L’Impôt sur le revenu sous l’ancien régime

L’Impôt sur le revenu sous l’ancien régime
Revue des Deux Mondes, 5e périodetome 56 (p. 678-708).
L’IMPÔT SUR LE REVENU
SOUS
L’ANCIEN RÉGIME

On se rappelle un incident survenu au début de l’année dernière, lors de la discussion de l’impôt sur le revenu à la Chambre des députés. En des discours véhémens, le ministre des Finances et le rapporteur du projet avaient fait le procès de nos contributions directes ; avec une égale acrimonie, ils leur avaient reproché d’être surannées et injustes, de n’être plus en harmonie avec le développement économique et social du pays. La France, s’écriait M. Caillaux aux applaudissemens de l’extrême gauche, se doit à elle-même de ne pas demeurer réfractaire au progrès ; elle a le devoir, par l’établissement d’un impôt général sur le revenu, de donner satisfaction aux besoins de la démocratie, de réaliser une réforme que la plupart des monarchies de l’Europe ont depuis longtemps introduite dans leur législation.

MM. Théodore Reinach et Jules Roche protestèrent contre les allégations du ministre. L’impôt sur le revenu, dirent-ils, n’est nullement « une nouveauté, une innovation des temps modernes, » c’est la résurrection d’un système fiscal qui a été pratiqué dès l’antiquité, qui a fonctionné à Athènes, à Rome, à Florence ; c’est le rétablissement sous un nom différent de la taille, de la capitation, des vingtièmes, de toutes ces contributions personnelles que l’Ancien Régime avait multipliées et qu’un des premiers actes de l’Assemblée Constituante fut de supprimer.

L’évocation d’antécédens aussi réactionnaires ne fut pas sans susciter une certaine émotion tant au parlement que dans la presse. Le gouvernement s’en rendit compte ; non sans habileté, il évita de riposter et d’engager une controverse historique dont l’issue n’était point douteuse. La question aujourd’hui est en effet vidée. Les lecteurs de la Revue se rappellent un article publié, ici même, par M. Jules Roche en 1903 dans lequel l’éminent député de l’Ardèche démontrait, — ô suprême ironie ! — que la plupart des articles des projets de loi déposés par M. Caillaux ou ses prédécesseurs se trouvaient, « mot pour mot, trait pour trait » dans des textes de Cicéron ou d’Ulpien, dans les ordonnances des Médicis, dans les édits de Charles VII, de Louis XIV ou de Louis XVI.

La démonstration est plus frappante encore si, au lieu de s’en tenir à l’examen des textes législatifs, on pénètre dans les détails de l’organisation administrative. Les lois, ne valent pas seulement par les mobiles qui les inspirent, par le but qui leur est assigné, mais encore et surtout par les conditions matérielles de leur application. Nous avons donc pensé qu’il serait intéressant de rechercher, eu limitant notre étude à l’ancienne France, de quelle manière avait fonctionné dans la pratique le système fiscal dont le souvenir avait été évoqué devant le parlement. Nous nous sommes efforcé, en recourant aux documens contemporains : correspondance des contrôleurs généraux ou des intendans, dossier des régies financières, etc., de faire revivre les méthodes, les procédés par lesquels la monarchie des Bourbons était parvenue à établir l’assiette de ses contributions directes, de faire ressortir les conséquences d’ordre divers que la perception de ces différens genres d’impôt sur le revenu avait entraînées. L’entreprise était ardue ; nous nous excusons à l’avance de l’aridité de certains détails techniques qu’il nous a paru impossible de passer sous silence[1].


I. — LA TAILLE

On sait qu’au temps de l’ancienne monarchie, la taille constituait une imposition directe levée sur les classes non privilégiées du royaume. La noblesse, le clergé, la haute bourgeoisie, tout ce qui occupait dans l’Etat une place prépondérante par la naissance, les fonctions, la fortune, se trouvait exempté de l’impôt dont le poids retombait exclusivement sur les populations laborieuses des villes et des campagnes. Depuis la suppression des Etats Généraux, le montant de la taille était arrêté chaque année par le Roi en son Conseil et réparti entre les provinces suivant les renseignemens plus ou moins précis recueillis sur l’état de la population, la fertilité du sol, l’abondance des récoltes. Le soin de déterminer les contingens afférens aux élections et paroisses incombait aux intendans, subdélégués et élus qui, faute de bases certaines, étaient obligés d’opérer la répartition d’après des méthodes purement empiriques.

Pourvu que le produit en fût exactement recouvré, l’administration des finances se désintéressait de l’assiette de l’impôt et laissait aux autorités locales la plus large initiative. Il en résultait que la taille était loin d’être établie d’une façon uniforme par toute la France. Suivant les provinces, elle était tantôt réelle, — c’est-à-dire établie uniquement sur les biens fonds, — tantôt personnelle, c’est-à-dire perçue sur les personnes à raison de l’ensemble de leurs facultés : biens meubles et immeubles, commerce et industrie. Le premier système fonctionnait dans les pays d’Etat qui, jaloux de leur indépendance et désireux d’épargner à leurs commettans toute contestation avec les agens du fisc, avaient cherché à rendre l’impôt impersonnel et à lui enlever tout caractère vexatoire. Le deuxième était en vigueur dans la presque totalité des pays d’Election, c’est-à-dire dans les trois quarts du royaume environ, où, par suite de l’absence d’institutions représentatives, les intendans disposaient d’un pouvoir quasi discrétionnaire. Nous ne nous occuperons pas ici de la taille réelle ; elle présentait les plus grandes analogies avec notre contribution foncière, et, malgré la défectuosité des plans cadastraux, elle a pu subsister jusqu’à la Révolution sans soulever de trop vives difficultés. Nous bornerons notre étude à l’examen de la taille personnelle qui, on va le voir, était par sa nature un véritable impôt sur le revenu assis, sur l’ensemble des facultés de chaque contribuable.


Dans les provinces où était établie la taille personnelle, les rôles des paroisses étaient dressés conformément à l’état des contingens par des asséeurs-collecteurs élus par les habitans. Aux termes des édits royaux, les collecteurs étaient tenus d’imposer chaque taillable « raisonnablement et à proportion de ses facultés ; » ils devaient n’épargner personne, ni se laisser influencer « par haine ou par amour, par prière ou par crainte, » mais procéder à la répartition « bien et loyalement, en bonne foi et conscience, » de manière que chacun fût taxé à la somme qu’il pouvait légitimement supporter eu égard à ses biens et héritages.

En l’absence de renseignemens précis sur la situation des fortunes, l’impôt était fixé d’après les signes extérieurs et apparens de la richesse. On estimait que, surtout dans les campagnes, les ressources de chaque ménage étaient suffisamment connues pour qu’il fût possible de les taxer d’une façon équitable. Les collecteurs se bornaient à interroger les redevables, à se renseigner auprès des notables du pays et, sans autre formalité, établissaient au jugé les rôles de la taille. Il leur était interdit de pousser leurs investigations plus loin, de compulser les archives des notaires ou de réclamer la production des contrats. » Ces perquisitions, » disait le parlement de Paris dans un arrêt du 22 janvier 1661, « constituent une violation du secret des familles… et sont contre la liberté publique des Français… A la vérité, tous les hommes doivent être taxés selon leurs biens et facultés, mais il n’y a d’autre moyen pour en juger que la commune renommée. »

Ainsi abandonnés à eux-mêmes, obligés de s’en rapporter à la rumeur publique, les collecteurs se trouvaient en fait les maîtres presque absolus de l’imposition des tailles. Responsables du recouvrement qui ne cessait de leur causer des déboires, ils fixaient les cotes selon leur bon plaisir. Les plus honnêtes d’entre eux avaient peine à résister aux sollicitations qui les assaillaient de toutes parts ; les moins scrupuleux ne se faisaient pas faute de favoriser les gens dont ils avaient intérêt à se ménager les bonnes grâces, ou même dégrevaient sans vergogne leurs parens et amis pour surtaxer leurs adversaires. De là, souvent, dans les moindres villages, des haines et des vengeances qui se perpétuaient à travers plusieurs générations.

Tant que le taux de l’impôt demeura modéré, les vices de la répartition, les abus de la collecte ne furent point ressentis d’une manière trop aiguë par la masse de la population. Ils devinrent plus sensibles quand les exigences sans cesse croissantes des dépenses de l’Etat eurent obligé la monarchie à augmenter considérablement le contingent des tailles. A partir de la fin du XVIIe siècle, les protestations s’élèvent de toutes parts. Les villes de l’Ile-de-France et de la Normandie s’insurgent les premières et réclament à grands cris la transformation d’un système d’impôt qui les ruine. A en croire les pétitions qu’elles adressent au Roi, « l’esprit de cabale et de vengeance, » provoqué par la répartition arbitraire de la taille, « aigrit les habitans au point que beaucoup d’entre eux prennent le parti d’émigrer » et transportent leurs familles ailleurs « dans l’espérance d’y trouver plus de douceur et d’être mieux traités dans leurs impositions... » Les bourgeois aisés s’empressent d’acquérir des charges les exemptant d’impôt et les rigueurs du fisc s’exercent sur les pauvres gens dénués de protection. Ainsi le commerce périclite, l’industrie se meurt.

Pour mettre un terme à une situation aussi lamentable et rétablir entre leurs concitoyens « la paix et la concorde, » plusieurs municipalités sollicitèrent l’autorisation de contracter des abonnemens et de payer le contingent qui leur serait assigné en établissant des droits d’octroi. L’administration accueillit favorablement les requêtes qui lui furent présentées en ce sens. De nombreuses localités, Pont-Audemer, Pontoise, Poissy, en profitèrent pour supprimer la taille et la remplacer par des taxes de consommation sur les boissons, la viande, les draperies, les cuirs, etc. Bien que fort lourdes, ces taxes furent acceptées comme un soulagement, et, pesant également sur tous, mirent fin à des discussions parfois centenaires.

Les droits d’octroi n’étaient applicables que dans les villes. Il fallait pour les campagnes trouver d’autres expédiens. Hommes d’Etat et économistes s’y ingénient et pendant les premières années du XVIIIe siècle, on voit éclore toute une série de mémoires tendant à faire cesser « le désordre des tailles. » Vauban propose dans sa Dîme Royale d’établir une contribution unique du dixième assise sur le produit des terres et de tous les biens meubles ; Boisguilbert et l’abbé de Saint-Pierre préconisent l’institution d’une taille proportionnelle perçue sur chaque redevable « au sol la livre » de ses facultés. Rademont, Boulainvilliers, Auber, chacun dit son mot, vante son système.


En arrivant au pouvoir, le gouvernement de la Régence voulut à son tour introduire des réformes dans un régime fiscal dont les abus venaient d’être dénoncés avec une telle unanimité. Le Conseil des finances fut saisi de la question. Sous l’impulsion de son président le duc de Noailles, il élabora un projet de règlement destiné « à procurer au peuple un commencement de soulagement » par une égalité dans la répartition des impositions. D’après ce projet, la taille arbitraire devait être supprimée et remplacée par une taille proportionnelle qui, sous réserve du maintien des privilèges de la noblesse et du clergé, atteindrait d’une manière uniforme les diverses sources de revenus. A cet effet, il serait procédé par tout le royaume à un dénombrement général des fortunes. Dans chaque paroisse, l’état des terres et des maisons, « le profit du commerce et de l’industrie, » le montant des salaires seraient déterminés et imposés par des commissions locales sous la direction de l’intendant et de son subdélégué.

L’administration ne se dissimulait point les difficultés de la tâche qu’elle allait entreprendre ; aussi songea-t-elle à recourir aux bons offices des personnes notables de chaque localité. « Comme l’objet de la réforme, » lit-on dans un rapport au Conseil, « n’a pour principe que la justice et l’équité, on ne doute point que les seigneurs, curés et gens notables dans les paroisses ne concourent à la perfection de cet ouvrage en portant leurs vassaux et paroissiens à donner des éclaircissemens et la connaissance des détails dont on aura besoin... » S’il se trouvait toutefois de ces seigneurs ou curés « qui ne fussent pas bien intentionnés » et voulussent « donner des conseils indiscrets » à la population, les commissaires des tailles en référeraient sur-le-champ à l’Intendant et chercheraient d’autres moyens de se renseigner. Ils n’auraient qu’à provoquer des dénonciations, à promettre aux délateurs des dégrèvemens d’impôt, et ils seraient aussitôt fixés, « car il est peu de paysans qui, quand il s’agira de gagner quelque diminution de taille aux dépens de son voisin, ne le dénonce promptement... » Ainsi, pour recueillir les données nécessaires à l’établissement de l’impôt, l’administration offrait une prime à la délation et ne craignait pas de faire appel aux sentimens les plus bas de la nature humaine.

Afin d’être fixé sur la valeur pratique du système de la taille proportionnelle, le duc de Noailles décida de faire procéder à un certain nombre d’épreuves, nous dirions aujourd’hui de sondages. Suivant ses instructions, les intendans désignèrent dans chaque élection plusieurs paroisses et firent un essai des nouveaux règlemens. Les résultats obtenus furent peu concluans. En fonctionnaires soucieux de ne point se compromettre, la plupart des intendans évitèrent de tenter l’expérience dans des localités importantes et se bornèrent à faire évaluer les revenus imposables de quelques communautés rurales, où nulle difficulté n’était à prévoir. L’intendant de Bordeaux, M. de Courson, n’usa point de ces ménagemens ; il opéra avec une entière indépendance d’esprit et ne craignit pas de s’élever vivement contre les projets du ministre. Son rapport conservé aux Archives nationales est, à cet égard, fort intéressant.

On veut, dit M. de Courson, améliorer la répartition de l’impôt, faire cesser « les rancunes et l’animosité » que la taille arbitraire soulève chez les paysans. Pareil objet est digne de louanges, mais le projet du Conseil ne fera nullement cesser le mal auquel on veut remédier. Sans doute, il sera possible d’estimer le revenu moyen des terres en blés, fourrages, bois, etc., mais comment évaluer les produits accessoires de la basse-cour, la volaille, le lait, le beurre, les œufs, qui dans certaines fermes sont d’un rapport considérable ? Comment apprécier le bénéfice de ces métayers du Périgord a qui dressent des cochons pour trouver des truffes ; » de ces habitans des Landes qui font le commerce des palombes et des ortolans ? Les profits de l’agriculteur sont essentiellement variables ; on ne peut, sous peine d’injustice, conserver indéfiniment les mêmes rôles ; quelles complications, quelles dépenses s’il faut en faire de nouveaux chaque année, suivant que les récoltes auront été bonnes ou mauvaises ! Au demeurant, conclut M. de Courson, « les peuples no seront point soulagés » par les réformes projetées ; ils ne bénéficieront d’aucune diminution d’impôt et supporteront les mêmes charges sous une autre forme.

L’expérience ne tarda pas à prouver la justesse de ces observations. Pour des raisons locales, la taille proportionnelle put fonctionner d’une façon satisfaisante dans certaines petites villes comme Lisieux, La Fère, Évreux ; partout ailleurs, et spécialement dans la généralité de Paris, elle échoua d’une façon complète, non pas, comme on l’a prétendu, devant l’hostilité des privilégiés qui auraient redouté de voir porter atteinte à leurs immunités, mais devant l’impuissance de l’administration à recueillir et à coordonner la masse de renseignemens nécessaires pour l’établissement des rôles. Dès la retraite du duc de Noailles en 1718, le projet fut abandonné ; il ne devait jamais être repris.


En 1733, le contrôleur Orry fit une nouvelle tentative pour remédier aux abus si crians de la taille arbitraire. S’inspirant des théories de l’abbé de Saint-Pierre, il décida de mettre à l’essai un nouveau système dit de la taille tarifée : les contribuables devaient être assujettis à souscrire une déclaration certifiée conforme de leurs revenus ; ils devaient être taxés à proportion de leurs facultés et conformément aux dispositions d’un tarif officiel. Les projets d’Orry ne purent aboutir pendant le passage de leur auteur au ministère : ils furent repris quelques années plus tard et cette fois menés à bien, grâce aux efforts d’un certain nombre d’intendans, hommes d’une haute intelligence et d’une rare énergie, comme Harlay, Tourny, les Souvigny et surtout Turgot, qui, devant l’impuissance du gouvernement à faire aboutir une solution générale, résolurent de tenter la réforme de l’impôt dans leurs circonscriptions respectives. C’est ainsi que la taille tarifée fut successivement introduite en Champagne, en Limousin, dans la généralité de Paris, en Picardie, etc.

Voici de quelle manière fonctionnait la taille tarifée dans les provinces où elle avait été établie :

A une date déterminée par l’intendant et proclamée à son de trompe, les contribuables étaient invités à formuler leurs déclarations sur des feuilles imprimées délivrées par l’administration. Des modèles différens étaient établis suivant qu’il s’agissait de propriétaires ou de fermiers, d’artisans ou de négocians. Le préambule en était solennel et rappelait les pénalités à encourir en cas de fraude :

« Je... taillable de la paroisse de... en conformité des ordres de Monseigneur l’Intendant et sous peine de payer le double de mon imposition de taille et de 30 livres d’amende, en cas que la présente déclaration ne soit pas valable, déclare que... etc. »

Dans leurs déclarations, les contribuables devaient tout d’abord donner des renseignemens sur leur situation de famille, indiquer s’ils étaient mariés ou non, et, le cas échéant, faire connaître le nombre de leurs enfans « en distinguant les garçons d’avec les filles et ceux qui sont au-dessous de sept ans de ceux qui sont au-dessus. » Ils devaient ensuite fournir un relevé complet et détaillé de leurs différens revenus, qui, dans la plupart des provinces, étaient répartis sous quatre rubriques : revenus fonciers, revenus provenant du commerce et de l’industrie, traitemens et salaires, revenus mobiliers.

La première catégorie s’appliquait aux propriétés bâties, immeubles ruraux et aux bestiaux. Les déclarans étaient invités à fournir un état détaillé de tous les biens qu’ils exploitaient soit à titre de propriétaires, soit comme locataires, fermiers ou colons. Les maisons étaient imposées d’après le montant des loyers ou par comparaison. Les terres étaient réparties par catégories et taxées d’après un barème. Faute de cadastre, c’étaient les cultivateurs eux-mêmes qui étaient requis d’indiquer, pour chaque parcelle, l’étendue et la qualité du terroir et le genre de culture, ainsi :

Au lieu dit « La Motte, » 5 arpens de première qualité, plantés en vigne ; 20 arpens de troisième qualité, également en vigne ;

Au lieu dit « Les Pâtis, » 15 arpens de pré de deuxième qualité, etc.


Les bestiaux étaient généralement l’objet d’une taxation spéciale et fort compliquée. En Limousin, on distinguait les bêtes employées au labour de celles qui étaient destinées à la reproduction ou engraissées en vue de la boucherie. Les vaches « qui donnent du lait et font des veaux » étaient traitées autrement que celles qui travaillent aux champs. Dans certaines régions de Picardie, on voulut frapper les animaux « à raison de leur âge » et de l’importance de la localité où ils se trouvaient : ainsi « le profit d’un bœuf d’un an » était estimé à 8 livres, celui d’un bœuf de deux ans à 16 livres. Le profit d’un taureau « pour le service d’un village de 50 feux » était évalué à 7 livres 10 sous ; pour un village de 100 feux à 15 livres, etc. On voit d’ici les paysans astreints à ces déclarations interminables... heureux qu’on les crût sur parole et que, pour contrôler l’âge de chaque animal, on ne les obligeât pas à faire enregistrer, en des actes authentiques, la naissance du moindre goret ! En Champagne, le fisc se montrait plus insatiable encore, il demandait compte aux fermiers « du produit des basses-cours ou volailles, si l’objet peut mériter attention, comme aussi des ruches à miel, s’il y en a suffisamment pour faire un produit réel. » De même en Normandie : le beurre, les chapons, les dindons, voire les bottes de foin et fourrages consommés par les animaux de la ferme, tout était imposé et, sous peine d’amende, devait être déclaré scrupuleusement.

La taxation des revenus commerciaux ou industriels se faisait d’après des méthodes différentes. Comme il serait dangereux et même contraire au bien public, — disait l’intendant de Champagne, — de fouiller trop avant dans l’intérieur de la véritable situation des commerçans, il est de la prudence des commissaires de ne s’informer que superficiellement du profit que les commerçans peuvent faire, sans entrer dans le détail de leurs dettes ou de leur crédit. » On n’osa donc pas obliger les négocians ou manufacturiers à souscrire les déclarations prévues par les règlemens, à révéler l’état de leurs affaires, à indiquer leurs bénéfices annuels. Dans les provinces où l’on tenta de les y contraindre, comme en Picardie, on reconnut promptement que « les déclarations de l’industrie (ce mot était, au XVIIIe siècle, pris dans le sens du latin industria) sont toujours fausses... Un taillable ne déclarera jamais le profit qu’il peut faire » et, en désespoir de cause, on finit par s’en rapporter « au jugement du syndic et des principaux habitans. » C’était retomber dans l’arbitraire des anciens règlemens. Aussi, pour éviter pareil inconvénient, certains intendans décidèrent-ils d’asseoir l’impôt sur des indices extérieurs permettant d’apprécier grosso modo l’importance du négoce de chaque redevable. Dans la généralité de Paris, par exemple, les cabaretiers étaient taxés d’après le nombre de muids de vin débités dans l’année ; les tanneurs d’après la quantité des peaux mises en œuvre, etc. Le procédé était commode, mais en y recourant l’administration avouait son impuissance de taxer directement les revenus commerciaux.

Les traitemens et salaires furent frappés, eux aussi, d’une manière détournée. Il parut impossible de demander à des artisans, à des journaliers l’état réel de leurs gains : l’administration établit l’impôt à forfait. Dans chaque localité, elle procéda à des enquêtes sur le taux moyen des salaires des diverses professions et dressa des barèmes en conséquence. C’est ainsi qu’à Troyes, les tailleurs d’habits étaient « réputés » gagner sept sous par jour, les jardiniers, cinq sous, etc. ; tous les ouvriers des corps de métier étaient censés travailler une moyenne de deux cents jours par an. En Limousin, les tarifs étaient dressés d’après des bases analogues et comportaient des surtaxes pour les petits patrons travaillant avec le concours d’apprentis ou compagnons.

La dernière catégorie, celle des revenus mobiliers, s’appliquait aux rentes foncières ou hypothécaires, aux intérêts des emprunts contractés par les provinces, les villes, les corporations, etc. A une époque où la fortune était presque en entier d’origine immobilière, cette rubrique ne pouvait avoir qu’une très faible importance : aussi dans certaines provinces fut-elle complètement négligée.

Les déclarations devaient être accompagnées de toutes les pièces qui permettaient d’en contrôler la sincérité : baux, contrats de vente, adjudications, etc. Elles étaient centralisées par les municipalités et remises au commissaire désigné par l’intendant pour les examiner. Ledit commissaire devait se rendre dans chaque paroisse et convoquer les habitans en assemblée générale, de préférence un jour de fête ou un dimanche, pour recueillir leurs observations et faire droit aux requêtes dont il reconnaîtrait le bien fondé. Toute personne convaincue de fausse déclaration était condamnée à payer une amende égale au double de la somme dissimulée. Quant aux contribuables qui refusaient de produire l’état de leurs revenus, ils étaient taxés d’après les indications données par les autres habitans et voyaient leurs cotes augmentées d’un tiers.


Telles sont, sommairement exposées, les principales dispositions qui régissaient le fonctionnement de la taille tarifée. A lire les panégyriques officiels, les nouveaux règlemens étaient « doux et humains ; » ils n’engendraient « ni vengeances, ni querelles, ni inimitiés ; » ils n’obligeaient point les collecteurs à poursuivre des enquêtes indiscrètes sur la fortune de leurs concitoyens : ceux-ci, rassurés, ne cherchaient plus à dissimuler leurs ressources et n’avaient point à redouter, comme au temps de la taille arbitraire, « que la propreté de leur maison et de l’habit qu’ils portaient, et, jusqu’à leur mine d’aisance, tout ne fût une cause pour augmenter leurs impositions... »

Mais ces éloges que les promoteurs du système décernaient à leur œuvre semblent bien peu mérités, quand on interroge les documens contemporains. Si l’on parcourt la correspondance des intendans et des subdélégués, les circulaires et les instructions adressées aux agens subalternes, on est frappé des difficultés sans nombre, des injustices et des inégalités de toute nature qu’a soulevées dans la pratique l’application de la taille tarifée.

Et tout d’abord, les redevables mirent une telle mauvaise volonté à fournir la déclaration prescrite de leurs revenus, ils opposèrent une force d’inertie si obstinée que, ne pouvant en venir à bout par la persuasion, il fallut dans certaines provinces recourir à la force et faire appel à la maréchaussée. Dans l’ordonnance du 31 octobre 1744, l’intendant de Picardie prescrit aux élus de sa circonscription de se montrer impitoyables. « Les habitans, dit-il, auront huit jours pour faire leurs déclarations ; s’ils ne les font, vous y enverrez garnison... jusqu’à ce qu’ils les aient rapportées ; s’ils s’obstinent à les refuser, vous ferez mettre en prison les syndics, collecteurs ou réfractaires sans l’émission. » Et surtout, « ne marquez nulle faiblesse, nulle compassion ; » n’hésitez pas à agir vigoureusement pour que tous les habitans de votre ressort puissent jouir prochainement « de l’avantage inestimable d’une répartition proportionnée à leurs facultés. » Ah ! qu’en termes galans ces choses sont dites ! Comme les habitans auraient été ingrats s’ils n’avaient point accueilli avec reconnaissance l’avantage inestimable dont les gratifiait l’intendant !

Grâce aux moyens de coercition dont ils disposaient, les ag3ns de l’administration obtinrent tant bien que mal les déclarations nécessaires à l’introduction du système de la taille tarifée : mais ils reconnurent promptement l’impossibilité absolue d’en exiger de nouvelles pour les années suivantes. Les déclarations originaires restèrent ainsi en vigueur pendant des périodes de vingt, trente, quarante ans, et la Révolution survint avant que la plupart d’entre elles eussent jamais été refaites ; comme si, pendant cette période de près d’un demi-siècle, les fortunes étaient demeurées immuables et en quelque sorte cristallisées ! En fait, pour prévenir les injustices trop criantes, les intendans furent obligés de faire inscrire d’office les mutations foncières, les acquisitions de propriétés ou d’héritages ; ils n’osèrent aller plus loin et introduire des modifications tant soit peu importantes dans l’imposition du commerce et de l’industrie, des traitemens et des salaires, qui continuèrent à être taxés d’après les données primitives.

D’autre part, l’administration fut fort en peine pour vérifier la sincérité de toutes ces déclarations qu’il lui avait été si malaisé d’obtenir. Elle avait espéré que les assemblées de paroisse lui prêteraient leur concours et s’empresseraient de lui fournir tous renseignemens utiles. Il n’en fut rien. Dans la plupart des communautés rurales, les habitans se concertèrent pour tromper les commissaires des tailles et abaisser systématiquement d’un tiers ou même de moitié la valeur des terres. Les commissaires voulurent déjouer ces manœuvres frauduleuses, ouvrir des enquêtes, ordonner des expertises ; ils eurent à lutter contre l’hostilité à peine déguisée des populations, contre le mauvais vouloir des experts qui se refusaient à condamner les prétentions de leurs concitoyens. En fin de compte, l’administration, impuissante à se documenter par ses propres moyens, en arriva à recourir à de véritables mesures de police.

Quelques intendans n’hésitèrent pas à recommander cette méthode ouvertement. Dans la circulaire imprimée du 31 octobre 1744 que nous avons citée plus haut, l’intendant de Picardie prescrit de surtaxer dans chaque paroisse, un certain nombre d’habitans pour « faire des mécontens » qui, vexés de se voir injustement imposés, viendront dénoncer leurs voisins. « Si vous procédez avec tact et discrétion, dit-il à ses subordonnés, il ne manquera pas de se trouver des gens qui, soit publiquement, soit secrètement, viendront vous faire des plaintes et des dénonciations. » Ces instructions ne demeurèrent point lettre morte. Dans son rapport à l’intendant, un des élus de la paroisse fait complaisamment étalage « de son attention connue à recevoir les plaintes sans que le délateur soit compromis ; » il vante les résultats qu’il a ainsi obtenus, les fraudes qu’il a su découvrir et déjouer. Pour éviter de donner prise à la suspicion, il descend, au cours de ses tournées, « dans de misérables chaumières » plutôt que de demander l’hospitalité « à des curés ou à des seigneurs même amys... » Sans doute ces derniers étaient peu disposés à jouer le rôle de délateur, à se faire l’écho de basses dénonciations !

On voit, par ces détails, à quel point l’application de la taille tarifée exposait les contribuables à des procédés vexatoires. Malgré les apparences, les tarifs n’étaient pas moins impuissans à prévenir l’arbitraire des agens du pouvoir. Ceux-ci avaient beau jeu pour accueillir ou refuser les déclarations, au gré de leurs caprices, pour admettre celles de leurs amis, même si elles étaient manifestement inexactes, pour rejeter celles de leurs adversaires sous les prétextes les plus futiles. Les intendans disposaient d’ailleurs d’un droit qui nous paraît aujourd’hui exorbitant, celui d’établir des cotes d’office, c’est-à-dire de taxer par eux-mêmes et en dehors des règles administratives telles personnes qu’il leur convenait. En principe, ces taxes d’office étaient destinées à réparer des omissions ou erreurs dans les rôles, à empêcher que des fonctionnaires, — mal vus des populations, de par leur situation, comme les employés des aides ou des gabelles, — ne fussent accablés par des collecteurs vindicatifs. Dans la pratique, il en était autrement, les cotes d’office étaient rarement justifiées par des considérations sérieuses ; trop souvent les intendans en usaient comme d’un moyen d’influence, soit que, pour se concilier les bonnes grâces de quelque grand seigneur, ils accordassent des « cotes d’amour » à tel manant ou fermier, soit qu’ils infligeassent des « cotes de punition » à un récalcitrant.

En définitive, avec les privilèges, dont jouissaient les membres du clergé et de la noblesse, avec les faveurs plus ou moins indûment accordées « aux frères et amis, » il existait maintes paroisses ou la moitié, les deux tiers même des chefs de famille ne payaient aucun impôt. Tout le poids du contingent retombait sur ceux que Boisguilbert appelle des « indéfendus, » c’est-à-dire sur des paysans n’ayant aucun protecteur pour plaider leur cause en haut lieu.

Les méfaits de l’impôt personnel furent éloquemment dénoncés par les économistes. Turgot montre l’industrie découragée, les campagnes appauvries, chaque laboureur occupé à cacher son aisance afin d’éviter toute entreprise qui pourrait servir de prétexte à l’accroissement de ses contributions. Adam Smith, non moins incisif, s’apitoie sur le sort de ces malheureux fermiers qui, n’osant avoir un bon attelage de chevaux ou de bœufs, s’efforcent de cultiver leurs terres « avec les instrumens de labour les plus chétifs et les plus mauvais possible pour faire semblant d’être pauvres et de paraître hors d’état de rien payer. » Comme remède à cette situation pitoyable, les économistes demandent que la taille arbitraire soit supprimée dans toutes les provinces où elle existait encore, que la taille tarifée soit transformée en un impôt réel, assis sur les biens fonds sans avoir égard à la personnalité des contribuables et ne comportant aucune exemption qui ne fût motivée par l’intérêt public.

Le gouvernement de Louis XVI n’osa entreprendre une œuvre de pareille envergure. Il se borna à encourager les efforts des assemblées provinciales pour améliorer sur certains points la répartition des tailles. C’était à l’Assemblée constituante qu’il appartenait de réaliser les réformes depuis longtemps désirées et de mettre un terme, par la création d’impôts réels, aux abus intolérables des impôts personnels.


II. — LA CAPITATION

La capitation fut établie en janvier 1695 pour subvenir aux frais occasionnés par la guerre de la Ligue d’Augsbourg. Les finances du royaume étaient à ce moment dans un dénuement complet. Le contrôleur général Pontchartrain, après avoir épuisé les expédiens connus, pratiqué tour à tour les emprunts à gros intérêts, les avances sur contributions, les créations d’offices, imagina d’instituer une sorte d’impôt national qui, dans des proportions déterminées par un tarif, mettrait à contribution tous les habitans du royaume. A cet effet, il fit procéder à un dénombrement général de la population et répartir les chefs de famille en vingt-deux classes. La première, où figuraient le Dauphin, les princes du sang, les ministres, les fermiers généraux, était imposée à raison de 2 000 livres ; la deuxième, qui comprenait les ducs, les maréchaux de France, les gouverneurs de province payait 1 500 livres ; la troisième, 1200 ; la quatrième, 1 000, et ainsi de suite jusqu’à la vingt-deuxième et dernière où étaient rangés les artisans et journaliers, dont la cote était fixée uniformément à 20 sous.

Cette taxation des personnes d’après leur situation sociale ou leur profession avait le mérite d’être simple et d’une application facile ; mais point n’est besoin d’insister pour montrer les objections qu’elle soulevait au point de vue de la stricte équité. Pourquoi les médecins étaient-ils taxés à 10 livres ? quand les avocats en payaient 20 et les traiteurs 30 ? Et dans l’intérieur d’une même classe, était-il juste d’imposer sur le même pied : tous les bourgeois vivant de leurs rentes, alors que certains étaient riches à millions et que tant d’autres avaient peine à conserver leur rang et à vivre bourgeoisement ? Comme l’écrivait spirituellement Boisguilbert : « Il est de même ridicule d’avoir établi qu’un avocat, un marchand ou seigneur de paroisse et un officier paieront la même somme, qu’il le serait de régler que tous les boiteux contribueraient pour la même part et que ceux qui marcheraient droit en fourniraient une autre ! »

Et pourtant, malgré ses imperfections, la capitation renfermait un principe nouveau, qui parut en son temps une innovation quasi révolutionnaire, mais dont, un siècle plus tard, la justesse devait être admise sans conteste : nous voulons dire l’égalité de tous les citoyens devant l’impôt. Aux termes de la déclaration du 16 janvier 1695, les tarifs devaient être appliqués à tous les sujets du Roi sans autre exception que « les pauvres réduits à la mendicité et les enfans à la mamelle. » Les ordres privilégiés, astreints pour la première fois à l’obligation de contribuer aux charges publiques, s’indignèrent contre la méconnaissance des lois fondamentales du Royaume. Le gouvernement s’effraya : il n’osa poursuivre l’application complète de la loi et entra en composition avec les réclamans. Au clergé, il accorda remise totale de l’impôt moyennant un don gratuit de 4 millions par an ; à des corporations, à des villes, voire à des provinces entières, il consentit des abonnemens, qui, moyennant un subside généralement peu élevé, dispensaient les intéressés du paiement de la taxe. Avec la noblesse seule, Pontchartrain se montra implacable et se refusa à tout compromis.

Suivant les promesses de Louis XIV qui s’y était engagé « en foi et parole de Roi, » la capitation fut supprimée aussitôt après le traité de Ryswick en 1687 ; mais, par suite des exigences de la situation financière, elle dut être remise en vigueur dès que la guerre avec l’Espagne eut éclaté en 1701. Cette fois, elle fut conservée lors de la signature de la paix et, sous réserve de modifications peu importantes, elle subsista jusqu’à la fin de l’Ancien Régime. A la veille de la Révolution, elle rapportait au Trésor une quarantaine de millions par an.

Lors de son l’établissement en 1701, la capitation fut complètement transformée et cessa d’être un impôt par classes. Au lieu d’atteindre les contribuables conformément à un tarif, elle devint un impôt de répartition dont les contingens furent établis pour chaque province conformément aux rôles des tailles. Chaque contingent fut divisé en deux parts : l’une, de beaucoup la plus considérable, fut assignée aux taillables ; l’autre, fixée à un chiffre minime, fut payée par les privilégiés : nobles, bourgeois, etc. De la première, nous ne dirons rien : la capitation taillable présenta tous les abus, toutes les inégalités de la taille, sur lesquels nous nous sommes précédemment étendu. La seconde, au contraire, fut établie d’après des règles spéciales qui méritent de retenir un instant l’attention.

Pour tous les privilégiés en effet, pour tous les « non-taillables, » comme on disait alors, la capitation constituait un véritable impôt sur le revenu, assis sur les facultés globales de chaque redevable. Les villes franches, les compagnies de finances ou de justice, les corporations étaient imposées par l’intendant à une somme forfaitaire, dont elles répartissaient à leur gré le montant entre leurs membres. Certaines municipalités, comme celle de Paris, en profitèrent pour créer une sorte d’impôt somptuaire atteignant à la fois les loyers, les domestiques, les chevaux et voitures. D’autres préférèrent s’en rapporter « à la commune renommée » et taxer chaque contribuable d’après son genre de vie, sa situation de famille. En vain, les intendans cherchèrent-ils à asseoir l’impôt sur des bases certaines, à provoquer l’institution des tarifs officiels ; les villes s’y refusèrent. En pareille matière, disaient les échevins d’Amiens, « on ne peut que s’en rapporter à la notoriété publique... Vouloir tenter d’acquérir des connaissances plus exactes et plus sûres... serait exercer, sans que le fisc même y gagnât, une sorte d’inquisition qui paraîtrait odieuse, plus odieuse que l’inexactitude des cotes ne pourrait être à charge. »

D’après ces principes, la capitation fut établie suivant les renseignemens plus ou moins vagues qui parvenaient à la connaissance des municipalités. À Troyes par exemple, — et il en était de même dans la plupart des localités, — on voit en parcourant les dossiers conservés aux archives départementales que tel bourgeois est taxé à 120 livres « parce qu’il a un bon carrosse, une maison à lui bien meublée…, pour environ 25 à 30 000 livres de vaisselle d’argent…, parce qu’il jouit d’une bonne table et possède un revenu considérable. » Tel autre est taxé à 250 livres « parce qu’il tient un commerce considérable où il a sûrement gagné, et que la mort de sa femme n’a pu changer son état de fortune. » Tel autre ne paye que 80 livres « parce qu’il habite une grande maison où beaucoup de réparations sont à faire depuis des années… ; on croit qu’il a subi des pertes d’argent et se trouve peu à l’aise dans ses affaires. « Avec des rôles établis dans de pareilles conditions, on conçoit qu’il fut presque impossible aux contribuables de vérifier le montant de leur imposition, de s’assurer que leur côte n’avait pas été majorée pour une cause quelconque. Se croyaient-ils surtaxés, étaient-ils tentés de réclamer, les pièces innombrables exigées d’eux à l’appui de leurs dires, la longueur des procédures, les frais en résultant, tout les dissuadait de faire valoir leurs droits.

La noblesse jouissait du privilège d’être directement taxée par l’intendant. Mais, les gentilshommes étaient imposés d’une façon non moins arbitraire que les bourgeois des villes franches. Il existe aux archives de Rouen un cahier de notes pour servir à l’imposition de la capitation noble dans l’Élection de Dieppe, qui permet de saisir sur le vif la manière dont opérait l’administration. Sur ce cahier chaque gentilhomme est porté à un article spécial où sont résumés tous les renseignemens recueillis sur ses biens (achats ou ventes de propriétés, successions, etc.), sur sa personne, son mariage, le nombre et l’âge de ses enfans. La plupart des articles se terminent par une note générale, dont quelques exemples pris au hasard permettent de juger la teneur :

« M. X… avait une fortune très jolie pour un garçon ; mais il en a dissipé une grande partie… il ne doit pas avoir actuellement plus de 400 livres de rente et sa capitation peut être fixée à 20 livres.

« Le sieur de B… jouit de plus de 10 000 livres de rente ; il est très aisé, amasse tous les jours et n’a rien pris sur son revenu pour marier sa fille ; il n’est donc point dans le cas de voir sa capitation modérée.

« Le sieur de V... jouit de 2 000 livres de revenus ; il s’est remarié ; l’on croit qu’il y a un enfant de ce dernier mariage, mais aussi il a une dot de sa femme, il ne fait pas de dépense ; son imposition à 30 livres n’est pas trop forte. »

Ailleurs : « On ne connaît pas le bien de M. de M... ; il a encore monsieur son père qui paye capitation dans la généralité d’Amiens. M. de M... a épousé la fille du sieur B..., négociant à Dieppe, mort riche en effets... M. de M... tient à Dieppe l’état d’un homme riche et passe pour tel. »

Ailleurs encore : « Il est certain que le sieur de M... jouit de plus de 6 000 livres de rente, qu’il n’en dépense pas 1 000 par an, qu’il est le plus crasseux gentilhomme du pays, qu’il a deux grands enfans âgés de plus de trente ans qui ne servent point et n’ont eu aucune éducation. »

Certains des intéressés se récrient, protestent contre la fausseté des renseignemens qui ont servi de base à leur imposition. Le sieur de V... qui est noté comme un gentilhomme verrier « riche et aisé..., ayant amassé du bien dans une verrerie qu’il a fait valoir longtemps et où il a été heureux, » réclame avec véhémence. « Il est bien vrai, dit-il, que j’ay fait valoir une verrerie ; mais, bien loin qu’elle m’ait enrichi, je suis en état de prouver qu’elle ne m’a été d’aucun avantage. » L’erreur était manifeste. L’administration n’en disconvient pas ; mais répond avec hauteur que le sieur de V... « est imposé au-dessous de ce qu’il devrait payer ; » qu’il ne vienne donc pas demander une diminution d’impôt... « C’est une augmentation qu’on devrait lui infliger, car il jouit de plus de 4 000 livres de rente ; ses enfans sont bien placés, son fils aîné marié richement et non imposé demeurant avec lui : »

Ces quelques extraits montrent avec quelle légèreté les rôles de la capitation noble étaient établis dans l’Election de Dieppe. A chaque page, le cahier de notes renferme des mentions dans le genre de celles-ci Le sieur X... « passe pour avoir tant de rentes ; » ou bien « est réputé pour avoir tant de revenus ; » ou encore, « on ne connaît pas exactement la fortune du sieur de Z... mais on croit qu’elle s’élève à tant. » Ce qui se passait dans ce coin de Normandie se répétait par toute la France. En réalité, faute de données précises, l’administration taxait les redevables sur des cancans de petite ville ; elle savait par les fournisseurs, par les gens de la localité, si un gentilhomme faisait ou non « de la dépense, » s’il donnait des réceptions, des fêtes, s’il roulait carrosse... et de là en déduisait le chiffre probable de ses revenus. Ce système aurait été odieux si le taux de l’impôt, au lieu d’être relativement bas, avait été élevé, si les cotes individuelles avaient atteint des chiffres tant soit peu considérables ; en ce cas, l’arbitraire de la répartition aurait pu entraîner de telles injustices que les fortunes auraient risqué de s’en trouver atteintes et compromises.


III. — LE DIXIEME ET LES VINGTIEMES

L’impôt du dixième, auquel succéda ultérieurement celui du vingtième, constituait une troisième forme d’impôt sur le revenu, la plus perfectionnée de celles que l’Ancien Régime connut. On se rappelle dans quelles circonstances le dixième fut créé. C’était aux jours les plus sombres de la guerre de la Succession d’Espagne. Les armées françaises venaient d’être successivement défaites à Oudenarde et à Malplaquet ; les Impériaux s’étaient emparés de Lille et menaçaient la Picardie. Pour continuer la guerre et pouvoir imposer aux alliés une paix honorable, l’argent faisait défaut, le Trésor royal était à sec.

Dans ces conjonctures, le contrôleur général Desmarets, s’inspirant de la législation en vigueur dans les Flandres et en Hollande, proposa au Roi d’exiger de tous les habitans du Royaume une contribution égale au dixième du revenu de leurs biens. Le projet fit scandale. Ainsi donc, les agens du fisc allaient être amenés à pénétrer « dans le secret des familles ; » ils auraient le droit « de tirer de chacun une confession de bonne foi nette et précise, de son bien, de ses dettes actives et passives. » Quel bouleversement dans les consciences ! quel trouble apporté jusqu’au fond des provinces ! Le Roi s’en émut. « Quelque accoutumé qu’il fût, dit Saint-Simon, aux impôts les plus énormes, » il ne laissa pas que de s’épouvanter à l’idée du dixième et se tourmenta au point que sa santé s’en trouva altérée. Pour rassurer son esprit, il s’adressa au Père Le Tellier et fit demander une consultation « aux plus habiles docteurs en Sorbonne. » Ceux-ci répondirent au Roi que « tous les biens de ses sujets étaient à lui en propre et que, quand il les prenait, il ne prenait que ce qui lui appartenait... » Louis XIV, « mis au large » par l’approbation des Jésuites, finit par consentir à la levée du dixième et signa l’édit du 14 octobre 1710 qui l’établissait.

Le nouvel impôt rencontra, dès le début, des résistances acharnées. Avec une grande habileté, Desmarets s’appliqua à les déjouer. Comme l’avait fait Pontchartain lors de la mise en vigueur de la capitation, il renonça à appliquer la loi d’une façon rigoureuse et préféra entamer des négociations avec les opposans. C’est ainsi qu’il dispensa les ecclésiastiques du paiement du dixième, moyennant le versement immédiat d’un don gratuit ou prétendu tel de 8 millions, qu’il autorisa la plupart des pays d’Etat à racheter leur quote-part moyennant des abonnemens qui furent fixés à 884 000 livres pour la Bourgogne, à 500 000 livres pour la Provence, etc. Il accorda la même faveur à un certain nombre de villes et de communautés qui lui en firent la demande. Au total, plus d’un quart des biens du royaume furent à un titre quelconque exonérés de l’impôt.

Desmarets traita avec une mansuétude non moins grande ceux des contribuables qui, n’ayant nul motif d’exemption, allaient se trouver soumis aux exigences du fisc. Conformément à ses instructions, les bureaux des finances se bornèrent à recevoir les déclarations de revenus qu’on voulut bien leur remettre et ne cherchèrent point « à approfondir si elles étaient sincères. » Les récalcitrans ne furent l’objet d’aucune pénalité ; ils furent simplement taxés d’office et, encouragés par l’impunité, se gardèrent bien de venir à résipiscence. Comme le constate judicieusement M. Marion, « il n’y eut pas à vrai dire de dixième ; il n’y eut qu’un impôt infiniment moindre où chacun donna à peu près ce qu’il voulut, où beaucoup ne donnèrent rien ou à peu près. »

Ces ménagemens infinis produisirent des résultats qui ne sauraient surprendre. Desmarets escomptait une recette de 80 millions, il en obtint à peine 25. Mais il n’eut garde d’avouer ses mécomptes et décerna à son œuvre des éloges si convaincus que la plupart des contemporains et même des historiens modernes s’y sont trompés. A en croire un rapport rédigé quelques années plus tard par ce ministre, « le dixième aurait constitué une ressource inépuisable pour la guerre ; » il aurait été « l’un des principaux motifs qui ont déterminé les ennemis à faire la paix. » L’assertion est singulièrement hasardée. Il suffit de parcourir les comptes rendus de Mallet ou de Forbonnais pour voir que, bien loin de trouver dans le produit du dixième « une ressource inépuisable, » Desmarets dut continuer à vivre avec des moyens de fortune : imposer des avances aux receveurs généraux, vendre des lettres de noblesse, créer de nouveaux offices, etc. Quant au l’établissement de la paix, il fut rendu possible par la victoire de Denain, par les succès des troupes de Villars et de Vendôme, bien plus que par n’importe quelle combinaison financière.

Conformément à la promesse du Roi, le dixième aurait dû être supprimé dans les trois mois qui suivaient la fin de la guerre ; mais, lors de la signature du traité d’Utrecht en 1713, la pénurie du Trésor était telle que, « pour éviter un plus grand mal, » c’est-à-dire une banqueroute imminente, le nouvel impôt fut conservé pendant quatre ans jusqu’en 1717. Sa disparition même ne fut que provisoire : les campagnes malheureuses du règne de Louis XV obligèrent le gouvernement à en décréter le rétablissement, d’abord de 1733 à 1737 : puis de 1741 à 1749. En 1750, le dixième fut diminué de moitié et perçu sous le nom de vingtième des revenus ; un second vingtième, s’ajoutant au premier, fut levé en 1755 ; un troisième en 1760. Ce dernier souleva des tempêtes. Les Parlemens s’insurgèrent. Celui de Paris, remontant aux principes du droit public, contesta au souverain le pouvoir d’établir des contributions nouvelles sans le consentement des représentans de la nation. Celui de Rouen fut non moins hardi et ne craignit pas d’imputer le désordre des finances à la cessation des États Généraux, « qui permettait au génie fiscal de rompre ses digues et d’accabler le pays sous des impôts toujours croissans, perçus tyranniquement et avec d’horribles vexations ! »

Malgré les remontrances des Parlemens, les édits furent enregistrés ; les nouveaux vingtièmes furent perçus et, tantôt au nombre de deux, tantôt au nombre de trois, demeurèrent en vigueur jusqu’à la fin de l’Ancien Régime ; ils rapportaient en moyenne unie recette annuelle de 75 millions de livres.


Comment fonctionnait cet impôt « si honni et impopulaire ? » Les diatribes des parlementaires étaient-elles fondées ou ne constituaient-elles qu’un épisode de l’opposition des gens de loi contre l’absolutisme du pouvoir souverain ?

D’après les ordonnances, les vingtièmes, — et antérieurement le dixième qu’ils avaient remplacé, — constituaient un impôt direct et personnel, assis sur l’ensemble des revenus de chaque contribuable. Les cotes étaient établies au vu de déclarations individuelles. Comme pour la taille tarifée, celles-ci furent malaisées à obtenir : paysans, bourgeois ou nobles, tous s’y résignèrent de mauvaise grâce et cherchèrent par tous les moyens possibles à dissimuler l’état réel de leur fortune.

On a vu que, lors de la création du dixième en 1710, Desmarets avait dû en prendre son parti, et renoncer à exiger les déclarations qui lui étaient refusées. Quand le dixième fut rétabli en 1733, le contrôleur général Orry voulut faire appliquer la loi d’une façon rigoureuse ; il ordonna aux intendans de se montrer impitoyables et de majorer sans l’émission la cote de tous ceux qui n’auraient point fourni dans les délais une déclaration valable. « Tel contribuable, dit-il, qui jouit d’un revenu de 1 000 livres et refuse d’en donner le détail, sera imposé sur 1 200 ; » s’il réclame, il devra produire des justifications pour obtenir un dégrèvement ; si, au contraire, il paye sans protester, « ce sera une preuve bien certaine que son dixième n’est pas encore porté où il devrait être ; » et, — la chose est sous-entendue, — il devra être augmenté l’année suivante. Pour les personnes de qualité, Orry recommande aux intendans d’être aussi fermes, mais d’avoir recours dans la forme à des ménagemens particuliers. « Vous manderez le délinquant à votre hôtel, écrit-il à l’intendant de Rouen, vous recevrez sa représentation avec la politesse qui vous est naturelle, vous lui direz que, pour satisfaire aux intentions du Roy, vous auriez dû le comprendre dans un rôle au quadruple (c’est-à-dire lui imposer une amende de quatre fois la somme dissimulée), mais que, par considération pour lui... vous avez jugé à propos de l’imposer seulement au simple pour une somme de... »

Bien des gens cherchèrent à tourner les règlemens en remettant au fisc des « états informes » où, sans autres renseignemens à l’appui, ils se bornaient à donner un chiffre global, — et naturellement inexact, — de leurs revenus ; par exemple : « Je soussigné Paul Rousseau, bourgeois de la ville de Pontoise, déclare que l’ensemble de mes biens, meubles et immeubles, me rapportent par an un produit net de 1 200 livres, charges déduites. » L’administration ne pouvait accepter des déclarations aussi rudimentaires, qui rendaient tout contrôle impossible ; elle les refusa, et, malgré les protestations des intéressés, les considéra toujours comme nulles et non avenues.

Même en fournissant des relevés détaillés de leurs biens, la plupart des contribuables ne se firent nul scrupule de dissimuler « le plus possible de leur fortune. » « L’infidélité des déclarations données lors de l’établissement du premier dixième est un fait certain et si connu, disait Orry, qu’on est persuadé, avec raison, que les anciens rôles auraient pu monter au double au moins de ce qu’ils ont produit, si les biens avaient été déclarés suivant leurs revenus. » Pour prévenir le retour de ces abus et faire rendre aux nouveaux rôles ce qu’ils devaient légitimement rapporter, le ministre frappa sévèrement les dissimulateurs. « Les sujets de Sa Majesté qui ont fait des déclarations exactes de leurs biens, se trouveraient payer trois fois plus que ceux qui n’ont fourni que de fausses déclarations, et le zèle des premiers se trouverait pour ainsi dire puni dans le temps que ces faux déclarans jouiraient du fruit de l’infidélité de leurs déclarations ; » c’était donc faire acte de justice que d’appliquer strictement les pénalités prévues par les ordonnances, et d’exiger, suivant le cas, des amendes égales au double ou au quadruple des sommes dissimulées. Les intendans montrèrent peu d’empressement à s’engager dans cette voie, craignant de s’aliéner, s’ils faisaient preuve d’une sévérité trop grande, les personnes influentes de leurs généralités, les grands seigneurs, les membres du Parlement, qui considéraient le dixième comme une atteinte à leurs prérogatives et n’hésitaient pas, malgré les ordres du Roi, à soustraire au fisc la majeure partie de leurs revenus.

Dans certaines régions de la France, il fallut pourtant sévir ; les fraudes prenaient de telles proportions que le Trésor se trouvait frustré de sommes considérables. Les Gascons se signalèrent par leurs déclarations fantaisistes et, dans tout le bassin de la Garonne, des villages entiers s’entendirent pour diminuer de moitié ou des trois quarts la valeur de leurs terres, L’intendant de Guyenne finit par se fâcher. En 1750, il ordonna de doubler et même de quadrupler les rôles d’un certain nombre de paroisses où « tous les articles, sans aucune exception, étaient infidèles et frauduleux. » La majorité des habitans en effet avait trouvé bon de n’avouer qu’un revenu annuel de 15 ou 20 livres. — Pour combattre ces dissimulations, il est certain que des pénalités rigoureuses s’imposaient ; mais que penser d’une législation où les fonctionnaires avaient le pouvoir, selon leur bon plaisir, de doubler ou de quadrupler d’un trait de plume toutes les cotes d’une paroisse ? Un contribuable honnête était ainsi exposé à encourir des amendes imméritées, sans être admis à présenter sa défense, à faire valoir son bon droit.

Pour vérifier les déclarations innombrables issues de tous les coins de la France, les intendans ne pouvaient suffire. Une administration spéciale fut créée, celle des vingtièmes, qui comprit un nombreux personnel de directeurs, inspecteurs et contrôleurs. Ces agens, dont on ne saurait méconnaître le zèle et la valeur professionnelle, avaient à remplir une tâche singulièrement ardue. A côté des renseignemens plus ou moins exacts qu’ils se procuraient auprès des subdélégués, des maires et des consuls, des officiers des élections, etc., ils étaient obligés de se documenter au moyen de certains procédés dont la délicatesse et même la légalité étaient discutables. C’est ainsi que, malgré l’opposition des officiers ministériels, ils s’en allaient perquisitionner dans les études des notaires, aux greffes des tribunaux, que « par violence et par ruse » ils se faisaient donner accès dans les archives appartenant aux seigneurs. Les agens étaient irresponsables ; ils admettaient ou rejetaient les déclarations sans être tenus de donner les motifs de leurs décisions. Comme l’écrivait le ministre dans une lettre officielle, « ce n’est point au contrôleur à donner la preuve que telle terre rapporte 3 000 livres de rentes ; c’est à celuy qui en est propriétaire, s’il se trouve surtaxé, à venir se plaindre et à rapporter les pièces qui peuvent autoriser sa demande. » En d’autres termes, c’était aux intéressés à démontrer la vérité de leurs assertions, à faire la preuve de leurs dires. Sans doute les contribuables qui se croyaient surtaxés avaient le droit de réclamer ; mais, la plupart du temps, ils reculaient devant les justifications sans nombre qu’ils avaient à produire, devant les démarches de toutes sortes qui leur étaient imposées et dont les frais dépassaient souvent le montant même du litige. De nombreux exemples prouvent d’ailleurs qu’un réclamant pouvait obtenir gain de cause sur un point, mais que, par suite d’une augmentation systématique de tous les articles de sa cote, il se trouvait en définitive payer une somme supérieure au montant de la somme en litige ; il obtenait un dégrèvement de dix sous pour une parcelle de vigne ; mais ses champs et sa maison étaient surtaxés de dix livres. Bon moyen de décourager les importuns et de punir les personnes assez osées pour réclamer !

Les déclarations concernant les vingtièmes étaient établies de la même manière que celles qui s’appliquaient à la taille tarifée. Elles étaient divisées en quatre sections : revenus des biens fonds, revenus mobiliers, revenus des offices et des droits, revenus de l’industrie et du commerce. Dans la première section, figuraient les maisons et les terres. Les maisons étaient imposées au prorata des loyers ; il n’y eut de contestations que pour les châteaux et hôtels particuliers dont le produit net était d’une évaluation singulièrement délicate. Comment apprécier la valeur locative d’un donjon, distinguer les travaux d’embellissement des réparations proprement dites ? La matière prêtait à chicane ; aussi les réclamations furent-elles nombreuses.

Au lieu d’être imposés d’après un barème, comme c’était le cas pour la taille tarifée, les immeubles ruraux furent généralement taxés d’après leur revenu net. Les contrôleurs n’en étaient que plus embarrassés pour asseoir l’impôt sur des bases équitables ; connaissant mal les terroirs sur lesquels ils devaient opérer, ils risquaient à chaque instant d’être induits en erreur par les renseignemens inexacts qui leur étaient fournis. Maintes fois, quand ils arrivaient dans un village, ils ne trouvaient personne à qui parler... tous les habitans avaient disparu comme par enchantement. On est presque tenté d’excuser la conduite des paysans quand on voit la complication extrême des déclarations qu’on exigeait d’eux : pour chaque domaine, ils devaient indiquer la nature des cultures, le produit moyen de la récolte, donner l’énumération des charges, frais de semence, gages des valets, etc. ; ils étaient également tenus de donner le détail de la répartition des profits entre le propriétaire et ses métayers. Chacun de ceux-ci en effet était taxé d’une façon distincte et, suivant une disposition reproduite dans les projets récens d’impôt sur le revenu, les bénéfices agricoles étaient frappés indépendamment du revenu de la terre. Voici à titre d’exemple une déclaration concernant un champ de blé exploité par bail à mi-fruit, suivant le mode usité dans le Midi : « Je Pierre Lescals demeurant au Caux des Aigues, dans l’élection de Villefranche, certifie que je fais valoir dans le quartier dit des Perches 10 séterées de blé produisant 40 setiers, — sur quoi il faut distraire 10 setiers pour la semence, 5 setiers pour divers, — reste 25 setiers, dont distrait un demi pour le propriétaire ci : 12 setiers et demi à 8 livres ; soit 100 livres de revenu. »

Et quand, au lieu de céréales, il s’agissait des produits de la basse-cour, les déclarations mentionnaient solennellement :

20 paires de chapons à 20 sous, ci 10 livres ;
50 paires de poules grasses à 15 sous, ci 37 livres 10 sous ;
20 paires de poules maigres à 10 sous, ci 10 livres ;
5 cochons à 10 livres, 50 livres, etc.

On voit d’ici un contrôleur méticuleux voulant aller dans les fermes et compter les chapons et les paires de poulets !

La cédule des revenus mobiliers s’appliquait aux rentes, intérêts, pensions et droits divers dus par les provinces, les villes, les communautés, etc. Pour faciliter la perception, il était stipulé que la retenue des vingtièmes serait effectuée directement par les trésoriers ou receveurs chargés du paiement des dites rentes. Dans tous les autres cas, notamment en ce qui concernait les créances chirographaires ou les prêts entre particuliers, l’impôt fut éludé et ne rapporta au Trésor que des sommes insignifiantes. Il en fut de même du produit des offices : c’est-à-dire des études de notaires, charges de greffiers, etc. Les intéressés étaient imposés au vu de leurs déclarations : mais ils ne se firent point faute de frauder le fisc et, assurés de l’impunité, s’entendirent pour dissimuler la majeure partie de leurs revenus. En dehors des grandes villes, les officiers ministériels n’étaient guère taxés qu’à raison de 5 ou 6 livres, parfois même de 2 ou 3, c’est-à dire dix fois moins que la plupart des paysans.

D’après les instructions ministérielles, les gens d’affaires, commerçans et autres avaient dû être taxés sur le pied du vingtième des profits qu’ils retiraient « de leurs entreprises. » Comme les autres contribuables, ils auraient dû fournir des déclarations détaillées de leurs revenus ; mais ils s’y refusèrent d’une façon formelle et l’administration n’osa les y contraindre. Elle recourut au même procédé que nous avons vu fonctionner pour la taille tarifée. Chacune des corporations fut imposée à une somme déterminée et chargée d’en effectuer la répartition entre ses, membres. A Limoges, par exemple, le contingent de la communauté des bouchers était fixé, en 1777, à 88 livres ; celui des traiteurs, rôtissiers et pâtissiers à 43 livres ; celui des perruquiers à 52 livres 15 sous, des apothicaires à 20 livres, etc.

La répartition était effectuée d’après les résultats d’une enquête discrète que les corporations ouvraient sur la situation des affaires de leurs différens membres. Les rôles étaient établis au vu de notes semblables à celles que nous avons déjà citées : « Le sieur X... marchand drapier, vend beaucoup. Il a une grande maison au centre de la ville et doit être fort à son aise. » « Le sieur Y... a toujours largement vécu, il a les moyens de payer plus que sa contribution actuelle. « « Le sieur Z... est âgé de quatre-vingt-douze ans, il n’est plus en état de se donner les mouvemens nécessaires pour augmenter et étendre son commerce ; il ne serait pas juste de le taxer davantage, » etc.

On voit, sans qu’il soit nécessaire d’insister, combien tous ces renseignemens étaient vagues et sujets à caution. Comme l’écrivait non sans raison un contrôleur des vingtièmes, « les marchands eux-mêmes qui devraient mieux connaître l’étendue du commerce les uns des autres y sont attrapés les premiers : il y a des négocians très aisés que l’on ne soupçonne pas ; d’autres qui mènent grand train, que l’on croit riches et dont un beau jour l’on apprend la ruine. » Ces réflexions mélancoliques pouvaient au même titre s’appliquer à tous les contribuables : « L’habit ne pas fait le moine, » ni les apparences ne créent la fortune.


Ainsi, l’Ancien Régime a fait l’essai des formes les plus diverses d’impôt sur le revenu. Par la taille, la capitation, les vingtièmes, il s’est efforcé d’atteindre directement les fortunes, de frapper chaque contribuable proportionnellement à ses facultés. Il a multiplié dans ce dessein les ordonnances, les règlemens, les modifiant, les amendant sans relâche. Malgré ses efforts, il n’a pu parvenir à établir une législation stable. En vain, pour asseoir l’impôt d’une manière moins injuste, l’administration a-t-elle voulu s’immiscer dans les affaires privées de chaque famille, de chaque individu ; elle a exigé des déclarations compliquées, des justifications à l’infini ; en vain a-t-elle fait appel au concours de toutes les autorités locales ; des subdélégués, — ces ancêtres de nos sous-préfets, — des maires, des échevins, des notables. Poussée par la nécessité de se procurer les renseignemens qui lui étaient refusés d’autre part, elle a eu recours aux procédés les moins avouables, provoqué des dénonciations, accordé des primes aux délateurs. Ces mesures n’ont point abouti. Ni les menaces, ni les amendes, ni même la prison, n’ont pu triompher de l’hostilité des populations. Les fraudes et dissimulations ont été innombrables. Des villages, des régions entières se sont entendues pour frustrer le Trésor et ne donner aux terres qu’une valeur systématiquement avilie. En définitive, le fisc n’a pu saisir que ce qui brillait au soleil, il a pu recenser les maisons, cadastrer les champs, supputer la valeur des récoltes, dénombrer les animaux employés à la culture ou engraissés en vue de la boucherie ; il s’est trouvé impuissant à connaître les revenus mobiliers ; c’est sur des apparences plus ou moins fallacieuses, des témoignages souvent suspects, qu’il a dû se résoudre à taxer les salaires, à frapper les bénéfices du commerce et de l’industrie.

L’impopularité d’un pareil régime ne saurait surprendre. En 1789, la nation tout entière réclamait la suppression des impôts personnels et l’abolition des privilèges. L’Assemblée constituante n’hésita pas à donner satisfaction à l’opinion publique. Elle supprima toutes les immunités fiscales, celles de la noblesse et du clergé, — auxquelles les intéressés eux-mêmes avaient renoncé dans la nuit du 4 août, — celles des provinces, des villes, des corporations. Elle décida de mettre un terme à ces mesures vexatoires, à ces investigations indiscrètes qui atteignaient tous les sujets du royaume et provoquaient tant de justes récriminations. Le système des déclarations fut solennellement aboli. « Toutes les fois, écrivait Defermon dans l’un de ses rapports, que l’assiette d’une contribution dépend de la déclaration des redevables, les uns s’acquittent scrupuleusement, les autres ne craignent pas de s’y soustraire, » de là résulte une inégalité d’autant plus fâcheuse qu’elle surcharge les bons citoyens et profite aux mauvais.

Pour éviter qu’à l’avenir les contribuables ne fussent exposés à se trouver placés entre leur conscience et leur intérêt, les Constituans voulurent établir uniquement des impôts réels perçus sur les choses et non point sur les personnes. Les diverses formes de la richesse publique furent frappées d’une façon objective, indépendamment de la qualité de leurs propriétaires : que ceux-ci fussent nobles, ecclésiastiques ou bourgeois, leurs biens furent tous soumis au même traitement, imposés d’après les mêmes rôles.

Le régime créé par l’Assemblée Constituante a subi l’épreuve du temps ; dans son ensemble, il est encore en vigueur de nos jours ; sous les différens gouvernemens que la France a connus depuis un siècle, il a fonctionné avec une égale régularité et donné aux contribuables des garanties de justice et d’équité, qu’ils n’avaient connues à aucune autre époque. Ces bienfaits sont aujourd’hui méconnus. L’inviolabilité des affaires domestiques, le secret des transactions, toutes ces libertés fiscales pour lesquelles nos pères ont lutté et vaincu, paraissent actuellement aux partis avancés choses dédaignables. Sous prétexte de procéder à une répartition nouvelle des charges publiques, d’aucuns voudraient, par l’établissement d’un impôt général sur le revenu, faire revivre ces contributions personnelles qui fonctionnaient au temps de l’ancienne monarchie. Au cas où le projet actuellement soumis aux délibérations du Sénat viendrait à aboutir, le contribuable français, après plus d’un siècle d’indépendance, serait de nouveau astreint à fournir une déclaration complète de ses revenus, à faire en quelque sorte la confession publique de ses moyens d’existence, de ses ressources et de ses dettes ; de nouveau, il se trouverait exposé presque sans défense à l’arbitraire des agens de l’administration ; à chaque instant, il risquerait d’être la victime d’une dénonciation anonyme, de la vengeance d’un voisin qui aurait rédigé sur son compte une « fiche » calomnieuse.

Nos mœurs elles-mêmes contribueraient à rendre la perception d’un impôt personnel plus vexatoire et plus impopulaire qu’autrefois, car aux rivalités locales, aux inimitiés personnelles qui ont existé de tout temps, sont venues s’ajouter dans nos communes de nouvelles causes de division ; nous voulons parler, on le devine, des ressentimens provoqués par nos querelles politiques. On sait si les hommes qui détiennent le pouvoir se font scrupule de mettre au service de leur parti les faveurs administratives dont ils peuvent disposer, les places, les distinctions honorifiques ; avec l’impôt sur le revenu, ils jouiraient d’un nouveau moyen d’influence et feraient sans vergogne taxer chaque contribuable d’après ses votes, d’après son attitude électorale. On verrait les moindres hobereaux de village s’arroger, suivant l’exemple des grands seigneurs de jadis, le droit de faire attribuer des cotes d’amour à leurs protégés et décerner à leurs adversaires des cotes de punition. Ainsi, comme l’écrivait M. Paul Leroy-Beaulieu dans cette Revue à la fin de l’année dernière, par le mécanisme même de l’impôt sur le revenu et de la progression des tarifs, il y aurait dans chaque localité un certain nombre de victimes, d’otages livrés sans défense « aux appétits du fisc, aux caprices des Parlemens. »

Est-ce à dire que le système actuel de nos contributions directes soit parfait, qu’il ne doive et ne puisse faire l’objet d’aucune amélioration ? Loin de nous cette pensée ! La révision du cadastre que les populations rurales réclament depuis plus de cinquante ans, la transformation de la contribution personnelle-mobilière pour atteindre d’une manière plus équitable les manifestations extérieures de la richesse, la refonte de certaines dispositions concernant les patentes, sont autant de réformes dont l’adoption ferait disparaître la plupart des critiques que l’on peut justement adresser à notre système fiscal.

Pour réaliser ces réformes, point n’est besoin de bouleverser notre législation, de porter atteinte aux principes de notre droit public, et, — suivant la forte expression de M. Jules Roche, — de forger « un instrument de guerre civile et de discorde » qui, aux mains des partis, risquerait d’être une arme terrible.


CHARLES DE LASTEYRIE.

  1. A côté des traités classiques des Économistes du XVIIIe siècle, ou des ouTrages bien connus de MM. Stourm, de Boislisie, de Luçay, Vuitry, etc., nous avons consulté un certain nombre de monographies, parmi lesquelles il convient de citer les savantes études de M. Marion sur l’impôt sur le revenu au XVIIIe siècle, ainsi que les thèses de doctorat de M. Paultre sur la taille tarifée et de M. Lardé sur la capitation. En dehors de ces références, la plupart des documens cités dans le présent article sont inédits et proviennent des Archives nationales à Paris » ou d’un certain nombre de dépôts départementaux, notamment ceux de Rouen » Amiens, Troyes, Toulouse, Limoges, etc.