L’Impôt sur le revenu - Le Système des signes extérieurs

L’impôt sur le revenu – Le système des signes extérieurs [1]
Jules Roche

Revue des Deux Mondes tome 24, 1904


L’IMPÔT SUR LE REVENU

LE SYSTÈME DES SIGNES EXTÉRIEURS[2]

Deux projets principaux d’impôt sur le revenu sont soumis à la Chambre : l’un par le gouvernement, l’autre par la commission.

Le projet de la commission institue nettement l’impôt général sur le revenu avec ses instrumens de violence naturels : la déclaration obligatoire, l’inquisition et l’arbitraire. Sans doute, la déclaration seule est mise en évidence ; mais elle entraîne inévitablement l’inquisition, le fisc ayant le droit de ne point l’accepter et de forcer les contribuables à lui livrer toutes leurs affaires et celles de leur famille.

Le projet du gouvernement prétend écarter toute déclaration obligatoire, toute inquisition, toute vexation, tout arbitraire, et instituer l’impôt général sur le revenu uniquement d’après le système des « signes extérieurs. » Peu importent les détails du projet de loi ministériel, le mécanisme d’application, la division en deux taxes, les formalités diverses ; l’examen de ces questions ne fait qu’égarer l’esprit ; le projet tout entier se résume en définitive en une seule idée : les revenus des contribuables peuvent être révélés par de certains « signes extérieurs » et le plus exact, le plus sûr de ces signes est la valeur du loyer d’habitation. On sait que M. Rouvier, pour connaître comment fonctionnerait le système, a fait procéder à une sorte de répétition générale, Certes l’éminent ministre des Finances n’a point manqué des plus sérieux motifs pour demander à ses agens supérieurs des Contributions directes, en général fort distingués, un travail aussi considérable ; mais pareil effort était bien superflu. Les résultats éventuels du système de l’évaluation des ressources d’après le loyer sont connus d’avance, non point par des enquêtes, qui sont toujours partiellement des hypothèses, mais par des faits accomplis positifs et répétés, qui se produisirent toutes les fois qu’il fut essayé, sous la Révolution, sous la Restauration, sous la monarchie de Juillet, car il est moins nouveau que ne le pensent ses inventeurs du XXe siècle : il est même d’origine « cléricale, » son auteur n’étant autre que l’archevêque de Toulouse, le cardinal Loménie de Brienne, chef du conseil royal des finances, qui le proposa le 10 mai 1787 à l’Assemblée des notables. Il fut repris, ordonné par des lois impératives en 1791, en 1820, en 1831, et toujours il entraîna les mêmes conséquences, avec la régularité inflexible d’une loi physique ou mécanique.

Ce n’est point que ces lois de 1791, de 1820, de 1831 aient prétendu établir l’impôt général sur le revenu, comme le projet gouvernemental actuel, mais elles reposaient sur le même mécanisme, sur le même principe essentiel : évaluation des revenus du contribuable d’après le loyer d’habitation. Tout le ressort du projet déposé le 16 juin 1903 est là ; tout le ressort des lois de 1791, de 1820 et de 1831 était là. Celles-ci employaient le « loyer d’habitation » pour déterminer la contribution mobilière ; aujourd’hui, on veut l’employer pour déterminer l’impôt général sur le revenu : voilà toute la différence, — simple détail d’application, — tandis que l’esprit et le mécanisme sont identiques. La valeur du loyer d’habitation fut prise comme mètre, trois fois, pour obtenir des contribuables, tantôt 60 millions, tantôt 30, tantôt 45 ; elle est prise aujourd’hui pour les forcer de verser au Trésor de M. Combes 409 millions, en attendant mieux. Il n’y a aucune autre différence dans le fond des choses.

Que dit en effet le gouvernement actuel dans son projet ?

ARTICLE Ier. — Il est établi, en remplacement des contributions personnelle-mobilière et des portes et fenêtres, un impôt général sur le revenu.

ARTICLE II. — L’impôt général sur le revenu se compose :

1° D’une taxe personnelle

2° D’une taxe sur le loyer d’habitation

La taxe personnelle devra produire au moins 120 millions, et sera fixée par les contrôleurs des contributions directes (art. 18). La taxe sur le loyer d’habitation est fixée à 4 p. 100 de la valeur locative imposable, par le même contrôleur, et le projet calcule qu’elle rendra au moins 162 millions à l’Etat.

Une série de dispositions de détail établit des distinctions d’après la population, des catégories de contribuables plus ou moins imposées suivant le nombre des enfans ; mais la base, la mesure de la portion principale de l’impôt général sur le revenu (la taxe sur le loyer) reste essentiellement la valeur locative de l’habitation. Elle ne doit pas seulement permettre à l’Etat de percevoir la plus grosse part du nouvel impôt, sous forme de taxe sur le loyer, elle doit aussi, dit l’exposé des motifs, servir au contrôleur pour « estimer le revenu, » surtout dans les villes, et même toutes les fois qu’il se trouvera en présence de « données insuffisantes. » Ce formidable fonctionnaire estimera à son gré suffisantes ou insuffisantes les « données » qu’il rencontrera, et pourra, quand il lui plaira, multiplier la valeur locative, à Paris par 7, dans les grandes villes par 8, dans les moindres par 9, dans les communes de 5 001 à 10 000 habitans par 10, afin de déterminer le montant de la taxe personnelle infligée au contribuable, devenu, plus savamment et plus strictement que sous l’ancien régime, « taillable et corvéable à merci. »

Ce n’est pas tout. La taxe sur le loyer devra supporter les centimes additionnels départementaux et communaux aujourd’hui perçus sur le principal des contributions supprimées et remplacées par l’impôt sur le revenu. Or, ces centimes s’élèvent à plus de 127 millions dans le budget de 1905. Ce n’est donc pas seulement les 282 millions prévus par le budget, mais 127 de plus, soit 409 millions que le tout-puissant contrôleur, érigé en personnage le plus considérable de l’État, bien au-dessus de M. Loubet, répartira selon son humeur sur les épaules des citoyens du peuple souverain, au nom de la République française. Et ceci n’est qu’un commencement, — un apéritif.

J’ai donc bien raison, trop raison de dire que la valeur du loyer d’habitation est l’âme, — si cette expression est aujourd’hui permise, — du projet gouvernemental, autant et plus que des précédentes lois. Aussi, pour renseigner d’une façon exacte le public, les sages législateurs eux-mêmes, sur la valeur du système proposé, le plus sûr moyen est-il de rappeler, dans ses traits principaux, l’aventure de ces lois : il n’est enquête qui vaille cette histoire.

Trois gouvernemens précédens, aussi différens que la Révolution, la Restauration, la monarchie de Juillet, ont essayé de la meilleure foi, avec les plus grands efforts, d’établir un impôt, fort modéré, d’après le principe aujourd’hui proposé en des conditions bien moins favorables qu’autrefois et pour obtenir une somme beaucoup plus considérable. Ils ont tous également et lamentablement échoué ; on le verra.

Comment les profonds échecs antérieurs se changeraient-ils en succès ?


I

Une des premières préoccupations de l’Assemblée constituante, en 1789, fut de réorganiser les finances et l’ensemble des impôts. Elle était trop éclairée, trop généreuse, avait vu de trop près les abus de l’ancien régime, avait abandonné et condamné d’un cœur trop sincère, dans la nuit du 4 août, tous les privilèges, pour chercher dans le système fiscal des instrumens de spoliation sociale, de discordes civiles, de guerre des classes. La Révolution ne cessa jamais, même aux jours des plus tragiques fureurs, de considérer la propriété individuelle comme l’un des droits primordiaux de l’homme et comme l’une des conditions essentielles de la civilisation et du progrès. Le jour où la Convention se constituait, elle s’empressait, en même temps qu’elle proclamait la République, de décréter, sur la proposition de Danton « que les personnes et tes propriétés sont sous la sauvegarde de la Nation. » « D’excellens citoyens ont pu présumer, — avait dit le grand tribun, — que des amis ardens de la liberté pouvaient nuire à l’ordre social en exagérant leurs principes ; eh bien ! abjurons ici toute exagération ; déclarons que toutes les propriétés territoriales, individuelles et industrielles seront éternellement maintenues », et le procès-verbal constate ici : Applaudissemens unanimes. « Si les propriétés de chacun n’étaient pas sous la protection des lois, — avait ajouté Lasource, — la société ne serait qu’un théâtre de brigandage, où il n’y aurait d’autre droit que celui de la force. (Applaudissemens unanimes.) »

Ce n’est donc pas la Révolution qui aurait pu penser à « collectiviser » les biens par le moyen d’un mécanisme fiscal. L’Assemblée nationale en particulier n’eut qu’un souci, qu’un principe, dans toutes ses tentatives, dans toutes ses recherches : faire payer aux contribuables le moins possible ; faire payer tout le monde sans distinction aucune, excepté les indigens ; instituer l’impôt sur les choses et non sur les personnes, c’est-à-dire l’impôt réel et non l’impôt personnel, l’impôt proportionnel aux ressources, par conséquent égal pour tous, et non l’impôt progressif, c’est-à-dire arbitrairement inégal.

« La perception (des impôts) se fera sur tous les citoyens et sur tous les mêmes biens de la même manière et dans la même forme… » (Article 9 de la Déclaration des Droits du 11 août 1789.)

« Nul citoyen n’est dispensé de l’honorable obligation de contribuer aux charges publiques. » (Article 101 de la Constitution du 24 juin 1793.)

Tels furent les principes dominans de la Révolution et de ses Assemblées depuis 1789 jusqu’à la fin. Il est aisé de comprendre dans quel sens furent dirigées les dispositions légales ayant pour objet de les appliquer ; les travaux du Comité de l’imposition, les rapports de La Rochefoucauld, de Defermon, les discours de tous les orateurs concordent à montrer jusqu’à l’évidence la permanence, la netteté de cette doctrine fiscale. Le rapport présenté par le Comité de l’imposition sur la Contribution foncière le 4 septembre 1790, lu en séance par La Rochefoucauld le 11 septembre, et signé par Dauchy, Defermon, Jary, d’Allarde, Talleyrand, Rœderer et Dupont de Nemours en même temps que par lui, doit être consulté comme le document capital de l’Assemblée constituante en matière d’imposition. Il condamne d’abord avec énergie tout impôt « assis sur les facultés présumées des contribuables » et dont la taille personnelle fut le modèle, comme aussi la capitation personnelle établie par Louis XIV d’après les « facultés présumées » des contribuables. Il condamne en second lieu non moins énergiquement l’impôt de quotité et consacre l’impôt de répartition, l’impôt de quotité entraînant pour chaque contribuable un « procès entre lui et le percepteur. » La contribution foncière sera donc un impôt de répartition, dont le produit total sera fixé d’avance, établi directement sur toutes les terres, réparti proportionnellement à leur revenu net évalué d’après les baux et d’après la comparaison avec les biens affermés pour ceux qui ne le sont pas.

Rien de plus simple, de plus clair, de plus juste.

Mais tous les revenus des citoyens ne proviennent pas de la terre ou des maisons, de la propriété immobilière. Comment atteindre les autres revenus, en restant fidèle taux principes proclamés ? Le Comité de l’imposition crut y parvenir en établissant un impôt spécial appelé contribution personnelle, et qui fut exposé dans le rapport présenté à l’Assemblée le 19 octobre 1790.

Le Comité écarte d’abord tout système impliquant « l’arbitraire, » c’est-à-dire la taxation d’office, et, à plus forte raison, tout, système reposant sur les déclarations des contribuables. » Le rapport insiste à plusieurs reprises sur l’impossibilité d’admettre ces systèmes. Il fallait cependant obtenir le concours des « salaires publics et privés, des revenus d’industrie et de fonds mobiliers. » La base d’évaluation de ces revenus qui parut « la moins fautive » fut le « loyer d’habitation. » Le Comité s’y arrêta, et la proposa à l’Assemblée.

Un second rapport de Defermon, le 7 décembre 1790, compléta l’organisation par une autre taxe appelée Contribution mobilière. Le rapport ne dissimulait pas les difficultés d’atteindre, d’évaluer, de taxer ces revenus mobiliers, exposés à tant de risques, d’un produit si inconstant et si variable, et confirmait le choix du loyer d’habitation comme le signe le moins défectueux de leur valeur ; cependant il constatait certaines oppositions à son système, notamment celles des députés de Paris déclarant « qu’il n’y a plus ni uniformité, ni régularité lorsqu’on veut lever une imposition sur les facultés présumées d’après les loyers, » et celles du Conseil général de la Commune de Paris répétant « que la cote présumée est inadmissible pour cette capitale et qu’il en résulterait une foule d’inconvéniens. »

Les argumens des députés de Paris, produits par écrit le 9 décembre (on remarque parmi les signataires Lévis-Mirepoix, Bailly, Camus, Treilhard, Montesquiou-Fézensac, Tronchet, Duport, etc.), seraient à reprendre en entier aujourd’hui. Ils furent, d’ailleurs, on le verra, singulièrement confirmés par les événemens. L’Assemblée ne s’y rendit point. La discussion fit ressortir seulement avec une nouvelle force la difficulté du problème, la résolution d’éviter tout arbitraire, tout double emploi.

En définitive, on aboutit à l’ensemble des dispositions formant le décret du 13 janvier-18 février 1791 sur la Contribution mobilière dont le ressort essentiel est, — comme dans le projet actuel de M. Rouvier, — le loyer d’habitation. C’est d’après sa valeur que l’on détermine les « revenus d’industrie et de richesses mobilières » (article 16) ; la « cote des gens en pension » (article 17) ; les « salaires » eux-mêmes (articles S et 21). Quant au barème du calcul, il est ainsi fixé par l’article 18 :

Pour obtenir le revenu total d’un contribuable, on multiplie :

Par 3 les loyers de 400 à 500 livres ;

Par 4 ceux de 500 à 1 000 ;

Par 5 ceux de 1 000 à 1500, etc., etc. ;

Enfin par 12 et demi les loyers de 12 000 livres et au-dessus.

Les loyers de moins de 100 livres sont multipliés par 2 ; si bien qu’un loyer de 50 livres révèle un revenu de 100 livres, et un loyer de 12 000 livres révèle un revenu de 150 000 livres.

Aucun revenu en principe n’est exempt de l’impôt, tous les citoyens sont égaux devant la loi ; cependant, des dispositions spéciales s’efforcent d’établir une équité aussi positive que possible. Les revenus fonciers, déjà imposés, sont déduits du revenu qui devra supporter la contribution mobilière : on ne paye pas deux fois ! La valeur des locaux servant à l’exercice du métier, de la profession du contribuable sera déduite de celle du loyer total. Les chefs de famille ayant à leur charge plus de trois enfans sont détaxés suivant le nombre de ces enfans (plus de 3, plus de 6…). Les manouvriers, les artisans, les marchands à boutique ouverte et au détail, les commis, etc., sont détaxés, plus ou moins, suivant la population ; les célibataires, surtaxés, Enfin, la loi s’est ingéniée pour être à la fois aussi juste, aussi humaine que possible, et l’Instruction adressée à la Nation par l’Assemblée, à l’occasion de cette loi, traduit ce souci dans tous ses détails en même temps qu’elle est un modèle de clarté.

Si jamais loi fiscale parut bien faite et de nature à réussir, c’est à coup sûr celle-là. Mais rien ne peut prévaloir contre un principe faux. L’Assemblée s’était trompée en prenant le loyer d’habitation pour mesure du revenu. Les événemens ne tardèrent point à le lui prouver.

Cette loi, en apparence si parfaite, si logique, si équitable, était au fond contraire à la nature des choses. Malgré toutes les précautions du législateur, elle tourna contre le Trésor, contre les contribuables eux-mêmes, surtout contre les indigens, et il fallut l’abroger solennellement.

Assurément, elle fut bien accueillie par l’opinion, tant que l’on ne la connut que sur le papier. Dès les premiers jours de l’exécution, les difficultés et les réclamations surgirent.

Le 30 septembre 1791, Tarbé, ministre des Finances, écrivait à l’Assemblée que 40 départemens seulement, sur 83, avaient terminé le 20 septembre leur travail préparatoire.

Un an après, le 29 juin 1792, Beaulieu, successeur de Tarbé, annonçait que les deux tiers seulement des travaux d’assiette du nouvel impôt étaient prêts ; quant au produit de l’impôt, il était singulièrement en retard et inférieur aux prévisions. On avait alors perçu à peine le quart de l’impôt de l’exercice 1791.

Et les réclamations, les plaintes, les pétitions de pleuvoir de tous les coins du territoire :

Le 12 septembre 1792, le Comité des finances faisait connaître à l’Assemblée législative, par son rapporteur Guyton-Morveau, que, à propos des contributions directes de l’année, déjà « soixante départemens avaient adressé leurs réclamations, » et que plus de 48 millions de dégrèvement étaient demandés par les contribuables, sur un produit évalué à 300 millions.

La Convention arrive, la République est proclamée, et le V) octobre 1792, un troisième ministre des Finances, Clavière, présente, sur les effets de la loi, sur la contribution mobilière, un rapport qu’il importe d’analyser.

Il commence par annoncer que les travaux nécessaires pour établir la Contribution mobilière conformément à la loi du 13 janvier 1791, sont loin d’être terminés : quatre départemens seulement, le Doubs, la Côte-d’Or, le Tarn et le Var, ont complété leurs opérations ; douze sont presque prêts ; vingt-quatre sont « parvenus au-delà des trois quarts du chemin ; et les autres sont moins avancés. » Il signale ensuite les difficultés d’application de la loi et ses imperfections. La base du loyer presque nulle dans les municipalités de campagne y fait eu quelque sorte disparaître la matière imposable : elle n’y est pas suffisante pour remplir la somme assignée par le mandement. Il y a plus : la vie simple des cultivateurs n’établit presque aucune différence entre l’habitation personnelle du riche et celle du pauvre ; les enfans sont pour eux une richesse par les domestiques qu’ils épargnent ; et comme, plus on a d’enfans, moins on est taxé, il en résulte que les cultivateurs, qui, n’ayant pas d’enfans, ont des domestiques et sont, par cela même, moins aisés, payent une plus forte contribution.

« On ne peut entendre ou exécuter que très difficilement les articles qui déterminent la manière de cotiser les célibataires, les pères de famille ayant plusieurs enfans, les artisans, manouvriers, etc. en sorte que l’on exige à cet égard, des municipalités, même les plus exercées, un travail au-dessus de leurs forces, qui les expose à de dangereuses contentions, et qui leur fait perdre un temps précieux. On peut encore reprocher à ce genre de contribution des dispositions beaucoup trop rigoureuses ; car il suffit de la richesse foncière la plus modique, une perche de terrain, par exemple, pour être cotisable à la contribution mobilière, nonobstant la plus grande indigence. Elle est injuste, onéreuse, pour un très grand nombre de fonctionnaires publics, elle les expose à succomber à la tentation des dédommagemens répréhensibles. Enfin, la contribution mobilière choque et les principes et les convenances ; mais il est indispensable de s’y soumettre pour 1791 et 1792, en attendant que la Convention nationale ait pris, ou le parti de modifier la loi, ou de lui en substituer une nouvelle. Il faut donc que les municipalités en retard s’arment d’un nouveau courage et que les corps administratifs redoublent à cet égard de surveillance, de soins et de sollicitude. On ne néglige rien dans mes bureaux, de tout ce qui paraît propre à accélérer le succès d’un travail aussi peu encourageant. »

On ne saurait plus nettement confesser une erreur.

Mais il fallait trouver autre chose. On chercha. Le 5 juin 1793, Ramel-Nogaret, rapporteur du Comité des finances, présenta, au nom du Comité, un nouveau système de contribution mobilière, ayant toujours le caractère d’impôt de quotité, mais reposant sur une autre base. Thuriot attaque violemment le projet. Il demande la question préalable ; le projet, dit-il, repose sur une mauvaise base.

« En effet, on veut fixer la contribution mobilière sur la population, et cependant il est des contrées très peuplées où il y a peu de richesses. »

Chabot attaque non moins résolument le projet : « Il ne me semble pas propre à faire porter le poids des contributions de manière à soulager le pauvre… Qu’est-ce que la contribution ? C’est le droit que la société se réserve sur les propriétés qu’elle garantit… Ce n’est donc pas l’homme qui doit une contribution, c’est la propriété… Proclamez que vous imposerez non les revenus, mais les propriétés… »

Et le projet est renvoyé au Comité des finances.

Le 6 novembre 1793, nouveau rapport de Ramel-Nogaret :

« Citoyens, des réclamations sans nombre sont venues au Comité des finances contre le système actuel des contributions… Déjà nous avons senti que la contribution mobilière devait être supprimée totalement… »

En attendant la suppression complète, la Convention rend le décret suivant (Voyez le Moniteur du 30 novembre) :

« ARTICLE PREMIER. — La contribution mobilière de l’année 1793 est fixée en principal, pour chaque commune de la République, à la moitié du montant des cotes fixes, de la cote mobilière réduite au dix-huitième, et de celle d’habitation réelle réduite au quarantième sur les rôles de 1792. »

L’année suivante, le 10 mai 1794, nouveau rapport, encore de Ramel-Nogaret, sur les contributions directes :

«… On avait rangé sous cette dénomination la contribution mobilière et la contribution foncière. Le procès de la première est jugé : sa complication, son injustice dans ses résultats, les réclamations qui se sont fait entendre de toutes parts, les vexations du pauvre et des fonctionnaires publics, l’établissement du grand livre de la dette publique, le nouveau travail préparé sur le droit d’enregistrement, l’ont fait condamner dans un pays où la loi seule doit faire autorité. Vous ne voudrez pas que l’arbitraire puisse lui être substitué. Personne donc n’osera la reproduire. »

Et encore, le 9 frimaire an III, dans un troisième rapport de Ramel-Nogaret, qui fut un des principaux financiers du parti jacobin :

« La contribution mobilière est tombée sous son propre poids ; ses vices, l’arbitraire auquel elle prête, l’inégalité qui se trouve dans sa répartition l’ont fait condamner. Le Comité vous propose de la supprimer en entier pour 1794. »

La Convention alors décide cette suppression, et dans l’instruction accompagnant son décret (séance du 23 nivôse an III, 12 janvier 1795), elle proclame de nouveau que « la contribution mobilière de 1791 était condamnée par l’opinion publique, injuste dans ses résultats, et grevant les citoyens peu fortunés. »

Six mois plus tard, le 29 messidor an III (17 juillet 1795), Thibaut, au nom du Comité des finances, revient sur la question, condamne encore la contribution mobilière assise sur les loyers d’habitation, et précise sur ce sujet d’une façon très nette la doctrine de la Révolution : mais c’est là un point trop important pour ne pas reproduire ses déclarations :

« Dans la contribution mobilière au contraire, tout doit être pesé, modéré et compensé… En un mot, pour s’en faire une idée juste, on peut dire que pour la régler, on doit prendre en considération ce que le contribuable paie déjà pour ses rentes, son industrie, son commerce ; les dettes et les charges qu’il supporte, la famille qu’il doit entretenir, les besoins qu’il a par état de ses revenus ou de ses salaires ; de telle sorte que, par un résultat général, les revenus des fonds, des rentes, le produit du travail et de l’industrie ne soient en quelque sorte considérés et appréciés que pour ce qui reste libre entre les mains du contribuable. Sous cet aspect, le seul sous lequel la contribution mobilière doive être envisagée, on doit convenir de la justice et de la nécessité de l’admettre, si dans l’exécution on ne rencontre pas des obstacles invincibles… » Examinant alors l’œuvre de l’Assemblée constituante, il montre que la contribution mobilière avait été établie sur « des bases arbitraires, injustes et défectueuses ; que, de ces fausses bases et de ces élémens vicieux il est résulté les plaintes d’un très grand nombre de départemens. » Enfin, après avoir conclu à la suppression définitive du système de 1791 comme étant « impossible dans son exécution, et, par sa nature, une source de contestations, de débats, de haines et de procès, » il termine en proposant les dispositions qui formèrent le décret du 7 thermidor an III (25 juillet 1795), non moins défectueux d’ailleurs que celui de 1791, puisqu’il prétendait, lui aussi, établir un impôt de quotité d’après certains signes extérieurs, notamment les cheminées !

Je pourrais multiplier ces citations, montrer en poursuivant jusqu’au 18 brumaire l’examen des discussions engagées sur les impôts aux Cinq-Cents, aux Anciens, que la même opinion sur la fausseté de la mesure tirée du loyer d’habitation ne cesse d’être professée. L’expérience avait tellement frappé ceux qui l’avaient tentée qu’ils ne l’oublièrent pas. Les hommes de la Révolution, les plus clairvoyans du moins, se rendirent même compte des causes des erreurs qu’ils avaient commises, et il faut lire dans un discours de Ramel aux Cinq-Cents, le 29 frimaire an IV, la cruelle et juste critique qu’il fit des « hommes à système, à idées préconçues, qui croient avoir tout résolu par des syllogismes, sous l’influence desquels on avait abusé de tout, même de la raison, » et qui furent « les auteurs de toutes les fautes dans lesquelles on est tombé depuis le commencement de la Révolution. »

On arriva enfin à la loi du 3 nivôse an VII (23 décembre 1798) qui donna nettement à la contribution personnelle et à la contribution mobilière le caractère d’impôt de répartition et en fixa le montant, ensemble, à 25 500 000 francs en principal, système qui fonctionna régulièrement pendant tout l’Empire.


II

L’échec si complet, si absolu du système de 1791, calculant les revenus des contribuables d’après la valeur du loyer, ne suffit pas à éclairer les hommes de la Restauration.

Le 1er mai 1819, à la Chambre des députés, M. Cornet d’Incourt s’éleva vivement contre le mode de répartition adopté par la loi du 3 nivôse an VII. Il formula ses critiques au point de vue théorique et n’eut pas grand’peine à le faire avec une certaine force. Le gouvernement les écouta, et, l’année suivante, proposa une nouvelle répartition de la contribution mobilière, d’après les valeurs locatives d’habitation.

La Commission du budget, chargée d’examiner le projet intercalé dans la loi de finances, le repoussa. Le rapport de M. Ganilh, en date du 27 juin 1820, est formel et décisif. On pourrait aujourd’hui l’appliquer mot pour mot au projet ministériel.

« Le gouvernement, dit-il, vous propose de changer le mode de répartition entre les départemens, les cantons et les communes, et de lui substituer celui de la valeur locative des habitations. Les motifs qu’il donne à l’appui de cette innovation sont quelle rendra la répartition plus facile, plus équitable et plus régulière… Sans doute, cette assertion n’est pas sans fondement, mais il n’est pas facile d’en reconnaître l’exactitude et la vérité. Quelque différente que la contribution mobilière soit de ce qu’elle était dans son origine, elle doit cependant atteindre particulièrement les produits des richesses mobilières. Ces produits sont plus considérables dans les départemens, les cantons où fleurissent l’industrie et le commerce, que dans ceux qui ne sont qu’agricoles. Il faut donc que le mode de répartition distingue ces départemens les uns des autres ; il faut, en quelque sorte, qu’il soit spécial. Celui qui existe a cet avantage, puisqu’il a pour règle la population et les patentes, deux signes certains de l’état de l’industrie et du commerce dans chaque département, dans chaque canton, dans chaque commune.

« Ce mode est donc préférable à celui qui assimile tous les départemens, tous les cantons, toutes les communes, et les assujettit à la règle uniforme de la valeur locative des habitations. Dira-t-on que la règle de la valeur locative des habitations atteint le même but que celle de la population et de la somme des patentes, parce que les loyers sont d’un plus grand prix dans les lieux où il y a beaucoup de manufactures et un grand commerce, que dans le pays de culture ? J’en conviendrai, mais on doit convenir aussi que la différence du prix des loyers dans les divers départemens n’est pas une mesure aussi exacte de leur richesse industrielle et commerçante, que celle de la population et de la somme des patentes. La population et les patentes offrent des bases fixes, positives, et, en quelque sorte, indépendantes de la volonté des hommes. On ne peut ni les altérer, ni les dénaturer. Ces considérations ont déterminé votre commission à maintenir le mode actuellement existant, et à repousser celui que le gouvernement vous propose de lui substituer… On ne peut donc pas prendre la valeur locative des habitations pour règle de répartition de la contribution mobilière sans confondre toutes les notions économiques, sans dénaturer le système de nos contributions, sans faire peser sur les départemens, les cantons et les communes agricoles, des charges que doivent acquitter exclusivement les départemens, les cantons et les communes industriels et commerçans. C’est bien assez, sans doute, que lorsque la répartition de la contribution mobilière est arrivée à son dernier degré, lorsqu’elle opère sur les contribuables, elle soit répartie entre eux d’après la valeur locative de leur habitation ; la nécessité excuse ou justifie ce mode ; car comment pourrait-on déterminer la portion relative du revenu que chaque contribuable tire de ses capitaux, de son industrie et de son commerce ? l’habitation offre le moyen le moins vicieux, et même son vice n’est pas aussi grand qu’il le paraît, si la commune n’est imposée qu’à raison de ses capitaux, de son industrie et de son commerce ; car alors, la répartition entre tous les habitans, à raison de leur habitation, n’atteint que les bénéfices que chacun d’eux y trouve. Mais si les départemens, les cantons, les communes et les contribuables étaient imposés de la même manière, quoique avec des moyens inégaux, la répartition qui s’en ferait entre les contribuables, d’après la valeur locative de leurs habitations, serait intolérable. Ainsi sous quelque rapport que votre commission ait envisagé le changement de la répartition de la contribution mobilière, la majorité n’a pas cru devoir donner son assentiment. »

La discussion de ce rapport eut lieu le 7 juillet 1820. La commission fut battue. Le gouvernement l’emporta, et l’article 29 ainsi conçu fut voté (loi du 23 juillet 1820) :

« ARTICLE 29. — L’article 9 de la loi du 23 décembre 1798 (3 nivôse an VII), qui veut que le contingent mobilières arrondissemens et des communes soit fixé un tiers en raison de la population et les deux autres tiers au centime le franc de toutes les patentes de chaque commune, est abrogé. Le contingent sera, à partir de 1821, fixé d’après les valeurs locatives d’habitation. »

Dès qu’on voulut exécuter la loi nouvelle, les obstacles, les difficultés comme autrefois surgirent en foule. Aussi, lorsque le ministre des Finances, M. Roy, présenta le budget de 1821 à la Chambre des députés, le 16 janvier 1821, dut-il exprimer le regret de ne pouvoir réaliser les engagemens pris l’année précédente et demander un délai. Le rapporteur du budget des recettes, le comte de Labourdonnaye, ne se contenta pas d’une si laconique déclaration et présenta, le 10 mai suivant, de complètes et remarquables observations, qui n’ont rien perdu de leur force.

D’après l’article 29 de la loi de finances de 1820, dit-il, le contingent de la contribution mobilière doit être fixé d’après la valeur locative d’habitation. Cette répartition sera-t-elle plus juste et moins arbitraire que la précédente ? Est-elle plus facile à établir ? La lenteur que met le gouvernement dans ses travaux préliminaires semble prouver le contraire… « Fixée par une loi récente, qui n’a pas encore reçu son application, nous ne proposerons pas de changer cette répartition. Nous nous bornerons à soumettre au gouvernement quelques réflexions. Nous lui ferons observer qu’établie, dans le principe, pour atteindre les valeurs mobilières, c’est en raison des valeurs immobilières ‘qu’elle se trouvera établie. N’est-ce pas un contresens financier ? Ce n’est pas en raison de sa richesse mobilière que l’on choisit son loyer, c’est en raison de ses besoins, de l’étendue de sa famille, du genre de son négoce ou de sa profession.

« Quel rapport y a-t-il entre tous ces motifs et cette richesse en capitaux que la loi veut atteindre ?

« Si déjà le revenu territorial est grevé de la contribution foncière ; si le produit du travail et de l’industrie est soumis à l’impôt des patentes, pourquoi les charger encore d’une contribution nouvelle, qui n’est qu’un impôt déguisé sur les mêmes objets ? Dans la répartition d’un impôt établi d’après la valeur locative, c’est le père d’une famille nombreuse, c’est l’artisan, forcé d’habiter un quartier populeux et par conséquent fort cher, d’y louer des ateliers, des boutiques disproportionnées par leur prix à la valeur mobilière des objets qu’ils recèlent, qui seront imposés au-delà de leurs facultés. Le capitaliste millionnaire, le rentier aisé en sentiront à peine l’influence. L’impôt mobilier, établi pour atteindre les capitaux en circulation, pour frapper sur le luxe, devient, par sa nouvelle répartition, un impôt sur un besoin de première nécessité : sur l’habitation. Le véritable impôt mobilier est celui qui porte sur les objets de consommation à l’usage du riche, ou, du moins, de celui qui jouit d’une honnête aisance ; celui qui porte sur tout ce qui est l’objet ou l’instrument des valeurs mobilières, des capitaux. Cette vérité est tellement sentie que, d’une part, la loi frappe d’un droit les livres et registres de commerce, le papier des lettres de change et des obligations ; que de l’autre, elle permet aux villes populeuses de percevoir une portion de l’impôt mobilier au moyen de l’octroi. Il faut le dire franchement, cette manière diverse d’atteindre la richesse immobilière par les impôts différens, n’est qu’un charlatanisme financier. Tout impôt mis à raison de la valeur locative n’est, en dernière analyse, qu’un impôt sur la propriété bâtie. Les loyers diminuent dans la proportion que l’impôt augmente. Chacun n’a qu’une certaine somme à dépenser pour ses besoins ; il les restreint en proportion de ce que l’objet de ses besoins augmente de valeur. C’est là le véritable point de toute question d’impôt, et, en attendant que les gouvernemens aient trouvé un moyen d’augmenter l’aisance de leurs sujets en raison de l’accroissement des impôts, il faudra diminuer partout la quotité de ses besoins jusqu’à ce que le taux excessif des contributions les réduise aux objets de pure nécessité.

« La manière de varier la perception de l’impôt peut bien en faciliter le recouvrement, sans le rendre plus juste, sans en changer la nature. La contribution mobilière n’est qu’un impôt arbitraire en droit, s’il ne l’est pas dans le fait de la répartition. Arbitraire en droit, parce qu’il frappe non pas en raison de la richesse mobilière, mais des valeurs locatives qui n’en sont pas toujours le signe, qui n’en sont pas surtout le tarif. Toute autre base sur laquelle on essaiera de l’asseoir par une contribution directe sera aussi fautive. Le principe du mal est non pas dans sa répartition, mais dans son assiette. C’est en vain que vous l’avez changée, cette répartition. La base de la valeur locative des communes et arrondissemens n’est ni plus ni moins juste que celle de la population. Tel qui vit seul dans un galetas est souvent plus riche que celui qui habite un palais. Tel négociant fait plus de bénéfices dans un petit port de mer qu’une foule d’autres dans une cité populeuse. »

Certes, cela suffisait pour que la Chambre accordât au ministre des Finances le délai qu’il avait réclamé. On renvoya la « réforme » à l’année suivante. En 1822, nouveau délai forcé, ainsi constaté non sans ironie par M. Ollivier, député de la Seine, dans son rapport sur les recettes du budget de 1822, présenté le 26 février 1822 :

« L’engagement pris pour 1821 ne sera même pas réalisé pour 1822. Ne nous plaignons pas de cette sage lenteur, si, comme nous n’en pouvons douter, elle est due à la crainte de hasarder des résultats qui déplaceraient les inégalités et en consacreraient de nouvelles… »

La grande réforme fut-elle au moins prête pour 1823 ? Pas davantage. Le rapport de M. de Lastours présenté le 6 juillet 1822, sur les recettes de 1823, reprend la formule de son devancier :

« La loi de finances du 23 juillet 1820 a prescrit des mesures pour une meilleure répartition de la contribution mobilière : le gouvernement n’a pu encore présenter aux Chambres le résultat de ses recherches… »

Les difficultés, les impossibilités dans la pratique vont-elles au moins disparaître pour l’année suivante ? Ecoutez le rapport du marquis Planelli de la Valette, présenté le 22 mars 1823, sur les recettes du budget de 1824 :

« La loi du 23 juillet 1820 a prononcé que les contingens mobiliers seraient établis d’après les valeurs locatives d’habitation. Des mesures d’exécution ont été prescrites ; mais le ministre proposa aux Chambres, l’année suivante, de suspendre l’exécution de la loi du 23 juillet jusqu’à ce que la vérification des travaux faits en eût garanti l’exactitude. On annonce pour la session prochaine un projet de loi qui assurera une meilleure assiette de l’impôt personnel et mobilier. Si ce but est atteint, nous aurons à nous féliciter de la sage lenteur que le gouvernement aura mise à recueillir tous les matériaux qui pouvaient l’éclairer. »

Et la litanie continue :

En 1824, le 26 juin, c’est M. de Lastours, rapporteur du budget des recettes de 1825, qui s’écrie mélancoliquement : « Espérons que l’année prochaine le gouvernement trouvera le moyen » de résoudre le problème.

En 1825, le 27 avril, c’est M. Fouquier-Long, rapporteur du budget des recettes de 1826, qui prend les choses un peu plus vivement que M. de Lastours et qui pousse, l’épée dans les reins, le ministre des Finances, en signalant en même temps les vices de la loi de 1820. Il veut bien une réforme ; mais le système de 1820 ne lui dit rien qui vaille. La loi du 3 nivôse an VII, fait-il remarquer, remédia à beaucoup d’inconvéniens, sans pourtant les faire tous disparaître. Au lieu de chercher à perfectionner cette loi, on la renversa par celle de 1820. Les valeurs locatives durent, d’après la loi du 23 juillet 1820, servir de bases à la répartition ; mais si les évaluations de ces valeurs sont déjà si arbitraires dans les villes où elles peuvent cependant être comparées aux baux, combien elles doivent être fautives dans les campagnes ! Et d’ailleurs, comment établir, entre ces diverses valeurs, des rapports qui déterminent les facultés relatives des divers individus ? Tous les efforts tentés par l’administration actuelle pour assurer l’exécution d’une loi qui n’était pas son ouvrage n’ont eu d’autres effets que d’en faire ressortir tous les défauts. Si, dans quelques localités, on a pu profiter du travail immense fait à ce sujet, généralement on a dû s’en tenir aux dispositions de la loi du 3 nivôse an VII. Enfin, dans plusieurs grandes villes, la contribution personnelle et mobilière a été remplacée par une taxe personnelle et par un prélèvement sur l’octroi. Ainsi des usages ont été substitués à la loi. Ainsi la loi abrogée sert de base à la répartition ; et la loi qui seule devrait être en vigueur est inexécutable.

« Il est impossible que les choses restent dans cet état ; et votre commission émet le vœu qu’à la prochaine session, une loi sagement coordonnée dans toutes ses parties devienne la règle invariable des conseils répartiteurs, des contribuables, et aussi des décisions de l’administration. Cette loi fut annoncée par votre rapporteur des voies et moyens en 1824 ; elle ne peut se faire attendre plus longtemps. »

La mise en demeure est formelle, pressante, elle va être entendue sans doute ! On reste sourd aux mises en demeure, aux menaces comme aux promesses. L’année 1826 arrive ; elle ressemble à ses aînées. Le 1er mai, le rapporteur du budget des recettes de 1827, M. Carrelet de Loisy, répète le refrain :

« Votre commission l’année dernière avait réclamé des mesures législatives sur cette matière. Pour cette année votre commission croit devoir émettre le même vœu… »

Le 28 avril 1827, même formule de M. Fouquier-Long, rapporteur du budget des recettes de 1828 :

« La loi de 1820 (sur la contribution mobilière) n’a pu recevoir son exécution… Tout reste à faire… »

Enfin, en 1828, le comte de Labourdonnaye dresse un véritable acte de décès de la loi de 1820 et du système de la valeur locative, dans son remarquable rapport du 26 juin sur le budget de 1829.

« La valeur locative des maisons, dit-il, peut à peine être appréciée dans les villes ; dans les grandes villes, elle varie d’un quartier à l’autre, de l’extrémité d’une rue à l’autre extrémité ; dans les campagnes, où presque personne ne paye de loyer particulier des maisons, il n’y a point de bases, point de baux… Le travail fait et recommencé plusieurs fois par les agens de l’administration n’a fourni aucun élément d’une répartition préférable à l’ancienne, du moins depuis sept années l’ancien ministère a toujours reculé devant la discussion… Devons-nous désirer que le projet nous soit présenté dans la session prochaine ? Pour résoudre cette question, messieurs, il faudrait d’abord être d’accord sur le mérite des bases fixées par la loi de 1820 ; car si ces bases sont fautives, si elles découlent d’un principe inadmissible, les résultats en seront d’autant, moins acceptables qu’ils atteindront davantage la perfection à laquelle l’administration a cherché à arriver. La loi a voulu répartir la contribution mobilière, c’est-à-dire l’impôt sur la fortune ou l’aisance présumée, en raison de la valeur locative de la maison d’habitation. Cette base est-elle exacte ? »

Le rapporteur reprend ici les argumens irréfutables qu’il avait présentés autrefois, prouve de nouveau avec une vigueur et une clarté saisissantes que le loyer est une dépense de première nécessité, et nullement la mesure de la richesse, — sauf en des cas particuliers, sur lesquels on ne peut établir une loi, — et il conclut au nom de la commission en se prononçant d’une manière formelle contre toute suite à donner à la loi de 1820 :

« Nous en avons dit assez, messieurs, pour démontrer l’inexactitude des bases fixées pour la répartition de l’impôt mobilier. Plus ces bases seront appliquées à un travail en grand, plus elles seront fautives. La raison en est facile à apercevoir : il est plus aisé de comparer entre eux des objets rapprochés et de même nature, tels que des loyers, dans une commune, dans un canton, que dans diverses parties d’un arrondissement, d’un département, où tout est dissemblable. La difficulté s’accroît quand on veut les comparer d’un département à l’autre. Que sera-ce quand il s’agira d’établir une échelle pour hâter la nouvelle répartition de la contribution mobilière entre tous les départemens du royaume, d’après les bases établies par la loi de 1820 ?… »

Cette fois, ce fut la fin. Personne, ni ministre, ni député, ni pair de France ne parla plus de prendre la valeur des loyers d’habitation pour mesure de la contribution mobilière, tant que dura la Restauration.

Ainsi, deuxième tentative, deuxième échec aussi complet que le premier.


III

La monarchie de Juillet voulut signaler son avènement par des « réformes. » Il lui fallait aussi des ressources nouvelles pour faire face à des besoins extraordinaires. Elle eut l’idée malheureuse de revenir au projet de transformation de la contribution personnelle et mobilière en impôt de quotité établi d’après la valeur d’habitation. C’est Laffitte, président du Conseil et ministre des Finances, qui déposa et développa le projet devant la Chambre, le 15 novembre 1830. Il reprit toutes les thèses antérieures en faveur du système, sans tenir aucun compte du passé, des échecs répétés, sans même les mentionner. Le mécanisme du nouvel impôt ressemblait trait pour trait à celui de la loi de 1791. M. Laffitte avouait cependant que la question était « tout à fait grave. »

La discussion s’engagea, le 18 janvier 1831, de la façon la plus vive. Les orateurs les plus éclairés combattirent résolument la transformation proposée. M. Cunin-Gridaine, au premier rang, démontra l’erreur commise par le ministre en considérant les valeurs locatives comme la meilleure mesure des facultés mobilières des contribuables. Il prouva que le loyer est une base trompeuse, inégale ; que l’impôt de quotité appliqué à la contribution mobilière est dangereux, ne pouvant que susciter d’innombrables abus, des embarras et du désordre ; qu’il entraînerait « un système d’exercice contre lequel l’opinion publique s’était déjà soulevée ; qu’il était inexécutable et ne satisferait pas les prévisions du gouvernement. »

M. Lepelletier d’Aulnay, dans un très solide discours, montra les vices et les erreurs du projet, quant à son principe et quant à ses moyens. C’est l’injustice, l’arbitraire, une source de querelles générales. « La contribution mobilière, conclut-il, ne peut cesser d’être un impôt de répartition sans apporter de grands troubles, de grands embarras au gouvernement et de grandes vexations aux contribuables. »

M. Sapey ne fut pas moins résolu ni moins vigoureux, et termina ainsi son discours :

« Il n’est donc pas étonnant que ce projet ait trouvé dans vos bureaux, comme dans le sein de votre commission, de puissans contradicteurs, et, en dehors, de nombreux adversaires. Je puis donc, sans crainte d’être accusé, comme je l’ai dit en commençant, de faire une opposition systématique, combattre une mesure que je crois dangereuse, incertaine ; en un mot, inexécutable… En résumé, je crois avoir démontré :

« 1° Que l’impôt de quotité, au lieu de faire disparaître les inégalités, les rendra plus fortes et plus choquantes… ;

« 2° Que ce mode d’impôt, dont l’exécution est sujette à tant d’inconvéniens, et qui est proscrit depuis plus de quarante ans de notre législation financière, ne tendrait qu’à jeter la perturbation dans nos lois constitutives des contributions directes, et à paralyser des produits aussi importans dont le recouvrement s’opère avec tant de facilité ;

« 3° Que cet impôt ne servirait qu’à répandre dans toutes les classes de la société de vives inquiétudes, qu’à déconsidérer les administrations locales dès que l’on aurait reconnu l’impuissance de leur intervention ; qu’à mettre les contribuables en lutte perpétuelle avec les agens des contributions, que l’on aurait transformés en agens de l’exercice des droits réunis ;

4° Enfin qu’à porter le trouble dans plus de 36 000 communes, qu’à produire des augmentations inopportunes, inconciliables avec l’état actuel des choses et à compromettre les intérêts du Trésor, sous prétexte d’en accroître les ressources ; enfin qu’à donner à l’autorité la faculté de faire et de défaire les électeurs à volonté. Par toutes ces considérations, et profondément convaincu que si le projet, qui est soumis en ce moment à vos délibérations, était adopté, l’administration, avant deux ans, serait forcée d’y renoncer par suite des nombreux obstacles qu’elle rencontrerait, je conclus au rejet du projet tout entier. »

Malgré la force de ces démonstrations, la majorité ne put se décider à repousser un projet présenté par le gouvernement, surtout sous le titre et avec les apparences d’une « réforme, » mot magique dont le pouvoir n’est pas moindre sur les assemblées parlementaires que sur les foules électorales. Le projet ministériel fut adopté, non sans modification cependant : à la Chambre des députés, le 26 janvier 1831, par 210 voix contre 101 ; à la Chambre des pairs, avec nouveaux amendemens, le 12 mars suivant, par 90 voix contre 8 ; et définitivement à la Chambre des députés, tel qu’il avait été voté par les Pairs, le 17 mars, par 224 voix contre 7 : les sept sages. Le 26 mars, la loi était promulguée, et aussitôt l’administration se mettait en mesure de l’appliquer. Elle séparait la contribution personnelle et la contribution mobilière, auparavant confondues. Voici, du reste, l’économie générale de cette loi du 26 mars 1831 :

La contribution personnelle est calculée d’après le prix de trois journées de travail et ainsi fixée :

Dans les villes de 50 000 habitans et au-dessus : de 1 fr. 50 à 4 fr. 50 ;

Dans les villes de 20 000 à 50 000 habitans : de 1 fr. 25 à 3 fr. 75 ;

Et ainsi en diminuant.

Enfin, dans toutes les communes au-dessous de 5 000 habitans de 0 fr. 70 à 2 fr. 10.

La contribution mobilière reste impôt de répartition, mais elle est rigoureusement fixée d’après les valeurs locatives.

Le contingent de la mobilière seule est fixé au chiffre produit auparavant par la personnelle et la mobilière ensemble, sauf un dégrèvement de 3 160 000 francs sur les départemens les plus chargés, ce qui ramène le produit à 24 000 000 de francs.

Les répartiteurs établissent les valeurs locatives dans chaque commune.

Les loyers ne comprennent que la partie d’habitation, exclusion faite des magasins, boutiques, auberges, usines, ateliers, pour lesquels les contribuables paient patente, et des bâtimens servant aux exploitations rurales.

La loi du 18 avril 1831 vint compléter celle du 26 mars. Elle est relative à la contribution mobilière seule et contient l’état de la nouvelle répartition entre les départemens proportionnellement à leurs valeurs locatives, dont le tableau est annexé à la loi, et dont le total s’élevait à 393 097 000 francs. Aujourd’hui les valeurs locatives d’habitation des imposables sont évaluées par les contributions directes à 1 735 millions.

Ces lois votées, on se mit à l’œuvre pour les appliquer dans les départemens.

M. Sapey avait prédit que, si la loi était votée, il faudrait l’abroger avant deux ans ; huit mois n’étaient pas écoulés que, le 29 novembre, un député, M. Lachèze, de la Loire, montait à la tribune et s’exprimait ainsi :

« … Les sinistres prédictions qu’avaient fait entendre tes orateurs opposés à la loi du 26 mars 1831 n’ont pas tardé à se réaliser. À peine a-t-on commencé à mettre à exécution cette loi qu’une explosion générale des clameurs les plus vives a éclaté en même temps sur tous les coins de la France… Le nouveau mode de perception de la contribution personnelle et mobilière et des portes et fenêtres a porté dans l’esprit des contribuables les plus indigens une agitation qui peut avoir les conséquences les plus graves dans l’état de perturbation morale et politique qui afflige en ce moment la société…

« Messieurs, nous avons fait fausse route. Hâtons-nous de revenir sur nos pas. Disons franchement que nous avons commis une erreur. »

L’orateur rappelle comment les choses se passaient auparavant, et se passaient bien, sans trouble, sans réclamation, puis continue ainsi :

« La loi du 26 mars est venue tout changer, tout bouleverser… Les réclamations qui s’élèvent de tous côtés méritent toute notre attention… La situation est de la plus haute gravité… Le remède doit être prompt et efficace… »

Le gouvernement lui-même reconnut son erreur. M. Barthe, garde des Sceaux, répondit, en effet, à M. Lachèze :

«… Le gouvernement averti le premier des souffrances populaires qui résultaient de l’impôt de quotité, s’est empressé de recueillir tous les moyens propres à l’adoucir… Le gouvernement adhère à la proposition. »

M. Laffitte, qui avait été remplacé aux Finances par le baron Louis, confessa sa faute, se déclara partisan de la proposition de M. Lachèze qui consistait à revenir à l’impôt de répartition pour la contribution personnelle et pour les portes et fenêtres et à l’ancien système d’établissement de la contribution mobilière.

M. Thiers, alors sous-secrétaire d’Etat aux Finances, reconnut que tout le monde était « d’accord sur ce point que la loi avait produit, dans son exécution, un effet extrêmement fâcheux… » Le ministre des Finances lui-même déplora les effets de la loi. M. Voyer d’Argenson pressa la Chambre de rapporter « la loi odieuse qu’elle avait rendue. »

En un mot, la loi de 1831 fut condamnée par tout le monde et finalement abrogée par la nouvelle loi de finances du 21 avril 1832, dont les articles 8 à 20 fixèrent le système encore en vigueur et conforme à celui qui avait toujours fonctionné sans difficulté depuis 1798.

La prétendue réforme de 1831 n’eut qu’un résultat : une augmentation nette de 7 000 000 de francs au principal de l’impôt mobilier, — et cette augmentation porta sur les départemens agricoles, dont les revenus sont déjà frappés par l’impôt foncier, tandis que Paris fut dégrevé d’environ 12 pour 100 en principal. Étrange conséquence de la tentative d’améliorer un impôt qui, d’après son principe originel, devait épargner les revenus immobiliers et frapper exclusivement les revenus mobiliers non déjà atteints par l’impôt !

On pourrait croire que cette leçon avait suffi. Elle était assez brutale, assez dure pour corriger ceux qui l’avaient reçue. Elle suffit en effet pour les guérir de l’envie de transformer la contribution mobilière en impôt de quotité (au fond, cette transformation équivaut à l’impôt général sur le revenu, sous un autre nom) ; mais ils persistèrent dans l’idée de remanier la répartition d’après les loyers d’habitation. L’article 31 de la loi de finances du 21 avril 1832 stipula qu’il serait soumis aux Chambres, en 1834, un nouveau projet de répartition de la contribution personnelle et mobilière et de celle des portes et fenêtres et que, « à cet effet, » l’administration rechercherait le nombre des individus passibles de ces impôts, et le montant des loyers d’habitation. La pensée de prendre la valeur des loyers d’habitation pour mesure de l’impôt persistait donc. Une ordonnance royale du 18 décembre 1832 ne laisse aucun doute à cet égard. Elle organisait le travail de statistique générale à exécuter dans toutes les communes pour établir les valeurs locatives, d’abord individuellement, ensuite en « nivelant » par canton, par arrondissement, par département, enfin dans la France entière.

L’administration se mit à l’œuvre activement : elle ne put cependant aboutir pour 1834. Le ministre des Finances l’explique dans l’exposé des motifs du budget de 1835 et demande un délai.

Alors, l’aventure de la Restauration recommence identiquement.

En 1835, nouveau renvoi.

En 1836, le 14 janvier, en déposant le budget de 1837, le ministre, M. Humann, expose l’état des opérations. On travaillait sans relâche depuis trois ans ; on avait terminé les recherches locales seulement dans 55 départemens, et il faudrait, quand elles seraient achevées dans les 21 autres, coordonner les résultats dans tout le pays.

L’année 1836, l’année 1837 s’écoulent : toujours rien. Arrive 1838 ; le 8 janvier, le ministre des Finances, M. Lacave-Laplagne dépose le budget de 1839, et il expose que tout est à recommencer : les statistiques sont achevées, il est vrai ; mais il en ressort qu’elles fourmillent d’inexactitudes et que leur application aurait certainement pour effet de déplacer et non de rectifier les inégalités dans l’impôt. Il demande donc un nouveau délai : jusqu’en 1842. La Chambre le lui accorde, sur le rapport de M. Sapey, — le prophète de 1831, — et décide, par l’article 2 de la loi de finances du 14 juillet 1838, que la nouvelle répartition devra être ordonnée en 1842, et appliquée en 1843. Cette fois, on le jure, c’est définitif !

Le travail recommence donc : le ministre des Finances expédie de nouvelles circulaires prescrivant les détails de l’enquête de la façon la plus minutieuse. Trois ans s’écoulèrent depuis 1838, pour le travail préparatoire ; on arriva ainsi en 1841, avant que les contrôleurs pussent se mettre en route de commune en commune. L’opinion publique, cependant, s’était éveillée. Tant de voyages, tant de formalités, tant d’enquêtes, de commissions, de commissaires, de contrôleurs, d’inspecteurs : que faisait-on ? La presse commença une campagne des plus vives : l’impôt allait donc tomber dans les mains de l’administration, qui le fixerait à son gré par l’intermédiaire de ses contrôleurs, puisque ceux-ci en établiraient les bases à leur gré ?… Que deviendraient les garanties des particuliers ?

Il y avait alors une opinion publique, des idées générales, des principes, même des « citoyens, » quoiqu’il n’y eût guère que 200 000 électeurs ; il y avait même des contribuables soucieux de leur propre sort, quelque invraisemblables que tant de prodiges nous paraissent. L’émotion générale grandit. Les contrôleurs, qui avaient travaillé assez tranquillement, tant que personne ne s’était aperçu de leur besogne, rencontrèrent tout à coup les plus sérieuses difficultés ; elles grandirent si rapidement qu’elles éclatèrent bientôt en émeutes. On ne vit point des bandes armées menacer les usines, envahir les chantiers, suspendre violemment le travail dans les villes, dans les campagnes, mais des bandes armées défendant les droits des contribuables contre l’arbitraire de l’Etat : phénomène plus surprenant encore, et qui montre assez combien de siècles séparent en réalité notre heureux temps de cette époque barbare, ce fut à Toulouse, — oui, à Toulouse, Haute-Garonne, — que fut donné le signal de ces soulèvemens populaires pour le droit et la liberté ! Une première manifestation s’y produisit, au mois de juin, avec un caractère si général que le préfet, M. P. Floret, crut prudent d’ordonner l’arrêt de recensement. Le ministre le révoqua et le remplaça par M. Mahul, maître des requêtes au Conseil d’Etat, chargé de la police générale du royaume. Son arrivée à Toulouse déchaîna l’orage. Le 12 juillet, la ville se hérisse de barricades, la foule se répand dans les rues, sur les places, devant la préfecture, réclamant à grands cris la convocation de la garde nationale, qui s’assemble, et la délivrance des prisonniers arrêtés pendant les troubles des jours précédens. Le préfet, terrifié, quitte Toulouse, et repart pour les bords de la Seine. Il est révoqué à son tour et remplacé par M. Maurice Duval, commissaire extraordinaire. Le général de Saint-Michel, commandant à Toulouse, est mis en disponibilité, comme trop faible, et remplacé par le général Rulhière ; le procureur général, M. Plougoulm, « l’Ajax des parquets, » assiégé chez lui, se déguise en garde national et s’enfuit, trop heureux d’échapper sain et sauf et d’être révoqué. Il fallut dissoudre le conseil municipal, dissoudre la garde nationale, braquer les canons sur toutes les places. A Bordeaux, à Lille, l’émeute ne fut conjurée que par une rare habileté de l’administration. A Clermont-Ferrand, dans les communes environnantes : Aubières, Beaumont, Chauriot, etc., les soulèvemens furent plus violens encore. De toutes parts, les paysans prirent les armes. Les troupes, mises en mouvement, entrèrent en lutte avec les populations, et un assez grand nombre de soldats et d’habitans furent tués. Sur bien d’autres points, l’agitation se manifesta, quoique moins violemment. Dans la grande majorité des villes, à Strasbourg, à Rennes, à Milhau, à Grenoble, à Montauban, à Lavaur, à Montpellier, à Bayonne, à Dax, à Mont-de-Marsan, à Vizille, etc., etc., etc., les « alarmes causées par la razzia fiscale » furent telles que les conseils municipaux donnèrent le signal des protestations et, souvent, menacèrent de faire appel au refus de l’impôt, arme suprême des peuples dont les droits sont violés par les gouvernemens, dont la mission est de les défendre.

On comprend que l’échéance fixée au 1er janvier 1843 fut encore reculée par ces événemens. Le 31 janvier 1842, en déposant le budget de 1843, M. Humann demanda un nouveau délai, qui fut fixé à 1844.

Enfin, en 1844, le 12 janvier, en présentant le budget de 1845, le successeur de ce dernier, M. Lacave-Laplagne, avoua que malgré tous les efforts accomplis depuis tant d’années, il était impossible de donner suite au système ordonné par la loi de 1838. La Chambre le reconnut, jura quoiqu’un peu tard qu’on ne l’y reprendrait plus, et, le 4 août 1844, abrogea le fameux article 2 de la loi du 14 juillet 1838, et laissa la contribution mobilière dans l’état où elle est aujourd’hui.

Une troisième fois, les choses avaient été plus fortes que les volontés des hommes, si puissantes certes, lorsqu’elles sont d’accord avec les choses, mais si vaines lorsqu’elles se révoltent contre elles. Il avait fallu reconnaître encore que le loyer d’habitation ne peut être la mesure des ressources des contribuables et ne peut, par conséquent, servir de base à l’impôt de quotité, ni à plus forte raison à l’impôt sur le revenu, — pas même à l’impôt de répartition !


IV

L’aventure n’est pas finie. Elle recommença, pour la quatrième fois, sous la troisième République, aussi riche que la Restauration en hommes qui n’ont rien appris, ni rien oublié. En 1887, le cabinet Goblet voulut à son tour « réformer, » et ne trouva rien de plus nouveau que de ressusciter les projets condamnés. Il fit déposer le 26 février, par le ministre des Finances, M. Dauphin, un projet de loi transformant la contribution personnelle et mobilière, en impôt de quotité, sous le même prétexte de mieux « proportionner qu’avec le système en vigueur la répartition des charges entre les contribuables. » L’économie de la loi était identique à celle des lois que nous avons rappelées. On avait cherché cependant à répondre à certaines objections On avait divisé les communes en neuf catégories, suivant la population ; divisé les valeurs locatives en catégories correspondantes, et, pour obtenir le revenu imposable, on multipliait la valeur locative ainsi déterminée par un coefficient variant de 4 à 10, suivant qu’il s’agissait de communes au-dessous de 2 000 habitans, ou de 2 001 à 5 000 habitans, ou de 5 001 à 10 000, etc., et suivant que la valeur locative était elle-même plus ou moins élevée.

Par exemple dans une commune de 2 000 habitans et au-dessous, une valeur locative de 200 francs et au-dessous était multipliée par 4 pour donner le revenu imposable ; tandis qu’une valeur locative de 3 001 francs et au-dessus était multipliée par 10. Il y avait, entre ces deux extrêmes, cinq catégories intermédiaires, multipliées par 5, ou 6, ou 7, ou 8, ou 9. Dans une commune de 100 000 habitans et au-dessus (excepté Paris), une valeur locative de 400 francs à 1 500 francs était multipliée par 4 pour obtenir le revenu imposable ; tandis qu’une valeur locative de 12001 francs et au-dessus était multipliée par 10.

A Paris, le minimum était les valeurs locatives de 500 francs à 2 000, multipliées par 4 ; et le maximum, les valeurs locatives de 15 001 francs et au-dessus, multipliées par 10 ; avec les cinq catégories intermédiaires.

Je néglige les dispositions de détail. On voit le système. On voit combien il ressemblait au projet actuel du gouvernement Il fut renvoyé à une commission spéciale de H membres, présidée par M. Lesguiller, député radical et ministériel. MM. Goblet et Dauphin, convoqués devant la commission, exposèrent qu’ils avaient voulu en réalité organiser un véritable impôt sur le revenu, en prenant pour base un signe extérieur : la valeur du loyer d’habitation.

La commission examina avec tout le soin possible le projet, dans un rapport déposé le 10 mai 1887 par l’auteur de ces lignes.

Le rapporteur, après avoir rappelé les tentatives antérieures, faisait remarquer qu’il se dégage de cet ensemble de faits répétés, et répétés dans des circonstances politiques si diverses, un vrai principe, formulé par les choses elles-mêmes, singulièrement plus fort et plus sûr, en pareille matière, que s’il résultait des conceptions de la logique pure ; ce principe, c’est que, dans notre pays, dans l’état actuel des mœurs, de la répartition de la richesse, des habitudes, des conditions économiques de la vie, il est faux que « la valeur locative de l’habitation soit la mesure de la richesse, » et puisse servir de base à un prétendu impôt sur le revenu. Dans les grandes villes, le logement qu’on occupe est souvent imposé par les circonstances, par les nécessités professionnelles, par les conditions de la famille, par les besoins de l’éducation des enfans, de sorte que tel chef de famille, beaucoup moins riche que tel autre ou que tel célibataire, est forcé de supporter un loyer qui le soumettrait, dans le système du projet de loi, à un impôt beaucoup plus élevé cependant que celui qui frapperait ces derniers. Dans les campagnes, au contraire, c’est-à-dire dans la grande majorité de nos 36 000 communes, la valeur locative de l’habitation personnelle est sensiblement identique chez tous les cultivateurs, quelles que soient les différences de fortune qui les séparent. Tel cultivateur, dix fois, vingt fois plus riche même que son voisin, ne consacre cependant pas à son habitation personnelle des locaux d’une valeur locative supérieure, — et, par conséquent, payerait le même impôt, dans le système du projet de loi, tandis qu’aujourd’hui, en fait, dans le plus grand nombre des communes, plus de 33 000 sur 36 000, il paye la contribution mobilière proportionnellement à sa fortune. En conséquence, le rapport conclut au rejet du projet de loi.

Cette décision de la Commission de 1887 arrêta net le Gouvernement qui ne tarda pas d’ailleurs à tomber, et le Cabinet suivant, formé le 30 mai, sous la présidence de M. Rouvier, ministre des Finances, s’empressa de retirer le malencontreux projet. Réapparu pendant quelques jours à peine, en 1894, sous M. Burdeau, il disparut aussitôt, sans discussion, sans rapport, sans examen, avec le Cabinet Casimir-Perier, car il fut soigneusement abandonné par le ministère Charles Dupuy où M. Poincaré occupait les Finances.


La longue série des faits constans, invinciblement répétés parmi les circonstances les plus diverses de 1791 à aujourd’hui, porte un enseignement expérimental décisif, et qui peut se formuler en une véritable loi économique : il est impossible de prendre le loyer d’habitation pour mesure des revenus des contribuables. Quelque raisonnement qu’on imagine pour justifier l’idée, quelque mécanisme ingénieux et subtil qu’on invente pour la mettre en pratique, l’impossibilité d’exécution surgit toujours et vite. Aucune obstination, aucune ruse législatives ne sauraient la vaincre. On peut regretter qu’il en soit ainsi ; mais il en est ainsi. Sans doute il serait désirable et commode qu’il en fût autrement, que la valeur du loyer, pure et simple ou combinée avec deux, trois, dix autres élémens, permît d’établir un impôt vraiment proportionnel aux facultés du contribuable, suivant le vœu de la Révolution et de l’équité ; mais rien ne sert en pareille matière de désirer, ni de regretter : les faits seuls commandent, permettent, défendent. Depuis plus d’un siècle, ils défendent de calculer d’après le loyer et commandent de renoncer enfin à cette chimère, non moins qu’à la quadrature du cercle.


S’il avait fallu une dernière démonstration, l’enquête ordonnée par M. Rouvier et poursuivie si ingénieusement, si laborieusement par les Contributions directes l’eût fournie. Les constatations, les aveux de cette administration, consignés dans le rapport du directeur général, M. Payelle, confirment, — et ne pouvaient pas ne pas confirmer, — avec une énergie incomparable les résultats, les enseignemens antérieurs.

Il ne s’agit pas seulement, cette fois, de prendre la valeur du loyer pour mesure d’un impôt de répartition fixe, ni d’un impôt de quotité modéré, mais bien d’un impôt général sur le revenu, destiné, dans la pensée de ses auteurs, à devenir la grande ressource de nos budgets et surtout un instrument de révolution sociale. Les vices, les dangers, les inconvéniens du système grandissent donc en raison même de l’extension qu’on lui donne, et l’enquête de M. Rouvier vient d’en apporter une nouvelle preuve.

Le ministre a fait procéder à cette enquête dans 39 départemens situés dans toutes les régions et présentant les divers caractères économiques de la France.

Dans chacun de ces départemens, l’administration des Contributions directes a choisi deux communes, — agricoles, ou industrielles, ou mixtes, ou villes, ou villages, — de façon à pouvoir étudier tous les cas imaginables, et elle a cherché à faire jouer, platoniquement bien entendu, le projet ministériel et le projet de la Commission. Après des travaux considérables, vraiment remarquables au point de vue technique par la méthode, la précision, la clarté, elle est arrivée à dresser 44 tableaux, comprenant 157 pages de chiffres, et portant sur tous les détails d’application. Mais d’abord que valent ces chiffres ? Les calculs sont exacts, certes ! c’est-à-dire que les opérations mathématiques minutieusement complexes auxquelles les agens des Contributions se sont livrés sont justes ; mais quelle est l’exactitude des bases de ces calculs ?

L’administration a raisonné et calculé sur tel nombre de contribuables : soit ; — sur tel nombre ayant tant d’enfans, tel autre tant : soit ; — sur tel nombre de contribuables payant actuellement telles sommes d’impôt foncier, de contribution personnelle et mobilière, etc. : soit ; — elle a pu déterminer exactement les faits actuels : soit ; mais il a fallu ensuite passer aux faits futurs, éventuels, c’est-à-dire imaginer ce que toutes ces catégories diverses de contribuables devraient payer, dans le cas où le projet deviendrait loi, suivant leur revenu foncier, le revenu de leur maison, le revenu de leurs capitaux, le revenu de leur profession : c’est là que les chiffres sont devenus fantaisistes ! Ils ne sont plus que pure hypothèse, chimère, et, comme ils sont la base des calculs des 44 tableaux, ces 44 tableaux et ces 157 pages d’additions, de soustractions, de multiplications, de divisions, de règles de trois s’évanouissent. Ils montrent comment plus de 409 millions de recettes actuellement perçues avec une régularité infaillible par les budgets de l’État, des départemens et des communes disparaîtraient : voilà le certain ; — puis, comment ils seraient remplacés : voilà l’imaginaire, la fantasmagorie pure. Et c’est l’administration elle-même qui l’avoue, le proclame dans son enquête !


Elle formule un chiffre pour le revenu foncier à imposer : que vaut-il ? Quand il y a un bail, le chiffre est exactement connu ; mais quand il n’y a pas bail, ce qui est la majorité des cas pour les 13 574 444 cotes entre lesquelles se divise la propriété non bâtie, les enquêteurs ont procédé « par voie directe, » c’est-à-dire arbitrairement, sans preuve. Aussi, dit l’enquête, « il paraît certain que les évaluations des propriétés non louées donneront lieu à des contestations dont il sera souvent difficile de démontrer le mal fondé. »

Voilà donc, dans des millions de cas, d’après l’aveu spontané du ministère des Finances, l’arbitraire, l’inconnu, l’aventure et des procès « certains » où l’administration se trouvera impuissante à démontrer le mal fondé des réclamations de ses adversaires, c’est-à-dire le « bien fondé » de ses évaluations, et, par conséquent, sera condamnée.


Les « revenus provenant des capitaux mobiliers » ont-ils pu être déterminés d’une manière plus précise par l’enquête ? Nullement.

Certes les chercheurs de trésors ont tout fouillé, tout mis en œuvre. Bureaux de l’enregistrement, conservations des hypothèques, bureaux des trésoriers payeurs généraux, des receveurs particuliers, des percepteurs, registres et comptes des grandes compagnies, des grandes maisons de crédit soumises aux investigations des inspecteurs des finances, tout a été interrogé, feuilleté, remué, retourné, bêché, pioché dans tous les coins, dans tous les sens.

Résultat ? Néant.

« La détermination des revenus des capitaux mobiliers, — dit l’enquête, — a été particulièrement délicate et n’a donné que des résultats incertains… On a été obligé de constater que les recherches ont été le plus souvent infructueuses… En ce qui concerne les nombreuses valeurs étrangères et industrielles, il va sans dire qu’on n’a pu relever aucune indication… Dans de telles conditions, la presque-totalité des revenus mobiliers a dû être appréciée uniquement d’après la notoriété publique, et l’estimation des répartiteurs !… »

Voilà donc une portion considérable des revenus du pays qui n’a pu être appréciée ! C’est la notoriété publique et l’estimation des répartiteurs qui seules pourraient servir de criterium à l’administration. On devine aisément où de tels guides conduiraient les arbitres du futur impôt sur le revenu !

L’enquête fut-elle plus heureuse dans sa recherche des « bénéfices du commerce et de l’industrie ? » Encore moins. Ses aveux d’impuissance ont quelque chose de touchant. On y sent la tristesse et le dépit de professionnels, fiers à juste titre de leur habileté, de leur savoir, et pourtant contraints de s’avouer vaincus par la force des choses : Javert en déroute. Ici, dit l’enquête, nous fûmes aux prises avec « des difficultés considérables. » Dans les villes, il a fallu tirer au jugé. On a évalué les revenus « d’après l’importance du loyer, le nombre des employés ou des ouvriers, le nombre des machines, etc. » (comme s’il y avait un rapport fixe et certain quelconque entre ces élémens et l’importance des bénéfices). Toutefois, « on s’est heurté à des difficultés insurmontables lorsqu’il s’est agi d’évaluer les revenus du haut commerce (fabricans de soieries à Lyon, armateurs à Marseille) et de certaines professions libérales (médecins, avocats, artistes, etc.). » Dans les communes rurales, on a dressé le bilan imaginaire de tous les imposables : épiciers, merciers, marchands de tissus, boulangers, bouchers, fabricans de briques, marchands de chevaux, de bestiaux, cabaretiers, aubergistes, etc., etc. Nombre des fournées, quantité de farine traitée journellement, nombre de jours de foire, de marché, bénéfice par kilo, pour le boulanger ; même compte pour chacun. On n’a rien oublié, excepté le coefficient individuel qui change tout, qui est tout, en vertu duquel tel négociant prospère s’enrichit, tandis que tel autre, son voisin, dans la même rue, exerçant le même métier, présentant les mêmes apparences, se ruine ; si bien que tous ces calculs sont aussi faux que puérils, et qu’il n’en est pas un seul qui soit, qui puisse être exact. Au fond, difficultés insurmontables : telle est la seule formule qui convienne pour caractériser les opérations des enquêteurs à la poursuite des « bénéfices » du commerce, de l’industrie, des professions libérales, aux champs et à la ville.

En résumé, d’après l’enquête elle-même, en dehors des revenus de la propriété bâtie et des revenus provenant des traitemens et des salaires, incertitude, inconnu, impossibilité de détermination, « difficultés insurmontables » partout : voilà le résultat le plus clair, le seul clair de l’enquête. Cependant les inquisiteurs n’ont travaillé que dans 36 communes et dans 28 portions de communes ; que serait-ce s’ils avaient dû appliquer véritablement la loi dans 36 000 communes ? combien les « difficultés insurmontables » qu’ils ont rencontrées ne se seraient-elles pas multipliées, grossies, amoncelées ! Et qui peut affirmer que les scènes violentes de 1841 à Toulouse, Clermont et autres lieux ne se seraient pas renouvelées sur un bien plus grand nombre de points ?

Ainsi l’enquête démontre jusqu’à l’évidence l’impraticabilité du système dans sa partie nouvelle (taxe personnelle), et confirme l’impraticabilité de la partie ancienne (taxe d’après le loyer d’habitation). Dès lors, que devient l’idée d’un impôt général sur le revenu d’après les signes extérieurs, notamment d’après le loyer d’habitation, sans vexation, ni inquisition ?

Il n’est pire illusion.

L’impôt sur le revenu ne peut être « amélioré. » On n’améliore pas la peste, ni le choléra. Cet impôt ne peut être que ce qu’il est par nature, par essence : une machine de guerre sociale ; un instrument de spoliation, de destruction ; de privilège — d’en haut ou d’en bas ; — d’oppression des uns par les autres ; de ruine publique.

Qu’on ait enfin le bon sens et le courage de l’avouer : il n’existe pas de signe extérieur du revenu des citoyens. Tous sont trompeurs, inexacts, inégaux. Pour que l’un d’eux fût exact, il faudrait que les besoins, les goûts, les habitudes, les conditions volontaires ou forcées du genre de vie fussent identiques chez tous les contribuables ; que les hommes fussent absolument pareils entre eux dans leur manière d’être, de penser, de sentir et dans la manifestation extérieure de leurs appétits, de leurs tendances, de leurs sentimens. Une telle uniformité ne se rencontre même pas dans les sociétés animales, chez les fourmis, chez les abeilles, chez les chiens des prairies. Chez les hommes, la diversité des genres de vie suivant leurs besoins ou leurs passions est infinie ; s’il en est qui se réjouissent de soulever la poussière olympique, d’autres se plaisent à entasser dans leur grange, d’autres à vider les coupes de vieux Massicus : il n’est pas de « signe extérieur » qui soit la commune expression de ces goûts, et encore moins la commune mesure du revenu qui permet de les satisfaire. Que l’on renonce donc à cette utopie non moins condamnée par l’expérience que par la raison et la logique ! Quelque signe que l’on adopte pour instituer l’impôt personnel sur le revenu, on ne peut aboutir qu’à « promener le fardeau de l’impôt au gré des erreurs et des passions humaines, » suivant l’admirable formule de la généralité d’Auch, en 1780.

Voilà la conclusion invincible de toutes les entreprises législatives tentées en France depuis 1789, et de l’enquête de M. Rouvier, qui n’a jamais rendu plus grand service aux finances de son pays qu’en la faisant établir et publier.


Reste donc le monstre lui-même, dans sa nudité non voilée : l’impôt général sur le revenu, l’antique taille personnelle, avec ses attributs inséparables, congénitaux : l’arbitraire et l’inquisition. Nous savons ce qu’il en faut penser ! Cependant, disent certaines gens, ce système existe en d’autres pays qui ne sont point barbares : en Angleterre, en Allemagne, — le rapport de la Commission fait même allusion aux Etats-Unis ; — pourquoi donc serait-il impraticable chez nous ?

Cet argument — sans valeur absolue en soi, en son principe, car les mêmes institutions sont loin de convenir à tous les peuples, à toutes les sociétés, — n’est même pas à discuter : il est matériellement faux. L’impôt général sur le revenu, tel qu’on veut l’instituer chez nous, n’existe ni en Angleterre, ni dans l’Empire allemand, ni aux Etats-Unis, ni en aucun pays semblable au nôtre. On le verra prochainement.


JULES ROCHE.


  1. Voyez la Revue du 15 novembre 1903.
  2. Voyez la Revue du 15 novembre 1903.