L’Impôt progressif sur le capital et le revenu/Préface

PRÉFACE


Pour toutes choses publiez votre pensée ;
bonne, on en profite ; mauvaise, on la
corrige et on en profite encore.
P. L. Courier.


Une grave question, à l’ordre du jour, est celle de savoir si l’impôt, cette part que l’État prélève, pour subvenir aux dépenses d’intérêt public, sur le revenu ou la fortune de chaque particulier, doit suivre une proportion mathématiquement régulière ou bien, si cette proportion doit aller en augmentant, en progressant, à mesure qu’augmentent et progressent les revenus et la fortune de chaque citoyen. Ce n’est plus une question d’arithmétique, mais une question de bon sens et de justice.

Il nous paraît rationnel et juste que le minimum indispensable à la vie soit exempt d’impôt et que le surplus soit atteint dans une proportion plus forte à mesure que s’élève la richesse du contribuable.

Nous verrons que la plupart des législations européennes l’ont compris ainsi.

En matière de législation, il ne suffit pas de poser des règles absolues, il faut considérer les effets qu’elles produisent sur l’État et sur la société.

L’impôt doit avoir pour objet, non seulement de fournir à l’État les ressources nécessaires aux besoins d’intérêt général, mais, aussi, de maintenir, dans une juste limite, l’appropriation particulière de la richesse produite, au moins indirectement, par le travail de tous.

C’est non seulement un rôle économique, mais un rôle moralisateur qu’il doit jouer, un rôle d’affranchissement du travail, au lieu du rôle de compression qu’il joue actuellement. Il doit contribuer à enlever au capital ce qu’il a d’excessif dans sa puissance, et rendre au travail une puissance sociale et économique qu’il n’a plus aujourd’hui à un degré suffisant. Il doit favoriser la formation du petit capital nécessaire à l’affranchissement moral de l’homme, aider le travail à se transformer en capital, et empêcher ce capital de se transformer en instrument d’oppression et d’exploitation, par son trop grand développement. Il doit atteindre le luxe et épargner le nécessaire. Il doit charger le superflu et alléger l’indispensable.

Il peut favoriser l’accroissement de la population et de la richesse générale, en restreignant l’accumulation de cette richesse en quelques mains : digue contre l’excès de la richesse et l’excès de la misère.

Les idées que nous allons développer dans les pages qui suivent, sont déjà mises en pratique depuis des années, et même depuis un siècle, par les nations voisines, moins routinières et moins timorées que notre nation française, plus portée à s’effrayer des mots qu’à essayer des réformes au fond parfaitement réalisables. Il n’y a plus guère en Europe que la Turquie et la France qui aient peur de l’impôt sur le revenu.

Il ne s’agit pas ici de détruire le principe excellent de la propriété individuelle, le meilleur que les sociétés civilisées aient trouvé pour stimuler le travail de l’homme ; il s’agit, au contraire, de se servir de l’impôt pour favoriser, aider, par l’espérance et le résultat, chaque travailleur à arriver à la propriété individuelle, élément nécessaire de son indépendance.

Rien de plus dangereux que la corruption d’un bon principe. L’excellence du point de départ empêche d’apercevoir les vices ou les excès de l’application. Ainsi en arrive-t-il pour la propriété individuelle ; ainsi en arrive-t-il pour le pouvoir social et politique. Ces deux éléments sont les fondements solides, indispensables des sociétés humaines. Or, leur abus entraîne les conséquences les plus désastreuses. Ils sont la sauvegarde de l’indépendance de l’homme ; leur abus en est la destruction. Que le pouvoir politique repose sur une seule tête ou sur quelques-unes seulement, et la société tombe sous le despotisme le plus absolu. Mettez la richesse entre les mains d’un petit nombre seulement, vous leur livrez le sort de la nation, quelle que soit la forme politique de l’État, empire, monarchie ou république. Il est donc de la plus haute importance de régler par des lois aussi positives et aussi prévoyantes que possible, l’exercice du pouvoir et la distribution de la richesse.

Surtout depuis la consécration de l’usure par les législations modernes, la société serait rapidement perdue, si une restriction n’était pas apportée à la puissance d’accumulation de la richesse. Le droit de propriété individuelle, ce praesidium generis humani, comme l’appelaient les Romains, poussé à l’excès, devient une cause de ruine. Corruptio optimi pessima, disait déjà Tacite, il y a près de deux mille ans.

Toute la sagesse, en économie sociale et en économie politique, consiste donc à limiter l’exercice du pouvoir et la possession de la richesse, afin que ces deux conditions de sécurité et d’indépendance ne dégénèrent pas en causes de ruine. Le pouvoir entre les mains d’un seul, c’est la servitude de tous ; la richesse entre les mains d’un petit nombre, c’est la misère de presque tous.

Nous croyons qu’on peut trouver dans l’impôt lui-même, dans la répartition équitable des charges publiques, un moyen excellent de prévenir ces excès.

Chaque citoyen, dans un état bien réglé, doit avoir sa part rationnelle d’importance politique ; il doit avoir aussi sa part de la richesse sociale ; et il l’aura par le simple effet de son travail, si la loi le protège suffisamment contre l’égoïsme et l’avidité des plus forts et souvent des plus malhonnêtes, s’attribuant la part du lion dans les profits du travail.

C’est un devoir d’introduire dans nos lois fiscales les dispositions exemptant de tout impôt, cette part du revenu de chacun, indispensable à l’existence, et d’augmenter la proportion de l’impôt en raison de l’augmentation de la fortune. La nécessité d’une profonde réforme de nos lois économiques est dans les esprits avec autant et même plus de justice et de mesure qu’elle n’y était à la fin du dix-huitième siècle[1]. Mettons-nous donc à l’œuvre résolument, en commençant par l’impôt, qui est la forme abusive la plus frappante et la plus invétérée des injustices à faire disparaître de nos lois.

  1. On était alors épris de l’idée de la souveraineté absolue de l’individu sous l’influence de cette doctrine « laissez faire, laissez passer » : au lieu de réformer les jurandes, maîtrises et corporations, par la suppression des restrictions tyranniques, on les détruisit en juin 1791 ; on les prohiba par une violation antisociale du droit naturel d’association. On cherche à corriger aujourd’hui cette fâcheuse législation, par l’organisation des syndicats ; mais l’expérience, jusqu’à ce jour, n’a pas donné des résultats satisfaisants ; les masses ouvrières manquent d’expériences et d’esprit de conduite ; elles ne peuvent pas lutter contre les forces capitalistes sans grand dommage de part et d’autre.