L’Impôt sur le revenu (R.-G. Lévy)

L’Impôt sur le revenu (R.-G. Lévy)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 32 (p. 346-365).
L’IMPÔT SUR LE REVENU

PREMIÈRE APPLICATION EN FRANCE


I

Voici donc l’impôt sur le revenu entré dans notre législation financière, ou plutôt, hâtons-nous de le redire, un nouvel impôt sur le revenu ajouté à ceux que nous payions jusqu’ici. Car, nous ne saurions trop le répéter, la plupart de nos revenus étaient déjà plus ou moins lourdement amputés ; mais l’art de nos anciens législateurs avait consisté à dissimuler l’action du fisc, à la répartir ingénieusement sous des formes et des appellations diverses ; ils avaient cherché à éviter le contact immédiat et personnel entre le taxateur et le contribuable, l’inquisition administrative qui répugne à notre caractère national, la recherche du revenu global et surtout du revenu net, dans la fixation duquel interviennent tant d’élémens actifs et passifs, que le plus honnête homme du monde est souvent fort embarrassé pour en établir le chiffre véritable.

Résumons notre législation antérieure, œuvre des assemblées de la première Révolution, soigneusement élaborée par des hommes épris de justice et de liberté, qui avaient souffert des maux de l’ancien Régime, de la taille pressurante, c’est-à-dire de l’impôt personnel et arbitraire sur le revenu, et qui avaient apporté tous leurs soins à l’organisation d’un système destiné à atteindre le contribuable sans le soumettre à l’inquisition. Ce système a pour base ce qu’on a appelé les signes extérieurs de la fortune. Les quatre contributions directes, foncière, mobilière, portes et fenêtres, patentes, sont assises d’après des faits connus, des données que l’administration possède sans avoir à demander aucun renseignement vexatoire ni à poursuivre d’enquête minutieuse, tels que le produit d’un immeuble, le loyer de l’appartement occupé, le nombre d’ouvertures de la maison, l’importance des locaux affectés à une industrie ou à un négoce, le nombre des employés d’une entreprise commerciale. A l’époque où cette législation a été mise en vigueur, elle ne laissait échapper aucune portion appréciable du revenu, à l’exception des rentes sur l’Etat qui, de propos délibéré, avaient été affranchies de l’impôt. Cette exemption se comprenait d’autant mieux que, par la consolidation, on venait de frustrer les rentiers des deux tiers de ce qui leur était dû. La fortune des Français consistait en immeubles, ou s’alimentait par les profits du négoce, de l’industrie, de certaines professions libérales, assujetties à la patente comme les entreprises commerciales. L’impôt foncier était proportionné aux sommes dérivées de cette source ; l’impôt mobilier variait en raison de la valeur locative des locaux occupés, estimée devoir être d’autant plus élevée que la fortune de l’habitant est plus grande,

A côté de ces quatre contributions était instituée une série d’impôts sur le capital qui, sous le nom de droits d’enregistrement, atteignent la propriété chaque fois qu’elle change de main : les droits de mutation frappent les immeubles ou les meubles au moment où ils passent dans un nouveau patrimoine par suite de donation, de vente ou de décès. Les droits de timbre, applicables aux effets de commerce, procèdent de la même idée et correspondent au prélèvement d’une fraction de la valeur des marchandises dont l’échange donne lieu à la création d’une traite. L’importance de ces diverses amputations est considérable : les acheteurs d’immeubles acquittent environ 8 pour 100 du prix entre les mains du percepteur, sans compter les honoraires du notaire. Pour peu qu’une maison ait changé de propriétaire une demi-douzaine de fois en un demi-siècle, ce qui arrive fréquemment, la moitié de sa valeur a été versée à l’État.

Lorsque le développement rapide des valeurs mobilières eut mis en circulation un très grand nombre de ces titres, le législateur se préoccupa de soumettre cette partie de la fortune à des impôts équivalens à ceux qui en frappaient les autres élémens. Ici, la constatation du revenu étant particulièrement facile, rien ne s’opposait a l’établissement d’une taxe le frappant directement : le résultat fut obtenu par l’institution d’un impôt annuel sur les coupons des actions et des obligations. Il convient de remarquer que les auteurs de cette loi nouvelle restaient fidèles aux principes directeurs de notre système fiscal : ils se sont bien gardés d’asseoir la taxe sur les bénéfices des sociétés qu’il s’agissait d’atteindre ; ils se sont dit avec raison que, tôt ou tard, tous ces bénéfices viennent à être distribués aux actionnaires et que le fisc est ainsi assuré de toucher sa part en se bornant à la prélever sur chaque répartition faite aux intéressés. Bien que nous ne donnions en ce moment aucun chiffre et que nous nous occupions seulement d’expliquer l’esprit de notre législation, nous croyons bon de rappeler à nos lecteurs que l’ensemble des droits qui frappent le coupon des valeurs mobilières s’élève, dans certains cas, à 17 pour 100, c’est-à-dire au sixième du revenu.

Comme ce prélèvement ne s’exerçait que sur les titres des sociétés françaises ou sur ceux des sociétés étrangères qui se négocient en France, la loi du 29 mars 1914 a établi un impôt de 5 pour 100 sur les coupons des fonds d’Etat étrangers et des titres de sociétés étrangères ne circulant pas en France. Des prescriptions minutieuses obligent le propriétaire ou usufruitier de titres ou valeurs mobilières étrangères domicilié en France, qui se fera envoyer ou encaissera à l’étranger, soit directement, soit par un intermédiaire quelconque, les dividendes, intérêts, arrérages ou tous autres produits de ces valeurs, à apposer annuellement sur chaque titre, au moment de détacher le premier coupon annuel, un timbre mobile spécial, d’une valeur égale au montant de la taxe sur le revenu de l’année entière. Faute de se conformera cette obligation, le propriétaire ou usufruitier devra, dans les trois premiers mois de l’année, souscrire, au bureau de l’enregistrement, la déclaration du montant total des dividendes, intérêts, arrérages ou produits encaissés par lui au cours de l’année précédente et acquitter la taxe sur ce total. Cette loi de 1914, dont un règlement d’administration publique du 21 juin de la même année a fixé l’application, complète le cycle des mesures législatives qui ont eu pour effet de faire tomber sous le coup d’une perception fiscale la quasi totalité des revenus des Français.

Toutefois, si nous avions la chose, nous n’avions pas le nom, ou du moins nous ne l’avions que pour les taxes sur le revenu des valeurs mobilières : or, chacun sait le pouvoir des mots sur l’imagination populaire et parlementaire. De nombreux projets sont donc éclos, tendant à l’établissement d’un impôt sur le revenu ; mais il faut rendre à la plupart de leurs auteurs cette justice qu’ils avaient compris qu’il ne pouvait être question d’ajouter un impôt identique à ceux qui existaient ; qu’il fallait supprimer ces derniers en même temps que l’on introduirait une assiette nouvelle. Nous ne referons pas ici l’histoire des tentatives qui, depuis un quart de siècle, ont toujours avorté, jusqu’à ce qu’en 1914, à la veille de la guerre, le Parlement votât une loi, qui est bien la moins étudiée et la moins logique de toutes celles qui ont été présentées sur la matière. Son défaut capital est d’organiser non pas un impôt sur le revenu, comme semble le promettre son titre, mais une taxe surérogatoire, un impôt de superposition qui frappe tous les revenus fonciers et tous les revenus mobiliers, déjà atteints par les lois antérieures que nous avons rappelées.

Ceci dit, nous ne nous attarderons pas à critiquer davantage une loi qui a été régulièrement votée, dont la mise à exécution, après avoir été retardée d’une année, a été définitivement ordonnée et qui est en vigueur depuis le 1er janvier 1916. Nous allons en examiner les dispositions essentielles, essayer de faire comprendre, aux citoyens français qui vont avoir à s’y conformer, quels sont, en cette matière, leurs droits et leurs devoirs, chercher à leur tracer la ligne de conduite qu’ils ont à suivre, afin de remplir les obligations résultant de textes souvent obscurs et parfois incomplets. A cet effet, nous exposerons dans une première partie les élémens essentiels de la loi, en ce qui concerne l’assiette de l’impôt ; dans un second chapitre, nous nous occuperons de la perception, par voie de taxation ou en vertu d’une déclaration ; enfin, nous rechercherons quel est le meilleur parti à prendre pour le contribuable : convient-il de déclarer son revenu ou de laisser à l’administration le soin de nous taxer ?


II

La loi du 15 juillet 1914 a établi un impôt général de 2 pour 100 qui frappe le revenu total d’un certain nombre de contribuables. Cet impôt est dû, au 1er janvier de chaque année, par toute personne ayant en France une résidence habituelle et rentrant dans les catégories prévues. Chaque chef de famille est imposable tant en raison de ses revenus personnels que de ceux de sa femme et des autres membres de sa famille qui habitent avec lui, à moins que ces revenus ne soient déclarés séparément et ne rendent alors leurs propriétaires directement redevables de l’impôt vis-à-vis du fisc. Ne sont assujettis à l’impôt que ceux dont le revenu excède 5 000 francs. L’impôt est établi d’après le montant total de revenu net annuel dont dispose chaque contribuable. Le revenu net est déterminé, eu égard aux propriétés et aux capitaux que possède le contribuable, au : x professions qu’il exerce, aux traitemens, salaires, pensions et rentes viagères dont il jouit, ainsi qu’aux bénéfices de toutes occupations lucratives auxquelles il se livre, sous déduction : 1° des intérêts des emprunts et dettes à sa charge ; 2° des arrérages de rentes payées par lui à titre obligatoire ; 3° des impôts directs acquittés par lui ; 4° des pertes résultant d’un déficit d’exploitation dans une entreprise agricole, commerciale ou industrielle. Le revenu imposable correspondant aux diverses sources énumérées ci-dessus est déterminé chaque année d’après leur produit respectif pendant la précédente année.

Telles sont les dispositions fondamentales de la loi, qui frappe les individus et non les associations ni les sociétés par actions, dont les titres acquittent déjà largement l’impôt sur le revenu. On remarquera l’incohérence d’un texte où il est parlé de la détermination du revenu eu égard aux propriétés et aux capitaux que possède le contribuable : ceci s’appliquerait beaucoup mieux à un impôt sur le capital qu’à un impôt sur le revenu et semble vouloir faire entrer en ligne de compte, pour l’assiette de la taxe, des élémens qui y sont étrangers. La suite énumère au contraire exclusivement des revenus et rentre par conséquent dans l’esprit de la loi. Celle-ci a été rectifiée ou tout au moins précisée par le décret de janvier 1916, qui porte règlement d’administration publique concernant son application.

En vue de la détermination, dit l’article 1er de ce décret, pour chaque contribuable passible de l’impôt, du revenu total qui doit servir de base au calcul de sa contribution, les revenus provenant de source diverse sont classés de la façon suivante :

Revenus des propriétés foncières bâties ;
Revenus des propriétés foncières non bâties ;
Revenus des valeurs et capitaux mobiliers ;
Bénéfices de l’exploitation agricole ;
Bénéfices du commerce, de l’industrie, de l’exploitation minière et des charges et offices ;
Revenus des professions libérales ;
Revenus des emplois publics et privés ;
Revenus de tous capitaux et de toutes occupations lucratives non dénommées ci-dessus ;
Retraites, pensions et-rentes viagères.

Cette énumération semble aussi complète que possible : rien n’y échappe. Le Conseil d’Etat a soin d’expliquer que les revenus frappés ne sont pas seulement ceux qui se perçoivent en argent : pour chaque catégorie, spécifie le décret, le revenu net est constitué par l’excédent du produit brut effectivement réalisé, y compris la valeur des profits et des avantages dont le contribuable a joui en nature, sur les dépenses réellement effectuées en vue de l’acquisition et de la conservation du revenu. Celui qui habite sa maison doit en faire entrer la valeur locative dans l’addition de ses revenus. Celui qui vit sur son fonds en se nourrissant de son bétail, de ses volailles, des fruits et des légumes de son jardin, doit évaluer ces consommations et les faire entrer dans le bilan annuel qui servira au règlement de son compte avec le fisc.

Les dépenses, dont la déduction est autorisée, sont énumérées comme suit pour chacune des catégories. En ce qui concerne les propriétés foncières, les frais de gestion, d’assurance, d’entretien, et l’amortissement du capital immobilier ; à l’exclusion des sommes dépensées pour l’accroissement de ce capital. Pour ce qui touche les valeurs mobilières, les impôts, dont la charge annuelle incombe au possesseur de ces valeurs. Pour les exploitations agricoles, commerciales, industrielles et autres, le loyer, ou, si l’exploitant est propriétaire, la valeur locative des fonds sur lesquels porte l’exploitation agricole, ainsi que des propriétés immobilières occupées pour les besoins des exploitations ; l’intérêt des capitaux prêtés à l’entreprise, lorsque la personnalité de celle-ci est distincte de celle de l’exploitant ; les traitemens, salaires et rétributions diverses payés aux employés, ouvriers et auxiliaires, ainsi que la valeur des avantages et des produits qui leur sont concédés en nature, le coût des matières premières, les frais généraux divers et les frais d’assurance ; le loyer du matériel et des installations n’ayant pas un caractère immobilier, ou, si l’exploitant en est propriétaire, les frais d’exploitation et l’amortissement, en tenant compte de la nature et des conditions de l’exploitation, à l’exclusion des sommes dépensées pour donner une plus-value à l’outillage et de celles qui sont affectées à l’extension de l’entreprise ou à la constitution de réserves. En ce qui concerne les professions, emplois et autres occupations lucratives, les frais de toute nature et les dépenses que nécessite spécialement l’exercice de la fonction, de la profession, de l’emploi ou de l’occupation, ainsi que les retenues supportées et les sommes versées pour la constitution de pensions ou de retraites.

On voit dans quel détail les auteurs du règlement sont entrés pour essayer de prévoir tous les cas qui se présenteront. Ils ont dressé en quelque sorte les cadres de cette loi des bilans dont il a été si souvent question à propos des sociétés anonymes et qui va s’appliquer maintenant aux particuliers. Chacun de nous, au bout de l’année, sera en effet obligé de se livrer à des calculs compliqués et minutieux pour déterminer quel a été son revenu net. Le Conseil d’Etat a eu le souci de se montrer équitable ; mais n’est-ce pas décourager les Français qui voudraient être bons administrateurs de leur fortune que de leur défendre de faire des réserves ? Quelle source de difficultés entre le fisc et le contribuable que ces définitions qui s’efforcent d’être précises, mais qui ne peuvent l’être ! Comment déterminer si un amortissement tient compte de la nature et des conditions de l’exploitation ? Comment le distinguer des sommes dépensées pour donner une plus-value à l’outillage ?

Voici, par exemple, des installations qui ont été faites par un usinier en vue de commandes qu’il a reçues pour la guerre. Il voudra sagement les amortir dans un très bref délai, car bientôt, peut-être, elles ne lui seront plus d’aucune utilité : mais l’Administration lui objectera qu’elles pourront servir encore, qu’elles ont donné une plus-value à l’outillage, et que, par conséquent, les sommes qui y ont été consacrées doivent être taxées. En matière agricole, comment estimer l’importance et la valeur des avantages et des produits perçus en nature par le propriétaire ou l’exploitant, ou accordés aux employés, ouvriers et auxiliaires ? Nous pourrions multiplier nos points d’interrogation : ceux que nous avons posés nous paraissent donner aux contribuables une idée suffisante des problèmes qui vont se présenter. En réponse à une question qui lui était adressée au mois de février par le député Daniel, le ministre des Finances reconnaissait que les taux applicables pour le calcul des amortissemens ne sauraient être fixés par voie de règle générale et sont susceptibles de varier, dans chaque espèce, suivant la nature, la consistance et l’application des bâtimens ou du matériel en cause.

La loi, et c’est un de ses bons côtés, a accordé certaines exonérations : 2 000 francs en faveur du contribuable marié, 1 000 francs par personne à sa charge, jusqu’à concurrence de cinq, et 1 500 francs pour chaque personne au delà de la cinquième : seront considérées comme personnes à sa charge les ascendans âgés de plus de soixante-dix ans ou infirmes, les enfans âgés de moins de vingt et un ans ou infirmes. Chaque contribuable n’est taxé que sur la portion de son revenu, qui, après déduction de ces charges, dépasse 5 000 francs.

D’autre part, l’impôt est calculé en comptant pour un cinquième la fraction du revenu imposable comprise entre 5 000 et 10 000 francs ; pour deux cinquièmes, la fraction comprise entre 10 000 et 15 000 francs ; pour trois cinquièmes, la fraction comprise entre 15 000 et 20 000 francs ; pour quatre cinquièmes, la fraction comprise entre 20 000 et 25 000 francs ; pour l’intégralité, le surplus du revenu : on applique au chiffre ainsi obtenu le taux de 2 pour 100. Sur la somme qui résulte de ce calcul, le contribuable a droit à une réduction de 5 pour 100 s’il a une personne à sa charge ; de 10 pour 100 s’il a deux personnes ; de 20 pour 100 s’il en a trois, et ainsi de suite, chaque personne au delà de la troisième donnant droit à un nouvel abaissement de 10 pour 100, sans que toutefois la réduction puisse être, au total, supérieure à la moitié de l’impôt. Cette disposition de la loi a tenu compte, dans une large mesure, du vœu formulé depuis si longtemps par les économistes que des avantages sérieux soient accordés aux chefs des familles nombreuses.

Voici, à titre d’exemple, un tableau de quelques revenus, qui montre l’effet des déductions. Dans plusieurs cas, le père de famille paie moins de la moitié de ce qu’acquitte le célibataire.


Montant de l’impôt dû par un contribuable. « «
Chiffre du revenu total. Célibataire. Marié sans enfans. Marié avec 3 enfans mineurs.
6 000 francs 4 francs « «
8 000 — 12 — 4 francs »
10 000 — 20 — 12 — »
12 000 — 40 — 24 — 8 francs
15 000 — 60 — 44 — 16 —
20 000 — 120 — 96 — 48 —
25 000 — 200 — 168 — 96 —
30 000 — 300 — 260 — 160 —
50 000 — 700 — 660 — 480 —
100 000 — 1 700 — 1 660 — 1 280 —
200 000 — 3 700 — 3 660 — 2 880 —
500 000 — 9 700 — 9 660 — 7 680 —

Examinons trois hypothèses qui nous permettront d’expliquer le mécanisme et la façon dont s’établiront les calculs. Nous rappelons que le taux normal est de 2 pour 100. Voici un célibataire qui a un revenu de 20 000 francs : il ne doit rien pour les premiers 5 000 francs ; il paie 20 francs pour les seconds 5 000 taxés à raison d’un cinquième, 40 francs pour les troisièmes 5 000, taxés à deux cinquièmes, 60 francs pour les quatrièmes 5 000, taxés à trois cinquièmes, soit au total 120 francs.

Supposons maintenant un homme marié sans enfans, ayant un revenu de 30 000 francs. Il ne doit rien pour les premiers 7 000 francs ; 20 francs pour les 5 000 suivans à raison d’un cinquième ; 40 francs pour les 5 000 suivans à raison de deux cinquièmes ; 60 francs pour les 5 000 suivans à raison de trois cinquièmes ; 80 francs pour les 5 000 suivans à raison de quatre cinquièmes ; 60 francs pour les derniers 3 000, à raison de l’impôt plein de 2 pour 100, soit au total 260 francs.

Considérons, enfin, un homme marié, père de trois enfans mineurs, qui a un revenu de 50 000 francs. Il ne doit rien pour les premiers 10 000 francs ; il paiera 20 francs pour les 5 000 suivans à raison d’un cinquième ; 40 francs pour les 5 000 suivans à raison de deux cinquièmes ; 60 francs pour les 5 000 suivans à raison de trois cinquièmes ; 80 pour les 5 000 suivans à raison de quatre cinquièmes et 400 francs pour les 20 000 derniers à raison de l’impôt plein de 2 pour 100, soit au total 600 francs. Cette somme sera réduite de 20 pour 100, c’est-à-dire de 120 francs, du chef des 3 enfans que le contribuable a à sa charge, de sorte qu’en définitive il aura à payer 480 francs.

Telles sont les dispositions essentielles de la loi, au point de vue de la détermination des contribuables assujettis et de la fixation du taux de l’impôt. Ses deux plus graves défauts sont de se superposer à une foule d’autres impôts qui frappent déjà le revenu et de n’atteindre qu’un petit nombre de Français. En Angleterre, terre classique de l’income tax, qui y a été établi pour la première fois au début du XIXe siècle et rétabli en 1842 après une éclipse de 25 ans, jamais le même revenu n’est frappé deux fois. D’autre part, les revenus sont taxés à partir de 4 000 francs, sans déduction d’aucune charge ; et l’on sait que le niveau des salaires et des revenus étant plus élevé de l’autre côté de la Manche que chez nous, 4 000 francs, dans le Royaume- Unis, correspondent à quelque chose comme 3 000 ou 2 500 francs en France. Il a été récemment question d’abaisser encore la limite imposable et de la réduire à 2 500 francs, ce qui augmenterait, dans une proportion énorme, l’effectif des imposés. Le nombre des Anglais (plus de 1 100 000) qui acquittent cet impôt est déjà aujourd’hui bien plus considérable que ne le sera celui des Français atteints par la loi de juillet 1914. C’est une injustice que d’établir des taxes dont le poids n’est pas ressenti par tous les contribuables : qu’elles soient légères pour ceux dont les ressources sont modestes, mais que tous les citoyens qui ne sont pas des indigens connaissent et mesurent l’étendue du sacrifice demandé à la nation !

On a essayé de calculer le nombre de nos concitoyens qui seront appelés à payer le nouvel impôt. On s’est reporté au tableau qui était joint au projet déposé en 1907 par M. Caillaux, et d’après lequel les 22 milliards et demi de francs, auxquels était évalue le revenu national, se répartissaient comme suit :


Nombre de revenus Montant des revenus
Chiffre du revenu total. par catégories. millions de francs
2 500 francs et au-dessous. 9 509 800 12 342
2 501 à 3 000 francs 563 000 1 597
3 001 à 5 000 francs 446 000 1 735
5 001 à 10 000 francs 294 000 2 109
10 001 à 20 000 francs 123 000 1 798
20 001 à 50 000 francs 51 000 1 673
50 001 à 100 000 francs 9 800 674
100 001 francs et au-dessus 3 400 572
11 000 000 22 500

D’après cette statistique, l’impôt nouveau atteindrait 481 200 personnes, possédant ensemble un revenu de 6 726 milliens, soit moins du tiers du revenu total des Français. Mais, ainsi que l’a fait observer M. Paul Leroy-Beaulieu, les diverses réductions édictées par la loi ramèneraient à 60 000 environ le nombre des contribuables et à 3 milliards à peu près le chiffre des revenus acquittant intégralement l’impôt. Les revenus compris entre 5 000 et 20 000 francs jouissent de dégrèvemens tels que leur part dans la recette totale, au taux actuel, sera très faible.


III

Comment va être assis cet impôt qui constitue une révolution dans notre législation fiscale, parce qu’il doit faire connaître à l’autorité publique un élément qui lui échappait jusqu’à ce jour : le revenu global du contribuable ? Deux voies nous sont ouvertes à cet effet, la déclaration ou la taxation, l’initiative ou l’immobilité, l’offre spontanée du renseignement apporté au fisc ou l’attente de l’oukase administratif. La loi n’a pas, à cet égard, toute la clarté désirable. L’article 16 débute comme suit : « Les contribuables passibles de l’impôt souscrivent une déclaration de leur revenu global, » et pourrait ainsi faire croire que cette déclaration est obligatoire ; mais la fin de l’article rectifie aussitôt l’erreur qui aurait pu naître de cette rédaction ambiguë, en expliquant la situation qui donnera lieu à la taxation d’office, alternative laissée à celui qui n’aura pas fait de déclaration. Celle-ci s’opère de deux manières, selon qu’elle est faite dans les deux premiers mois de l’année ou postérieurement. La première hypothèse est susceptible elle-même de deux variantes, selon que le contribuable se borne à indiquer son revenu global ou bien appuie cette déclaration du détail des élémens qui le composent. La déclaration doit contenir les indications relatives aux charges de famille. De plus, pour avoir droit aux déductions prévues du chef des intérêts, impôts, pertes, spécifiés à l’article 10, il faut communiquer le chiffre et la nature des dettes et des pertes. Les déclarations dûment signées sont remises ou adressées au contrôleur des contributions directes, qui en délivre récépissé.

L’Administration affirme que, seul, le déclarant peut déduire ses dettes et pertes. Cela ne nous paraît pas résulter du texte « le la loi : car, si l’article 16 porte que le contribuable, pour jouir du bénéfice de ces déductions, doit indiquer le chiffre et la nature des pertes, cela ne veut nullement dire que celui qui est taxé d’office et qui conteste cette taxation ne puisse pas, dans l’établissement des élémens de revenu qu’il fournit pour combattre le chiffre administratif, opérer cette déduction. C’est l’avis du Comité central d’études et de défense fiscale qui, dans une consultation fortement motivée, arrive à cet égard à une conclusion différente de celle que contient la note du gouvernement publiée à l’Officiel, à la suite du règlement d’administration publique.

Le contribuable qui a laissé s’écouler deux mois sans faire de déclaration, est prévenu, par un avis émané du contrôleur, qu’il peut encore en présenter une dans un délai d’un mois, courant du jour de la réception de cet avis, mais à la condition d’indiquer alors la répartition, par nature de revenus, de l’ensemble de ses ressources. Il est informé en même temps du chiffre de revenu d’après lequel son imposition sera établie d’office, dans le cas où il ne produirait pas de déclaration satis- faisant à la condition qui vient d’être déterminée.

Les droits de l’Administration vis-à-vis des déclarans sont spécifiés à l’article 17. Le contrôleur, y est-il dit, vérifie les déclarations uniquement à l’aide des élémens certains dont il dispose en vertu de ses fonctions, tels que les données servant à l’établissement des rôles des contributions directes et des taxes assimilées, ainsi que de ceux qui, recueillis par tous les services publics en vertu des lois existantes, doivent, sans exception, lui être communiqués. Il n’a le droit d’exiger de l’intéressé la production d’aucun acte, livre ou document quelconque. Le contrôleur peut rectifier la déclaration. Mais, dans ce cas, il adresse au contribuable, avant d’établir la nature du rôle, l’indication des élémens qui serviront de base à son imposition, l’invite à se faire entendre ou à faire parvenir son acceptation ou ses observations, et à fournir, s’il y a lieu, les justifications utiles au sujet des déductions qu’il demande.

L’Administration, dans la « Note pour les contribuables, » qu’elle a publiée au Journal officiel, en janvier 1916, cherche à leur démontrer qu’ils ont avantage à faire la déclaration. Elle reconnaît qu’il n’y a pas de différence sensible entre la situation de celui qui déclare au cours des deux premiers mois et de celui qui attend, pour s’y décider, l’invitation que le contrôleur lui adressera après ce délai.

« Dans l’une et l’autre hypothèse, la déclaration, dit la Note, comporte les mêmes conséquences. Les énumérations qu’elle contient sont tenues pour exactes, à moins que l’Administration, après l’avoir vérifiée, uniquement à l’aide des élémens certains dont ses agens disposent en vertu de leurs fonctions, n’apporte la preuve du contraire. C’est là une situation différant essentiellement de celle du contribuable qui, n’ayant pas fait de déclaration, est taxé d’office par le contrôleur des contributions directes : car il incombe, dans ce cas, au contribuable de prouver l’inexactitude de la base d’imposition qui lui a été assignée. La déclaration assure, en outre, au contribuable le bénéfice de la déduction des charges qui peuvent grever son revenu global, dettes, impôts, etc., cette déduction n’étant acquise qu’à ceux qui produisent la déclaration de leur revenu. Il ressort de là que, conformément à l’intention nettement exprimée du législateur, la déclaration, lorsqu’en particulier le contribuable en a pris l’initiative, comporte, pour celui qui la souscrit, de très notables avantages. »

Nous avons expliqué plus haut pourquoi nous ne sommes pas d’accord sur l’interprétation que l’Administration donne à la partie de la loi qui concerne la faculté de déduction des dettes et charges. Elle se fonde, pour se prononcer dans ce sens, sur les travaux préparatoires ; mais le texte ne nous semble pas justifier cette opinion.

L’examen des divers élémens du revenu imposable par le contrôleur est le point délicat du mécanisme. On a dit que le contribuable qui déclare met le fardeau de la preuve à la charge du fisc. La loi parle en effet de « vérification » par le contrôleur ; mais, lorsqu’il s’agit de la taxation d’office, il est dit que l’imposition sera établie d’après les élémens définis à l’article 17, qui s’applique au contribuable déclarant. La différence entre les deux cas n’apparaît donc pas clairement. Voyons ce que prévoit la loi pour le contribuable qui n’a pas fait de déclaration. A défaut d’élémens certains, dit l’article 19, le revenu imposable ne peut dépasser : 1° pour les propriétés bâties et non bâties, une somme égale au revenu net servant de base à la contribution foncière ; 2° pour les bénéfices agricoles, une somme égale à la moitié de la valeur locative des terres exploitées ; 3° pour toute profession assujettie à la patente, une somme égale à trente fois le principal de la patente. Il ne semble donc pas qu’il soit laissé plus de place à l’arbitraire administratif en cas de taxation d’office qu’en cas de déclaration : il est vrai que la loi est muette en ce qui concerne l’évaluation des revenus divers de capitaux mobiliers, qui constituent la portion la plus difficile à déterminer du revenu des contribuables.

Observons enfin qu’il est une catégorie de contribuables que la loi exempte de la déclaration : celle des personnes qui, sans avoir de domicile en France, y ont une résidence. Dans ce cas, le législateur a très sagement eu recours, une fois de plus, aux signes extérieurs, ce procédé excellent qu’il abandonne pour les Français, mais qu’il applique aux étrangers, non domiciliés, vis-à-vis desquels le Parlement a compris qu’il serait impolitique de recourir à des procédés vexatoires. Leur revenu imposable sera calculé en multipliant par sept la valeur locative de leur habitation, à moins que les revenus tirés par eux de propriétés, exploitations ou professions, sises ou exercées en France, n’atteignent un montant plus élevé : ce dernier chiffre sert alors de base à l’impôt. Même dans les trois cas visés, le législateur ne cherche pas à connaître le patrimoine de ce contribuable ; il se borne à constater des revenus fonciers, commerciaux ou industriels, auxquels il applique le maximum de taxation établi d’après le produit de l’immeuble, la patente ou la valeur locative des terres exploitées.

Les difficultés de ce côté paraissent donc écartées, et notre nouvelle législation aura du moins le mérite de ne pas éloigner de notre territoire les étrangers qui séjournent en France et qui nous ont donné, au cours de la guerre, de si précieux témoignages de leur sympathie.


IV

La question que se pose à cette heure tout Français dont le revenu atteint ou dépasse le minimum imposable est celle de savoir s’il doit spontanément faire, avant le 1er mai 1916, la déclaration dans les formes prescrites, ou bien attendre les événemens. Après que le premier délai se sera écoulé sans qu’il ait pris de parti, il recevra du contrôleur des contributions directes un avis l’informant de la somme à laquelle l’administration évalue son revenu. S’il l’accepte, tout est dit. S’il la conteste, il peut, dans le mois qui suit la réception de l’avis, faire sa déclaration, avec cette différence qu’au lieu de son revenu global, il devra le déclarer par catégories. S’il ne la produit pas, il paiera l’impôt calculé sur le revenu fixé par l’avis du contrôleur.

Quelle est la différence de situation entre le contribuable qui a déclaré et celui qui s’est laissé taxer ? On a voulu jeter une sorte de défaveur sur le second et répandre l’opinion que ce n’était pas faire acte de bon citoyen que de ne pas prendre, en cette matière, l’initiative prévue par la loi. C’est une opinion qu’il est permis de ne pas partager : la taxation d’office est un mode parfaitement légal, organisé par la loi dans ses moindres détails et par conséquent tout aussi honorable que la déclaration. L’inconvénient de cette dernière est que, si elle est reconnue inexacte, le double droit est exigible ; et cette formalité, remarquons-le bien, frappe même l’homme de bonne foi, s’il s’est trompé involontairement de plus du dixième. Il y a là un danger considérable : certains revenus sont de nature contestable, les charges à déduire peuvent donner matière à bien des controverses ; si, après discussion, l’Administration fait triompher sa manière de voir, elle pourra accuser de dissimulation ou tout au moins frapper de l’amende des contribuables qui auront agi en toute sincérité. Il n’en est pas moins vrai que certains députés ont voulu favoriser le déclarant : des opinions en ce sens ont été exprimées au cours des travaux préparatoires, elles ne se fondent pas sur le texte de la loi.

Nous estimons qu’au point de vue moral, chacun de nous est libre de prendre le parti qu’il préfère. Il peut d’autant mieux laisser à l’Administration le soin de le taxer que la loi a pris soin de fixer la méthode qui devra être appliquée pour déterminer le revenu de celui qui a gardé le silence, et ce n’est pas une des moindres bizarreries de cette législation que de la voir organiser un impôt sur le revenu global avec des cadres préparés jadis pour un impôt cédulaire. Le législateur est ainsi ramené, par une sorte de force mystérieuse, aux signes extérieurs, à cette pierre angulaire de notre ancien et excellent code fiscal. Il prescrit au taxateur certaines règles dont il ne pourra se départir et qui, le cas échéant, seront une sauvegarde pour le contribuable, à qui elles épargneront des démêlés pénibles avec l’administration. Voici par exemple un commerçant dont les bénéfices sont variables : tantôt ils dépassent le maximum légal de trente fois la patente, tantôt ils lui restent inférieurs ; voici un médecin ou un avocat qui se trouvent dans le même cas : les accuserons-nous d’incivisme, s’ils acquittent bon an mal an la taxe telle que la loi l’a établie ? Voici un fermier qui, grâce à la hausse exceptionnelle des denrées, a gagné plus de la moitié de la valeur locative des champs qu’il exploite : agit-il incorrectement parce qu’il accepte l’imposition légale de la moitié, alors que, l’année suivante, il réalisera peut-être des bénéfices inférieurs à cette présomption et qu’il préférera néanmoins subir la taxation d’office plutôt que d’entrer en discussion avec le fisc ?

D’un autre côté, nous comprenons que celui qui a des revenus bien définis, soumis à peu d’aléas, qui peut en quelques minutes connaître exactement le total de ce qu’il a encaissé au cours de l’année, se décide à faire une déclaration qu’il espère devoir régler définitivement sa situation, sans qu’il puisse d’ailleurs avoir aucune certitude à cet égard.

Toutes les hésitations qui se manifestent, toutes les discussions qui se sont ouvertes montrent combien cette loi de 1915, semblable sous ce rapport à un très grand nombre de celles qui ont été votées par nos Assemblées, est mal faite. A peine était-elle bâclée qu’il a fallu l’étayer du règlement d’administration publique, élaboré par le Conseil d’Etat, auquel la Chambre et le Sénat laissent volontiers le soin d’éclaircir non seulement la lettre, mais l’esprit de leurs prescriptions. Il vaudrait beaucoup mieux demander à ce grand corps de préparer la rédaction des lois avant de les soumettre à la discussion parlementaire. On aurait ainsi des textes clairs, coordonnés, cohérens, qui ne contiendraient ni contradictions, ni lacunes, ni obscurités ; qui ne heurteraient pas les lois existantes, s’harmoniseraient avec elles et contribueraient à faire un Code, au lieu de nous donner le spectacle peu édifiant de dispositions qui mettent souvent les justiciables dans un embarras qui n’a d’égal que celui des magistrats ou des fonctionnaires chargés de les appliquer.

Dans l’espèce, le règlement d’administration publique n’a pas apporté de grandes clartés, par l’excellente raison que le Conseil d’État ne se reconnaît pas le droit d’interpréter, encore moins de modifier les intentions du législateur. Il se borne à fournir les moyens pratiques de mettre la loi en vigueur et à édicter à cet effet un certain nombre de règles ; mais il se garde bien de trancher à l’avance les litiges qu’il sera plus tard appelé à juger en dernier ressort comme tribunal administratif suprême. En commentant la loi, il donne simplement un avis ; à cet effet, il doit suivre pas à pas le texte qui lui est soumis et dont il ne s’écarte pas. Le gouvernement lui-même a eu le sentiment des obscurités qui subsistaient, puisqu’il a fait suivre la publication, au Journal officiel, du règlement d’administration publique d’une note explicative, destinée à fournir aux contribuables des renseignemens complémentaires. Nous le demandons à tout homme préoccupé de la bonne marche des affaires publiques : est-il admissible qu’une loi ait besoin de ces commentaires successifs pour devenir intelligible et pouvoir être appliquée ?

On dirait qu’un vice originaire pèse sur elle : ce soi-disant impôt sur le revenu n’est qu’une superposition à tous les impôts sur les revenus qui existent déjà en France. C’est ce qui explique à la fois l’étroitesse de sa base (nous avons montré combien sont peu nombreux ceux qu’il atteindra réellement), les réductions consenties à la plupart des assujettis, et enfin la modestie apparente de son taux. Il est bien évident que, surtout aujourd’hui, en pleine guerre, un prélèvement de 2 pour 100 semble à l’abri de toute critique ; mais si l’on considère que ces 2 pour 100 s’ajoutent à des taxes qui amputent jusqu’à 17 pour 100 du coupon des valeurs mobilières, à un impôt foncier qui, dans beaucoup de cas, s’élève au même chiffre, à des patentes souvent élevées, à l’impôt spécial qui atteint le revenu des valeurs étrangères non abonnées et des fonds d’Etat étrangers, on cesse de s’extasier sur la mansuétude du législateur. On est au contraire fondé à redouter les conséquences suivantes : à cause de la division des fortunes et de la modicité des patrimoines moyens en France, peu de revenus seront frappés ; les contestations inévitables qui s’élèveront entre le fisc et les contribuables sur la question de savoir qui sera assujetti, et pour quelle somme, créeront un sentiment de malaise général.

D’autre part, les Chambres qui avaient cru trouver, grâce à cette nouvelle arme fiscale, des ressources appréciables, seront très déçues lorsqu’elles verront quelle maigre somme elle produit et de quel médiocre secours elle est au budget. Elles seront alors tentées, suivant l’expression aujourd’hui consacrée, de donner un tour de vis, c’est-à-dire d’augmenter le taux de l’impôt qui, par suite de son caractère surérogatoire, deviendra aussitôt excessif parce qu’il s’ajoute aux autres : il dépassera la quotité de l’Income tax anglais, qu’on nous cite volontiers en exemple, mais en oubliant d’ajouter qu’il ne se superpose jamais.

Que nos lecteurs ne voient pas dans ce qui précède une vaine récrimination ni une critique chagrine, par le seul motif qu’une charge nouvelle est ajoutée à celles que nous supportons déjà. Nous savons, mieux que personne, qu’une guerre comme celle que nous menons implique des dépenses formidables et qu’elle aura pour conséquence le doublement de nos impôts. Les Français sont prêts à tous les sacrifices et à tous les efforts pour se débarrasser à jamais d’un ennemi qui voulait nous asservir, nous enlever le bien suprême, celui sans lequel tous les autres ne sont rien, l’indépendance. Nous ne marchanderons pas plus notre or que notre sang, mais à deux conditions : la première, c !est que les dépenses soient ordonnées et contrôlées avec la sévérité qu’exige le respect des forces contributives de la nation ; la seconde, c’est que les impôts soient assis avec logique, franchise et clarté. La loi du 13 juillet 1914 ne répond malheureusement pas à ce desideratum.

Elle est néanmoins entrée en vigueur, et nous n’avons, en bons citoyens, qu’à choisir entre les deux modes prévus par elle, déclaration ou taxation administrative. Nous nous sommes efforcé de la faire connaître dans son ensemble et dans ses détails, et d’écarter les doutes qui peuvent subsister sur plusieurs points, même après l’étude la plus approfondie. L’époque de guerre n’est pas favorable pour tenter une expérience aussi pleine d’inconnues. Nous eussions compris que l’on commençât par majorer un certain nombre des impôts existans, comme l’ont fait plusieurs belligérans. Sans parler de l’Angleterre, qui est le pays des résolutions fiscales vigoureuses, n’avons-nous pas vu la Russie et même l’Italie, dont les dépenses sont cependant faibles en comparaison des nôtres, augmenter le taux d’un grand nombre de taxes déjà établies, ce qui est en général plus aisé que d’en introduire de nouvelles ? On nous a objecté que plusieurs de nos départemens sont encore occupés et qu’on ne saurait, sans injustice, frapper les autres, alors que certaines régions du Nord et de l’Est ne peuvent fournir leur quote-part. Mais il nous semble que toutes les parties du territoire qui sont restées inviolées doivent d’autant plus allègrement consentir des sacrifices qu’elles ont échappé au désastre de l’invasion. D’ailleurs cet argument, s’il était topique, s’opposerait encore bien mieux à l’application d’un impôt nouveau. En résumé, nous disons au gouvernement : Nous allons acquitter l’impôt complémentaire sur le revenu ; mais il ne vous donnera que peu de chose. Présentez-nous donc d’autres projets. Personne ne s’imagine qu’une tourmente comme celle que nous traversons n’aura pas une influence profonde sur l’économie nationale, sur les finances de l’Etat et celles des citoyens. Plus vite on prendra les résolutions nécessaires, et mieux cela vaudra. On a prétendu quelquefois que les Français donnaient leur vie plus aisément que leur bourse : si cela est vrai de quelques-uns d’entre eux, l’immense masse de la nation met les sacrifices à leur place, et sait que celui d’une partie de nos biens n’est rien à côté de celui de nos enfans. Nous empruntons, avec raison et avec succès : mais il convient, en face des arrérages à payer et du capital à amortir, d’inscrire dans notre budget des ressources nouvelles. C’est à quoi nos législateurs devraient s’appliquer sans retard.

Ici même, à plusieurs reprises, nous avons tracé le programme de ce qu’il conviendrait de faire. Un double décime devrait être ajouté aux impôts existans et procurerait immédiatement des sommes appréciables. Il faudrait rétablir certains droits sur les boissons, tels que ceux de circulation et de congé, qui avaient été supprimés et qui représentent une charge bien légère en comparaison de celle que fait peser sur le consommateur la hausse violente des vins, qui ont doublé de prix depuis l’an dernier. Un projet de loi sur l’alcool, susceptible de fournir un appoint sérieux au budget de l’Etat et à celui des communes, a été déposé par M. Ribot au mois de septembre 1915. Qu’attend le Gouvernement pour le faire mettre à l’ordre du jour des Chambres ? Il est d’autant plus nécessaire de hâter le vote de cette loi qu’elle est destinée à apporter un premier remède, encore bien insuffisant, hélas ! à l’effroyable fléau de l’alcoolisme qui nous ronge en pleine guerre et qui constitue pour notre pays et notre race un danger aussi grand que la barbarie teutonne.

En dehors de ce résultat espéré qui, à lui seul, justifierait la discussion immédiate du projet, il doit apporter au budget une ressource bien supérieure à ce que, dans les évaluations les plus optimistes, procurera le nouvel impôt sur le revenu. D’autre part, les allocations aux femmes de mobilisés continuent à être distribuées avec une injustice criante : de pauvres mères, dont la situation est digne d’intérêt, ont peine à se faire payer ce qui leur est dû, tandis que d’autres qui sont à leur aise se voient attribuer des sommes auxquelles elles n’ont aucun droit. Les abus se traduisent par une surcharge budgétaire, fort inopportune en ce moment. Ce n’est pas parce que la guerre absorbe des milliards qu’il faut jeter au vent les centaines de millions. Nous demandons l’application de la loi des allocations selon sa lettre et selon son esprit.

Certains hommes politiques avaient voulu ériger en dogme l’idée de ne faire subir aucun changement à notre système fiscal, aussi longtemps que durerait la guerre. Cette théorie ne se défend plus, maintenant que la loi de l’impôt sur le revenu est mise en vigueur et que la transformation de la législation sur l’alcool est proposée. Entrons donc dans la voie des résolutions salutaires et hâtons-nous d’augmenter nos recettes en nous adressant à toutes les sources de nature à les alimenter.


RAPHAËL-GEORGES LEVY.