Victor Palmé (p. 22-32).

CHAPITRE III

Les preuves de la mort du Dauphin au Temple (suite).




La nouvelle ne fut donc officiellement annoncée à la Convention que le lendemain, 9 juin. Tout de suite, au nombre de quatre, des représentants de l’Assemblée, membres aussi du Comité de sûreté générale, furent envoyés au Temple. On les mit en présence du corps, ils constatèrent le décès, et, dépose Damont, à qui l’on avait prescrit de rester à son poste, « à la suite de ses vingt-quatre heures, tout le temps qui serait jugé nécessaire », ils dirent « qu’il ne fallait pas donner tant d’importance à cette mort, qu’on enterrerait le cadavre tout simplement ». Par bonheur, il n’en fut pas ainsi, et l’on va voir que beaucoup d’autres témoins, sérieux, devaient reconnaître dans le défunt le fils de Louis XVI.

Aux quatre conventionnels qui venaient de lui tenir ce langage, écrit M. Chantelauze, « Damont fit observer que la garde qui entourait le Temple ne laisserait pas sortir la bière sans en faire l’ouverture ; qu’il valait mieux, avant midi, faire monter les officiers de la garde descendante, et, après midi, ceux de la garde montante. On s’empressa de suivre ce conseil. Les officiers, donc, – ils étaient une vingtaine, – furent conduits dans la chambre mortuaire, et Damont leur fit à tous, séparément, cette question : Reconnaissez-vous l’enfant pour être le fils de Louis XVI ? ». La majeure partie, ajoute M. Chantelauze, copiant lui-même le rapport de Damont, ce rapport qu’on peut aller lire, je le rappelle, aux Archives : F. 7, carton 6,808, dossier 1,496, « la majeure partie attesta le reconnaître pour l’avoir vu au jardin des Tuileries et ailleurs ». Cela est déclaré aussi dans les procès-verbaux : sur vingt officiers, quinze constatèrent l’identité de Louis XVII et signèrent leur constatation.

Mais les autres ? les cinq autres ? Les cinq autres n’ont jamais songé à prétendre que le cadavre n’était point celui de l’enfant royal. Au contraire, ils avaient la ferme conviction que le mort placé sous leurs yeux était le fils de Louis XVI. Seulement, soit qu’ils n’eussent pas eu l’occasion de voir le Dauphin avant son entrée au Temple, soit qu’ils ne l’eussent vu que de loin, ou peu d’instants, ils ne se jugèrent pas en droit de dire : « Nous le reconnaissons. » C’est pourquoi, tranquillement, ils s’abstinrent de signer, et la faculté qu’on leur laissa de s’abstenir prouve bien que le témoignage formel de tous les autres fut rendu en pleine liberté, ce qui lui donne incontestablement le plus grand poids.

Eckard, dans la troisième édition de ses Mémoires historiques sur Louis XVII, a publié le nom de ces officiers, et déclaré en note qu’il en interrogea lui-même plusieurs qui vivaient encore en 1818. Pas un seul ne se démentit.

Outre les officiers des gardes montante et descendante, quatre commissaires civils, les sieurs Damont, Darlot, Bigot et Fouquet, signèrent le procès-verbal constatant l’identité et le décès. Véritablement, aucune objection plausible ne peut tenir contre d’aussi écrasants témoignages.

Et ce n’est pas tout ! Il y a d’autres attestations, des attestations qui seraient d’une autorité plus considérable encore, si la chose était possible.

Pendant que les gardiens et les commissaires civils procédaient, ainsi qu’on vient de le voir, à la reconnaissance du cadavre de Louis XVII, déjà, dans Paris, se répandait la nouvelle de la mort du jeune prince, et, ce qui n’est pas étonnant, avec la nouvelle de ce décès courait un bruit, mensonger du reste : on disait que l’enfant royal avait été empoisonné sur l’ordre même de la Convention. Ce bruit prenant d’heure en heure plus de consistance, l’Assemblée s’en émut, et « crut de sa dignité de lui donner indirectement un solennel démenti ». Elle réclama donc l’autopsie.

Les quatre médecins qu’elle désigna pour cette opération furent : Dumangin, Pelletan, de Lassus et Jeanroi. Ils étaient tous les quatre d’une science et d’une honorabilité universellement reconnues. Aussi la Convention, de propos délibéré, leur avait-elle accordé la préférence afin qu’on eût justement « toutes les garanties ». Dumangin était le médecin en chef de l’hospice de l’Unité ; Pelletan, le chirurgien en chef du Grand Hospice de l’Humanité. Tous les deux venaient de soigner le fils de Louis XVI pendant sa dernière maladie. Quant à Lassus, c’était l’ancien chirurgien de Madame Victoire de France ; « sa réputation, dit la duchesse de Tourzel, dans ses Mémoires, l’avait fait choisir par les membres de la Convention, pour fortifier de sa signature la preuve que le jeune prince n’avait pas été empoisonné[1] ». Jeanroi, professeur, à cette époque, de médecine légale à l’École de Santé de Paris, avait donné antérieurement ses soins à la famille de Lorraine. Il essaya, dit encore Mme  de Tourzel, « qui avait appris cette particularité de la bouche même de Jeanroi », il essaya tout d’abord de se dérober « à la mission qui lui était confiée, en avertissant les membres du Comité de sûreté générale que, s’il apercevait la moindre trace de poison, il en ferait mention, au risque de sa vie. ─ Vous êtes précisément l’homme qu’il nous est essentiel d’avoir, lui répondirent-ils, et c’est pour cette raison que nous vous avons préféré à tout autre ». Un témoin capable de tenir ce langage d’une honnêteté si intrépide est-il un témoin sérieux, en qui l’on puisse avoir pleine confiance ? Oui, sans aucun doute. Eh bien, Jeanroi a toujours affirmé, avec la dernière énergie, que dans le cadavre il avait reconnu Louis XVII.

Les attestations de Lassus et de Pelletan n’ont jamais été moins catégoriques. Or, Jeanroi, Lassus et Pelletan avaient vu le Dauphin aux Tuileries, Dumangin, seul, ne l’avait approché que depuis son entrée au Temple. Citons ce que dit à ce sujet M. Chantelauze :


 « Sous la Restauration, Pelletan déclara à plusieurs reprises à diverses personnes, entre autres à Eckard et à Lafont d’Aussonne, qu’il avait vu souvent le Dauphin, soit dans le jardin des Tuileries, sur la terrasse qui longe la rivière, soit à la tribune de la chapelle du château, soit à la portière du carrosse de la reine, soit enfin à la promenade avec son gouverneur. Il assurait même qu’ayant donné des soins aux blessés, à la journée du 10 août, il avait reçu des bandelettes et de la charpie de la main même du petit prince, qui en distribuait aux blessés ainsi que sa sœur. La duchesse de Tourzel ajoute, de son côté, que Pelletan, se trouvant chez elle en consultation et ayant aperçu sur la cheminée un buste du petit prince, s’écria : « C’est le Dauphin ; ah ! qu’il est ressemblant ! »

{{g| « Jeanroi, qui était également l’un des médecins de Mme  de Tourzel, lui déclara qu’il avait vu le Dauphin avant son entrée au Temple, mais rarement. Il fut, par elle, de même que Pelletan, mis en face du buste du jeune prince, et trouva la ressemblance frappante avec l’enfant qu’il avait vu au Temple. « On ne peut s’y méprendre, s’écria-t-il en fondant en larmes, c’est lui-même, on ne peut le méconnaître. »|2}}

 « Quant à Dumangin, il n’avait, pour la première fois, vu l’enfant royal que depuis quelques jours, lorsqu’il fut appelé à lui donner des soins, mais il ne doutait pas plus que ses collègues de son identité. »

L’autopsie démontra que la mort de Louis XVII n’était pas le résultat d’un empoisonnement. Bien entendu, je ne vais pas donner les détails de cette opération. Ce fut Pelletan qui la pratiqua, devant ses trois collègues et six témoins. Je note seulement le fait que voici : l’inspection du cadavre terminée, les trois autres médecins et les six témoins s’écartèrent un peu. Alors, Pelletan, croyant n’être pas vu, – il se trompait d’ailleurs, Dumangin le vit et, plus tard, l’a déclaré en une lettre rendue publique, – Pelletan déroba furtivement le cœur et une partie de la chevelure, enveloppa le tout d’un linge et cacha son pieux larcin dans sa poche. À faire cela, Pelletan risquait tout simplement sa tête. On pouvait le surprendre, et la preuve, c’est que Dumangin le surprit. Surpris, il pouvait être dénoncé à la Convention, qui n’aurait probablement pas hésité à diriger vers la guillotine un criminel assez audacieux, assez téméraire pour donner une preuve manifeste de son incivisme, en détournant, comme s’il les eût estimés des reliques, le cœur et la chevelure du petit Louis Capet. Certes, il n’est plus permis d’en douter devant cet acte hardi, elle était absolue, la certitude de Pelletan ! Encore une fois, que peut-on objecter de raisonnable contre des témoignages de cette évidence ?

L’autopsie faite, il ne restait qu’à procéder à l’inhumation du cadavre. Elle eut lieu le lendemain. Pour la raconter avec les divers événements qui se passèrent encore ce jour-là, je laisse la parole, non plus, cette fois, à M. Chantelauze, mais à un témoin oculaire, Étienne-Joseph Guérin, commissaire civil de la section de l’Homme armé. Guérin, le 22 prairial, ou 10 juin, se trouvait de garde au Temple. Avant la Révolution, procureur au Châtelet ; il devint, après la Révolution, juge au tribunal civil de la Seine. Quand il fut mort, on trouva dans ses papiers une note écrite de sa main, note qui étant jusque-là demeurée secrète, n’était par conséquent point destinée à être publiée, ce qui enlève tout motif de mettre en suspicion la parfaite sincérité de son auteur. Guérin y raconte avec les plus grands détails tout ce qu’il a vu au Temple. Or, nous dit M. Chantelauze : « M. le procureur général Dupré-Lasalle était allié de la famille Guérin. Lors du procès des héritiers du faux dauphin Naundorff (1874), contre lesquels M. Dupré-Lasalle portait la parole, cette pièce lui fut remise, mais trop tard pour qu’il pût en faire usage, c’est-à-dire après ses conclusions. Depuis, cette pièce a été par lui-même communiquée à M. de La Sicotière, sénateur, qui l’a publiée en entier dans son savant ouvrage sur les faux Louis XVII. Ce document est d’un intérêt capital, car il constate la reconnaissance, faite par de nouveaux et nombreux témoins, de la mort et de l’identité du jeune prince. »

Je ne peux pas citer cette pièce intégralement. Je me borne donc à en mettre quelques extraits sous les yeux du lecteur.

Guérin a intitulé sa note : Récit de ma séance au Temple le 22 prairial an III. Il raconte d’abord ce qu’on va lire :


 « Arrivé au Temple à midi, muni des pouvoirs de ma section, j’ai été conduit à la tour par le citoyen Lasne, l’un des gardiens. On m’a inscrit sur le registre et le commissaire que je remplaçais s’est retiré.
 « Le fils du dernier roi était mort le 20, à trois heures après midi... La nouvelle de cette mort, qui n’avait été précédée d’aucune annonce de maladie, pouvant donner lieu à des conjectures fâcheuses, il m’a paru que les deux commissaires-gardiens du Temple ont cherché à en détourner l’effet par tous les moyens que la prudence pouvait leur suggérer.
 « Dans cet esprit, ils m’ont demandé si j’avais connu l’enfant et si je le reconnaîtrais en le voyant.

{{g| « J’avais vu le ci-devant Dauphin aux Tuileries, il y avait environ quatre ans. Je leur répondis que si la mort, qui avait déjà près de quarante-huit heures de date, et les opérations de l’ouverture ne l’avaient pas trop défiguré, je pourrais peut-être le reconnaître. On me fit monter. Le visage fut découvert. Je le reconnus, ce qui fut constaté sur le registre.|2}}

 « L’ordre pour la sépulture arriva à quatre heures et demie. C’était un arrêté du Comité de sûreté générale, portant que les gardiens du Temple se concerteraient pour faire donner la sépulture au fils de Louis Capet, dans le lieu et suivant les formes ordinaires, et encore assistés de deux commissaires civils de la section du Temple.
 « À sept heures, ces deux commissaires arrivèrent avec l’officier de police chargé du registre. Celui-ci, aux termes de la loi, devait vérifier le décès par l’inspection du cadavre. Les gardiens, pour s’entourer encore d’un plus grand nombre de témoignages sur l’identité de l’individu qu’il s’agissait d’inhumer, invitèrent les deux commissaires civils de la section du Temple et tout l’état-major de garde au poste d’assister à cette vérification, et ceux d’entre eux qui reconnaîtraient le fils de Louis Capet, de le déclarer et de l’attester par leurs signatures.
 « Tous le reconnurent et signèrent au registre. »

Il s’agissait des officiers qui avaient pris la garde le jour même à midi. Déjà pareil témoignage avait été demandé aux officiers de garde la veille. On se rappelle que je l’ai dit au commencement de ce chapitre.

Après cette dernière constatation, toutes les formalités étant remplies, le cadavre fut placé dans un cercueil de bois. Puis le citoyen Dusser, commissaire de police de l’Enclos du Temple, rédigea le certificat de décès, et le convoi funèbre se mit en route, précédé et suivi par deux détachements, chacun de vingt à vingt-cinq hommes. « On sortit le corps, reprend Guérin, à huit heures et demie ; la foule fut écartée sans beaucoup de peine, et arrêtée à l’entrée de la rue de la Corderie, moyennant une halte que le commandant fit faire, ce qui forma une espèce de barrière.

« Le convoi, ayant suivi les rues de la Corderie, de Bretagne, du Pont-aux-Choux, de Saint-Sébastien, de Popincourt, de Basfroid, entra au cimetière Sainte-Marguerite par la rue Saint-Bernard.

« L’inhumation eut lieu dans la fosse commune. » Il était alors près de neuf heures.

M. Chantelauze ajoute, qu’à la sortie du cimetière « fut dressé sur-le-champ, à dix heures et sur place, l’acte d’inhumation dont on peut lire le texte dans le livre de Beauchesne, qui en a découvert la minute à la préfecture de police. Il était signé : Lasne, Vallon, Garnier, chef de brigade, Goddet, commissaire, Dusser, commissaire de police, Gomin, et Guérin, commissaire de l’Homme-Armé, de service au Temple ». Enfin, M. Chantelauze donne le texte intégral de l’acte de décès, établi d’après le certificat de Dusser, et signé Robin, Lasne, et Bigot, commissaire civil de la section des Droits de l’homme.

Voilà les preuves qu’on a de la mort du Dauphin au Temple, à la date du 8 juin 1795. Je vais répondre par le chapitre suivant à diverses objections, qui, on le verra, ne reposent sur rien de sérieux. Mais il me semble qu’en présence du faisceau de preuves écrasantes que j’ai recueillies et rassemblées dans le présent chapitre, et dans celui qui a précédé, je peux déjà interroger avec toute confiance le lecteur, et lui demander sans craindre une réponse défavorable : n’avais-je pas mille fois raison d’écrire il y a quelques instants : « Si jamais décès fut prouvé d’une façon évidente, irréfutable et péremptoire, c’est à coup sûr celui-là » ?

  1. Il est inutile, sans doute, de rappeler au lecteur que la duchesse de Tourzel avait rempli la charge de gouvernante des Enfants de France.