâtit, moins il y a de logemens. Mais la ville de Paris est très habile, quand elle a besoin d’emprunter ; elle a soin de produire (sa demande à la dernière heure ; quand il y a des détails et des explications à donner, elle en donne le moins possible. Le remède à tant d’abus, c’est l’élection. Nous attendons un projet de loi qui, dût-il être présenté à la fin de la session, rende à la ville de Paris un véritable Conseil municipal. »

Le rapporteur Devinck défendit la capacité et le zèle du Conseil municipal nommé en vertu d’une loi votée par le Corps législatif. Il examine les projets avec une complète indépendance et ne les admet que lorsqu’ils sont conformes à l’intérêt public. La gestion des finances de la ville de Paris est excellente. M. Picard se plaint de manquer de renseignemens ; il ne tenait qu’à lui de se les procurer. Tout le monde peut s’adresser au secrétariat de la ville pour avoir communication des délibérations prises : cinquante ou soixante exemplaires du budget de la ville ont été déposés à la bibliothèque de la Chambre ; M. Picard et ses amis n’avaient qu’à se donner la peine de l’étudier.

J’allai droit à cet argument tant soit peu impertinent : « Supposez que M. le Président du Conseil d’État entre dans cette enceinte au début de la session, en tenant à la main le gros volume bleu du budget général de l’État, et qu’il nous dise : Voici un budget qui a été très soigneusement discuté par un corps composé de personnes honorables et capables ; lisez-le ; tout y est parfaitement expliqué ; si ces explications ne vous suffisent pas, nous vous en donnerons d’autres ; mais, au bout de quelques jours, veuillez voter. Vous contenteriez-vous de ce langage ? Eh bien ! mes amis et moi, ne nous en contentons pas pour le budget de la ville de Paris. Nous voulons la possibilité d’exercer un contrôle, une vérification efficaces. Donner des éclaircissemens est toujours facile, comme il est toujours facile à un peintre habile de distribuer les objets sur sa toile en mettant les uns en relief et en enveloppant les autres d’une ombre qui les voile plus ou moins. Il n’est pas possible de trouver des personnes plus honorables que celles qui composent la commission municipale, mais il n’en est pas de moins aptes à exercer un contrôle sur les finances de la ville, par cela seul qu’elles ont été choisies par décret. C’est à celui qui paie à contrôler les dépenses. Dans le conseil municipal des plus petites communes, on appelle, dans certains cas, les plus imposés à prendre part à la délibération. C’est là un principe qui date de bien loin, car il remonte aux temps féodaux. » — Baroche passa à côté de la question et défendit le Conseil municipal, sans protester contre notre empiétement.

Ainsi, depuis mon discours dans la discussion générale du budget, tout le monde exerça à l’envi les droits inconstitutionnels d’initiative et d’interpellation. Parfois Morny murmura un avertissement non prohibitif, mais l’Assemblée parut trouver l’innovation de son goût, et ne s’impatienta pas un instant. Morny, dans une des dernières séances, dit : « Je ne parle ici qu’en mon nom personnel ; mes paroles n’engagent ni le gouvernement ni personne, mais je suis aussi d’avis qu’il y a quelque chose à faire (20 juillet). » — La cause était gagnée.

Les sessions suivantes, qui ont eu plus d’éclat extérieur, ont rejeté dans l’ombre celle de 1860 : cependant, de toute la seconde période du Corps législatif, elle fut, par l’abondance des sujets, par le talent des orateurs, et surtout par les résultats, la plus féconde : c’est d’elle que sortit la liberté législative.


V

Le public ne soupçonna pas le travail latent, mais efficace, qui s’opérait entre les murs clos du Corps législatif. Nous nous occupions beaucoup des journaux ; ils ne nous le rendaient pas et paraissaient nous ignorer.

Les grands directeurs de la démocratie, le Siècle et l’Opinion nationale, nous supportaient plus qu’ils ne nous aidaient. Ils étaient sans doute désireux de liberté, mais de la leur, moins menacée que jamais depuis qu’ils s’étaient constitués en avant-garde de la politique extérieure de l’Empire. Le Piémont les occupait plus que la France, et la première de nos libertés leur paraissait celle de l’Italie. Le libéralisme qui leur suffisait et qu’ils exigeaient des autres était la répétition en prose des élans lyriques que Victor Hugo leur envoyait de Jersey[2].

Au Journal des Débats, où trônaient aristocratiquement les vieilles gloires, on nous dédaignait et l’on nous regardait d’en haut. Notre labeur ingrat et obscur n’était encouragé que par un petit nombre de jeunes gens ardens, de précoce valeur, qui s’étaient emparés des dix-huit places de la tribune publique et de là nous soutenaient de leur approbation. On les appelait les auditeurs au Corps législatif. Quelques-uns sont morts avant la complète éclosion, le sarcastique Delprat, le mélancolique Gournot[3], le doux et charmant Marcel Roulleaux[4] ; d’autres n’ont pas obtenu ce qu’ils méritaient : Deroisin, par exemple, un des collaborateurs du Dictionnaire de Littré, instruit, sagace, d’un esprit élevé, pénétrant et d’une vaste compréhension. D’autres ont réalisé leur ambition : Hérold, Jules Ferry, Gambetta, Floquet.

Hérold, esprit court, mais vif, jurisconsulte exercé, aussi fanatique d’athéisme que de musique, était doué d’une mémoire extraordinaire, dont un des usages était d’apprendre par cœur et de réciter imperturbablement d’un bout à l’autre tout l’Annuaire militaire.il n’y avait d’égal en lui à la haine de l’Empire que l’amour de l’Italie : il n’admettait pas qu’on n’admirât point sans réserve Cavour, Manin, Victor-Emmanuel, et qu’on ne considérât point Napoléon III comme un scélérat. C’était le Benjamin du parti de 1848 ; du reste cordial, serviable, et aussi équitable qu’un sectaire peut l’être. Il nous réunissait tous les dimanches aux Ternes, chez sa mère. Cette noble femme n’avait pas quitté le deuil de son illustre mari : son âme forte, éloquente, était un foyer ardent de dévouement, d’héroïsme, d’où s’échappaient des gerbes enflammées. Sa fille, musicienne de race, mariée à un économiste très distingué, républicain fervent, un peu farouche, Clamageran, était la poésie de ces réunions.

Je vis Gambetta pour la première fois chez un juge du tribunal de première instance, Manet, le père du célèbre peintre. Cet excellent homme réunissait tous les jeudis les amis de son fils, dont l’excentricité artistique n’était pas sans le surprendre. Parmi les convives se trouva un soir un jeune avocat de Cahors récemment inscrit au barreau de Paris, Gambetta. Il s’étala à son aise tout en restant fort déférent. A la fin de la soirée, je lui dis en lui serrant la main : « Mon cher confrère, si vous travaillez, vous deviendrez un grand orateur. » Ayant du loisir au barreau, il ne manquait pas une des séances de la Chambre, qu’il allait ensuite commenter dans la salle des Pas-Perdus ou au café Procope ; aucun n’a été plus que lui à l’école des Cinq.

Nous plaisantions un peu de Floquet, bon diable, solennel et déjà vide, qui portait des habits à la Robespierre, sans réussir à forger aussi bien que son modèle les phrases déclamatoires.

Le plus intime de nos collaborateurs par l’amitié et l’approbation était Jules Ferry. Il vivait avec son frère Charles, adonné aux affaires financières, tous les deux touchans d’union et de dévouement fraternel. Jules Ferry ne possédait pas le don natif d’éloquence de Gambetta, quoiqu’il parlât fort bien, mais il avait une instruction plus forte, un grand sérieux dans l’esprit, beaucoup de volonté et une plume ferme et souple ; l’impatience de pointer rapidement le dévorait. Il était autant que nous libéral et constitutionnel, affranchi de l’autorité des bonzes creux de 1848, plus libre-échangiste que nous : c’est lui qui me conduisit chez Cobden.

Un moment nous eûmes le concours d’un jeune journaliste, Clément Duvernois, bohème ignorant, sensuel, léger, hâbleur, cynique, ne croyant à rien qu’à son étoile, pressé d’arriver n’importe où, n’importe comment, mais aimable, facile, souriant, ayant du sang-froid, du courage d’esprit, saisissant une idée en un éclair et la reproduisant ensuite avec une lucidité persuasive. Son début le montre ce qu’il fut toujours. Je ne sais comment il était devenu le rédacteur en chef d’un journal à Alger ; le journal avait été supprimé à cause d’attaques contre l’administration militaire. Arrivé à Paris il apprend que le Courrier de Paris est en vente. Il n’a pas le sou, néanmoins il se présente pour l’acheter ; le prix est 50 000 francs. Il offre de payer en traites, il s’y prend si habilement qu’on y consent ; restait à se procurer les 40 francs pour le papier sur lequel ces traites devaient être souscrites ; il les trouve en vendant de vieux bouquins et de vieux habits ; Jules Ferry et Roulleaux donnent leur collaboration gratis, et le journal s’avance fièrement dans les mêmes eaux où nous ramions à la Chambre. Un premier avertissement le frappa pour un article de Roulleaux sur les coalitions, mais ce fut surtout par manque d’abonnés et de capital qu’il succomba. Bien entendu, les traites ne furent pas payées, et Duvernois se mit à pérégriner à travers les journaux, vivant au jour le jour. Il disparut pour un temps de notre horizon.

Un autre astre errant s’y montrait. C’était un Roumain, Gregory Ganesco, tombé à Paris pour y chercher fortune, ne doutant de rien, enfonçant toutes les portes sans se décourager des rebuts, passant sans se déconcerter de l’outrecuidance à la platitude. Il acquit un journal hebdomadaire, le Courrier du Dimanche. Il vint me voir, m’offrit son concours et demanda à Darimon sa collaboration. En même temps, il racolait tous les ennemis du régime impérial, légitimistes, orléanistes, républicains, socialistes, Morin, Chaudey, Assolant, Hervé, Weiss, Sarcey, etc. Il réunit ainsi une rédaction tout à fait remarquable. Chaque numéro contenait un article à sensation. Le bureau du journal devint une espèce de cercle politique où, au milieu des lazzis et des dissertations, hommes et choses de l’Empire étaient déchirés. On y riait aux éclats, quand on y rapportait des propos tels que ceux d’un vieil orléaniste : « Il ne se trouvera donc pas un jeune homme sans position pour nous débarrasser de ce misérable ! » On apprit un jour l’accident de voiture arrivé à l’Impératrice près de Neuchâtel ; deux personnes de la suite avaient été légèrement blessées. « Quelle famille ! s’écria l’enragé, elle ne peut aller nulle part sans laisser dos traces de sang ! » Notre opposition était jugée tiède ; pourquoi ne nous étions-nous pas encore fait expulser comme Manuel ? Nous n’essayâmes pas de nous introduire dans ce cénacle, et nous ne nous en serions pas plus préoccupés que du Journal des Débats, sachant que les saillies qui charmaient et exaltaient les salons n’arrivaient pas au public dont nous avions à tenir compte, si, de ce centre effervescent de haine et d’esprit, n’avait émergé un jeune Athénien, exquis, de toutes manières hors pair, Prévost-Paradol.


VI

Il était fils d’une actrice en renom et légalement d’un ancien commandant du génie maritime. Il n’avait d’abord marqué au collège que par son indifférence obstinée. En rhétorique et en philosophie, il se révèle en emportant les prix d’honneur ; à l’Ecole Normale, il se place à la tête d’une promotion dont faisaient partie Gréard, Taine, About, Sarcey. Il fut entraîné un instant, sans s’y fixer, vers les études philosophiques, et il en retint le culte de Spinoza, qui resta le maître de sa pensée, même quand il fut revenu aux lettres. Il se fatigue de l’enseignement secondaire, « laide carrière, disait-il, pleine de dégoût et sans avenir, » et il se décide à chercher fortune dans la politique et les lettres. En 1851, il était couronné par l’Académie française pour l’éloge de Bernardin de Saint-Pierre. « Victoire, écrivait-il à son ami Gréard[5] : j’ai le prix tout seul, tu l’entends bien, tout seul. Es-tu en état de me faire dîner au Palais-Royal ? J’ai douze sous à moi. » Nonobstant sa pauvreté, il épousa une ravissante Suédoise, qui lui apporta beaucoup de beauté, une grande élévation de sentimens, mais nulle fortune. Survinrent de charmantes filles. Il fit vivre tout ce monde en donnant des leçons. Il travaillait aussi pour les librairies : Hachette lui commanda une Histoire universelle.

C’est à qui s’empresserait à l’aider. Il n’avait qu’à se montrer pour plaire et surtout pour intéresser. Mince, élégant, il mettait dans ses propos et ses mouvemens une grâce captivante qui avait quelque chose de fier, presque d’altier : on sentait qu’il retenait plus qu’il ne donnait. Ses camarades ont raconté qu’à l’École normale, quand il pouvait choisir sa place, il préférait l’extrémité de la table afin de n’avoir pas de voisins. Ses yeux pleins de feu animaient « de leur pétillante jeunesse la gravité précoce de sa physionomie mobile. » Il séduisit Mignet, Villemain, Thiers, se lia avec Renan, le grand Renan, disait-il, soutint en Sorbonne la thèse la plus brillante qu’on eût entendue depuis trente ans et, grâce à ces succès, obtint d’être chargé de la suppléance du ministre de l’Instruction publique) Fortoul, à Aix (décembre 1855). Il trouva grande faveur devant les soixante-dix-huit Aixois, dont vingt-trois Aixoises, qui composaient son auditoire ; mais il étouffait dans la solitude mélancolique de la solennelle ville parlementaire ; il jetait un regard d’envie sur la brillante Marseille, et il avait surtout la nostalgie de Paris. Il finit par ne plus y tenir, dépouilla sa robe de professeur pour toujours et fut chargé, à vingt-sept ans, de rédiger au Journal des Débats le bulletin quotidien. Il ne tarda pas à se trouver à l’étroit dans ce travail un peu ingrat, qui l’astreignait à trop de prudence. Il réduisit sa collaboration aux articles purement littéraires et vint en toute liberté parler de politique chaque quinze jours dans le Courrier du Dimanche.

Ce fut un émerveillement. On prétend qu’il se forma, comme presque tous les écrivains de ce siècle, par l’étude de Rousseau ; je croirais plutôt que, dans une existence antérieure, il s’était longuement façonné à l’art d’écrire, tant il en connut, dès son début, les ressources, les gammes diverses, les souplesses aussi bien que les puissances, les ironies non moins que les élévations. Si l’on avait pu désirer quelque chose dans un ensemble aussi accompli, c’eût été un peu plus de relief et de couleur. Il ne les recherchait point par horreur de l’emphase ; on n’en trouve pas trace dans ses écrits les plus véhémens ; et cependant ils entraînent, car ils sont passionnés, et la véritable passion se communique sans phrases redondantes. La sienne était intense et de toutes les manières ; je lui parlais un jour de quelqu’un qui s’était guéri d’une passion, il m’interrompit vivement : « Alors ce n’était pas une passion. » Dans ses idées comme dans ses sentimens, il apportait une telle fougue, une ardeur si impétueuse, qu’il fût devenu un sectaire s’il n’eût été retenu par une justesse d’esprit et une impassibilité de jugement qu’aucune émotion, quel qu’en fût l’emportement, ne maîtrisait.

II écrivait presque sans ratures : sans se donner aucune peine, il traitait supérieurement tous les sujets. Celle végétation luxuriante de belle spontanéité n’était que la parure d’une solidité peu commune ; solidité d’esprit, solidité de caractère. Passer sa vie à noircir du papier ne lui paraissait pas plus enviable que de professer. Ces artifices d’opposition, cet art d’envelopper la vérité d’ironies hypocrites le fatiguaient : « Oui, s’écriait-il, je le connais, cet art misérable, et j’en use quand il faut, en pleine conscience, mais j’en sens tout le poids, et ceux qui me louent de l’avoir pratiqué avec quelque succès ne sauront jamais combien je le dédaigne, combien j’aurais voulu naître dans un temps qui me permît de l’ignorer. » Impatient d’agir, il désirait le pouvoir, la richesse, mais, pour les obtenir, il n’eût pas fait le moindre sacrifice, je ne dis pas d’honneur, mais de délicatesse, et il méprisait fort cet Asinius Pollion qui, au dire de Tacite, considérait la pauvreté comme le pire des maux. Paupertatem præcipuum malorum credebat.

Il accordait beaucoup à l’amitié, et cependant elle n’obtint jamais rien de son indépendance et encore moins de sa loyauté. Thiers et Mignet s’étaient faits ses amis, ses admirateurs, ses patrons ; il était l’idole, la gloire, le sourire des salons orléanistes ; à aucun moment, il n’a rien concédé aux uns ou aux autres de ce qu’il ne croyait pas juste ou sincère. Il donnait ses ailes à leurs griefs, à leurs lamentations tant qu’il les croyait justifiés ; il ne les suivait pas dans leurs fureurs aveugles. Après avoir critiqué, par exemple, ce qui lui paraissait indécis et contradictoire dans la conduite de l’Empereur à l’égard de Rome, au lieu de le vouer aux dieux infernaux, il le plaignait, ce qui, devant son monde, était une manière de le défendre : « Il est impossible de contenter une partie de la nation sans mécontenter profondément l’autre ; c’est la faute de nos divisions plus que de sa politique, et il n’est pas un de nous qui n’éprouvât le même embarras, s’il pouvait trancher la question d’une parole[6]. »

Il exista toujours entre lui et ses amis un dissentiment fondamental, insaisissable à l’origine, si ce n’est pour les esprits attentifs, et qui, par momens, éclatait pour s’assoupir encore jusqu’à ce qu’il devînt inconciliable. Ses amis, adversaires acharnés de l’Empire, ne trouvant de salut, les uns que dans la république, les autres que dans l’une de nos monarchies, étaient décidés, quoi que fît l’Empereur, à n’être pas satisfaits ; à demander toujours plus, même jusqu’à l’impossible ; et à ne se servir du peu ou beaucoup accordé que pour mieux travailler à l’œuvre de renversement. L’Union libérale, machine de guerre subversive, ne devait être que le recommencement de la coalition organisée au nom de la liberté, dont on n’avait nul souci, en 1827 contre les Bourbons, en 1847 contre les d’Orléans. Elle n’était que le moyen d’une nouvelle révolution. Qu’arriverait-il après la victoire ? L’événement en déciderait. Ce serait soit une monarchie constitutionnelle ouverte aux républicains, soit une république dont ne seraient exclus ni les princes d’Orléans, ni leurs amis.

Tout autre était la pensée de Prévost-Paradol : indifférent aux questions de dynasties, de personnes, il s’inquiétait peu du cadre extérieur du gouvernement ; il n’était ni enivré ni révolté par les mots de république ou de monarchie ; tout gouvernement lui paraîtrait bon qui assurerait au pays le droit de régler lui-même sa destinée par l’action d’assemblées librement élues et de ministres responsables. Il trouvait que nous avions traversé assez de révolutions, laissant dans chacune d’elles quelque chose de nous, et qu’il était temps de s’arrêter. L’Union libérale lui paraissait un moyen de perfectionner l’Empire, non de le renverser, une espèce d’investissement moral qui obligerait à capituler devant la liberté. La fondation d’un régime libéral était le but unique où tendaient ses volontés et ses espérances. S’il réussissait à l’obtenir, il se déclarerait satisfait, et n’aurait plus aucun grief contre cet Empire, auquel il reprochait, non de consacrer une dynastie de Napoléons, mais d’être un despotisme césarien. Comme moi, il s’inspirait des sentimens de Michel Hurault, un des politiques de la Ligue, au profit de Henri IV : « Que le devoir de sauver notre liberté et l’appréhension d’une si misérable servitude étouffe toutes nos vieilles querelles. Ensevelissons-les dans l’amour de notre pays. »

Cette idée se retrouve dans un admirable petit opuscule, les Anciens partis, qu’il publia en cette année 1860 : « Le plus ancien des partis, disait-il, c’est l’alliance, vieille comme le monde, de la démagogie et du despotisme ; c’est le désir inique de la toute-puissance faisant un pacte avec l’instinct aveugle de l’égalité. » Quant à lui, il voulait créer un parti nouveau, qui, mettant de côté les souvenirs du passé, les vaines querelles, n’aurait d’autre lien, d’autre principe commun, d’autre mot de ralliement, d’autre drapeau que la revendication de la liberté : c’est ce qui en ferait l’Ame et l’unité. Ce parti s’appellerait libéral. Il ne chercherait, pour un meilleur avenir, qu’à créer une entente générale sur l’organisation de la justice, de l’administration, sur le régime des cultes, sur la situation de la presse, en un mot, sur les conditions indispensables d’un gouvernement libre, quels qu’en soient d’ailleurs la forme et le nom.

Le ministère eut la mesquinerie de poursuivre cet écrit pour excitation à la haine et au mépris du gouvernement. Le jugement ne put méconnaître la pensée fondamentale du livre, et il la constate ; seulement il la considère comme une manœuvre, et il accuse de déloyauté un écrivain qui n’avait pas donné à des robins serviles le droit de le traiter de la sorte. « Attendu que l’auteur affecte, pour réunir les anciens) partis monarchiques et le parti républicain sous un même drapeau, malgré les profondes divisions qui les séparent, de ne considérer la forme du gouvernement que comme un accessoire de peu d’importance, sur lequel on pourra débattre ultérieurement, et les convie à se concerter, quant à présent, dans un seul but, le renversement du despotisme et la conquête de la liberté... » Sauf l’entente ultérieure sur la forme du gouvernement dont il n’était pas dit un mot, le considérant résumait exactement la portée du livre. Il y avait en effet excitation à la haine et au mépris du despotisme ; pela n’atteignait le gouvernement impérial que si on l’identifiait au despotisme. C’est ce que firent les juges : ils condamnèrent à un mois de prison. — « Je n’ai point l’intention d’en appeler, écrivait Paradol à son ami Borely, d’Aix : ce n’est pas que je reconnaisse le moins du monde l’exactitude des considérans ; je trouve qu’ils vont bien au de la des termes et même de la pensée de ma brochure. Je n’ai point demandé le moins du monde dans ce travail que les anciens partis se réunissent pour détruire l’Empire ; je les ai engagés à réclamer en commun et à poursuivre d’un même effort l’application de certains principes libéraux dont j’ai donné le programme ; je n’ai rien dit de moins, rien de plus. Le jugement constitue à lui seul une nouvelle brochure, bien autrement factieuse que la mienne. Cependant je n’en appellerai pas, d’abord parce qu’on m’a appliqué le minimum de la peine, ce qui est une sorte de succès, si l’on songe à l’acharnement et à la puissance de mes adversaires, et ensuite parce que les magistrats sont enclins, en ces matières, à se donner raison les uns aux autres[7]. » Il fut autorisé à subir sa peine dans la maison de santé du docteur Blanche.

Pendant les vacances, j’allai me reposer dans une maison de campagne de Picard, située à l’extrémité d’un large et salubre plateau, au-dessus de la vallée de Chevreuse, les Ambesys. L’opuscule condamné nous parvint là ; nous en fûmes enthousiasmés ; nous retrouvions, sous la plume d’un jeune écrivain que nous ne connaissions pas, nos idées, nos espérances, celles que j’avais notamment exprimées dans mon discours sur la presse. Je lui écrivis, en notre nom, une lettre de félicitations. Ainsi commencèrent des relations qui cependant ne devinrent pas alors fréquentes. Nous continuâmes à poursuivre le même combat, parallèlement, d’une manière distincte, sans entente préalable, comme par le passé, nous, agissant sur la portion éclairée de la bourgeoisie et du peuple, lui, sur la jeunesse d’un monde d’élite[8].


VII

L’Empereur se demanda quel parti il prendrait vis-à-vis des actes d’émancipation de son Corps législatif. Blâmerait-il Morny de les avoir tolérés et même facilités et les arrêterait-il par une manifestation de sa volonté comme il avait fait en 1852 contre les empiétemens de l’opposition conduite par Montalembert ; ou bien les sanctionnerait-il ? Pour comprendre le parti qu’il adopta, il faut se rendre compte de la situation nouvelle d’esprit dans laquelle il se trouvait depuis la guerre d’Italie.

Napoléon III en était revenu se croyant obligé à un acte de grande vigueur et d’importance capitale, la réorganisation de son armée. Il y avait urgence à corriger les défectuosités que le prestige de la victoire cachait au public, et qu’il avait en quelque sorte touchées de la main. C’était un rude labeur. Le laisser aller dans

[9] la tenue dû aux habitudes africaines était facile à remédier : il n’y avait qu’à prescrire à tous les chefs d’armée d’imiter le bel exemple de discipline et d’ordre que le maréchal de Castellane, animé d’un feu sacré plus fort que les années, leur donnait dans son commandement de Lyon.

L’augmentation de l’effectif pour le cas de guerre offrait bien plus de difficultés. L’Empereur chargea son ministre, le maréchal Randon, d’étudier le meilleur système de constituer en temps de paix une réserve exercée qui pût entrer utilement dans le rang aussitôt une déclaration de guerre. Il soumit le projet du ministre à la délibération des maréchaux réunis à Saint-Cloud (22, 26, 29 octobre 1860), et on arriva aux conclusions suivantes : les minima invariables d’effectifs furent fixés à 400 000 hommes en temps de paix, pouvant être portés à 650 000 en temps de guerre, ce qui exigeait un contingent annuel de 100 000 hommes, dont la partie laissée dans les foyers constituerait la réserve. La portion appelée sous les drapeaux ferait exactement sept années de service ; la portion laissée en réserve, et qui jusque-là n’avait été appelée qu’au moment de la guerre, serait exercée trois mois la première année, deux mois la seconde et un mois la troisième ; après quoi on ne lui demandait plus rien. Randon eût voulu que cette instruction de la réserve eût lieu dans les régimens, Castellane fit prévaloir l’avis de l’opérer dans les dépôts d’instruction. Ces mesures furent immédiatement appliquées et produisirent les meilleurs effets. « Notre réserve, disait Castellane à l’Empereur, va étonnamment bien. Les résultats obtenus sont au delà de ce qu’on peut espérer. Je n’aurais jamais cru qu’en trois mois on eût des cavaliers arrivés à ce degré d’instruction. Si on partait demain, on pourrait les incorporer dans des escadrons de guerre. »

Mais, quoique très importante, cette réforme n’était pas celle qui l’était le plus. Ce que l’expérience de la dernière guerre rendait urgent, c’était d’assurer la rapidité du passage du pied de paix au pied de guerre, par la réorganisation des services administratifs, des magasins de l’intendance, en un mot, par une décentralisation radicale de notre système de mobilisation. On a injustement reproché au maréchal Randon de n’avoir pas compris cette partie essentielle de sa tâche. Cet administrateur expérimenté avait, au contraire, préparé un projet excellent. Les titulaires des grands commandemens, qui n’avaient été d’abord que les chefs supérieurs des divisions militaires comprises dans leur ressort (décret du 27 juillet 1858), venaient de recevoir le titre de commandans de corps d’armée (décret du 26 décembre 1859). Randon eût voulu que chacun de ces commandemens constituât une province militaire, en y comprenant l’Algérie, septième province. Chacune devrait pourvoir à l’armement, à l’équipement d’un corps d’armée avec sa cavalerie, son artillerie, son train, etc. Chacune, en conséquence, aurait, dans son arsenal ou dans ses magasins, les fusils, les équipemens, les effets d’habillement, les vivres, etc., nécessaires. Ce projet réalisé eût été la décentralisation que, dès la guerre de Crimée, l’Empereur déclarait indispensable, et notre armée, qui par l’impétuosité de sa vaillance venait de se montrer dans les plaines d’Italie la première du monde, le serait devenue encore par la flexibilité de son organisation administrative, et par sa rapidité à passer du pied de paix au pied de guerre.

Mais, pour opérer cette réforme fondamentale, il fallait de l’argent, beaucoup d’argent. Or, le ministre des finances, le Corps législatif, recommandaient l’économie. On venait d’engloutir deux milliards dans les guerres de Crimée et d’Italie ; la réforme économique ne coûtait pas loin d’une centaine de millions ; si l’Empereur était venu demander de nouveaux crédits considérables, il y aurait eu un tolle, et non pas seulement sur les bancs de l’opposition.

Il eût retrouvé dans le Corps législatif une résistance aussi acharnée que celle qui commençait en Prusse contre le projet de réorganisation militaire du Régent tendant au même but que celui de Randon. Il y avait, dans les situations, cette seule différence qu’en Prusse, la résistance disposait de plus de force qu’en France. Il fallait un effort long et puissant, dont le succès était incertain, pour venir à bout du soulèvement des députés du Landtag ; l’Empereur, au contraire, sans grand’peine, pouvait mater le mauvais vouloir du Corps législatif ; il eût crié, mais fini par voter. Cependant, tandis que le régent de Prusse se jetait tête baissée, à tout risque, dans le combat parlementaire, l’Empereur s’arrêta tout court devant la seule perspective de l’engager. Le pourquoi de cette différence de conduite contient le secret des événemens futurs.

Guillaume préparait la guerre qu’il désirait pour établir la suprématie de la Prusse en Allemagne. Napoléon III ne croyait pas qu’une guerre nouvelle lui fût nécessaire pour maintenir en Europe sa suprématie morale, la seule qu’il désirât et que personne ne lui disputait plus. « Il nous tient tous dans la main, » disait le roi de Suède au général Castelnau, envoyé en mission auprès de lui. — Palmerston avouait son admiration pour celui qui avait soumis à son ascendant l’Europe entière. « Nous éprouvons nous-mêmes cette domination, disait-il, car non seulement nous n’osons entreprendre aucune chose, mais même porter avec sûreté un jugement sur aucune, si nous ne connaissons d’abord la volonté et la pensée de l’Empereur ; et dire qu’un tel homme a vécu aussi longtemps à Londres, jouant au club, et que personne de nous ne s’est aperçu qu’il eût de l’esprit ou quelque autre qualité extraordinaire ! »

De quelque côté qu’il regardât, l’Empereur n’entrevoyait pas de cause de guerre. L’amitié avec la Russie était sans nuage et les dissentimens avec l’Angleterre sans menace. En Italie, il avait dit son dernier mot sur Venise et sur Rome : il ne soutiendrait pas une agression de l’Italie contre l’Autriche, et il s’opposerait à celle sur Rome. L’Allemagne était malveillante, mais impuissante. Lui seul pouvait créer une cause de guerre en essayant de prendre la Belgique ou le Rhin, ou en préparant une descente en Angleterre. S’il avait nourri cette arrière-pensée, il eût certainement bravé les résistances du Corps législatif à une réorganisation dispendieuse de l’armée. Mais moins que jamais il pensait à des agrandissemens ou à des agressions. Il exprimait le fond même de sa pensée dans son discours au Corps législatif : « Je veux sincèrement la paix et ne négligerai rien pour la maintenir. La France ne menace personne ; elle désire développer en paix, dans la plénitude de son indépendance, les ressources immenses que le ciel lui a données, et elle ne saurait éveiller d’ombrageuses susceptibilités, puisque de l’état de civilisation où nous sommes ressort, de jour en jour plus éclatante, cette vérité qui console et rassure l’humanité, c’est que, plus un pays est riche et prospère, plus il contribue à la richesse et à la prospérité des autres. » Persigny, d’accord cette fois avec son maître, disait aussi : « Dans l’état actuel des sciences militaires, un fleuve comme le Rhin n’est pas une frontière stratégique. Ce n’est donc pas pour un avantage illusoire que la France irait s’exposer à une nouvelle guerre européenne. Pour ce qui est de l’Angleterre, j’ai toujours été étonné que des hommes de quelque autorité aient paru donner crédit à une attaque de notre part[10]. »

Or, des demandes de crédit n’auraient pas eu seulement l’inconvénient de susciter un conflit législatif, elles auraient éveillé l’inquiétude générale. S’il voulait la paix, disait-on partout, il ne réorganiserait pas son armée ! Et les défiances que ses déclarations les plus fermes ne dissipaient jamais entièrement se seraient ranimées bien plus violentes. On ne prenait pas garde aux armemens de la petite Prusse ; on eût été dans l’effroi du moindre préparatif ostensible du puissant Empire français.

Tenant néanmoins à réaliser cette décentralisation militaire qui hantait sa pensée depuis la guerre de Grimée, et qui seule pouvait amener le passage rapide du pied de paix au pied de guerre, il prescrivit à Randon de l’opérer sans aucune augmentation de crédit, et comme, dans ces termes, c’était impossible, c’était en réalité y renoncer. Et en effet, à partir de ce moment, ni Empereur, ni ministre, ne s’en occupèrent plus. L’Empereur veilla seulement à ce qu’on poussât la construction du nouveau matériel d’artillerie, à ce qu’on établît une fusée pour les nouveaux projectiles, puis à des détails secondaires : l’adoption d’un shako, celle d’une couleur pour les brandebourgs de la garde, ce qui amena une grave discussion entre Vaillant et le docte Chevreul ; la manière de ployer la cravate, de placer la capote sur le sac, etc. Le sujet le plus débattu fut de savoir si le régiment serait à trois ou quatre bataillons. Le maréchal n’en voulait que trois, l’Empereur en admettait quatre, mais seulement en temps de guerre ; Castellane les jugeait nécessaires même en temps de paix, par cette raison que, sans quatrièmes bataillons, il faudrait un mois de plus pour former une armée.


VIII

Dès que l’Empereur eut renoncé à la réorganisation de son armée, il commença la Vie de César. On doit accorder aux souverains une distraction aux soucis exténuans des affaires. C’est ce que répondaient les auteurs de la Satire Ménippée à ceux qui reprochaient au Béarnais de trop aimer les dames. « Il n’est pas possible, disaient-ils, que l’Ame soit toujours tendue aux graves et pesantes administrations, sans quelque rafraîchissement et diversion à aultres pensées plus agréables et plus douces. » Napoléon III, qui aima aussi beaucoup trop les dames, chercha on outre une diversion plus élevée. Il s’y adonna avec une assiduité chaque jour plus absorbante, et la distraction ne tarda pas à devenir presque une affaire d’État, dans tous les cas une affaire de Cour. Chambellans et dames d’honneur se mirent à disserter de l’histoire romaine et de Catilina autant que de Garibaldi ou de Cavour. L’Impératrice se déclarait contre Catilina, l’Empereur pour ; une galère romaine était exposée dans la chambre du Conseil ; dans le parc de Saint-Cloud, on faisait des expériences de tirs de javelot avec des catapultes que l’Empereur montrait au maréchal Vaillant ; il priait le maréchal Castellane de l’aider à trouver la marche de l’Écluse au Rhône ; chercher le véritable emplacement d’Alésia l’occupait autant que résoudre la question romaine.

L’Empereur avait besoin d’auxiliaires, n’étant pas assez bon latiniste pour lire les textes sans une traduction en regard. Il reçut cet auxiliaire des mains de Mme Hortense Cornu. Cette personne, qui l’a côtoyé toute sa vie, était la fille de Mme Lacroix, femme de chambre de la reine Hortense. Les deux enfans avaient joué ensemble à Augsbourg, à Arenenberg, et la jeune fille, âgée d’un an de moins que le prince, avait été associée à ses études ; elle avait obtenu la protection amicale de la princesse Stéphanie de Bade, s’était glissée dans des relations assez familières avec les Hohenzollern, enfin, à Rome, avait épousé un élève estimable d’Ingres, Sébastien Cornu.

Dans sa jeunesse, paraît-il, sa physionomie était vive, fine, séduisante ; quand je l’ai connue, il n’y avait plus de séduisant en elle que sa conversation animée, nourrie de savoir ; elle était bossue, avec les yeux hors de la tête, la voix aigre, la langue enfiellée, en tout semblable à une des sorcières de Macbeth. Mais elle n’avait pas dit au prince : « Tu seras roi ; » elle ne le voulait que président de la république. Tant qu’il parut travailler à la réalisation de cette prophétie, elle lui fut très dévouée. Pendant la captivité de Ham, elle lui procura des livres, alla dans les bibliothèques prendre des notes pour ses travaux, le mit en relations avec les hommes marquans du parti démocratique. Elle rompit avec l’Empereur, s’entoura de ses ennemis, fit de sa maison une officine de calomnies, qui se répandirent dans le monde et dont beaucoup ne sont pas encore effacées : il était médiocre, disait-elle, jaloux, rancunier, faux, que sais-je encore ? Si elle finissait par lui reconnaître quelques qualités, ce n’était pas ce qu’on répétait ; et personne n’a plus qu’elle contribué à donner aux contemporains et à l’histoire une fausse opinion du véritable caractère de Napoléon III. Dans sa colère, elle en vint, après l’attentat d’Orsini, jusqu’à souscrire, quoique sa fortune fût bien médiocre, mille francs pour les enfans de l’assassin. La guerre d’Italie la pacifia ; elle renoua des relations avec Napoléon III par correspondance, puis Mme Walewska la conduisit un jour aux Tuileries. L’Empereur ne dit qu’un mot sur le passé : « Qu’avez-vous fait en souscrivant pour Orsini ? S’il n’y avait eu que moi, passe ! Mais il en a tué tant d’autres ! » L’Impératrice se montra très bonne, et Mme Cornu fut admise dans l’intimité de la famille comme elle l’avait été dans celle de la reine Hortense.

Elle usa de sa faveur de façon désintéressée, ne demanda rien pour elle, ne sollicita que pour les savans ses amis. Elle conduisit Ernest Renan chez l’Empereur, lui fit obtenir la Légion d’honneur et une somme de trente mille francs prise sur la cassette impériale pour un voyage en Syrie et Palestine[11]. Elle suggéra d’introduire Littré dans une commission créée pour la Bibliothèque impériale ; l’Empereur consentit, Littré refusa. Enfin ce fut elle qui procura à l’historien de César le collaborateur désiré, Alfred Maury, savant renommé pour son érudition très variée, membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, secrétaire de la commission de la Carte des Gaules, dont Saulcy était le président. Comme tous les amis de Mme Cornu, il était ennemi de l’Empire, avait voté pour Cavaignac, et « non » au plébiscite. Malgré la sympathie personnelle que lui inspira la bonté de l’Empereur, il resta virtuellement l’adversaire de ses idées, de sa politique, un homme des anciens partis égaré aux Tuileries.

Dans une première entrevue, l’Empereur le chargea de quelques recherches sur des points d’antiquité romaine. Son travail satisfit ; Fould, ministre d’État et de la Maison de l’Empereur, le manda et lui dit froidement (parce qu’il s’agissait d’une nouvelle dépense) : « Vous êtes nommé bibliothécaire des Tuileries ; comme il n’y a pas de bibliothèque, vous serez attaché à la personne de l’Empereur[12]. » Le nouveau fonctionnaire réunit quelques livres pour qu’il y eût apparence de bibliothèque ; on l’installa dans une pièce placée entre le cabinet de l’Empereur et la chambre du Conseil.

Il n’a point écrit la Vie de César comme on l’a prétendu. Il suffit de lire sa prose pour constater qu’elle n’a rien de commun avec celle de Napoléon III, bien plus originale et ample. L’Empereur dictait à Mocquart ; Maury cherchait les détails de chronologie, de géographie et les textes anciens. Il remplissait aussi avec Mocquart le rôle de correcteur de la rédaction, et présentait des critiques grammaticales ou littéraires, que l’écrivain impérial accueillait avec une modestie charmante. Parfois il s’interrompait : « Je vous quitte, disait-il, il faut que j’aille faire de l’histoire moderne. »

Maury amena à l’Empereur un de ses amis, destiné à un rôle plus important, également ennemi jusque-là, et qui avait voté pour Cavaignac et contre le coup d’Etat, Victor Duruy. Fils d’un des meilleurs ouvriers de la manufacture des Gobelins, sorti le premier au concours de l’agrégation d’histoire, professeur à Henri IV, où il eut pour élèves le duc d’Aumale et le duc de Montpensier, puis au lycée Saint-Louis, Duruy avait publié des livres d’histoire très remarqués ; son cours grave, convaincu, réussissait. Il désirait avancer et devenir inspecteur d’académie, mais Rouland lui était peu favorable. Comme il entretenait Maury de ses déplaisirs universitaires, celui-ci lui dit : « Demandez donc une audience à l’Empereur, il vous recevra bien, car je lui ai entendu exprimer son estime pour votre Histoire des Romains. » Duruy suivit le conseil ; l’audience fut accordée. L’Empereur, la petite requête entendue, s’entretint avec lui de ce qui l’occupait : la constitution de Rome, les curies, les plébéiens, César, Auguste, l’Empire. Duruy s’expliqua avec liberté, et les deux interlocuteurs se séparèrent enchantés l’un de l’autre. L’Empereur le recommanda à Rouland qui, en attendant de le nommer inspecteur d’académie, le chargea d’écrire une brochure sur les Papes princes italiens. Ce mémoire plut fort à l’Empereur et non moins au public, à qui il fut donné sous une forme anonyme. Dès lors, les faveurs s’accumulèrent sur l’historien. Il fut nommé successivement maître de conférences à l’École normale et inspecteur de l’Académie de Paris, inspecteur général, professeur d’histoire à l’Ecole polytechnique.

Duruy ne fut pas le seul savant que Napoléon III encouragea. Il devint alors l’Empereur des érudits, donna une vive impulsion aux fouilles, aux recherches archéologiques, aux travaux scientifiques sous toutes les formes. Il témoigna un généreux intérêt à mes amis Georges Ville, Léon Foucault ; sa protection s’étendit jusqu’aux étrangers. Il combla d’attentions et d’égards Mommsen, mit libéralement à sa disposition les trésors de nos bibliothèques, les lui fit communiquer même à Berlin contre toutes les règles ; enfin il rétribua avec largesse quelques-uns de ses élèves attachés à la publication des Œuvres de Borghesi, publiées aux frais de la cassette impériale[13].

Napoléon n’entendait rien à la musique. Il disait en riant ; « Ma mère l’aimait beaucoup, mais c’est comme la goutte, cela passe une génération, mon fils l’aimera peut-être. » Cependant il accorda une faveur éclatante à un jeune musicien allemand alors inconnu, Richard Wagner. A la sollicitation de la princesse de Metternich et de quelques attachés des ambassades allemandes, il ordonna la représentation, sur le théâtre de l’Opéra, du Tannhauser. Et tandis que Berlioz, l’initiateur du mouvement d’innovation dont Wagner allait devenir le grand homme, ne pouvait franchir les portes de notre Académie nationale de musique, elles s’ouvraient toutes grandes au compositeur allemand. On devait lui accorder tout ce qu’il demanderait, ne reculer devant aucun frais. Ce fut un ténor allemand engagé à des conditions onéreuses, Neumann, et des chanteurs italiens, Morelli et Tedesco, qui, de préférence à nos excellens artistes, furent imposés par le jeune maître. Dans aucun temps et dans aucun pays, jusqu’à son théâtre de Bayreuth, Wagner n’a trouvé un tel concours et de telles facilités. « Jamais, écrivait-il à Liszt, les matériaux pour une bonne représentation ne m’avaient été offerts d’une manière aussi complète et aussi inconditionnelle, et je ne puis pas désirer autre chose qu’un prince allemand quelconque m’offre pour mes nouvelles œuvres l’équivalent de ce qui m’est offert ici. C’est le seul triomphe de mon art que j’aie obtenu jusqu’ici. » Je fus heureux de cette faveur, car j’étais son ami et, sans croire que la musique commençât et finit en lui, un de ses admirateurs.


IX

La nouvelle que l’Empereur travaillait à un livre d’histoire devint vite européenne, car on avait, autour de lui, les yeux bien ouverts sur ce qu’il faisait. On ne voulut y voir qu’une habileté nouvelle pour mieux dissimuler ses projets. Nous ne voulons pas entamer avec la France une guerre de plume, dit, au ministre anglais Loftus, Schleinitz, des bonnes dispositions de qui Thouvenel se croyait assuré ; mais, quand vous aurez besoin de soldats, vous pouvez compter sur nous. Quelqu’un ayant dit à Palmerston que c’était indolence politique, il se récria : « Que parlez-vous d’indolence ? Il a une prodigieuse activité d’esprit, qui l’incite à embrasser une multitude de sujets, à descendre au moindre détail. Il a réussi à se faire le centre de la politique européenne, tout en activant et renouvelant l’administration, reconstruisant Paris, et, cela ne lui suffisant pas, il s’occupe à écrire la vie de Jules César ! » Le ministre anglais crut plus que jamais aux machinations pour annexer la Sardaigne ; il souriait, lorsqu’on lui affirmait, fût-ce Cowley, le projet sérieux d’évacuer Rome. « Du tout, répliquait-il, cette position militaire est trop bonne, soit pour appuyer une dynastie française à Naples, soit pour agir contre l’Autriche, si elle se mêle de ce qui ne la regarde pas. » La défiance poussée à un tel aveuglement constitue une maladie mentale.

Cependant il est vrai qu’il n’y avait pas d’indolence politique en cette application à la Vie de César ; elle ne dénotait que de la lassitude. Tant qu’un souverain persiste à se considérer comme seul responsable de la destinée d’un grand peuple, qu’il doit tenir debout parmi des rivaux et préserver du mauvais vouloir d’une Europe en crise de concentration, il ne se divertit pas à composer un livre d’érudition. Napoléon Ier n’a écrit qu’à Sainte-Hélène. Se faire historien et homme de lettres au sommet d’un pouvoir dictatorial équivaut à déclarer qu’on est prêt à l’abdiquer. Moïse, l’homme très doux (vir mitissimus), plus que tous ceux qui demeuraient sur la terre, exerçait seul le pouvoir absolu sur Israël ; enfin, accablé de ce poids, il le jugea intolérable (intoleranda res visa est) et il se tourna vers le Seigneur : Je ne puis plus soutenir tout ce peuple ; il est trop lourd pour moi.


Mon Dieu ! vous m’avez fait puissant et solitaire,
Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre.


Le Seigneur ne le laissa pas s’endormir du sommeil de la terre, et il choisit soixante-dix vieillards afin qu’ils soutinssent avec lui le fardeau, et qu’il ne fût plus seul surchargé. — Quel est l’homme puissant qui, au bout de quelques années passées dans les fatigues, les perplexités, les hasards, les déboires, les douleurs du commandement suprême, n’ait poussé vers le Seigneur la plainte de Moïse ? Napoléon III en était là, après dix ans de pouvoir. « Par momens, avait-il dit à l’un de mes amis, il me semble que j’ai un siècle. » Il commençait à sentir pesant de porter seul le fardeau d’un peuple.

Il ne s’y croyait plus obligé. La révolution extérieure et intérieure, qu’il s’était donné pour mission de poursuivre et d’imposer par la dictature, était réalisée dans l’essentiel ; et il laissait au temps d’en terminer l’achèvement. Il n’avait donc plus aucune raison de n’être pas libéral et de refuser à la nation une part plus active à la gestion de ses affaires. Il sentait qu’à la longue ce serait un spectacle ridicule, sinon odieux, qu’une France privée des libertés conquises par elle, au prix de son sang, aux Roumains et aux Italiens. Voilà, indépendamment de son goût naturel de philosophe pour la liberté, ce qui lui fit supporter sans déplaisir les tentatives d’affranchissement du Corps législatif. Il ne rebuta point Morny, lorsque celui-ci le pria de leur accorder satisfaction. Il écouta non moins favorablement Walewski, qui, certain que la Chambre, si on lui rendait plus d’autorité, arrêterait les faiblesses impériales envers l’Italie, proposa le rétablissement de l’Adresse parlementaire de la monarchie de Juillet.

Le 22 novembre 1860, à quatre heures, l’Empereur réunit aux Tuileries le Conseil des ministres et le Conseil privé et leur annonça son intention d’élargir les prérogatives du Corps législatif ; ses débats seraient intégralement reproduits ; chaque année, il serait admis à donner son avis dans la discussion d’une Adresse sur la politique générale ; des ministres sans portefeuille seraient adjoints aux conseillers d’Etat pour expliquer et défendre les idées et la conduite de son gouvernement.

Morny se montra satisfait de ces concessions libérales, mais il eût voulu qu’on leur donnât une forme plus heureuse que la discussion de l’adresse, une des plus mauvaises pratiques, à son avis, du gouvernement parlementaire de Louis-Philippe. Billault, Rouher, Baroche et Fould trouvèrent qu’on allait trop loin ; Walewski, au contraire, appuya fort, et Chasseloup-Laubat de même.

On s’occupa alors du remaniement ministériel. Fould avait, dans ses attributions de ministre d’État, la Maison de l’Empereur. Il l’avait organisée avec régularité et l’administrait avec une sévère vigilance. Sa résistance aux libéralités du Maître, qu’il n’adoucissait point par l’aménité des formes, l’avait rendu insupportable aux courtisans. « Je n’ai pas d’argent, je ne paierai pas, » disait-il. Il s’agissait parfois de 200 000 francs. L’Empereur lui proposa les Finances, il refusa. Sur son refus, il lui dit : « Je vais vous faire duc. — Ce serait ridicule, je donne ma démission. » Il la donna, en effet, à la joie des quémandeurs du Palais, débarrassés d’un tuteur importun. Il fut remplacé aux Finances par Forcade de la Roquette, frère utérin de Saint-Arnaud. Le ministère d’Etat fut donné à Walewski, et l’administration de la Maison de l’Empereur confiée au Grand Maréchal du Palais, Vaillant.

L’Empereur eût voulu remplacer Billault par Morny au ministère de l’Intérieur, mettre aux Affaires étrangères, Persigny, dont le maintien à Londres devenait de plus en plus difficile, et créer Rouher ministre sans portefeuille. Morny ne voulut pas abandonner la présidence du Corps législatif, qui lui donnait une force indépendante, près de s’accroître encore. Rouher refusa de quitter le Commerce et les Travaux publics : il avait fait le Traité de commerce et désirait en suivre l’exécution. On s’arrêta à faire Walewski ministre d’Etat, Forcade, ministre des Finances, et Persigny de l’Intérieur. Billault, Magne furent nommés ministres sans portefeuille, chargés de représenter le Gouvernement devant les Chambres.

Le soir de cette séance, l’Empereur alla assister à une réception de la princesse Mathilde : on remarqua son air satisfait.


EMILE OLLIVIER.

  1. Je dis une fois pour toutes que, quand je rappelle une conversation, je ne la trouve pas dans ma mémoire, de l’exactitude de laquelle il me serait impossible d’être sûr après tant d’années ; je la prends dans mon journal quotidien, rédigé avec une scrupuleuse exactitude.
  2. L’Italie, la grande morte, s’est réveillée ; voyez-la, elle s’élève et sourit au genre humain. Quel triomphe ! Quel merveilleux phénomène que l’unité traversant d’un seul éclair cette variété magnifique de villes sœurs, Milan, Venise, Rome ! L’Italie se dresse, l’Italie marche : Patuit dea, elle éclate ; elle communique au monde entier la grande fièvre joyeuse, propre à son génie, et l’Europe s’électrisera à ce resplendissement prodigieux, et il n’y aura pas moins d’extase dans l’œil des peuples, pas moins de réverbération sublime sur les fronts, pas moins d’admiration, pas moins d’allégresse, pas moins d’éblouissement pour cette nouvelle clarté sur la terre que pour une nouvelle étoile dans le ciel ! » (Jersey, 18 juin 1860.) Que ceux qui n’ont jamais pris au sérieux les paroles politiques du poète sourient, mais que penser de ses disciples, de ses admirateurs, de ceux qui l’ont mis au Panthéon, et qui reprochent à Napoléon III d’avoir perdu la France par la création de l’unité italienne !
  3. Il a laissé un livre touchant sur la Jeunesse contemporaine.
  4. Quelques-uns de ses écrits ont été réunis avec une intéressante préface par son ami Deroisin.
  5. M. Gréard nous a donné sur Prévost-Paradol une étude où l’on retrouve toutes les qualités supérieures de grâce, de beau style, d’élévation qu’il loue dans son ami.
  6. Courrier du Dimanche, 10 mars 1861.
  7. 25 juin 1860.
  8. Je retrouve dans une étude de mon confrère Othenin d’Haussonville, sur le comte de Paris, belle étude digne du modèle, la preuve de l’action de Paradol. « On nous élevait, nous autres jeunes gens qui arrivions à l’âge de la vie publique, dans une idée que je crois fausse aujourd’hui, mais qui séduisait beaucoup nos esprits inexpérimentés : c’est que la forme, le principe du gouvernement devaient être tenus pour indifférens, et qu’une seule chose importait : la liberté. Les garanties de la liberté pouvaient être obtenues aussi bien de l’empire ou de la république que de la monarchie. Il fallait les réclamer, les conquérir, et pour cela se jeter avec ardeur dans les luttes électorales. Mais, en ce temps-lii, pour être député ou même conseiller général, il fallait prêter serment, et jurer non seulement obéissance à la Constitution, mais fidélité à l’Empereur. Or il semblait à ma conscience, peut-être un peu trop rigide (je ne discute pas), qu’il y avait quelque chose de contradictoire entre la fidélité à l’Empereur et le dévouement personnel à des princes d’une autre dynastie. Je me tenais donc, vis-à-vis de M. le comte de Paris, sur le pied d’une certaine réserve dont il voulut bien, plus tard, comprendre le motif. » (Revue des Deux Mondes, septembre 1895.)
  9. Fleury.
  10. Au Conseil général de la Loire, 21 août 1860.
  11. Mai 1860. — Renan, dans une notice reconnaissante, grossit démesurément l’influence de Mme Cornu sur l’Empereur. Elle ne fut à aucun moment ni d’aucune manière son Égérie, ainsi qu’il a l’air de le croire.
  12. 23 octobre 1860.
  13. Il est (lu reste inexact que Mommsen ait travaillé d’une façon quelconque à la Vie de César, et encore plus qu’il ait reçu une pension de dix mille francs pour une collaboration qu’il n’a pas donnée.