L’Impôt progressif sur le capital et le revenu/12

CHAPITRE xii

Facilité de la réforme. — Déclaration du contribuable. — Aucune inquisition


En réalité, que faut-il pour faire passer la réforme proposée de la théorie et de la période des discours à la rédaction d’une loi et à son application ?

Tout simplement deux choses : d’un côté, un peu plus d’indépendance chez nos gouvernants vis-à-vis des détenteurs des milliards ; d’un autre côté, un peu moins de crainte, de préjugés et d’esprit de routine dans la grande masse des citoyens. Il ne s’agit pas, comme les timorés paraissent le redouter, de préparer les voies à une sorte d’expropriation universelle, à la mise en commun de tous les biens, suivant l’utopie collectiviste. Il s’agit, au contraire, d’assurer un peu de bien-être et d’indépendance à tous, par la propriété personnelle rendue plus accessible, en faisant une meilleure part au travail, et en apportant à l’appropriation exagérée de la richesse, les limites dont le bon sens, la justice, la prévoyance de tous les grands législateurs ont parfaitement reconnu la nécessité.

Comme application, quoi de plus simple ? Chaque citoyen fournit le tableau ou la déclaration de ses biens et revenus. Point n’est besoin pour cela de bouleverser, en quoi que ce soit, le mécanisme de notre administration fiscale. Le personnel actuel, qui sera même diminué en nombre, recevra du citoyen vivant la déclaration de ses biens, comme il la reçoit actuellement des héritiers du citoyen mort.

Il n’est guère possible d’entrevoir une amélioration quelconque de l’état des classes laborieuses, même par les moyens employés aujourd’hui : la mutualité, la coopération, les sociétés de production et de consommation, les syndicats, etc., si la législation n’apporte, soit par le régime fiscal, soit autrement, d’un côté une limitation à l’accumulation indéfinie de la richesse, d’un autre côté une plus grande facilité à la conservation et à la formation de la petite propriété. Lorsque chacun sera soumis à la loi du travail, chacun sera aussi admis à jouir, dans la mesure de son travail, du bénéfice de la richesse acquise…

Aujourd’hui, les charges budgétaires et nos lois fiscales de procédure, en frappant outre mesure le travail et la petite propriété, empêchent un trop grand nombre d’hommes de jouir de l’indépendance que procure le droit de propriété. La réforme les rattachera à ce principe et leur permettra d’en goûter les avantages.

En résumé, que l’on soit partisan ou que l’on soit adversaire de l’impôt sur le revenu ; que cet impôt soit proportionnel ou progressif, avec ou sans exemption à la base, tout le monde est d’accord sur un point : c’est que notre système fiscal renferme une foule de dispositions particulièrement nuisibles à la nombreuse classe des travailleurs et des petits propriétaires. D’un autre côté, depuis un siècle environ que ce système fonctionne, il a favorisé la formation de fortunes immenses qui absorbent une trop grande part de la richesse générale acquise par le travail.

Les observations et les critiques adressées aux partisans de l’impôt sur le revenu, portent particulièrement sur les deux faits suivants :

1o Pour déterminer la taxe de l’impôt de chacun, il faudra organiser un véritable système d’espionnage et d’inquisition qui est absolument contraire aux traditions, aux idées et aux mœurs françaises.

2o En ce qui concerne la richesse mobilière, ceux qui la possèdent pourront la faire disparaître en plaçant leurs capitaux à l’étranger, ou même en y déposant leurs valeurs françaises.

Nous croyons avoir répondu à toutes les objections et notamment aux deux critiques principales qui viennent d’être mentionnées. Nous résumons cependant en quelques lignes, les dispositions législatives par lesquelles il sera assez facile de réprimer les tentatives de fraude et de dissimulation, qui n’ont jamais manqué, du reste, sous aucun régime fiscal.

En ce qui concerne l’objection fondée sur la crainte d’une sorte d’inquisition, il y aura lieu d’établir un questionnaire adressé à chaque contribuable, imitant ce qui a lieu dans la plupart des pays à impôt sur le revenu.

Ce questionnaire pourrait être fait dans les termes suivants :

Déclaration à faire par le contribuable


En vertu de la loi, le contribuable doit répondre, avec exactitude, pour la fixation de son impôt sur le revenu, et sur le capital aux questions suivantes.

I. – Contenance des propriétés non bâties dans chaque commune où elles sont situées et estimation de leur valeur capitale.

Estimation de leur revenu.

II. – Indication des propriétés bâties dans chaque commune où elles sont situées.

Estimation de leur valeur capitale.

Estimation de leur revenu.

Nota. – Si les bâtiments font partie d’une exploitation agricole, leur estimation en capital et en revenu ne sera pas indiqué sous ce paragraphe II. Elle sera comprise dans l’estimation des propriétés non bâties du paragraphe I.

III. – Somme totale des capitaux employés en créances hypothécaires.

Revenu de ces créances.

IV. – Somme totale des capitaux employés en créances chirographaires.

Revenu de ces créances.

V. – Somme totale des capitaux employés en obligations, valeurs industrielles et rentes françaises.

VI. – Revenu de ces valeurs.

VII. – Capitaux employés en obligations, actions rentes, valeurs étrangères[1].

VIII. – Revenu de ces valeurs.

IX. – Revenus de la profession, avocats, médecins, notaires, avoués, greffiers, huissiers, etc., employés, journaliers, domestiques, etc.

X. – Somme totale des capitaux employés dans le commerce, l’industrie, les entreprises.

XI. – Revenus industriels, banque, commerce, etc., déduction faite des capitaux engagés et du traitement du personnel employé.

XII. – Valeur capitale du mobilier meublant, y compris objets d’art, collections, etc.

XIII. – Indication des traitements, pensions et usufruits et autres produits non désignés ci-dessus.

XIV. – Déclaration du nombre des enfants mineurs et autres personnes à la charge du contribuable.

XV. – Indication de la somme totale des dettes hypothécaires.

XVI – Indication de la somme totale des dettes chirographaires.

Nota. — Le contribuable est prévenu que toute dissimulation et fausse déclaration le rend passible d’une amende au profit de l’État, égale à dix fois l’impôt non payé ; la prescription de cette amende n’est acquise qu’au bout de trente ans[2].

Signer cette déclaration en affirmant qu’elle est sincère et véritable et qu’on est averti que toutes fraudes et dissimulations seront punies d’une amende égale à dix fois l’impôt dont l’État a été frustré, laquelle amende sera recouvrée par les mêmes moyens de contrainte que l’impôt, sans aucune transaction possible.

Après cette déclaration, ni inquisition, ni perquisition, ni réquisition dont on paraît s’effrayer à tort : le fisc, l’impitoyable fisc, attendra simplement les événements, tels que mariage, partage, vente, échange, bail, mutation par décès, etc, ; et comme la prescription serait étendue à 30 ans, il y aura plus d’un fraudeur sur 10 qui se trouvera pris, et l’État n’aura rien perdu.

Chacun comprendra, après quelques années d’expérience, qu’il vaut mieux faire sa confession pleine et entière que de courir la chance d’une dissimulation.

Les contribuables qui n’auront pas fait leur déclaration seront taxés d’après les documents fournis aux commissaires par nos administrations fiscales, enregistrement, perception, contrôle, direction, etc. Ces évaluations pourront être modifiées par les contribuables (soit en plus soit en moins) en présentant les preuves à l’appui. Si les évaluations sont insuffisantes et si les contribuables ne les ont pas portées à leur valeur réelle, ils seront sujets aux amendes pour fausses déclarations.

La seconde des principales objections n’est pas plus difficile à résoudre.

L’émigration des capitaux et peut-être même des capitalistes n’est pas à craindre davantage, avec l’impôt sur le revenu qu’elle ne l’est avec tout autre système. On sait bien aujourd’hui que les Français, pris dans leur ensemble, possèdent des créances sur l’étranger montant à 20 milliards de francs, donnant un revenu moyen de 900 millions. On sait aussi qu’avec les lois actuelles ces valeurs sont déjà frappées d’un impôt, et qu’il est impossible d’en faire le moindre usage en France, de les mentionner soit dans des jugements, soit dans des actes authentiques ou sous seing-privé, sans que ces valeurs aient subi l’impôt dont elles sont frappées ; il ne sera pas bien difficile d’appliquer ces mêmes lois, avec quelques modifications, si cela est nécessaire, au système de l’impôt fondé sur le revenu personnel[3].

Au surplus, la même pénalité serait appliquée aux fraudes et dissimulations portant sur ces valeurs étrangères.

Quant à l’émigration des capitalistes elle est encore moins à craindre que celle des capitaux.

Ils trouveraient partout à qui parler et surtout à qui payer. Il ne faut pas croire que nos voisins se soucient d’entretenir et de protéger nos émigrés sans leur faire payer, et même largement, les frais de la protection.

Je répète en finissant ce que j’ai énoncé dans la seconde édition de l’Impôt progressif qui vient de paraître. (Guillaumin, Paris 1905). Il n’y a aucune objection sérieuse à l’établissement en France de l’impôt sur le revenu. La seule difficulté, (qui du reste n’a rien de moral ni d’honorable), tient à l’égoïsme, à la cupidité, aux préjugés qui ont pris naissance peut-être dans les défauts même de nos anciennes lois fiscales.

En réalité, la perception de l’impôt sur le revenu présenterait bien moins de difficultés que nos seules lois d’enregistrement, qui exigent un personnel se livrant à un travail intellectuel compliqué. Elles ont donné lieu à une jurisprudence encore incertaine après 115 ans, à des circulaires, à des décisions ministérielles, à des règlements et à des ouvrages si nombreux, qu’aucun de nos fonctionnaires ne peut les posséder, ni les loger.

Nos droits d’enregistrement, nos impôts fonciers des portes et fenêtres, nos patentes, nos contributions personnelles, mobilières ne tiennent aucun compte des conditions particulières du contribuable relativement à ses dettes et charges de famille, et cela depuis plus d’un siècle ; nos lois récentes sur les bouilleurs de crû, depuis quelques années[4] ; tout cet ensemble de la législation fiscale présente plus de difficultés d’application, donne lieu à plus de discussions, de tracasseries et d’embarras et produit sur l’état économique du pays des effets plus déprimants et plus dangereux que ne le ferait l’impôt sur le revenu dans les conditions indiquées. Il ne s’agit que de rompre avec nos traditions routinières, et de nous créer de nouvelles habitudes. Une fois l’impôt personnel établi, on sera tout étonné, après deux ou trois ans d’application, d’avoir craint et d’avoir hésité si longtemps de recourir à une méthode donnant pleine satisfaction à la raison et à la justice.

Il est utile de donner ici, à titre d’indication, la formule de la réponse à faire par le contribuable au questionnaire qui lui est adressé par l’administration. Les chiffres ci-après, on le comprend, n’ont d’autre but que de donner une idée de l’opération ; ils sont indiqués seulement comme élément de calcul ; dans la réalité il arrive rarement que la situation d’un contribuable comporte à la fois des dettes hypothécaires et des créances hypothécaires.

Indication de la réponse à faire au questionnaire par le contribuable
Capitaux Revenus
1o 17 hect. de terre sur la commune de valant 20 000
d’un revenu de…
20 000 f. 750 f.
2o une maison à… valant
d’un revenu de…
30 000 » 1 100 »
3o créances hypothécaires…
revenu…
45 000 » 2 000 »
4o créances chirographaires…
revenu…
8 000 » 300 »
5o valeurs industrielles et rentes sur l’État français…
revenus…
6 000 » 200 »
6o valeurs étrangères…
revenu…
22 000 » 1 000 »
7o capitaux employés dans l’industrie…
revenu net de l’industrie…
80 000 » 10 000 »
8o mobilier meublant… 5 000 »
Totaux en capital et en revenu du capital… 216 000 » 15 350 »
Charges à déduire
Capitaux Revenus
Trois enfants au-dessous de 20 ans, dont la dépense, à 300 francs par tête, est à diminuer du revenu… 900 f.
Frais de ménage… 600 »
Dettes hypothécaires…
dont l’intérêt est de…
30 000 f. 1 200 »
Dettes chirographaires…
dont l’intérêt est de…
20 000 » 800 »
Totaux… 50 000 » 3 500 »
Décompte de l’impôt du capital de… 216 000 f.
Il faut déduire : 1o 10 000 f exemptés par la loi et 50 000 f. montant des dettes… 60 000 »
Le capital atteint par l’impôt réduit à… 150 000 »
À 1 ‰ sur 50 000 50 »
À 3 ‰ sur 106 000… 318 »
Impôt sur les revenus des capitaux qui sont de 5 350 fr. 5 350 f.
Il y a lieu de déduire… 3 500 »
Reste imposable… 1 850 »
À 4 %… 74 »
Sur le revenu du travail, qui est de 10 000 fr., sous déduction de 1 000 fr. exemptés par la loi, soit sur 9 000,
à 3 % sur 5 000 150
à 4 % sur 4 000 160
310 f.
368 » 384 »
Dans cette hypothèse 150 000 fr. de valeurs capitales et 11 850 fr. de revenus paieraient… 752 f.
  1. Une indication sommaire des propriétés bâties, des propriétés non bâties, des capitaux, etc., répondant aux questions ci-dessus, sera suffisante ; les fonctionnaires de l’État auront à en vérifier l’exactitude, sans mesure tracassière envers le déclarant ; les documents du cadastre et de l’enregistrement seront à eux seuls la plupart du temps suffisant pour vérifier l’exactitude des déclarations.
  2. Plusieurs personnes trouvent cette amende trop élevée. Nous avons cependant dans la législation actuelle des exemples d’amendes égales à 10 fois, 50 fois et même 100 fois l’impôt non payé, notamment en matière de fraudes sur l’alcool, les allumettes, les timbres de quittance, etc.
  3. Notamment, la loi peut atteindre d’une amende tout fonctionnaire, banquier, intermédiaire, qui a négocié la mutation d’un titre au porteur ou le paiement d’un coupon non frappé de l’estampille prescrite. Cette loi existe déjà en ce qui concerne les notaires et les greffiers, pour le seul fait d’avoir mentionné ces valeurs étrangères dans leurs actes et les jugements.
  4. La loi récente sur les bouilleurs de crû, notamment, a soulevé de tels mécontentements que dans plusieurs départements et tout récemment dans le Jura, (janvier 1905) d’énergiques protestations accompagnés de refus de payer les impôts, ont eu lieu parmi les populations les plus attachées à la forme républicaine et démocratique.